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Catégorie : Logique & métaphysique
S. m. (Logique et Métaphysique) Les Philosophes distinguent deux sortes de doutes, l'un effectif et l'autre méthodique. Le doute effectif est celui par lequel l'esprit demeure en suspens entre deux propositions contradictoires, sans avoir aucun motif dont le poids le fasse pancher d'un côté plutôt que d'un autre. Le doute méthodique est celui par lequel l'esprit suspend son consentement sur des vérités dont il ne doute pas réellement, afin de rassembler des preuves qui les rendent inaccessibles à tous les traits avec lesquels on pourrait les attaquer.

Descartes naturellement plein de génie et de pénétration, sentant le vide de la philosophie scolastique, prit le parti de s'en faire une toute nouvelle. Etant en Allemagne, et se trouvant fort desœuvré dans l'inaction d'un quartier d'hiver, il s'occupa plusieurs mois de suite à repasser les connaissances qu'il avait acquises, soit dans ses études, soit dans ses voyages ; il y trouva tant d'obscurité et d'incertitude, que la pensée lui vint de renverser ce mauvais édifice, et de rebâtir, pour ainsi dire, le tout à neuf, en mettant plus d'ordre et de liaison dans ses principes.

Il commença par mettre à l'écart les vérités revélées, parce qu'il pensait, disait-il, que pour entreprendre de les examiner, et pour y réussir, il était nécessaire d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d'être plus qu'homme. Il prit donc pour première maxime de conduite, d'obéir aux lois et aux coutumes de son pays, retenant constamment la religion dans laquelle Dieu lui avait fait la grâce d'être instruit dès son enfance, et se gouvernant en toute autre chose selon les opinions les plus modérées ; il crut qu'il était de la prudence de se prescrire par provision cette règle, parce que la recherche successive des vérités qu'il voulait savoir, pouvait être très longue, et que les actions de la vie ne souffrant aucun délai, il fallait se faire un plan de conduite ; ce qui lui fit joindre une seconde maxime à la précèdente, qui était d'être le plus ferme et le plus résolu dans ses actions qu'il le pourrait, et de ne pas suivre moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsqu'il s'y serait une fois déterminé, que si elles eussent été très-assurées. Sa troisième maxime fut de tâcher toujours de se vaincre plutôt que la fortune, et de changer plutôt ses désirs que l'ordre du monde.

Descartes s'étant assuré de ces maximes, et les ayant mises à part avec les vérités de foi, qui ont toujours été les premières en sa créance, jugea que pour tout le reste de ses opinions il pouvait librement entreprendre de s'en défaire. En cela il a eu raison ; mais il s'est trompé lorsqu'il a cru qu'il suffisait pour cela de les révoquer en doute. Douter si deux et deux font quatre, si l'homme est un animal raisonnable, c'est avoir des idées de deux, de quatre, d'homme, d'animal, de raisonnable. Le doute laisse donc subsister les idées telles qu'elles sont ; ainsi nos erreurs venant de ce que nos idées ont été mal faites, il ne les saurait prévenir. Il peut pendant un temps nous faire suspendre nos jugements ; mais enfin nous ne sortirons d'incertitude qu'en consultant les idées qu'il n'a pas détruites ; et par conséquent si elles sont vagues et mal déterminées, elles nous égareront comme auparavant. Le doute de Descartes est donc inutîle : chacun peut éprouver par lui-même qu'il est encore impraticable ; car si l'on compare des idées familières et bien déterminées, il n'est pas possible de douter des rapports qui sont entr'elles : telles sont, par exemple, celles des nombres. Si l'on peut douter de tout, ce n'est que par un doute vague et indéterminé, qui ne porte sur rien du tout en particulier.

