S. f. (Belles Lettres) c'est l'imitation, en récit, d'une action intéressante et mémorable. Ainsi l'épopée diffère de l'histoire, qui raconte sans imiter ; du poème dramatique, qui peint en action ; du poème didactique, qui est un tissu de préceptes ; des fastes en vers, de l'apologue, du poème pastoral, en un mot de tout ce qui manque d'unité, d'intérêt ou de noblesse.

Nous ne traitons point ici de l'origine et des progrès de ce genre de poésie : la partie historique en a été développée par l'auteur de la Henriade, dans un essai qui n'est susceptible ni d'extrait, ni de critique. Nous ne réveillerons point la fameuse dispute sur Homère : les ouvrages que cette dispute a produits sont dans les mains de tout le monde. Ceux qui admirent une érudition pédantesque, peuvent lire les préfaces et les remarques de madame Dacier, et son essai sur les causes de la décadence du gout. Ceux qui se laissent persuader par un brillant enthousiasme et par une ingénieuse déclamation, goûteront la préface poétique de l'Homère anglais de Pope. Ceux qui veulent peser le génie lui-même dans la balance de la Philosophie et de la Nature, consulteront les réflexions sur la critique par la Motte, et la dissertation sur l'Iliade par l'abbé Terrasson.

Pour nous, sans disputer à Homère le titre de génie par excellence, de père de la Poésie et des dieux ; sans examiner s'il ne doit ses idées qu'à lui-même, ou s'il a pu les puiser dans les poètes nombreux qui l'ont précédé, comme Virgile a pris de Pisandre et d'Apollonius l'aventure de Sinon, le sac de Troie, et les amours de Didon et d'Enée ; enfin sans nous attacher à des personnalités inutiles, même à l'égard des vivants, et à plus forte raison à l'égard des morts, nous attribuerons, si l'on veut, tous les défauts d'Homère à son siècle, et toutes ses beautés à lui seul : mais après cette distinction nous croyons pouvoir partir de ce principe ; qu'il n'est pas plus raisonnable de donner pour modèle en Poésie le plus ancien poème connu, qu'il le serait de donner pour modèle en Horlogerie la première machine à rouage et à ressort, quelque mérite qu'on doive attribuer aux inventeurs de l'un et de l'autre. D'après ce principe, nous nous proposons de rechercher dans la nature même de l'épopée, ce que les règles qu'on lui a prescrites ont d'essentiel ou d'arbitraire. Les unes regardent le choix du sujet, les autres la composition.

Du choix du sujet. Le P. le Bossu veut que le sujet du poème épique soit une vérité morale, présentée sous le voîle de l'allégorie ; en sorte qu'on n'invente la fable qu'après avoir choisi la moralité, et qu'on ne choisisse les personnages qu'après avoir inventé la fable ; cette idée creuse, présentée comme une règle générale, ne mérite pas même d'être combattue.

L'abbé Terrasson veut que sans avoir égard à la moralité, on prenne pour sujet de l'épopée l'exécution d'un grand dessein, et en conséquence il condamne le sujet de l'Iliade, qu'il appelle une inaction. Mais la colere d'Achille ne produit-elle pas son effet, et l'effet le plus terrible, par l'inaction même de ce héros ? Ce n'est pas la première fois qu'on a confondu, en Poésie, l'action avec le mouvement. Voyez TRAGEDIE.

Il n'y a point de règle exclusive sur le choix du sujet. Un voyage, une conquête, une guerre civile, un devoir, un projet, une passion, rien de tout cela ne se ressemble, et tous ces sujets ont produit de beaux poèmes : pourquoi ? parce qu'ils réunissent les deux grands points qu'exige Horace ; l'importance et l'intérêt, l'agrément et l'utilité.

L'action d'un poème est une, lorsque du commencement à la fin, de l'entreprise à l'évenement, c'est toujours la même cause qui tend au même effet. La colere d'Achille fatale aux Grecs, Itaque délivrée par le retour d'Ulysse, l'établissement des Troie.s dans l'Ausonie, la liberté romaine défendue par Pompée et succombant avec lui, toutes ces actions ont le caractère d'unité qui convient à l'épopée ; et si les Poètes l'ont alteré dans la composition, c'est le vice de l'art, non du sujet.

Ces exemples ont fait regarder l'unité d'action comme une règle invariable ; cependant on a pris quelquefois pour sujet d'un poème épique tout le cours de la vie d'un homme, comme dans l'Achilléïde, l'Heracléïde, la Théséïde, etc.

M. de la Motte prétend même que l'unité de personnage suffit à l'épopée, par la raison, dit-il, qu'elle suffit à l'intérêt : mais c'est-là ce qui reste à examiner. Voyez INTERET.

Quoiqu'il en sait, l'unité de l'action n'en détermine ni la durée ni l'étendue. Ceux qui ont voulu lui prescrire un temps, n'ont pas fait attention qu'on peut franchir des années en un seul vers, et que les événements de quelques jours peuvent remplir un long poème. Quant au nombre des incidents, on peut les multiplier sans crainte ; ils formeront un tout régulier, pourvu qu'ils naissent les uns des autres, et qu'ils s'enchainent mutuellement. Ainsi quoiqu'Homère pour éviter la confusion, n'ait pris pour sujet de l'Iliade que l'incident de la colere d'Achille, l'enlevement d'Helene vengé par la ruine de Troie n'en serait pas moins une action unique, et telle que l'admet l'épopée dans sa plus grande simplicité.

Une action vaste a l'avantage de la fécondité, d'où résulte celui du choix : elle laisse à l'homme de goût et de génie la liberté de reculer dans l'enfoncement du tableau ce qui n'a rien d'intéressant, et de présenter sur les premiers plans les objets capables d'émouvoir l'âme. Si Homère avait embrassé dans l'Iliade l'enlevement d'Helene vengé par la ruine de Troie, il n'aurait eu ni le loisir ni la pensée de décrire des tapis, des casques, des boucliers, etc. Achille dans la cour de Déidamie, Philoctete à Lemnos, et tant d'autres incidents pleins de noblesse et d'intérêt, parties essentielles de son action, l'auraient suffisamment remplie ; peut-être même n'aurait-il pas trouvé place pour ses dieux, et il y aurait perdu peu de chose.

