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Catégorie : Histoire ancienne & moderne
S. m. pl. (Histoire ancienne et moderne) peuple errant et répandu dans plusieurs des contrées de la Perse et des Indes. C'est le triste reste de l'ancienne monarchie persane que les caliphes arabes armés par la religion ont détruite dans le VIIe siècle, pour faire régner le dieu de Mahomet à la place du dieu de Zoroastre. Cette sanglante mission força le plus grand nombre des Perses à renoncer à la religion de leurs pères : les autres prirent la fuite, et se dispersèrent en différents lieux de l'Asie, où sans patrie et sans roi, méprisés et haïs des autres nations, et invinciblement attachés à leurs usages, ils ont jusqu'à présent conservé la loi de Zoroastre, la doctrine des Mages, et le culte du feu, comme pour servir de monument à l'une des plus anciennes religions du monde.

Quoiqu'il y ait beaucoup de superstition et encore plus d'ignorance parmi les Guèbres, les voyageurs sont assez d'accord pour nous en donner une idée qui nous intéresse à leur sort. Pauvres et simples dans leurs habits, doux et humbles dans leurs manières, tolérants, charitables, et laborieux ; ils n'ont point de mendiants parmi eux, mais ils sont tous artisans, ouvriers et grands agriculteurs. Il semble même qu'un des dogmes de leur ancienne religion ait été que l'homme est sur la terre pour la cultiver et pour l'embellir, ainsi que pour la peupler. Car ils estiment que l'agriculture est non-seulement une profession belle et innocente, mais noble dans la société et méritoire devant Dieu. C'est le prier, disent-ils, que de labourer ; et leur créance met au nombre des actions vertueuses de planter un arbre, de défricher un champ, et d'engendrer des enfants. Par une suite de ces principes, si antiques qu'ils sont presque oubliés par-tout ailleurs, ils ne mangent point le bœuf, parce qu'il sert au labourage, ni la vache qui leur donne du lait ; ils épargnent de même le coq animal domestique, qui les avertit du lever du Soleil ; et ils estiment particulièrement le chien qui veille aux troupeaux, et qui garde la maison. Ils se font aussi un religieux devoir de tuer les insectes et tous les animaux malfaisants ; et c'est par l'exercice de ce dernier précepte, qu'ils croient expier leurs péchés ; pénitence singulière, mais utile. Avec une morale pratique de cette rare espèce, les Guèbres ne sont nulle part des hôtes incommodes ; on reconnait par-tout leurs habitations au coup d'oeil, tandis que leur ancienne patrie, dont l'histoire nous a vanté la fertilité, n'est plus qu'un désert et qu'une terre inculte sous la loi de Mahomet, qui joint la contemplation au despotisme.

Ils sont prévenans envers les étrangers de quelque nation qu'ils soient ; ils ne parlent point devant eux de leur religion, mais ils ne condamnent personne, leur maxime étant de bien vivre avec tout le monde, et de n'offenser qui que ce sait. Ils haïssent en général tous les conquérants ; ils méprisent et détestent singulièrement Alexandre, comme un des plus grands ennemis qu'ait eu le genre humain. Quoiqu'ils aient lieu de haïr particulièrement les Mahométans, ils se sont toujours reposés sur la providence du soin de punir ces cruels usurpateurs ; et ils se consolent par une très-ancienne tradition dont ils entretiennent leurs enfants, que leur religion reprendra un jour le dessus, et qu'elle sera professée de tous les peuples du monde : à cet article de leur croyance, ils joignent aussi cette attente vague et indéterminée, qu'on retrouve chez tant d'autres peuples, de personnages illustres et fameux qui doivent venir à la fin des temps, pour rendre les hommes heureux et les préparer au grand renouvellement.

Une discipline sévère et des mœurs sages règnent dans l'intérieur de leurs maisons ; ils n'épousent que des femmes de leur religion et de leur nation ; ils ne souffrent point la bigamie ni le divorce ; mais en cas de stérilité, il leur est permis de prendre une seconde femme au bout de neuf années, en gardant cependant la première. Par-tout où ils sont tolérés, ils reçoivent le joug du prince, et vivent entr'eux sous la conduite de leurs anciens qui leur servent de magistrats.

Ils ont aussi des prêtres, qui se disent issus des anciens mages, et qui dépendent d'un souverain pontife, et que les Guèbres appellent destour, destouran, la règle des règles ou la loi des lais. Ces prêtres n'ont aucun habit particulier, et leur ignorance les distingue à peine du peuple. Ce sont eux qui ont le soin du feu sacré, qui imposent les pénitences, qui donnent des absolutions, et qui pour de l'argent distribuent chaque mois dans les maisons le feu sacré, et l'urine de vache qui sert aux purifications.

