S. f. (Belles Lettres) petit poème dont les plaintes et la douleur sont le principal caractère.

La plaintive élégie en longs habits de deuil,

Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil.

Boil. Art poèt.

Nous disons le principal caractère, car bien que ce poème se fixe ordinairement aux objets lugubres, il ne s'y borne pourtant pas uniquement :

Elle peint des amants la joie et la tristesse,

Flate, menace, irrite, apaise une maîtresse.

Ibidem.

Les Grammairiens sont partagés sur l'étymologie de ce nom : Vossius, après Dydime, le tire du grec , dire hélas. L'élégie fut ainsi nommée, parce qu'elle était remplie de l'exclamation , si familière aux poètes tragiques, et qui échappe si naturellement aux personnes affligées.

Le vrai caractère de l'élégie consiste dans la vivacité des pensées, dans la délicatesse des sentiments, dans la simplicité des expressions.

La diction dans l'élégie doit être nette, aisée et claire, tendre et pathétique ; peindre les mœurs, n'admettre ni pointes ni jeux de mots ; et le sens de chaque pensée (au moins dans l'élégie latine) doit être renfermé dans chaque distique. Voyez mém. de l'acad. des Belles-Lettres, tome VII. (G)

L'élégie dans sa simplicité touchante et noble, réunit tout ce que la Poésie a de charmes, l'imagination et le sentiment ; c'est cependant, depuis la renaissance des Lettres, l'un des genres de poésie qu'on a le plus négligé : on y a de plus attaché l'idée d'une tristesse fade, soit qu'on ne distingue pas assez la tendresse de la fadeur ; soit que les poètes, sur l'exemple desquels cette opinion s'est établie, aient pris eux-mêmes le style doucereux pour le style tendre.

Il n'est donc pas inutîle de développer ici le caractère de l'élégie, d'après les modèles de l'antiquité.

Comme les froids législateurs de la Poésie n'ont pas jugé l'élégie digne de leur sévérité, elle jouit encore de la liberté de son premier âge. Grave ou légère, tendre ou badine, passionnée ou tranquille, riante ou plaintive à son gré, il n'est point de ton, depuis l'héroïque jusqu'au familier, qu'il ne lui soit permis de prendre. Properce y a décrit en passant la formation de l'univers, Tibulle les tourments du tartare ; l'un et l'autre en ont fait des tableaux dignes tour-à-tour de Raphaël, du Correge et de l'Albane : Ovide ne cesse d'y jouer avec les flèches de l'amour.

Cependant pour en déterminer le caractère par quelques traits plus marqués, nous la diviserons en trois genres, le passionné, le tendre, et le gracieux.

Dans tous les trois elle prend également le ton de la douleur et de la joie ; car c'est surtout dans l'élégie que l'Amour est un enfant qui pour rien s'irrite et s'apaise, qui pleure et rit en même temps. Par la même raison, le tendre, le passionné, le gracieux, ne sont pas des genres incompatibles dans l'élégie amoureuse ; mais dans leur mélange il y a des nuances, des passages, des gradations à ménager. Dans la même situation où l'on dit torqueor infelix ! on ne doit pas comparer la rougeur de sa maîtresse convaincue d'infidélité, à la couleur du ciel, au lever de l'aurore, à l'éclat des roses parmi les lis, etc. (Ovid. Amor. lib. II. el. 5.) Au moment où l'on crie à ses amis : Enchainez-moi, je suis un furieux, j'ai battu ma maîtresse, on ne doit penser ni aux fureurs d'Oreste, ni à celles d'Ajax. (Ov. lib. I. el. 7.) Que ces écarts sont bien plus naturels dans Properce ! On m'enlève ce que j'aime, dit-il à son ami, et tu me défends les larmes ! Il n'y a d'injures sensibles qu'en amour.... c'est par-là qu'ont commencé les guerres, c'est par-là qu'a péri Troie.... Mais pourquoi recourir à l'exemple des Grecs ? C'est toi, Romulus, qui nous as donné celui du crime ; en enlevant les Sabines, tu appris à tes neveux à nous enlever nos amantes, etc. (Lib. II. el. 7.)

En général, le sentiment domine dans le genre passionné, c'est le caractère de Properce ; l'imagination domine dans le gracieux, c'est le caractère d'Ovide. Dans le premier l'imagination modeste et soumise ne se joint au sentiment que pour l'embellir, et se cache en l'embellissant, subsequiturque. Dans le second le sentiment humble et docîle ne se joint à l'imagination que pour l'animer, et se laisse couvrir des fleurs qu'elle répand à pleines mains. Un coloris trop brillant refroidirait l'un, comme un pathétique trop fort obscurcirait l'autre. La passion rejette la parure des grâces, les grâces sont effrayées de l'air sombre de la passion ; mais une émotion douce ne les rend que plus touchantes et plus vives : c'est ainsi qu'elles règnent dans l'élégie tendre, et c'est le genre de Tibulle.

C'est pour avoir donné à un sentiment faible le ton du sentiment passionné, que l'élégie est devenue fade. Rien n'est plus insipide qu'un désespoir de sang froid. On a cru que le pathétique était dans les mots ; il est dans les tours et dans les mouvements du style. Ce regret de Properce après s'être éloigné de Cinthie,

Nonne fuit melius dominae pervincère mores ?

ce regret, dis-je, serait froid. Mais combien la réflexion l'anime !

Quamvis dura, tamen rara puella fuit.

C'est une étude bien intéressante que celle des mouvements de l'âme dans les élégies de ce poète, et de Tibulle son rival ! Je veux, dit Ovide, que quelque jeune homme blessé des mêmes traits que moi, reconnaisse dans mes vers tous les signes de sa flamme, et qu'il s'écrie après un long étonnement : qui peut avoir appris à ce poète à si bien peindre mes malheurs ? C'est la règle générale de la poésie pathétique. Ovide la donne ; Tibulle et Properce la suivent, et la suivent bien mieux que lui.

Quelques poètes modernes se sont persuadés que l'élégie plaintive n'avait pas besoin d'ornements : non sans-doute, lorsqu'elle est passionnée. Une amante éperdue n'a pas besoin d'être parée pour attendrir en sa faveur ; son désordre, son égarement, la pâleur de son visage, les ruisseaux de larmes qui coulent de ses yeux, sont les armes de sa douleur, et c'est avec ces traits que la pitié nous pénétre. Il en est ainsi de l'élégie passionnée.