Le poème épique n'est pas borné comme la tragédie aux unités de lieu et de temps : il a sur elle le même avantage que la Poésie sur la Peinture. La tragédie n'est qu'un tableau ; l'épopée est une suite de tableaux qui peuvent se multiplier sans se confondre. Aristote veut avec raison que la mémoire les embrasse ; ce n'est pas mettre le génie à l'étroit que de lui permettre de s'étendre aussi loin que la mémoire.

Sait que l'épopée se renferme dans une seule action comme la tragédie, soit qu'elle embrasse une suite d'actions comme nos romans, elle exige une conclusion qui ne laisse rien à désirer ; mais le poète dans cette partie a deux excès à éviter ; savoir, de trop étendre, ou de ne pas assez développer le dénouement. Voyez DENOUEMENT.

L'action de l'épopée doit être mémorable et intéressante, c'est-à-dire digne d'être présentée aux hommes comme un objet d'admiration, de terreur, ou de pitié : ceci demande quelque détail.

Un poète qui choisit pour sujet une action dont l'importance n'est fondée que sur des opinions particulières à certains peuples, se condamne par son choix à n'intéresser que ces peuples, et à voir tomber avec leurs opinions toute la grandeur de son sujet. Celui de l'Enéide, tel que Virgile pouvait le présenter, était beau pour tous les hommes ; mais dans le point de vue sous lequel le poète l'a envisagé, il est bien éloigné de cette beauté universelle ; aussi le sujet de l'Odyssée, comme l'a saisi Homère (abstraction faite des détails), est bien supérieur à celui de l'Enéide. Les devoirs de roi, de père, et d'époux appellent Ulysse à Itaque ; la superstition seule appelle Enée en Italie. Qu'un héros échappé à la ruine de sa patrie avec un petit nombre de ses concitoyens, surmonte tous les obstacles pour aller donner une patrie nouvelle à ses malheureux compagnons, rien de plus intéressant ni de plus noble. Mais que par un caprice du destin il lui soit ordonné d'aller s'établir dans tel coin de la terre plutôt que dans tel autre ; de trahir une reine qui s'est livrée à lui, et qui l'a comblé de biens, pour aller enlever à un jeune prince une femme qui lui est promise ; voilà ce qui a pu intéresser les dévots de la cour d'Auguste, et flatter un peuple enivré de sa fabuleuse origine, mais ce qui ne peut nous paraitre que ridicule ou révoltant. Pour justifier Enée, on ne cesse de dire qu'il était pieux ; c'est en quoi nous le trouvons pusillanime : la piété envers des dieux injustes ne peut être reçu que comme une fiction puérile, ou comme une vérité méprisable. Ainsi ce que l'action de l'Enéide a de grand est pris dans la nature, ce qu'elle a de petit est pris dans le préjugé.

L'action de l'épopée doit donc avoir une grandeur et une importance universelles, c'est-à-dire indépendantes de tout intérêt, de tout système, de tout préjugé national, et fondée sur les sentiments et les lumières invariables de la nature. Quidquid delirant reges plectuntur achivi, est une leçon intéressante pour tous les peuples et pour tous les rois ; c'est l'abrégé de l'Iliade. Cette leçon à donner au monde, est le seul objet qu'ait pu se proposer Homère ; car prétendre que l'Iliade soit l'éloge d'Achille, c'est vouloir que le paradis perdu soit l'éloge de satan. Un panégyriste peint les hommes comme ils doivent être ; Homère les peint comme ils étaient. Achille et la plupart de ses héros ont plus de vices que de vertus, et l'Iliade est plutôt la satyre que l'apologie de la Grèce.

Lucain est surtout recommandable par la hardiesse avec laquelle il a choisi et traité son sujet aux yeux des Romains devenus esclaves, et dans la cour de leur tyran.

Proxima quid soboles, aut quid meruere nepotes

In regnum nasci ? Pavidè num gessimus arma ?

Teximus an jugulos ? Alieni poena timoris

In nostrâ cervice sedet....

Ce génie audacieux avait senti qu'il était naturel à tous les hommes d'aimer la liberté, de détester qui l'opprime, d'admirer qui la défend : il a écrit pour tous les siècles ; et sans l'éloge de Néron dont il a souillé son poème, on le croirait d'un ami de Caton.

La grandeur et l'importance de l'action de l'épopée dépendent de l'importance et de la grandeur de l'exemple qu'elle contient : exemple d'une passion pernicieuse à l'humanité ; sujet de l'Iliade : exemple d'une vertu constante dans ses projets, ferme dans les revers, et fidèle à elle-même ; sujet de l'Odyssée, etc. Dans les exemples vertueux, les principes, les moyens, la fin, tout doit être noble et digne ; la vertu n'admet rien de bas. Dans les exemples vicieux, un mélange de force et de faiblesse, loin de dégrader le tableau, ne fait que le rendre plus naturel et plus frappant. Que d'un intérêt puissant naissent des divisions cruelles ; on a dû s'y attendre, et l'exemple est infructueux. Mais que l'infidélité d'une femme et l'imprudence d'un jeune insensé dépeuplent la Grèce et embrasent la Phrygie, cet incendie allumé par une étincelle inspire une crainte salutaire ; l'exemple instruit en étonnant.

Quoique la vertu heureuse soit un exemple encourageant pour les hommes, il ne s'ensuit pas que la vertu infortunée soit un exemple dangereux : qu'on la présente telle qu'elle est dans le malheur, sa situation ne découragera point ceux qui l'aiment. Caton n'était pas heureux après la défaite de Pompée ; et qui n'envierait le sort de Caton tel que nous le peint Séneque, inter ruinas publicas erectum ?