Ils prétendent posséder encore les livres que Zoroastre a reçus du ciel ; mais ils ne peuvent plus les lire, ils n'en ont que des commentaires qui sont eux-mêmes très-anciens. Ces livres contiennent des révélations sur ce qui doit arriver jusqu'à la fin des temps, des traités d'Astrologie et de divination. Du reste leurs traditions sur leurs prophetes et sur tout ce qui concerne l'origine de leur culte, ne forment qu'un tissu mal assorti de fables merveilleuses et de graves puérilités. Il en est à cet égard de la religion des Guèbres comme de toutes les autres religions d'Asie ; la morale en est toujours bonne, mais l'historique, ou pour mieux dire le roman, n'en vaut jamais rien. Ces histoires, il est vrai, devraient être fort indifférentes pour le culte en général ; mais le mal est que les hommes n'ont fait que trop consister l'essentiel de la religion dans un nom. Si les nations asiatiques voulaient cependant s'entendre entr'elles, et oublier ces noms divers de Confucius, de Brahma, de Zoroastre, et de Mahomet, il arriverait qu'elles n'auraient presque toutes qu'une même créance, et qu'elles seraient par-là d'autant plus proches de la véritable.

Plusieurs savants ont cru reconnaître dans les fables que les Guèbres débitent de Zoroastre, quelques traits de ressemblance avec Cham, Abraham et Moyse ; on pourrait ajouter aussi avec Osiris, Minos, et Romulus : mais il y a bien plus d'apparence que leurs fables sont tirées d'une formule générale que les anciens s'étaient faite pour écrire l'histoire de leurs grands hommes, en abusant des sombres vestiges de l'histoire ancienne de la nature.

Plus l'on remonte dans l'antiquité, et plus l'on remarque que l'historique et l'appareil des premières religions ont été puisés dans de pareilles sources. Toutes les fêtes des mages étaient appelées des mémoriaux (Selden, de diis Syris) ; et à en juger aujourd'hui par les usages de leurs descendants, on ne peut guère douter que leur culte n'ait effectivement été un reste des anciennes commémorations de la ruine et du renouvellement du monde, qui a dû être un des principaux objets de la Morale et de la religion sous la loi de nature. Nous savons que sous la loi écrite et sous la loi de grâce, les fêtes ont successivement eu pour motifs la célébration des événements qui ont donné et produit ces lois : nous pouvons donc penser que sous la loi de nature qui les a précédées, les fêtes ont dû avoir et ont eu pour objet les grands événements de l'histoire de la nature, entre lesquels il n'y en a pas eu sans-doute de plus grands et de plus mémorables que les révolutions qui ont détruit le genre humain, et changé la face de la terre.

C'est après avoir profondément étudié les différents âges du monde sous ces trois points de vue, que nous osons hasarder que telle a été l'origine de la religion des Guèbres et des anciens mages. Si nous les considérons dans leurs dogmes sur l'Agriculture, sur la population, et dans leur discipline domestique, tout nous y retracera les premiers besoins et les vrais devoirs de l'homme, qui n'ont jamais été si bien connus qu'après la ruine du genre humain devenu sage par ses malheurs. Si nous les envisageons dans les terreurs qu'ils ont des éclipses, des cometes, et de tous les écarts de la nature, et dans leurs traditions apocalyptiques, nous y reconnaitrons les tristes restes de l'espèce humaine longtemps épouvantée et effrayée par le seul souvenir des phénomènes de leurs anciens désastres. Si nous analysons leur dogme des deux principes et leurs fables sur les anciens combats de la lumière contre les ténèbres, et que nous en rapprochions tant d'autres traditions analogues répandues chez divers peuples ; nous y reverrons aussi ce même fait que quelques-uns ont appelé cahos, débrouillement, et d'autres création et renouvellement. En étudiant leur culte du feu, et leurs pressentiments sur les incendies futurs, nous n'y retrouverons que le ressentiment des incendies passés, et que des usages qui en devaient perpétuer le souvenir : enfin si nous les suivons dans ces fêtes qu'ils célebrent pour le soleil et pour tous les éléments, tout nous y retracera de même des institutions relatives à cet ancien objet qui a été perdu, oublié, corrompu par les Guèbres, par les Perses eux-mêmes, et par tous les autres peuples du monde qui n'ont présentement que des traces plus ou moins sombres de ces religieuses commémorations, qui dans un certain âge ont été générales par toute la terre.