Mais une amante qui n'est qu'affligée, doit réunir pour nous émouvoir les charmes de la beauté, la parure, ou plutôt le négligé des grâces. Telle doit être l'élégie tendre, semblable à Corine au moment de son réveil.

Saepe etiam nondùm digestis mane capillis,

Purpureo jacuit semi supina thoro ;

Tumque fuit neglecta decents.

Un sentiment tranquille et doux, tel qu'il règne dans l'élégie tendre, a besoin d'être nourri sans-cesse par une imagination vive et féconde. Qu'on se figure une personne triste et rêveuse qui se promene dans une campagne, où tout ce qu'elle voit lui retrace l'objet qui l'occupe sous mille faces nouvelles : telle est dans l'élégie tendre la situation de l'âme à l'égard de l'imagination. Quels tableaux ne se fait-on pas dans ces douces rêveries ? Tantôt on croit voyager sur un vaisseau avec ce qu'on aime, on est expose à la même tempête ; on dort sur le même rocher, et à l'ombre du même arbre ; on se desaltère à la même source ; soit à la poupe, soit à la proue du navire, une planche suffit pour deux ; on souffre tout avec plaisir ; qu'importe que le vent du midi, ou celui du nord, enfle la voile, pourvu qu'on ait les yeux attachés sur son amante ? Jupiter embraserait le vaisseau, on ne tremblerait que pour elle. Prop. l. II. él. 28. Tantôt on se peint soi-même expirant ; on tient d'une défaillante main la main d'une amante éplorée ; elle se précipite sur le lit où l'on expire ; elle suit son amant jusque sur le bucher ; elle couvre son corps de baisers mêlés de larmes ; on voit les jeunes garçons et les jeunes filles revenir de ce spectacle les yeux baissés et mouillés de pleurs ; on voit son amante s'arrachant les cheveux, et se déchirant les joues ; on la conjure d'épargner les manes de son amant, de modérer son désespoir. Tib. l. I. él. 1. C'est ainsi que dans l'élégie tendre, le sentiment doit être sans-cesse animé par les tableaux que l'imagination lui présente. Il n'en est pas de même de l'élégie passionnée, l'objet présent y remplit toute l'âme ; la passion ne rêve point.

On peut entrevoir quel est le ton du sentiment dans Tibulle et dans Properce, par les extraits que nous en avons donnés, n'ayant pas osé les traduire. Mais ce n'est qu'en les lisant dans l'original, qu'on peut sentir le charme de leur style : tous deux faciles avec précision, véhéments avec douceur, pleins de naturel, de délicatesse, et de grâces. Quintilien regarde Tibulle comme le plus élégant et le plus poli des poètes élégiaques latins ; cependant il avoue que Properce a des partisans qui le préfèrent à Tibulle, et nous ne dissimulerons pas que nous sommes de ce nombre. A l'égard du reproche qu'il fait à Ovide d'être ce qu'il appelle lascivior ; soit que ce mot-là signifie moins châtié, ou plus diffus, ou trop livré à son imagination, trop amoureux de son bel esprit, nimiùm amator ingenii sui, ou d'une mollesse trop négligée dans son style (car on ne saurait l'entendre comme le lasciva puella de Virgile, d'une volupté folâtre) ; ce reproche dans tous ces sens est également fondé. Aussi Ovide n'a-t-il excellé que dans l'élégie gracieuse, où les négligences sont plus excusables.

Aux traits dont Ovide s'est peint à lui-même l'élégie amoureuse, on peut juger du style et du ton qu'il lui a donnés.

Venit odoratos elegia nexa capillos

....

Forma decents, vestis tennissima, cultus amantis.

.... limis subrisit ocellis.

Fallor ? an in dextrâ myrthea virga fuit ?

Il y prend quelquefois le ton plaintif ; mais ce ton-là même est un badinage.

Croyez qu'il est des dieux sensibles à l'injure,

Après mille serments Corine se parjure.

En a-t-elle perdu quelqu'un de ses attraits,

Ses yeux sont-ils moins beaux, son teint est-il moins frais ?

Ah ! ce Dieu, s'il en est, sans-doute aime les belles ;

Et ce qu'il nous défend, n'est permis que pour elles.

L'amour avec ce front riant et cet air leger, peut être aussi ingénieux, aussi brillant que l'on veut. La parure sied bien à la coquetterie ; c'est elle qui peut avoir les cheveux entrelacés de roses. C'est sur le ton galant qu'un amant peut dire :

Cherche un amant plus doux, plus patient que moi ;

Du tribut de mes vœux ma poupe couronnée

Brave au port les fureurs de l'onde mutinée.

C'est-là que serait placée cette métaphore si peu naturelle, dans une élégie sérieuse :

Nec procul à metis quas pene tenere videbar,

Curriculo gravis est facta ruina meo.

Trist. l. IV. él. 8.

Tibulle et Properce rivaux d'Ovide dans l'élégie gracieuse, l'ont ornée comme lui de tous les trésors de l'imagination. Dans Tibulle, le portrait d'Apollon qu'il voit en songe ; dans Properce, la peinture des champs élisées ; dans Ovide, le triomphe de l'amour, le chef-d'œuvre de ses élégies, sont des tableaux ravissants : et c'est ainsi que l'élégie doit être parée de la main des grâces, toutes les fois qu'elle n'est pas animée par la passion, ou attendrie par le sentiment. C'est à quoi les modernes n'ont pas assez réfléchi : chez eux, le plus souvent, l'élégie est froide et négligée, et par conséquent plate et ennuyeuse : car il n'y a que deux moyens de plaire ; amuser, ou émouvoir.

Nous n'avons encore parlé ni des héroïdes d'Ovide, qu'on doit mettre au rang des élégies passionnées, ni de ses tristes dont son exil est le sujet, et que l'on doit compter parmi les élégies tendres.

Sans ce libertinage d'esprit, cette abondance d'imagination qui refroidit presque par-tout le sentiment dans Ovide, ses héroïdes seraient à côté des plus belles élégies de Properce et de Tibulle. On est d'abord surpris d'y trouver plus de pathétique et d'intérêt, que dans les tristes. En effet il semble qu'un poète doit être plus ému et plus capable d'émouvoir en déplorant ses malheurs, qu'en peignant les malheurs d'un personnage imaginaire. Cependant Ovide est plein de chaleur, lorsqu'il soupire au nom de Penelope après le retour d'Ulysse ; il est glacé, lorsqu'il se plaint lui-même des rigueurs de son exil à ses amis et à sa femme. La première raison qui se présente de la faiblesse de ses derniers vers, est celle qu'il en donne lui-même.