L'action de l'épopée semble quelquefois tirer son importance de la qualité des personnages : il est certain que la querelle d'Agamemnon avec Achille, n'aurait rien de grand si elle se passait entre deux soldats ; pourquoi ? parce que les suites n'en seraient pas les mêmes. Mais qu'un plébéïen comme Marius, qu'un homme privé comme Cromwel, Fernand Cortès, etc. entreprenne, exécute de grandes choses, soit pour le bonheur, soit pour le malheur de l'humanité, son action aura toute l'importance qu'exige la dignité de l'épopée. On a dit : il n'est pas besoin que l'action de l'épopée soit grande en elle-même, pourvu que les personnages soient d'un rang élevé ; et nous disons : il n'est pas besoin que les personnages soient d'un rang élevé pourvu que l'action soit grande en elle-même.

Il semble que l'intérêt de l'épopée doive être un intérêt public, l'action en aurait sans doute plus de grandeur, d'importance, et d'utilité ; toutefois on ne peut en faire une règle. Un fils dont le père gémirait dans les fers, et qui tenterait pour le délivrer tout ce que la nature et la vertu, la valeur et la piété peuvent entreprendre de courageux et de pénible ; ce fils, de quelque condition qu'on le supposât, serait un héros digne de l'épopée, et son action mériterait un Voltaire ou un Fenelon. On éprouve même qu'un intérêt particulier est plus sensible qu'un intérêt public, et la raison en est prise dans la nature (voyez INTERET). Cependant comme le poème épique est surtout l'école des maîtres du monde, ce sont les intérêts qu'ils ont en main qu'il doit leur apprendre à respecter. Or ces intérêts ne sont pas ceux de tel ou de tel homme, mais ceux de l'humanité en général, le plus grand et le plus digne objet du plus noble de tous les poèmes.

Nous n'avons consideré jusqu'ici le sujet de l'épopée qu'en lui-même ; mais quelle qu'en soit la beauté naturelle, ce n'est encore qu'un marbre informe que le ciseau doit animer.

De la composition. La composition de l'épopée embrasse trois points principaux, le plan, les caractères, et le style. On distingue dans le plan l'exposition, le nœud, et le dénouement : dans les caractères, les passions et la morale ; dans le style, la force, la précision, et l'élégance, l'harmonie et le coloris.

Du plan. L'exposition a trois parties, le début, l'invocation, et l'avant-scène.

Le début n'est que le titre du poème plus développé, il doit être noble et simple.

L'invocation n'est une partie essentielle de l'épopée, qu'en supposant que le poète ait à révéler des secrets inconnus aux hommes. Lucain qui ne devait être que trop instruit des malheurs de sa patrie, au lieu d'invoquer un dieu pour l'inspirer, se transporte tout-à-coup au temps où s'alluma la guerre civile. Il frémit, il s'écrie :

" Citoyens, arrêtez ; quelle est votre fureur !

L'habitant solitaire est errant dans nos villes ;

La main du laboureur manque à vos champs stériles. "

Desuntque manus poscentibus arvis.

Ce mouvement est plein de chaleur ; une invocation eut été froide à sa place.

L'avant-scène est le développement de la situation des personnages au moment où commence le poème, et le tableau des intérêts opposés, dont la complication Ve former le nœud de l'intrigue.

Dans l'avant-scène, ou le poète suit l'ordre des événements, et la fable se nomme simple ; ou il laisse derrière lui une partie de l'action pour se replier sur le passé, et la fable se nomme implexe : celle-ci a un grand avantage, non-seulement elle anime la narration, en introduisant un personnage plus intéressé et plus intéressant que poète, comme Henri IV. Ulysse, Enée, etc. mais encore en prenant le sujet par le centre, elle fait refluer sur l'avant-scène l'intérêt de la situation présente des acteurs, par l'impatience où l'on est d'apprendre ce qui les y a conduits.

Toutefais de grands événements, des tableaux variés, des situations pathétiques, ne laissent pas de former le tissu d'un beau poème, quoique présentés dans leur ordre naturel. Boileau traite de maigres historiens, les poètes qui suivent l'ordre des temps ; mais n'en déplaise à Boileau, l'exactitude ou les licences chronologiques sont très-indifférentes à la beauté de la Poésie ; c'est la chaleur de la narration, la force des peintures, l'intérêt de l'intrigue, le contraste des caractères, le combat des passions, la vérité et la noblesse des mœurs, qui sont l'âme de l'épopée, et qui feront du morceau d'histoire le plus exactement suivi, un poème épique admirable.

L'intrigue a été jusqu'ici la partie la plus négligée du poème épique, tandis que dans la tragédie elle s'est perfectionnée de plus en plus. On a osé se détacher de Sophocle et d'Euripide, mais on a craint d'abandonner les traces d'Homère : Virgile l'a imité, et l'on a imité Virgile.

Aristote a touché au principe le plus lumineux de l'épopée, lorsqu'il a dit que ce poème devait être une tragédie en récit. Suivons ce principe dans ses conséquences.

Dans la tragédie tout concourt au nœud ou au dénouement : tout devrait donc y concourir dans l'épopée. Dans la tragédie, un incident nait d'un incident, une situation en produit une autre : dans le poème épique les incidents et les situations devraient donc s'enchainer de même. Dans la tragédie l'intérêt croit d'acte en acte, le péril devient plus pressant : le péril et l'intérêt devraient donc avoir les mêmes progrès dans l'épopée. Enfin le pathétique est l'âme de la tragédie : il devrait donc être l'âme de l'épopée, et prendre sa source dans les divers caractères et les intérêts opposés. Qu'on examine après cela quel est le plan des poèmes anciens. L'Iliade a deux espèces de nœuds ; la division des dieux, qui est froide et choquante ; et celle des chefs, qui ne fait qu'une situation. La colere d'Achille prolonge ce tissu de périls et de combats qui forment l'action de l'Iliade ; mais cette colere, toute fatale qu'elle est, ne se manifeste que par l'absence d'Achille, et les passions n'agissent sur nous que par leurs développements. L'amour et la douleur d'Andromaque ne produisent qu'un intérêt momentané, presque tout le reste du poème se passe en assauts et en batailles ; tableaux qui ne frappent guère que l'imagination, et dont l'intérêt ne Ve jamais jusqu'à l'âme.