Si Descartes n'avait pas été prévenu pour les idées innées, il aurait Ve que l'unique moyen de se faire un nouveau fonds de connaissances, était de détruire les idées mêmes, pour les reprendre à leur origine, c'est-à-dire aux sensations. La plus grande obligation que nous puissions avoir à ce philosophe, c'est de nous avoir laissé l'histoire des progrès de son esprit. Au lieu d'attaquer directement les scolastiques, il représente le temps où il était dans les mêmes préjugés ; il ne cache point les obstacles qu'il a eus à surmonter pour s'en dépouiller ; il donne les règles d'une méthode beaucoup plus simple qu'aucune de celles qui avaient été en usage jusqu'à lui, laisse entrevoir les découvertes qu'il croit avoir faites, et prépare par cette adresse les esprits à recevoir les nouvelles opinions qu'il se proposait d'établir. Je crois que cette conduite a eu beaucoup de part à la révolution dont ce philosophe est l'auteur.

Le doute introduit par Descartes, est bien différent de celui dans lequel se renferment les Sceptiques. Ceux-ci, en doutant de tout, étaient déterminés à rester toujours dans leur doute, au lieu que Descartes ne commença par le doute, que pour mieux s'affermir dans ses connaissances. Dans la philosophie d'Aristote, disent les disciples de Descartes, on ne doute de rien, on rend raison de tout, et néanmoins rien n'y est expliqué que par des termes barbares et inintelligibles, et que par des idées obscures et confuses ; au lieu que Descartes, s'il vous fait oublier même ce que vous connaissiez déjà, sait vous en dédommager abondamment, par les connaissances sublimes auxquelles il vous mène par degrés ; c'est pourquoi ils lui appliquent ce qu'Horace dit d'Homère :

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem

Cogitat, ut speciosa dehinc miracula promat.

Il faut le dire ici, il y a bien de la différence entre douter et douter : on doute par emportement et par brutalité, par aveuglement et par malice, et enfin par fantaisie, et parce que l'on veut douter ; mais on doute aussi par prudence et par défiance, par sagesse et par sagacité d'esprit. Les Académiciens et les Athées doutent de la première façon, les vrais Philosophes doutent de la seconde. Le premier doute est un doute de ténèbres, qui ne conduit point à la lumière, mais qui en éloigne toujours. Le second doute nait de la lumière, et il aide en quelque façon à la produire à son tour. C'est de ce doute qu'on peut dire qu'il est le premier pas vers la vérité.

Il est plus difficîle qu'on ne pense de douter. Les esprits bouillans, dit un auteur ingénieux, les imaginations ardentes ne s'accommodent pas de l'indolence du sceptique ; ils aiment mieux hasarder un choix que de n'en faire aucun, se tromper que de vivre incertains : soit qu'ils se méfient de leurs bras, soit qu'ils craignent la profondeur des eaux, on les voit toujours suspendus à des branches dont ils sentent toute la faiblesse, et auxquelles ils aiment mieux demeurer accrochés que de s'abandonner au torrent. Ils assurent tout, bien qu'ils n'aient rien soigneusement examiné, ils ne doutent de rien, parce qu'ils n'en ont ni la patience ni le courage : sujets à des lueurs qui les décident, si par hasard ils rencontrent la vérité, ce n'est point à tâtons, c'est brusquement et comme par révélation : ils sont entre les dogmatiques, ce que sont les illuminés chez le peuple dévot. Les individus de cette espèce inquiete ne conçoivent pas comment on peut allier la tranquillité d'esprit avec l'indécision.

Il ne faut pas confondre le doute avec l'ignorance. Le doute suppose un examen profond et désintéressé ; celui qui doute parce qu'il ne connait pas les raisons de credibilité, n'est qu'un ignorant.

Quoiqu'il soit d'un esprit bien fait de rejeter l'assertion dogmatique dans les questions qui ont des raisons pour et contre, et presqu'à égale mesure, ce serait néanmoins agir contre la raison, que de suspendre son jugement dans des choses qui brillent de la plus vive évidence ; un tel doute est impossible, il traine après lui des conséquences funestes à la société, et ferme tous les chemins qui pourraient conduire à la vérité.