Da mihi Maeoniden, et tot circumspice casus ;

Ingenium tantis excidet omne malis.

" Qu'on me donne un Homère en bute au même sort,

Son génie accablé cédera sous l'effort. "

Mais le malheur qui émousse l'esprit, qui affaisse l'imagination, et qui énerve les idées, semble devoir attendrir l'âme et remuer le sentiment : or c'est le sentiment qui est la partie faible de ces élégies, tandis qu'il est la partie dominante des héroïdes. Pourquoi ? parce que la chaleur de son génie était dans son imagination, et qu'il s'est peint les malheurs des autres bien plus vivement qu'il n'a ressenti les siens. Une preuve qu'il les ressentait faiblement, c'est qu'il les a mis en vers :

Ses faibles déplaisirs s'amusent à parler,

Et quiconque se plaint, cherche à se consoler.

A plus forte raison, quiconque se plaint en cadence. Cependant il semble ridicule de prétendre qu'Ovide exilé de Rome dans les déserts de la Scythie, ne fût point pénétré de son malheur. Qu'on lise pour s'en convaincre cette élégie où il se compare à Ulysse ; que d'esprit, et combien peu d'ame ! Osons le dire à l'avantage des Lettres : le plaisir de chanter ses malheurs, en était le charme : il les oubliait en les racontant : il en eut été accablé, s'il ne les eut pas écrits ; et si l'on demande pourquoi il les a peints froidement, c'est parce qu'il se plaisait à les peindre.

Mais lorsqu'il veut exprimer la douleur d'un autre, ce n'est plus dans son âme, c'est dans son imagination qu'il en puise les couleurs : il ne prend plus son modèle en lui-même, mais dans les possibles : ce n'est pas sa manière d'être, mais sa manière de concevoir qui se reproduit dans ses vers ; et la contention du travail qui le dérobait à lui-même, ne fait que lui représenter plus vivement un personnage supposé. Ainsi Ovide est plus Briseis ou Phèdre dans les héroïdes, qu'il n'est Ovide dans les tristes.

Toutefais autant l'imagination dissipe et affoiblit dans le poète le sentiment de sa situation présente, autant elle approfondit les traces de sa situation passée. La mémoire est la nourrice du génie. Pour peindre le malheur il n'est pas besoin d'être malheureux, mais il est bon de l'avoir été.

Une comparaison Ve rendre sensible la raison que nous avons donnée de la froideur d'Ovide dans les tristes.

Un peintre affligé se voit dans un miroir ; il lui vient dans l'idée de se peindre dans cette situation touchante : doit-il continuer à se regarder dans la glace, ou se peindre de mémoire après s'être Ve la première fois ? S'il continue de se voir dans la glace, l'attention à bien saisir le caractère de sa douleur, et le désir de le bien rendre, commencent à en affoiblir l'expression dans le modèle. Ce n'est rien encore. Il donne les premiers traits ; il voit qu'il prend la ressemblance, il s'en applaudit ; le plaisir du succès se glisse dans son âme, se mêle à sa douleur, en adoucit l'amertume ; les mêmes changements s'opèrent sur son visage, et le miroir les lui répète : mais le progrès en est insensible, il copie sans s'apercevoir qu'à chaque instant ce ne sont plus les mêmes traits. Enfin de nuance en nuance, il se trouve avoir fait le portrait d'un homme content, au lieu du portrait d'un homme affligé. Il veut revenir à sa première idée ; il corrige, il retouche, il recherche dans la glace l'expression de la douleur : mais la glace ne lui rend plus qu'une douleur étudiée, qu'il peint froide comme il la voit. N'eut-il pas mieux réussi à la rendre, s'il l'eut copiée d'après un autre, ou si l'imagination et la mémoire lui en avaient rappelé les traits ? C'est ainsi qu'Ovide a manqué la nature, en voulant l'imiter d'après lui-même.

Mais, dira-t-on, Properce et Tibulle ont si bien exprimé leur situation présente, même dans la douleur ? Oui sans-doute, et c'est le propre du sentiment qui les inspirait, de redoubler par l'attention qu'on donne à le peindre. L'imagination est le siège de l'amour : c'est-là que ses feux s'allument, s'entretiennent, et s'irritent ; et c'est-là que les poètes élégiaques en ont puisé les couleurs. Il n'est donc pas étonnant qu'ils soient plus tendres, à proportion qu'ils s'échauffent davantage l'imagination sur l'objet de leur tendresse, et plus sensibles à son infidélité ou à sa perte, à mesure qu'ils s'en exagèrent le prix. Si Ovide avait été amoureux de sa femme, la sixième élégie du premier livre des tristes ne serait pas composée de froids éloges et de vaines comparaisons. La fiction tient lieu aux amants de la réalité, et les plus passionnés n'adorent souvent que leur propre ouvrage, comme le sculpteur de la fable. Il n'en est pas ainsi d'un malheur réel, comme l'exil et l'infortune ; le sentiment en est fixe dans l'âme : c'est une douleur que chaque instant, que chaque objet reproduit, et dont l'imagination n'est ni le siège ni la source. Il faut donc, si l'on parle de soi-même, parler d'amour dans l'élégie pathétique. On peut bien y faire gémir une mère, une sœur, un ami tendre ; mais si l'on est cet ami, cette mère, ou cette sœur, on ne fera point d'élégie, ou l'on s'y peindra faiblement.

Nous ne nous arrêterons point aux élégies modernes. Les meilleures sont connues sous d'autres titres, comme les idylles de madame Deshoulières aux moutons, aux fleurs, etc. modèle d'élégie dans le genre gracieux ; les vers de M. de Voltaire sur la mort de mademoiselle Lecouvreur : modèle plus parfait encore de l'élégie passionnée, et auquel Tibulle et Properce lui-même n'ont peut-être rien à opposer, etc.