Le plan de l'Odyssée et celui de l'énéïde sont plus variés ; mais comment les situations y sont-elles amenées ? un coup de vent fait un épisode ; et les aventures d'Ulysse et d'Enée ressemblent aussi peu à l'intrigue d'une tragédie, que le voyage d'Anson.

S'il restait encore des Daciers, ils ne manqueraient pas de dire qu'on risque tout à s'écarter de la route qu'Homère a tracée, et que Virgile a suivie ; qu'il en est de la Poésie comme de la médecine, et ils nous citeraient Hippocrate pour prouver qu'il est dangereux d'innover dans l'épopée. Mais pourquoi ne ferait-on pas à l'égard d'Homère et de Virgile, ce qu'on a fait à l'égard de Sophocle et d'Euripide ? on a distingué leurs beautés de leurs défauts ; on a pris l'art où ils l'ont laissé ; on a essayé de faire toujours comme ils avaient fait quelquefois, et c'est surtout dans la partie de l'intrigue que Corneille et Racine se sont élevés au-dessus d'eux. Supposons que tout le poème de l'énéïde fût tissu comme le quatrième livre ; que les incidents naissant les uns des autres, pussent produire et entretenir jusqu'à la fin cette variété de sentiments et d'images, ce mélange d'épique et de dramatique, cette alternative pressante d'inquiétude et de surprise, de terreur et de pitié ; l'énéïde ne serait-elle pas supérieure à ce qu'elle est ?

L'épopée, pour remplir l'idée d'Aristote, devrait donc être une tragédie composée d'un nombre de scènes indéterminé, dont les intervalles seraient occupés par le poète : tel est ce principe dans la spéculation, c'est au génie seul à juger s'il est pratiquable.

La tragédie dès son origine a eu trois parties, la scène, le récit, et le chœur ; et de-là trois sortes de rôles, les acteurs, les confidents, et les témoins. Dans l'épopée, le premier de ces rôles est celui des héros, le poète est chargé des deux autres. Pleurez, dit Horace, si vous voulez que je pleure. Qu'un poète raconte sans s'émouvoir des choses terribles ou touchantes, on l'écoute sans être ému, on voit qu'il récite des fables ; mais qu'il tremble, qu'il gémisse, qu'il verse des larmes, ce n'est plus un poète, c'est un spectateur attendri, dont la situation nous pénetre. Le chœur fait partie des mœurs de la tragédie ancienne ; les réflexions et les sentiments du poète font partie des mœurs de l'épopée :

Ille bonis faveatque, et consilietur amicis,

Et regat iratos, et amet peccare timentes. Horat.

Tel est l'emploi qu'Horace attribue au chœur, et tel est le rôle que fait Lucain dans tout le cours de son poème. Qu'on ne dédaigne pas l'exemple de ce poète. Ceux qui n'ont lu que Boileau méprisent Lucain ; mais ceux qui lisent Lucain, font bien peu de cas du jugement que Boileau en a porté. On reproche avec raison à Lucain d'avoir donné dans la déclamation ; mais combien il est éloquent lorsqu'il n'est pas déclamateur ! combien les mouvements qu'excite en lui-même ce qu'il raconte, communiquent à ses récits de chaleur et de véhémence !

César, après s'être emparé de Rome sans aucun obstacle, veut piller les trésors du temple de Saturne, et un citoyen s'y oppose. L'avarice, dit le poète, est donc le seul sentiment qui brave le fer et la mort ?

Les lois n'ont plus d'appui contre leur oppresseur,

Et le plus vil des biens, l'or trouve un défenseur !

Les deux armées sont en présence, les soldats de César et de Pompée se reconnaissent : ils franchissent le fossé qui les sépare ; ils se mêlent, ils s'attendrissent, ils s'embrassent. Le poète saisit ce moment pour reprocher à ceux de César leur coupable obéissance :

Lâches, pourquoi gémir ? pourquoi verser des larmes ?

Qui vous force à porter ces parricides armes ?

Vous craignez un tyran dont vous êtes l'appui !

Soyez sourds au signal qui vous rappelle à lui.

Seul avec ses drapeaux, César n'est plus qu'un homme :

Vous l'allez voir l'ami de Pompée et de Rome.

César au milieu d'une nuit orageuse, frappe à la porte d'un pêcheur. Celui-ci demande : Quel est ce malheureux échappé du naufrage ? Le poète ajoute :

Il est sans crainte ; il sait qu'une cabane vîle

Ne peut être un appas pour la guerre civile.

César frappe à la porte, il n'en est point troublé.

Quel rempart ou quel temple à ce bruit n'eut tremblé ?

Tranquille pauvreté ! &c.

Pompée offre aux dieux un sacrifice ; le poète s'adresse à César.

Toi, quels dieux des forfaits, et quelles Eumenides

Implores-tu, César, pour tant de parricides ?

Sur le point de décrire la bataille de Pharsale, saisi d'horreur il s'écrie :

O Rome ! où sont tes dieux ? Les siècles enchainés,

Par l'aveugle hasard sont sans doute entrainés.

S'il est un Jupiter, s'il porte le tonnerre,

Peut-il voir les forfaits qui vont souiller la terre ?

A foudroyer les monts sa main Ve s'occuper,

Et laisse à Cassius cette tête à frapper.

Il refusa le jour au festin de Thieste,

Et répand sur Pharsale une clarté funeste ;

Pharsale où les parents, ardents à s'égorger,

Freres, pères, enfants, dans leur sang vont nager.

C'en est assez pour indiquer le mélange de dramatique et d'épique que le poète peut employer, même dans sa narration directe ; et le moyen de rapprocher l'épopée de la tragédie, dans la partie qui les distingue le plus.