C'est une grande question de savoir si les Guèbres d'aujourd'hui sont idolatres, et si le feu sacré est l'objet réel de leur adoration présente. Les Turcs, les Persans, et les Indiens les regardent comme tels ; mais selon les voyageurs européens, les Guèbres prétendent n'honorer le feu qu'en mémoire de leur législateur qui se sauva miraculeusement du milieu des flammes, et pour se distinguer des idolatres de l'Inde, ils se ceignent tous d'un cordon de laine ou de poil de chameau. Ils assurent reconnaître un dieu suprême, créateur et conservateur de la lumière ; ils lui donnent sept ministres, et ces ministres eux-mêmes en ont d'autres qu'ils invoquent aussi comme génies intercesseurs : l'être suprême est supérieur aux principes et aux causes ; mais il est vrai que leur théologie ou leur superstition attribue tant de pouvoir à ces principes subalternes, qu'ils n'en laissent guère au souverain, ou qu'il en fait peu d'usage ; ils admettent aussi des intelligences qui résident dans les astres et gouvernent les hommes, et des anges ou créatures inférieures qui gouvernent les corps inanimés ; et chaque arbre, comme chaque homme, a son patron et son gardien.

Ils ont persisté dans le dogme du bon et du mauvais principe : cette antique hérésie, et peut-être la première de toutes, n'a été vraisemblablement qu'une suite de l'impression que fit sur les hommes le spectacle affreux des anciens malheurs du monde, et la conséquence des premiers raisonnements qu'on a cru religieusement devoir faire pour ne point en accuser un dieu créateur et conservateur. Les anciens théologiens s'embrouillaient autrefois fort aisément dans les choses qu'ils ne pouvaient comprendre ; et l'on peut juger combien cette question doit être épineuse pour de pauvres gens, tels que les Guèbres, puisque tant et de si grands génies ont essayé en vain de la résoudre avec toutes les lumières de la raison.

Au reste les Guèbres n'ont aucune idole et aucune image, et ils sont vraisemblablement les seuls peuples de la terre qui n'en ont jamais eu ; tout l'appareil de leur religion consiste à entretenir le feu sacré, à respecter en général cet élément, n'y mettre jamais rien de sale ni qui puisse faire de la fumée, et à ne point l'infecter même avec leur haleine en voulant le souffler ; c'est devant le feu qu'ils prient dans leurs maisons, qu'ils font les actes et les serments ; et nul d'entr'eux n'oserait se parjurer quand il a pris à témoin cet élément terrible et vangeur : par une suite de ce respect, ils entretiennent en tout temps le feu de leur foyer, ils n'éteignent pas même leurs lampes, et ne se servent jamais d'eau dans les incendies qu'ils s'efforcent d'étouffer avec la terre. Ils ont aussi diverses cérémonies légales pour les hommes et pour les femmes, une espèce de baptême à leur naissance, et une sorte de confession à la mort ; ils prient cinq fois le jour en se tournant vers le soleil, lorsqu'ils sont hors de chez eux ; ils ont des jeunes réglés, quatre fêtes par mois, et surtout beaucoup de vénération pour le vendredi, et pour le premier et le 20 de chaque lune : dans leurs jours de dévotion, ils ont entr'eux des repas communs où l'on partage également ce que chacun y apporte suivant ses facultés.

Ils ont horreur de l'attouchement des cadavres, n'enterrent point leurs morts ni ne les brulent ; ils se contentent de les déposer à l'air dans des enceintes murées, en mettant auprès d'eux divers ustensiles de ménage. L'air et la sécheresse du pays permettent sans-doute cet usage qui serait dangereux et desagréable pour les vivants dans tout autre climat ; mais il en est sorti chez les Guèbres cette superstition singulière, d'aller observer de quelle façon les oiseaux du ciel viennent attaquer ces corps ; si le corbeau prend l'oeil droit, c'est un signe de salut, et l'on se réjouit ; s'il prend l'oeil gauche, c'est une marque de réprobation, et l'on pleure sur le sort du défunt : cette espèce de cruauté envers les morts, se trouve réparée par un autre dogme qui étend l'humanité des Guèbres jusque dans l'autre vie ; ils prétendent que le mauvais principe et l'enfer seront détruits avec le monde ; que les démons seront anéantis avec leur empire, et que les réprouvés après leurs souffrances, retrouveront à la fin un dieu clément et miséricordieux dont la contemplation fera leurs délices. Malgré l'ignorance des Guèbres, il semble qu'ils aient voulu prendre un milieu entre le paradis extravagant de Mahomet et le redoutable enfer du Christianisme.