La Fontaine qui se croyait amoureux, a voulu faire des élégies tendres : elles sont au-dessous de lui. Mais celle qu'il a faite sur la disgrace de son protecteur, adressée aux nymphes de Vaux, est un chef-d'œuvre de poésie, de sentiment, et d'éloquence. M. Fouquet du fond de sa prison inspirait à la Fontaine des vers sublimes, tandis qu'il n'inspirait pas même la pitié à ses amis ; leçon bien frappante pour les grands, et bien glorieuse pour les lettres.

Du reste, les plus beaux traits de cette élégie de la Fontaine sont aussi bien exprimés dans la première du troisième livre des tristes, et n'y sont pas aussi touchans. Pourquoi ? parce qu'Ovide parle pour lui, et la Fontaine pour un autre. C'est encore un des privilèges de l'amour, de pouvoir être humble et suppliant sans bassesse : mais ce n'est qu'à lui qu'il appartient de flatter la main qui le frappe. On peut être enfant aux genoux de Corine ; mais il faut être homme devant l'empereur. Article de M. MARMONTEL.

Réflexions sur la Poésie élégiaque.

A ce discours intéressant sur l'élégie, joignons-y plusieurs autres réflexions pour satisfaire complete ment la curiosité du lecteur.

Le mot élégie veut dire une plainte. L'élégie a commencé vraisemblablement par les plaintes ou lamentations, usitées aux funérailles dans tous les temps et chez tous les peuples de la terre ; et c'est à son origine que se rapportent les deux vers de Despréaux, cités à la tête de cet article.

Ces plaintes ou lamentations auxquelles on ajustait la flute, s'appelaient, ainsi que l'élégie, des airs tristes et lugubres. Il est naturel de présumer que ces plaintes furent d'abord sans ordre, sans liaison, sans étude : simples expressions de la douleur, qui ne laissaient pas de consoler les vivants en même temps qu'elles honoraient les morts. Comme elles étaient tendres et pathétiques, elles remuaient l'âme ; et par les mouvements qu'elles lui imprimaient, elles la tenaient tellement occupée, qu'il ne lui restait plus d'attention pour l'objet même, dont la perte l'affligeait. De-là vient que l'on fit un art de ces plaintes, et qu'elles furent bien-tôt aussi liées et aussi suivies que le permettait l'occasion qui les faisait naître, ou plutôt le sujet à l'occasion duquel elles étaient composées.

Mais qui est-ce qui a donné à ces plaintes l'art et la forme qu'elles ont dans Mimnerme, et dans ceux qui l'ont suivi ? C'est ce qu'on ignore et qu'on ignorait même du temps d'Horace, et ce qui nous intéresse encore moins aujourd'hui. Il nous suffit de savoir que les Grecs dont les Latins ont suivi l'exemple, se déterminèrent à composer leurs poésies plaintives, leurs élégies, en vers pentamètres et hexamètres entrelacés : de-là cette sorte de vers a pris le nom d'élégiaques.

Ensuite les poètes qui avaient employé cette mesure pour soupirer leurs peines, l'employèrent pour chanter leurs plaisirs : de-là par la bizarrerie de l'usage, il est arrivé que toute œuvre poétique écrite en vers pentamètres et hexamètres, quel qu'en fût le sujet, gai ou triste, s'est nommé élégie ; ce mot ayant changé sa première acception, et ne signifiant plus qu'une pièce écrite en vers pentamètres et hexamètres.

Il ne faut donc pas confondre élégie avec le vers élégiaque, ni par conséquent les poètes élégiaques avec les poètes élégiographes : qu'on me permette cette expression nouvelle, mais nécessaire.

On employa d'abord les vers élégiaques dans les occasions lugubres ; ensuite Callinus et Mimnerme écrivirent l'histoire de leur temps en ces mêmes vers. Les sages s'en servirent pour publier leurs lois ; Tirtée, pour chanter la valeur guerrière ; Butas, pour expliquer les cérémonies de la religion ; Callimaque, pour célébrer les louanges des dieux ; Eratosthène, pour traiter des questions de mathématique. Mais tout poème qui, employant le vers élégiaque, ne déplore point quelque malheur, ou ne peint ni la tristesse, ni la joie des amants, n'est point une élégie, dans le sens qu'on a généralement adopté pour ce mot : par conséquent les vers élégiaques des fastes d'Ovide et de ses amours ne sont point une élégie.

Cependant, il est certain qu'en grec et en latin le mélange des vers hexamètres et des vers pentamètres est tellement affecté à l'élégie, et lui est tellement propre, que les grammairiens n'approuveraient pas qu'on appelât élégie, la plainte de Bion sur Adonis mort, ni celle que nous avons de Moschus sur la mort de Bion, par la seule raison que l'une et l'autre sont conçues en vers hexamètres.

Le temps nous a ravi toutes les élégies des Grecs proprement dites ; il ne nous reste du moins en entier, que celle qu'Euripide a inserée dans son Andromaque (Acte I. scène iij.), comme nos poètes ont inseré quelquefois des stances dans leurs tragédies. Ce morceau est une véritable élégie à tous égards, en tous sens, et l'on n'en connait point de plus belle.

Andromaque dans le temple de Thétis, baignant de ses larmes la statue de la déesse qu'elle tient embrassée, fait en vers élégiaques et en dialecte dorique, une plainte très touchante sur l'arrivée d'Helene à Troie, sur le sac de Troie, sur la mort d'Hector, sur son propre esclavage et sur la dureté d'Hermione. La pièce qui ne contient que 14 vers, comprend tout ce qu'une profonde et vive douleur peut rassembler de plus affligeant dans l'esprit d'une princesse malheureuse ; car la grande affliction nous rappelle sous un seul point de vue, tous nos différents déplaisirs.

" Oui, (dit cette malheureuse princesse, en baignant de ses larmes la statue de Thétis, qu'elle tient embrassée) " oui, c'est une furie et non une épouse que Paris emmena dans Ilion en y amenant Helene ; c'est pour elle que la Grèce arma mille vaisseaux ; c'est elle qui a perdu mon malheureux et cher époux, dont un ennemi barbare a trainé le corps pâle et défiguré autour de nos murailles. Et moi arrachée de mon palais, et conduite au rivage avec les tristes marques de la servitude ; combien ai-je versé de larmes, en abandonnant une ville encore fumante, et mon époux indignement laissé sur la poussière ? Malheureuse, hélas, que je suis ! d'être obligée de survivre à tant de maux, et d'y survivre pour être l'esclave d'Hermione, de la cruelle Hermione qui me réduit à me consumer en pleurs, aux pieds de la déesse que j'implore et que je tiens embrassée. "

Euripide aurait pu exprimer les mêmes choses en vers ïambes comme il le fait par-tout ailleurs ; il aurait pu employer le vers hexamètre ; mais il a préferé l'élégiaque, parce que l'élégiaque était le plus propre pour rendre les sentiments douloureux.