Mais, dira-t-on, si le rôle du chœur rempli par le poète, était une beauté dans l'épopée, pourquoi Lucain serait-il le seul des poètes anciens qui s'y serait livré ? Pourquoi ? parce qu'il est le seul que le sujet de son poème ait intéressé vivement. Il était romain, il voyait encore les traces sanglantes de la guerre civîle : ce n'est ni l'art ni la réflexion qui lui a fait prendre le ton dramatique, c'est son âme, c'est la nature elle-même ; et le seul moyen de l'imiter dans cette partie, c'est de se pénétrer comme lui.

La scène est la même dans la tragédie et dans l'épopée, pour le style, le dialogue et les mœurs ; ainsi pour savoir si la dispute d'Achille avec Agamemnon, l'entretien d'Ajax avec Idomenée, etc. sont tels qu'ils doivent être dans l'Iliade, on n'a qu'à les supposer au théâtre. Voyez TRAGEDIE.

Cependant comme l'action de l'épopée est moins serrée et moins rapide que celle de la tragédie, la scène y peut avoir plus d'étendue et moins de chaleur. C'est-là que seraient merveilleusement placées ces belles conférences politiques dont les tragédies de Corneille abondent ; mais dans sa tranquillité même la scène épique doit être intéressante : rien d'aisif, rien de superflu. Encore est-ce peu que chaque scène ait son intérêt particulier, il faut qu'elle concoure à l'intérêt général de l'action ; que ce qui la suit en dépende, et qu'elle dépende de ce qui la précède. A ces conditions on ne peut trop multiplier les morceaux dramatiques dans l'épopée ; ils y répandent la chaleur et la vie. Qu'on se rappelle les adieux d'Hector et d'Andromaque, Priam aux pieds d'Achille dans l'Iliade ; les amours de Didon, Euriale et Nisus, les regrets d'Evandre dans l'énéïde ; Armide et Clorinde dans le Tasse ; le conseil infernal, Adam et Eve dans Milton, etc.

Qu'est-ce qui manque à la Henriade pour être le plus beau de tous les poèmes connus ? Quelle sagesse dans la composition ! quelle noblesse dans le dessein ! quels contrastes ! quel coloris ! quelle ordonnance ! quel poème enfin que la Henriade, si le poète eut connu toutes ses forces lorsqu'il en a formé le plan ; s'il y eut déployé la partie dominante de son talent et de son génie, le pathétique de Mérope et d'Alzire, l'art de l'intrigue et des situations ! En général, si la plupart des poèmes manquent d'intérêt, c'est parce qu'il y a trop de récits et trop peu de scènes.

Les poèmes où, par la disposition de la fable, les personnages se succedent comme les incidents, et disparaissent pour ne plus revenir ; ces poèmes qu'on peut appeler épisodiques, ne sont pas susceptibles d'intrigue : nous ne prétendons pas en condamner l'ordonnance, nous disons seulement que ce ne sont pas des tragédies en récit. Cette définition ne convient qu'aux poèmes dans lesquels des personnages permanens, annoncés dès l'exposition, peuvent occuper alternativement la scène, et par des combats de passion et d'intérêt, nouer et soutenir l'action. Telle était la forme de l'Iliade et de la Pharsale, si les poètes avaient eu l'art ou le dessein d'en profiter.

L'Iliade a été plus que suffisamment analysée par les critiques de ces derniers temps ; mais prenons la Pharsale pour exemple de la négligence du poète dans la contexture de l'intrigue. D'où vient qu'avec le plus beau sujet et le plus beau génie, Lucain n'a pas fait un beau poème ? Est-ce pour avoir observé l'ordre des temps et l'exactitude des faits ? nous avons prévenu cette critique. Est-ce pour n'avoir pas employé le merveilleux ? nous verrons dans la suite combien l'entremise des dieux est peu essentielle à l'épopée. Est-ce pour avoir manqué de peindre en poète, ou les personnages ou les tableaux que lui présentait son action ? les caractères de Pompée et de César, de Brutus et de Caton, de Marcie et de Cornélie, d'Afranius, de Vultéïus, et de Scéva, sont saisis et dessinés avec une noblesse et une vigueur dont nous connaissons peu d'exemples. Le deuil de Rome à l'approche de César (erravit sine voce dolor), les proscriptions de Sylla, la forêt de Marseille et le combat sur mer, l'inondation du camp de César, la réunion des deux armées, le camp de Pompée consumé par la soif, la mort de Vultéïus et des siens, la tempête que César essuie, l'assaut soutenu par Scéva, le charme de la Thessalienne ; tous ces tableaux, et une infinité d'autres répandus dans ce poème, ne sont peints quelquefois qu'avec trop de force, de hardiesse et de chaleur. Les discours répondent à la beauté des peintures ; et si dans l'un et l'autre genre Lucain passe quelquefois les bornes du grand et du vrai, ce n'est qu'après y avoir atteint ; et pour vouloir renchérir sur lui-même, le plus souvent le dernier vers est empoulé, et le précédent est sublime. Qu'on retranche de la Pharsale les hyperboles et les longueurs, défauts d'une imagination vive et féconde, correction qui n'exige qu'un trait de plume, il restera des beautés dignes des plus grands maîtres, et que l'auteur des Horaces, de Cinna, de la mort de Pompée, ne trouvait pas au-dessous de lui. Cependant avec tant de beautés la Pharsale n'est que l'ébauche d'un beau poème, non-seulement par le style, qui en est inculte et raboteux, non-seulement par le défaut de variété dans les couleurs des tableaux, vice du sujet plutôt que du poète, mais surtout par le manque d'ordonnance et d'ensemble dans la partie dramatique. L'entretien de Caton avec Brutus, le mariage de Caton et de Marcie, les adieux de Cornélie et de Pompée, la capitulation d'Afranius avec César, l'entrevue de Pompée et de Cornélie après la bataille ; toutes ces scènes, à quelques longueurs près, sont si intéressantes et si nobles ! Pourquoi ne les avoir pas multipliées ? Pourquoi Caton, cet homme divin, si dignement annoncé au second livre, ne reparoit-il plus ? pourquoi ne voit-on pas Brutus en scène avec César ? pourquoi Cornélie est-elle oubliée à Lesbos ? pourquoi Marcie ne va-t-elle pas l'y joindre, et Caton l'y retrouver en même temps que Pompée ? Quelle entrevue ! quels sentiments ! quels adieux ! Le beau contraste de caractères vertueux, si le poète les eut rapprochés ! Ce n'est point à nous à tracer un tel plan, nous en sentons les difficultés ; mais nous écrivons ici pour les hommes de génie.