Des peuples qui ont un culte si simple et des dogmes si pacifiques, n'auraient point dû sans-doute être l'objet de la haine et du mépris des Mahométans ; mais non-seulement ceux-ci les détestent, ils les ont encore accusés dans tous les temps d'idolatrie, d'impiété, d'athéisme, et des crimes les plus infames. Toutes les religions persécutées et obligées de tenir leurs assemblées secrètes, ont essuyé de la part des autres sectes des calomnies et des injures de ce genre. Les Payens ont accusé les premiers chrétiens de manger des enfants, et de se mêler sans distinction d'âge et de sexe : quelques-uns de nos hérétiques à leur tour ont essuyé un pareil traitement ; et c'est de même le venin calomnieux que répandent les disputes de religion, qui a donné aux restes des anciens Perses le nom de guèbre, qui dans la bouche des Persans modernes, désigne en général un payen, un infidèle, un homme adonné au crime contre nature.

Quelques-uns les ont aussi nommés Parsis, Pharsis, et Farsis, comme descendants des Perses, et d'autres Magious, parce qu'ils descendent des anciens mages ; mais leur nom le plus connu et le plus usité est l'infame nom de guèbre.

Ce qu'il y a de singulier dans ce nom, c'est qu'il est d'usage chez plusieurs nations d'Europe et d'Asie, et que sous différentes formes et en différents dialectes, il est par-tout l'expression d'une injure grossière.

Le changement du b en u donne gaur, autre nom des Guèbres ; une inflexion légère dans les voyelles donne giaour chez les Turcs qui ont fréquemment ce mot à la bouche, et qui les prodiguent particulièrement en faveur des Juifs, des Chrétiens, des infidèles, et de tous ceux qu'ils veulent outrager et insulter : le changement du g en k, donne kèbre, qui est aussi d'usage ; et celui du b en ph, produit kaphre et kafre, nom que plusieurs peuples d'Afrique ont reçu des Arabes leurs voisins, parce qu'ils ne suivent point la loi de Mahomet.

L'inverse et la méthathèse des radicaux de ce nom de gebr, qui dans l'hébreu sont gabar, gibor, giber, et geber, ont porté dans l'Europe par le canal des Phéniciens ou des Arabes espagnols, les expressions populaires de bogri, borgi, bougari, et bougeri, qui conservent encore l'idée du crime abominable dont les Guèbres sont accusés par les Persans modernes ; nos ayeux n'ont pas manqué de même d'en décorer les hérétiques du douzième siècle, et nos étymologistes ont savamment dérivé ces mots des Bulgares, à Bulgaris.

Les racines primitives de ces noms divers ne portent cependant point avec elles le mauvais sens que le préjugé leur attribue ; gabar dans l'hébreu signifie être fort, être puissant, être valeureux, dominer : gibor et giber y sont des épithetes qui indiquent la force, le courage, la puissance, et l'empire. Geber désigne le maître, le dominateur ; et gebereth, la maîtresse : d'où nos ancêtres ont formé berger et bergereth. Les Chaldéens dérivent aussi de cette source guberin, en latin gubernatores, et en français gouverneurs. Les Orientaux anciens et modernes en ont tiré Gabriel, Kébrail, Kabir, Giaber, et Giafar, noms illustres d'archanges et de grands hommes.

Les dérivés de gibor, de bogri, et de borgi, désignent encore chez les Flamants, un bel homme, un homme puissant et de taille avantageuse ; et nous exprimons le contraire par le diminutif rabougri : ce qui prouve que nos anciens ont connu le sens naturel et véritable de ces dénominations.

Si cependant elles sont devenues injurieuses pour la plupart, c'est par une allusion dont il faut ici chercher la source dans les légendes des premiers âges du monde ; elles nous disent qu'il y eut autrefois des hommes qui ont rendu leur nom célèbre par leur puissance et leur grandeur ; que ces hommes couvrirent la terre de leurs crimes et de leurs forfaits, et qu'ils furent à la fin exterminés par le feu du ciel : cette race superbe est la même que celle des géants, que les Arabes nomment encore giabar, et au plurier giabaroun, potentes ; et que les anciens ont appelé gibor et gibborim, ainsi qu'on le voit en plusieurs endroits de la bible. Nous devons donc présumer que c'est sous cet aspect particulier que le nom de gibor avec ses dialectes gebri, bogri, borgi, et leurs dérivés sont devenus chez tant de peuples différents des termes insultants ; et que c'est de-là qu'est sortie l'application presque générale qu'on en a faite à tous ceux que la justice ou le fanatisme calomnieux ont accusés de ce même crime qui a fait tomber le feu du ciel sur la tête des puissants mais abominables gibborim. Article de M. BOULANGER.




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