Si nous n'y sentons pas aujourd'hui cette propriété, cela vient sans-doute, de ce que la langue grecque n'est plus vivante, et de ce que nous ne savons pas la manière dont les Grecs prononçaient leurs vers ; cependant pour peu qu'on fasse de réflexion sur la forme de l'élégie grecque, on reconnaitra aisément combien le mélange des vers, la variété des pieds, la période commençant et finissant au gré du poète, et à quelque mesure que ce sait, donnent de facilité à varier les vers, suivant les variations qui arrivent dans les grandes passions et spécialement dans les sentiments douloureux, et dans les accens plaintifs qui en sont l'expression.

Je dis l'élégie grecque, à la différence de l'élégie latine, car les Latins en prenant des Grecs les différentes formes de vers, les ont réduites à une sorte de correction qui approche presque de la stérilité et de la monotonie.

On ne peut s'empêcher en faisant ces réflexions sur le mérite des élégies grecques, de ne pas regretter particulièrement celles de Sapho, de Platon, de Mimnerme, de Simonide, de Philetas, de Callimaque, d'Hermésianax et de quelques autres dont les outrages du temps nous ont privés.

Il ne nous reste que deux seules pièces de toutes les poésies de Sapho, cette fille que la beauté de son génie fit surnommer la dixième muse ; mais il est aisé de se persuader, et par l'hymne qu'elle adresse à Vénus, et par cette ode admirable où elle exprime d'une manière si vive les fureurs de l'amour, combien ses élégies devaient être tendres, pathétiques et passionnées.

Je pense aussi que celles de Platon, si bien nommé l'Homère des philosophes, sont dignes de nos regrets ; j'en juge par le gout, les grâces, les beautés, le style enchanteur de ses autres ouvrages, et mieux encore par les vers passionnés qu'il fit pour Agathon, et que M. de Fontenelle a traduits dans ses dialogues.

Lorsqu'Agathis par un baiser de flâme

Consent à me payer des maux que j'ai sentis ;

Sur mes lèvres soudain je vois voler mon âme

Qui veut passer sur celles d'Agathis.

Mimnerme, dont Smyrne et Colophon se disputèrent la naissance, déploya ses talents supérieurs dans ce genre de poésie. étant vieux et déjà sur le retour, il devint éperdument amoureux d'une joueuse de flute appelée Nanno, et en éprouva les rigueurs. Ce fut pour fléchir cette maîtresse inhumaine, qu'il composa des élégies si tendres et si belles, qu'au rapport d'Athénée tout le monde se faisait un plaisir de les chanter. Sa poésie a tant de douceur et d'harmonie, dans les fragments qui nous restent de lui, qu'il n'est pas surprenant qu'on lui ait donné le surnom de Ligystade, et qu'Agathocle en fit ses délices. Sa réputation se répandit dans tout l'univers ; et ce qui couronne son éloge, est qu'Horace le préfère à Callimaque.

Simonide à qui l'île de Céos donna la naissance, dans la 75 olympiade, n'eut guère moins de succès que Mimnerme dans le genre élégiaque. Le caractère de sa muse était si plaintif, que les larmes de Simonide passèrent en proverbe.

Philétas et Callimaque, car je ne les séparerai point, vécurent tous deux à la cour de Ptolemée Philadelphe, dont Philétas fut précepteur, et Callimaque bibliothécaire. Les anciens qui font mention de ces deux poètes, les joignent presque toujours ensemble. Properce invoque à-la-fais leurs manes, et quand il a commencé par les louanges de l'un, il finit ordinairement par les louanges de l'autre. Quintilien même en parlant de l'élégie, ne les a pas séparés. Philétas publia plusieurs élégies qui lui acquirent une grande réputation, et dont l'aimable Battis ou Bittis fut l'objet. Elles lui méritèrent une statue de bronze, où il était représenté chantant sous un plane, cette Bittis qu'il avait tendrement aimée.

Pour Callimaque, on le regardait au témoignage de Quintilien, comme le maître de l'élégie. Catulle se fit un honneur de traduire son poème sur la chevelure de Bérénice, et de transporter quelquefois dans ses propres écrits, les pensées et les expressions du poète grec ; et Properce malgré ses talents, n'ambitionnait que le titre de Callimaque romain.

Hermésianax contemporain d'Epicure, est le dernier poète grec dont le temps nous a ravi les élégies. Il parut dans la foule des amants de la fameuse Léontium, et c'est à cette célèbre courtisanne qu'il les avait adressées.

La poésie fut ignorée, ou peut-être méprisée des Romains jusqu'au temps que la Sicîle passa sous leur domination. Alors Livius Andronicus, grec d'origine, sut leur inspirer avec l'amour du théâtre, quelque goût pour un art si noble ; mais ce goût ne commença de se perfectionner qu'après que la Grèce assujettie leur eut donné des modèles. Bientôt ils tentèrent les mêmes routes ; et leur émulation étant de plus en plus excitée, ils réussirent enfin à le disputer presque en tous les genres, à ceux-mêmes qu'ils imitaient.

Parmi les hommes de goût qui contribuèrent davantage aux progrès de leur poésie, on vit paraitre successivement Tibulle, Properce et Ovide (car je laisse Gallus, Valgius, Passienus, dont le temps nous a envié les écrits) ; et ces trois poètes, malgré la différence de leur caractère, ont fait admirer leur talent pour le genre élégiaque : mais Tibulle et Properce ont singulièrement réuni tous les suffrages ; on ne se lasse point de les louer.

Tibulle a conçu et parfaitement exprimé le caractère de l'élégie : ce désordre ingénieux qui est si conforme à la nature, il a su le jeter dans ses élégies ; on dirait qu'elles sont uniquement le fruit du sentiment. Rien de médité, rien de concerté, nul art, nulle étude en apparence. La nature seule de la passion est ce qu'il s'est proposé d'imiter, et qu'il a imité en en peignant les mouvements et les effets, par les images les plus vives et les plus naturelles. Il désire, il craint ; il blâme, il approuve ; il loue, il condamne ; il déteste, il aime ; il s'irrite, il s'apaise ; il passe en un moment des prières aux menaces, des menaces aux supplications. Rien dans ses élégies qui puisse faire voir de la fiction, ni ces termes ambitieux qui forment une espèce de contraste et supposent nécessairement de l'affectation, ni ces allusions savantes qui décréditent le poète, parce qu'elles font disparaitre la nature et qu'elles détruisent la vraisemblance. Dans Tibulle tout respire la vérité.