Des caractères. Nous ne nous étendrons point sur les caractères, dans le dessein de traiter en son lieu cette partie du poème dramatique (voyez TRAGEDIE) ; mais nous placerons ici quelques observations particulières aux personnages de l'épopée.

Rien n'est plus inutile, à notre avis, que le mélange des êtres surnaturels avec les hommes : tout ce que le poète peut se promettre, c'est de faire de grands hommes de ses dieux, en les habillant de nos pièces, suivant l'expression de Montagne. Et ne vaut-il pas mieux employer les efforts de la poésie à rapprocher les hommes des dieux, qu'à rapprocher les dieux des hommes ? Humana ad deos transtulerunt, dit Ciceron en parlant des Philosophes mythologues, divina mallem ad nos.

Ce que j'y vois de plus certain, dit Pope au sujet des dieux d'Homère, c'est qu'ayant à parler de la divinité sans la connaître, il en a pris une image dans l'homme : il contempla dans une onde inconstante et fangeuse l'astre qu'il y voyait réfléchi.

On peut nous opposer que l'imagination ne raisonne point ; que le merveilleux l'enivre ; qu'il emporte l'âme hors d'elle-même, sans lui donner le temps de se replier sur les idées qui détruiraient l'illusion : tout cela est vrai, et c'est ce qui nous empêche de bannir le merveilleux de l'épopée ; c'est ce qui nous a engagé à l'admettre même dans la tragédie. Voyez DENOUEMENT. Mais dans l'un et l'autre de ces poèmes il est encore moins raisonnable de l'exiger que de l'interdire. Voyez MERVEILLEUX.

Cependant comment suppléer aux personnages surnaturels dans l'épopée ? Par les vertus et les passions, non pas allégoriquement personnifiées (l'allégorie anime le physique et refroidit le moral), mais rendues sensibles par leurs effets, comme elles le sont dans la nature, et comme la tragédie les présente. L'épopée n'exige donc pour personnages que des hommes, et les mêmes hommes que la tragédie ; avec cette différence, que celle-ci demande plus d'unité dans les caractères, comme étant resserrée dans un moindre espace de temps.

Il n'est point de caractère simple. L'homme, dit Charon, est un sujet merveilleusement divers et ondoyant : cependant comme la tragédie n'est qu'un moment de la vie d'un homme, que dans ce moment même il est violemment agité d'un intérêt principal et d'une passion dominante, il doit, dans ce court espace, suivre une même impulsion, et n'essuyer que le flux et le reflux naturel à la passion qui le domine ; au lieu que l'action du poème épique étant étendue à un plus long espace de temps, la passion a ses relâches, et l'intérêt ses diversions : c'est un champ libre et vaste pour l'inconstance et l'instabilité, qui est le plus commun et apparent vice de la nature humaine. (Charron). La sagesse et la vertu seules sont au-dessus des révolutions ; et c'est un genre de merveilleux qu'il est bon de réserver pour elles.

Ainsi quoique chacun des personnages employés dans l'épopée doive avoir un fond de caractère et d'intérêt déterminé, les orages qui s'y élévent ne laissent pas quelquefois d'en troubler la surface et d'en dérober le fond. Mais il faut observer aussi qu'on ne change jamais sans cause d'inclination, de sentiment ou de dessein ; ces changements ne s'opèrent, s'il est permis de le dire, qu'au moyen des contrepoids : tout l'art consiste à charger à propos la balance ; et ce genre de mécanisme exige une connaissance profonde de la nature. Voyez dans Britannicus avec quel art les contrepoids sont ménagés dans les scènes de Burrhus avec Néron, de Néron avec Narcisse ; et au contraire prenons le dernier livre de l'iliade. Achille a porté la vengeance de Patrocle jusqu'à la barbarie : Priam vient se jeter à ses pieds pour lui demander le corps de son fils : Achille s'émeut, se laisse fléchir ; et jusque-là cette scène est sublime. Achille invite Priam à prendre du repos. " Fils de Jupiter (lui répond le divin Priam) ne me forcez point à m'asseoir, pendant que mon cher Hector est étendu sur la terre sans sépulture ". Quoi de plus pathétique et de moins offensant que cette réponse ! Qui croirait que c'est à ces mots qu'Achille redevient furieux ? Il s'apaise de nouveau ; il fait laisser sur le chariot de Priam une tunique et deux voiles pour envelopper le corps : avant de le rendre à ce père affligé, il le prend entre ses bras, le met sur un lit, et place ce lit sur le chariot. Alors il se met à jeter de grands cris ; et s'adressant à Patrocle, mon cher Patrocle, s'écrie-t-il, ne sois pas irrité contre moi ". Ce retour est encore admirable ; mais achevons. " Mon cher Patrocle, ne sois pas irrité contre moi, si on te porte jusque dans les enfers la nouvelle que j'ai rendu le corps d'Hector à son père ; car (on s'attend qu'il Ve dire, je n'ai pu résister aux larmes de ce père infortuné ; mais non) car il m'a apporté une rançon digne de moi ". Ces disparates prouvent que jamais on n'a moins connu l'héroïsme que dans les temps appelés héroïques.

Du style. Nous supposons dans le lecteur une idée juste des qualités du style en général : il peut consulter les articles STYLE, ÉLEGANCE, PRECISION, etc. Appliquons en peu de mots au style de l'épopée celles de ces qualités qui lui conviennent : les premières sont la force, la précision, et l'élégance. La force et la précision sont inséparables ; mais c'est avec l'élégance qu'il est difficîle de les concilier. Parmi les auteurs qui en écrivant se livrent à leur génie, ceux qui pensent le plus ne sont pas ceux qui écrivent le mieux ; leurs idées, qui se pressent et se foulent dans leur impétuosité, font que leurs expressions se serrent et se froissent : au contraire, ceux dont les idées moins tumultueuses se succedent et s'arrangent à leur aise, conservent dans leur style cette liante facilité ; leur imagination donne à leur plume le loisir d'être élégant. Du nombre des premiers sont Séneque, Tacite et Lucain, Corneille, Pascal et Bossuet ; du nombre des seconds, Cicéron, Tite-Live et Virgile, Racine, Malebranche et Fléchier.

Un ouvrage plus élégant et moins pensé, a communément plus de succès qu'un ouvrage plus pensé et moins élégant : la lecture du premier est agréable et facîle ; la lecture du second est utile, mais fatigante : celui-ci est une mine d'or ; celui-là une feuille légère, mais artistement travaillée : on l'admire, on en jouit ; et qui Ve fouiller dans les mines ? Ceux même qui s'y enrichissent se gardent bien de les faire connaître. Combien d'auteurs célèbres doivent leur fortune à d'obscurs écrivains qu'ils n'ont jamais daigné nommer ? On a dit qu'une pensée appartenait à celui qui la rendait le mieux : cela ressemble au droit du plus fort. Dans le fait, il est du moins vrai que l'homme de génie est souvent comme le ver à soie qui fîle pour l'ouvrier : Sic vos, non vobis....

Mais le soin qu'on prend de polir le style ne peut-il pas refroidir l'imagination et ralentir la pensée ? Non, lorsque le poète se hâte d'abord de répandre ses idées dans toute leur rapidité, et ne donne à la correction que les intervalles du génie. Dans ce premier jet, l'expression se fond avec la pensée, et ne faisant plus qu'un même corps avec elle, ne laisse à la réflexion que des traits à rechercher et des contours à arrondir. Rien n'est plus vif ni plus élégant que les scènes passionnées de Racine ; c'est ainsi qu'il les a travaillées ; c'est ainsi sans doute qu'avait commencé celui qui est mort à vingt-sept ans, et nous a laissé la Pharsale.

L'harmonie et le coloris distinguent surtout le style de l'épopée. Il y a deux sortes d'harmonie dans le style, l'harmonie contrainte, l'harmonie libre : l'harmonie contrainte, qui est celle des vers, résulte d'une division symétrique et d'une mesure régulière dans les sons. Bornons-nous au vers héroïque, le seul qui ait rapport à ce que nous voulons prouver.

On sait que l'hexamètre des anciens était composé de six mesures à quatre temps : c'est d'après ce modèle que supposant longues ou de deux temps toutes les syllabes de notre langue, on en a donné douze à notre vers alexandrin. Mais comme notre langue, quoique moins dactilique que le grec et le latin, ne laisse pas d'être mêlée de longues et de breves, et que le choix en est arbitraire dans les vers, il arrive qu'un vers a deux, trois, quatre, et jusqu'à huit temps de plus qu'un autre vers de la même mesure en apparence.

J n vex qe l vor, suprr t murr.

Trãçt ps trdfs n pnbl slln.

Ainsi le mélange des syllabes breves et longues détruit dans nos vers la régularité de la mesure : or point de vers harmonieux sans ce mélange ; d'où il suit que l'harmonie et la mesure sont incompatibles dans nos vers. Le choix des sons y est arbitraire : ce n'est donc pas encore ce choix qui rend nos vers préférables à la prose. Enfin la rime, qui peut causer un moment le plaisir de la surprise, ennuie et fatigue à la longue. Qu'est-ce donc qui peut nous attacher à une forme de vers qui n'a ni rythme ni mesure, et dont l'irrégulière symétrie prive la pensée, le sentiment et l'expression des grâces nobles de la liberté ?

La prose a son harmonie ; et celle-ci, que nous appelons libre, se forme, non de tel ou de tel mélange de sons régulièrement divisés, mais d'un mélange varié de syllabes faciles, pleines et sonores, tour-à-tour lentes et rapides, au gré de l'oreille, et dont les suspensions et les repos ne lui laissent rien à souhaiter. Là tous les nombres que l'oreille s'est choisis par prédilection, dactyle, spondée, iambe, etc. se succedent et s'allient avec une variété qui l'enchante et ne la fatigue jamais : la mesure précipitée ou soutenue, interrompue ou remplie, suivant les mouvements de l'âme, laisse au sentiment, d'intelligence avec l'oreille, choisir et marquer les divisions : c'est là que le trimètre, le tétramètre, le pentamètre trouvent naturellement leur place ; car c'est une affectation puérîle que d'éviter dans la prose la mesure d'un vers harmonieux, si ce n'est peut-être celle du vers héroïque, dont le retour continu est trop familier à notre oreille, pour qu'elle ne soit pas étonnée de trouver ce vers isolé au milieu des divisions irrégulières de la prose. Voyez ELOCUTION.

Que l'harmonie imitative ait fait une des beautés des vers anciens, c'est ce qui n'est sensible pour nous que dans un très-petit nombre d'exemples : quelquefois elle peint le physique :

Nec brachia longo

Margine terrarum porrexerat Amphitrite.

quelquefois elle peint l'idée :

Magnum Jovis incrementum.

....

Monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum.

Mais rien n'est plus difficîle ni plus rare que de donner à nos vers cette expression harmonique ; et si notre langue en est susceptible, ce n'est tout-au-plus que dans la prose, dont la liberté laisse au goût et à l'oreille du poète le choix des termes et des tours : c'est peut-être ce qui manque à la prose nombreuse, mais monotone, du Télémaque.