Il est tendre, naturel, délicat, passionné, noble sans faste ; simple sans bassesse ; élégant sans artifice. Il sent tout ce qu'il dit, et le dit toujours de la manière dont il faut le dire, pour persuader qu'il le sent. Sait qu'il se représente dans un désert inhabité, mais que la présence de Sulpitie lui fait trouver aimable ; soit qu'il se peigne accablé d'ennui, et reglant, comme s'il devait expirer de sa douleur, l'ordre et la pompe de ses funérailles, il touche, il saisit, il pénétre ; et quelque chose qu'il représente, il transporte son lecteur dans toutes les situations qu'il décrit.

Properce, exact, ingénieux, instruit, peut se parer avec raison du titre de Callimaque romain ; il le mérite par le tour de ses expressions, qu'il emprunte communément des Grecs, et par leur cadence qu'il s'est proposé d'imiter. Ses élégies sont l'ouvrage des grâces mêmes ; et n'en pas sentir les beautés, c'est se déclarer ennemi des muses. Rien n'est au-dessus de son art, de son travail, de son savoir dans la fable ; peut-être quelquefois pourrait-on lui en faire un reproche ; mais ses images plaisent presque toujours. Cynthie est-elle légèrement assoupie ? telle fut ou la fille de Minos, lors qu'abandonnée par un amant perfide, elle s'endormit sur le rivage ; ou la fille de Céphée, quand délivrée d'un monstre affreux, elle fut contrainte de céder au sommeil qui vint la surprendre. Cynthie verse-t-elle des larmes ? jamais cette femme superbe qui fut transformée en rocher, Niobé, n'en répandit autant. Peint-il la simplicité des premiers âges ? ce sont des fleurs, des fruits, des raisins avec leurs pampres qu'il offre à sa maîtresse. Enfin tout ce qu'il exprime est conforme à la vérité, et l'harmonie de la versification y répand mille charmes.

Ovide est léger, agréable, abondant, plein d'esprit ; il surprend, il étonne par son incomparable facilité. Il répand les fleurs à pleines mains ; mais il ne sait peindre que les grotesques ; il préfère les agréments, les traits, les saillies, au langage de la nature ; il néglige le sentiment pour faire briller une pensée ; il se montre toujours plus spirituel que plein d'une véritable passion ; il s'égaye même lorsqu'il croit ne tracer que la peinture des sujets les plus sérieux. Envain il se représente exposé à périr par la tempête, dans le vaisseau qui le porte au lieu destiné pour son exil ; il compte les flots qui se succedent impétueusement les uns aux autres, et il a le sens froid de nommer le dixième pour le plus grand.

Qui venit hic fluctus supereminet omnes

Posterior nono est, undecimoque prior.

Avec ce style poétique, il ne m'intéresse point en sa faveur ; je ne partage point ses dangers, parce que j'en aperçais toute la fiction. Quand il tenait ce discours, il était déjà parmi les Sarmates, ou du moins dans le port. En un mot, Ovide est plus fardé, moins naturel que Tibulle et que Properce ; et quoique leur rival, il était déjà beaucoup moins gouté, moins admiré au temps de Quintilien.

Mais pour ce qui concerne la prééminence de mérite entre Tibulle et Properce, je n'ai garde de la décider ; c'est peut-être une affaire de tempérament. Ainsi sans rappeler au lecteur pour y parvenir, les grandes règles de la poésie, ces règles primitives qui s'étendent à tous les genres, et dont l'observation est toujours indispensable, parce qu'elles ont leur fondement dans la nature ; sans alléguer une autorité respectable que les partisans de Tibulle nomment en leur faveur ; sans croire même qu'on puisse bien juger aujourd'hui de Tibulle et de Properce, en se donnant la peine de les comparer sur les mêmes sujets qu'ils ont traités l'un et l'autre ; j'entends les vices, le luxe, l'avarice de leur siècle, et les plaintes qu'ils font de leurs maîtresses, (Tibulle, liv. II. élég. IVe Properce, lib. III. élég. XIIe &c.) je dis seulement que les gens de lettres resteront toujours partagés dans leurs opinions, sur la préférence des deux poètes, et qu'on ne résoudra jamais ce problème de goût et de sentiment. C'est pourquoi, loin de m'y arrêter davantage, je passe à la discussion un peu détaillée du caractère de l'élégie, et je vais tâcher néanmoins de n'ennuyer personne.

Il n'est point de genre de poésie qui n'ait son caractère particulier ; et cette diversité, que les anciens observèrent si religieusement, est fondée sur la nature même des sujets imités par les poètes. Plus leurs imitations sont vraies, mieux ils ont rendu les caractères qu'ils avaient à exprimer. Chaque genre d'ouvrage a ses lois ; et ses lois lui sont tellement propres, qu'elles ne peuvent être appliquées à un autre genre. Ainsi l'églogue ne quitte pas ses chalumeaux pour entonner la trompette, et l'élégie n'emprunte point les sublimes accords de la lyre.

Ne croyons donc pas que pour faire des élégies, il suffise d'être passionné, et que l'amour seul en inspire de plus belles que l'étude jointe au talent sans l'amour. La passion toute seule ne produira jamais rien qui soit achevé : elle doit sans-doute fournir les sentiments ; mais c'est à l'art de les mettre en œuvre, et d'y ajouter les grâces de l'expression. Le caractère de l'élégie n'admet point, à la vérité, la méthode géométrique, et la scrupuleuse exactitude représente mal les passions que peint l'élégie ; mais l'art lui devient nécessaire pour exprimer le désordre des passions, conformément à la nature, que les grands maîtres ont si bien connue.