Cependant, s'il faut céder à l'habitude où nous sommes de voir des poèmes en vers, il y aurait un moyen d'en rompre la monotonie, et d'en rendre jusqu'à un certain point l'harmonie imitative : ce serait d'y employer des vers de différente mesure, non pas mêlés au hasard, comme dans nos poésies libres, mais appliqués aux différents genres auxquels leur cadence est le plus analogue. Par exemple, le vers de dix syllabes, comme le plus simple, aux morceaux pathétiques ; le vers de douze aux morceaux tranquilles et majestueux ; les vers de huit aux harangues véhémentes ; les vers de sept, de six et cinq aux peintures les plus vives et les plus fortes.

On trouve dans une épitre de l'abbé de Chaulieu au chevalier de Bouillon, un exemple frappant de ce mélange de différentes mesures.

Tel qu'un rocher dont la tête

Egalant le mont Athos,

Vait à ses pieds la tempête

Troubler le calme des flots.

La mer autour bruit et gronde ;

Malgré ses émotions,

Sur son front élevé règne une paix profonde,

Que tant d'agitations,

Et que les fureurs de l'onde

Respectent à l'égal du nid des Alcyons.

Mais faudrait-il éviter le retour fatiguant de la rime redoublée, croiser les vers, et varier les repos avec un art d'autant plus difficile, qu'il n'a point de règles.

Le coloris du style est une suite du coloris de l'imagination ; et comme il en est inséparable, nous avons cru devoir les réunir sous un même point de vue.

Le style de la tragédie est commun à toute la partie dramatique de l'épopée. Voyez TRAGEDIE.

Mais la partie épique permet, exige même des peintures plus fréquentes et plus vives : ou ces peintures présentent l'objet sous ses propres traits, et on les appelle descriptions ; ou elles le présentent revêtu de couleurs étrangères, et on les appelle images.

Les descriptions exigent non-seulement une imagination vive, forte et étendue, pour saisir à-la-fais l'ensemble et les détails d'un tableau vaste, mais encore un goût délicat et sur pour choisir et les tableaux, et les parties de chaque tableau qui sont dignes du poème héroïque. La chaleur des descriptions est la partie brillante et peut-être inimitable d'Homère ; c'est par-là qu'on a comparé son génie à l'essieu d'un char qui s'embrase par sa rapidité.... Ce feu, dit-on, n'a qu'à paraitre dans les endroits où manque tout le reste, et fût-il environné d'absurdités, on ne le verra plus. (Préf. de l'Homère Angl. de Pope.) C'est par-là qu'Homère a fait tant de fanatiques parmi les savants, et tant d'enthousiastes parmi les hommes de génie : c'est par-là qu'on l'a regardé tantôt comme une source intarissable où s'abreuvaient les Poètes,

A quo ceu fonte perenni

Vatum pieriis ora rigantur aquis. Ovid.

tantôt comme l'avait représenté le peintre Galathon, cujus vomitum alii poetae adstantes absorbent. Oelianus, l. XIII.

Mais ce n'est point assez de bien peindre, il faut bien choisir ce qu'on peint : toute peinture vraie a sa beauté ; mais chaque beauté a sa place. Tout ce qui est bas, commun, incapable d'exciter la surprise, l'admiration, ou la curiosité d'un lecteur judicieux, est déplacé dans l'épopée.

Il faut, dit-on, des peintures simples et familières pour préparer l'imagination à se prêter au merveilleux : oui sans doute : mais le simple et le familier ont leur intérêt et leur noblesse. Le repas d'Henri IV. chez le solitaire de Gersai, n'est pas moins naturel que le repas d'Enée sur la côte d'Afrique : cependant l'un est intéressant, et l'autre ne l'est pas. Pourquoi ? Parce que l'un renferme les idées accessoires d'une vie tranquille et pure, et l'autre ne présente que l'idée toute nue d'un repas de voyageurs.

Les Poètes doivent supposer tous les détails qui n'ont rien d'intéressant, et auxquels la réflexion du lecteur peut suppléer sans effort : ils seraient d'autant moins excusables de puiser dans ces sources stériles, que la Philosophie leur en a ouvert de très-fécondes. Pope compare le génie d'Homère à un astre qui attire en son tourbillon tout ce qu'il trouve à la portée de ses mouvements : et en effet Homère est de tous les Poètes celui qui a le plus enrichi la poésie des connaissances de son siècle. Mais s'il revenait aujourd'hui avec ce feu divin, quelles couleurs, quelles images ne tirerait-il pas des grands effets de la nature, si savamment développés, des grands effets de l'industrie humaine, que l'expérience et l'intérêt ont porté si loin depuis trois mille ans ? La gravitation des corps, la végétation des plantes, l'instinct des animaux, les développements du feu, l'action de l'air, etc. les mécaniques, l'astronomie, la navigation, etc. voilà des mines à-peine ouvertes, où le génie peut s'enrichir : c'est de-là qu'il peut tirer des peintures dignes de remplir les intervalles d'une action héroïque : encore doit-il être avare de l'espace qu'elles occupent, et ne perdre jamais de vue un spectateur impatient, qui veut être délassé sans être refroidi, et dont la curiosité se rebute par une longue attente, surtout lorsqu'il s'aperçoit qu'on le distrait hors de propos. C'est ce qui ne manquerait pas d'arriver, si par exemple, dans l'un des intervalles de l'action on employait mille vers à ne décrire que des jeux (Enéïde, l. V.). Le grand art de ménager les descriptions est donc de les présenter dans le cours de l'action principale, comme les passages les plus naturels, comme les moyens les plus simples. Art bien peu connu, ou bien négligé jusqu'à nous.

Il nous reste à examiner la partie des images ; mais comme elles sont communes à tous les genres de poésie, et que la théorie en exige un détail approfondi, nous croyons devoir en faire un article séparé. Voyez IMAGE.

Nous n'avons pu donner ici que le sommaire d'un long traité ; les exemples surtout, qui appuient et développent si bien les principes, n'ont pu trouver place dans les bornes d'un article : mais en parcourant les Poètes, un lecteur intelligent peut aisément y suppléer. D'ailleurs, comme nous l'avons dit dans l'article CRITIQUE, l'auteur qui, pour composer un poème, a besoin d'une longue étude des préceptes, peut s'en épargner le travail. Cet article est de M. MARMONTEL.