C'est par-là que Tibulle est admirable : s'il se plaint (liv. I. élég. 3.) d'une maladie qui le retient dans une terre étrangère, et l'empêche de suivre Messala ; " il regrette bien-tôt le siècle d'or, cet heureux siècle où les maux, qui depuis affligèrent les hommes, étaient absolument ignorés ". Puis revenant à sa maladie, " il en demande à Jupiter la guérison ". Il décrit ensuite les champs élisées, où Venus elle-même doit le conduire, si la parque tranche le fil de ses jours " : enfin sentant renaître l'espérance dans son cœur, " il se flatte que les dieux, toujours propices aux amants, lui accorderont de revoir Délie, que son absence rend inconsolable ". Il semble que l'on penserait, que l'on parlerait de cette manière, si l'on était dans la situation que le poète représente.

Rien n'est plus opposé au caractère de l'élégie que l'affectation, parce qu'elle s'accorde mal avec la douleur, avec la joie, avec la tendresse, avec les grâces ; elle n'est propre qu'à tout gâter. L'élégie ne s'accommode point des pensées recherchées, ni dans le genre tendre et passionné de celles qui seraient seulement ingénieuses et brillantes ; elles pourraient faire honneur au poète dans d'autres occasions, mais l'esprit n'est point à sa place où il ne faut que du sentiment. De plus, les pensées sont souvent fausses ; et bien qu'il soit toujours indispensable de penser juste, le vrai du sentiment doit principalement régner dans l'élégie.

Les pensées sublimes, et les images pompeuses, n'appartiennent pas non plus au caractère de l'élégie ; elles sont réservées à l'ode ou à l'épopée. Ce n'est pas sur le ton pompeux que Marcellus, oui Marcellus lui-même, fils d'Auguste par adoption, l'héritier de l'empire et les délices des Romains, est pleuré dans une des élégies de Properce, quoiqu'il paraisse que les images pompeuses convenaient bien au héros dont il s'agissait, ou du moins auraient été très-excusables dans cette occasion : cependant Properce n'a pas osé se les permettre ; il se contente de dire tout simplement : " Une mort prématurée nous a ravi Marcellus ; il ne lui a de rien servi d'avoir Octavie pour mère, et de réunir dans sa personne tant de vertus héroïques. Rien ne garantit de la commune loi, ni la force, ni la beauté, ni les richesses, ni les triomphes. De quelque rang que vous soyez, il faudra qu'un jour vous apaisiez le cerbere, et que vous passiez la barque de l'inexorable vieillard ". Liv. III. élég. 15.

Aussi quand ce même poète invoquait les manes de Philétas et de Callimaque, il ne leur demandait pas où les Muses leur avaient inspiré des vers pompeux, mais en quel antre ils avaient trouvé l'un et l'autre la simplicité propre à l'élégie.

Les images funèbres conviennent parfaitement au caractère de l'élégie triste ; de-là vient dans les anciens ce tour ingénieux, de ramener souvent l'idée de leur propre mort, et d'ordonner quelquefois la pompe de leurs funérailles ; ou bien encore de finir leurs élégies par des inscriptions sur les tombeaux. Tibulle a-t-il déclaré qu'il ne peut survivre à la perte de Néaera, qui lui avait été promise, et qu'un rival lui avait enlevée, il règle à l'instant l'ordre de ses funérailles : " Il veut, quand il ne sera plus qu'une ombre légère, que cette même Néaera, les cheveux épars, pleure devant son bucher ; mais il veut qu'elle soit accompagnée de sa mère, et que toutes deux également affligées et vêtues de robes noires, elles recueillent ses cendres ; qu'elles les arrosent de vin et de lait ; qu'elles les renferment dans un tombeau de marbre, avec les plus riches parfums ; et que pénétrées de douleur, elles versent des larmes sur ce tombeau. Il veut enfin que l'inscription fasse connaître que c'est la perte de Néaera qui a causé sa mort ". Liv. III. élég. 2.

Il est ordinaire de voir la grande douleur s'occuper de raisonnements faux, alors le délire de cette passion est du caractère essentiel de l'élégie. " Plut à Dieu (dit Tibulle) qu'on fût demeuré dans les mœurs qui regnaient au temps de Saturne, lorsqu'on ne connaissait point encore l'art de voyager, et que la terre n'était point partagée en grands chemins " ! Comme si de-là eut dépendu le départ de sa maîtresse, qui avait entrepris un grand voyage.

La douleur produit aussi des désirs et des espérances, qui sont un adoucissement à nos peines, et qui nous retracent une situation plus heureuse. De-là viennent les digressions du même Tibulle sur des plans de vie imaginaires, si jamais son état venait à changer. Par ces idées frivoles, entretenant une passion qui le remplit tour-à-tour d'espérances et de craintes, il nourrit la flamme qui le dévore, et qui ne le laisse jamais sans inquiétude.

Voilà ce que l'on peut observer sur les élégies tristes et passionnées.

Par rapport aux élégies gracieuses, M. Marmontel a remarqué qu'elles doivent être ornées de tous les trésors de l'imagination, et je n'ai rien de plus à en dire.

Quant aux élégies qui doivent représenter l'état d'un cœur au comble de ses vœux ; et ne connaissant rien d'égal au bonheur dont il jouit, le ton peut être hardi, et les pensées exagérées. L'extrême joie n'est pas moins hyperbolique que l'extrême douleur, et souvent il arrive que les figures les plus audacieuses sont l'expression naturelle de ces transports. C'est encore alors que les images riantes répandent dans ce genre d'élégie des grâces particulières.

Pour ce qui regarde les louanges que les poètes donnent à leurs maîtresses dans les élégies amoureuses, ou les éloges qu'ils font de leur beauté ; comme c'est le cœur qui dicte ces sortes de louanges, elles doivent en suivre le langage, et par conséquent être amenées simplement et naturellement. Voyez avec quelle naïveté, avec quel gout, avec quel coloris, Tibulle nous peint Sulpicie : " Les Graces (dit-il) président à toutes ses actions, et sont toujours attachées à ses pas sans qu'elle daigne s'en apercevoir. Elle plait si elle arrange ses cheveux avec art ; si elle les laisse flotter, cet air négligé lui donne un nouvel éclat. Sait qu'elle soit vêtue de pourpre, ou qu'elle préfère à la pourpre une autre couleur, elle enchante, elle ravit tous les cœurs. Tel dans l'olympe, l'heureux Vertumne prend mille formes différentes, et plait sous toutes également ". Liv. IV. élég. 2.

En un mot, de quelque genre qu'on suppose l'élégie, elle doit toujours suivre le langage de la passion et de la nature ; elle doit s'exprimer avec une vérité, une force, une douceur, une noblesse, et un sentiment proportionné au sujet qu'elle traite. Il y faut le choix des pensées et des expressions propres ; car ce choix est toujours ce qu'il y a de plus important et de plus essentiel. Ces réflexions doivent naître du fond même de la pensée, et paraitre un sentiment plutôt qu'une réflexion : il faut aussi que l'harmonie du vers la soutienne. Enfin, il faut qu'il y ait une liaison secrète entre toutes ses parties, et que le plan soit distribué avec tant d'ordre et de gout, qu'elles se fortifient les unes les autres, et augmentent insensiblement l'intérêt ; comme ces coteaux qui s'élèvent peu-à-peu, et qui semblent terminés dans un espace éloigné par des montagnes qui touchent aux cieux.

Ce n'est pas d'après ces règles que la plupart des modernes ont composé leurs élégies ; ils paraissent n'avoir pas connu son caractère. Ils ont donné à leurs productions le titre d'élégie, en se contentant d'y donner une certaine forme ; comme si cette forme suffisait toute seule pour caractériser un poème, sans la matière qui lui est propre ; ou que ce fût la nature des vers, et non pas celle de l'imitation, qui distinguât les poètes.

Les uns pour briller, se sont jetés dans les écarts de l'imagination, dans des ornements frivoles, dans des pensées recherchées, dans des images pompeuses, ou dans des traits d'esprit quand il s'agissait de peindre le sentiment. Les autres ont imaginé de plaire, et d'émouvoir par des louanges de leurs maîtresses, qui ne sont que des flatteries extravagantes ; par des gémissements, dont la feinte saute aux yeux ; par des douleurs étudiées, et par des désespoirs de sang-froid. C'est à ces derniers poètes que s'adressent les vers suivants de Despréaux :

Je hais ces vains auteurs, dont la Muse forcée

M'entretient de ses feux, toujours froide et glacée ;

Qui s'affligent par art ; et foux de sens rassis,

S'érigent, pour rimer, en amoureux transis :

Leurs transports les plus doux ne sont que phrases vaines ;

Ils ne savent jamais que se charger de chaînes,

Que benir leur martyre, adorer leur prison,

Et faire quereller le sens et la raison.

Ce n'était pas jadis sur ce ton ridicule

Qu'Amour dictait les vers que soupirait Tibulle.

Art. poétiq. chant II, Ve 45.

Aussi les Anglais dégoutés des fadeurs de l'élégie plaintive et amoureuse, ont pris le parti de consacrer quelquefois ce poème à l'éloge de l'esprit, de la valeur, et des talents ; on en verra des exemples dans Waller. Je ne déciderai point s'ils ont eu tort ou raison ; cet examen me menerait trop loin.

Je finis par une récapitulation. L'élégie doit son origine aux plaintes usitées de tout temps dans les funérailles. Après avoir longtemps gémi sur un cercueil, elle pleura les disgraces de l'amour ; ce passage fut naturel. Les plaintes continuelles des amants sont une espèce de mort ; et pour parler leur langage, ils vivent uniquement dans l'objet de leur passion. Sait qu'ils louent les plaisirs de la vie champêtre, soit qu'ils déplorent les maux que la guerre entraîne après elle, ce n'est pas par rapport à eux qu'ils louent ces plaisirs et qu'ils déplorent ces maux, c'est par rapport à leurs maîtresses : " Ah, pourvu seulement que j'eusse le bonheur d'être auprès de vous " !... dit Tibulle à Délie.

Ainsi l'élégie, destinée dans sa première institution aux gémissements et aux larmes, ne s'occupa que de ses infortunes ; elle n'exprima d'autres sentiments, elle ne parla d'autre langage que celui de la douleur : négligée comme il sied aux personnes affligées, elle chercha moins à plaire qu'à toucher ; elle voulut exciter la pitié, et non pas l'admiration. Elle retint ce même caractère dans les plaintes des amants, et jusque dans leurs chants de triomphe elle se souvint de sa première origine.

Enfin, dans toutes ses vicissitudes, ses pensées furent toujours vives et naturelles, ses sentiments tendres et délicats, ses expressions simples et faciles ; et toujours elle conserva cette marche inégale dont Ovide lui fait un si grand mérite, et qui, pour le dire en passant, donne à la poésie élégiaque des anciens tant d'avantage sur la nôtre.

Cependant je m'aperçais qu'en traitant ce sujet, qui a été si bien approfondi dans plusieurs ouvrages, et en particulier dans les mémoires de l'académie des inscriptions, je me suis peut-être trop étendu, entrainé par la matière même, et par les charmes de Tibulle et de Properce. Mais le genre élégiaque a mille attraits, parce qu'il émeut nos passions, parce qu'il est l'imitation des objets qui nous intéressent, parce qu'il nous fait entendre des hommes touchés, et qui nous rendent très-sensibles à leurs peines comme à leurs plaisirs, en nous en entretenant eux-mêmes.

Nous aimons beaucoup à être émus (Voyez EMOTION) ; nous ne pouvons entendre les hommes déplorer leurs infortunes sans en être affligés, sans chercher ensuite à en parler aux autres, sans profiter de la première occasion qui s'offre de décharger notre cœur, si je puis parler ainsi, d'un poids qui l'accable.

Voilà pourquoi de tous les poèmes, comme l'a dit avant moi M. l'Abbé Souchay, il n'en est point après le dramatique qui soit plus attrayant que l'élégie. Aussi a-t-on Ve dans tous les temps des génies du premier ordre faire leurs délices de ce genre de poésie. Indépendamment de ceux que nous avons cités, élégiographes de profession, les Euripide et les Sophocle ne crurent point, en s'y appliquant, déshonorer les lauriers qu'ils avaient cueillis sur la scène.

Plusieurs poètes modernes se sont aussi consacrés à l'élégie ; heureux, s'ils n'avaient pas substitué d'ordinaire, le faux au vrai, le pompeux au simple, et le langage de l'esprit à celui de la nature ! Quoiqu'il en sait, ce genre de poésie a des beautés sans nombre ; et c'est ce qui m'a fait espérer d'obtenir quelque indulgence, quand j'ai cru pouvoir les détailler ici d'après les grands maîtres de l'art. Article de M. le Chevalier DE JAUCOURT.