Que ce doute soit impossible, rien n'est plus évident ; car pour y parvenir il faudrait avoir sur toutes sortes de matières des raisons d'un poids égal pour ou contre : or, je le demande, cela est-il possible ? Qui a jamais douté sérieusement s'il y a une terre, un soleil, une lune, et si le tout est plus grand que sa partie ? Le sentiment intime de notre existence peut-il être obscurci par des raisonnements subtils et captieux ? On peut bien faire dire extérieurement à sa bouche qu'on en doute, parce que l'on peut mentir ; mais on ne peut pas le faire dire à son esprit. Ainsi le pyrrhonisme n'est pas une secte de gens qui soient persuadés de ce qu'ils disent ; mais c'est une secte de menteurs : aussi se contredisent-ils souvent en parlant de leur opinion, leur cœur ne pouvant s'accorder avec leur langue, comme on peut le voir dans Montaigne, qui a tâché de le renouveller au dernier siècle.

Car après avoir dit que les Académiciens étaient différents des Pyrrhoniens, en ce que les Académiciens avouaient qu'il y avait des choses plus vraisemblables les unes que les autres, ce que les Pyrrhoniens ne voulaient pas reconnaître, il se déclare pour les Pyrrhoniens en ces termes : or l'avis, dit-il, des Pyrrhoniens est plus hardi, et quant et quant plus vraisemblable. Il y a donc des choses plus vraisemblables que les autres ; et ce n'est point pour dire un bon mot qu'il parle ainsi, ce sont des paroles qui lui sont échappées sans y penser, et qui naissent du fond de la nature, que le mensonge des opinions ne peut étouffer.

D'ailleurs chaque action que fait un pyrrhonien, ne dément-elle pas son système ? car enfin un pyrrhonien est un homme qui dans ses principes doit douter universellement de toutes choses, qui ne doit pas même savoir s'il y a des choses plus probables les unes que les autres ; qui doit ignorer s'il lui est plus avantageux de suivre les impressions de la nature, que de ne pas s'y conformer. S'il suivait ses principes, il devrait demeurer dans une perpétuelle indolence, sans boire, sans manger, sans voir ses amis, sans se conformer aux lais, aux usages et aux coutumes, en un mot se pétrifier et être immobîle comme une statue. Si un chien enragé se jette sur lui, il ne doit pas faire un pas pour le fuir : que sa maison menace ruine, et qu'elle soit prête à s'écrouler et à l'engloutir sous ses ruines, il n'en doit point sortir ; qu'il soit défaillant de faim ou de soif, il ne doit manger ni boire : pourquoi ? parce qu'on ne fait jamais une action qu'en conséquence de quelques jugements intérieurs, par lesquels on se dit qu'il y a du danger, qu'il est bon de l'éviter ; que pour l'éviter il faut faire telle ou telle chose. Si on ne le fait pas, c'est que l'esprit demeure dans l'inaction, sans se déterminer. Heureusement pour les Pyrrhoniens, l'instinct supplée avec usure à ce qui leur manque du côté de la conviction, ou plutôt il corrige l'extravagance de leur doute.

Mais il suffit, diront-ils, que le danger paraisse probable, pour qu'on soit obligé de le fuir : or nous ne nions pas les apparences ; nous disons seulement que nous ne savons pas que les choses soient telles en effet qu'elles nous paraissent. Mais cette réponse n'est qu'un vain subterfuge, par lequel ils ne pourront échapper à la difficulté qu'on leur fait. Je veux que le danger leur paraisse probable ; mais quelle raison ont-ils pour s'y soustraire ? Le danger qu'ils redoutent est peut-être pour eux un très-grand bien. D'ailleurs je voudrais bien savoir s'ils ont idée de danger, de doute, de probabilité ; s'ils en ont idée, ils connaissent donc quelque chose, savoir qu'il y a des dangers, des doutes, des probabilités : voilà donc pour eux une première marque de vérité. C'est un point fixe et constant chez eux, qu'il faut vivre comme les autres, et ne point se singulariser ; qu'il faut se laisser aller aux impressions qu'inspire la nature ; qu'il faut se conformer aux lois et aux coutumes. Mais où ont-ils pris tous ces principes ? Sceptiques dans leur façon de penser, comment peuvent-ils être dogmatiques dans leur manière d'agir ? Ce seul point qu'ils accordent, est un écueil où viennent se briser toutes leurs vaines subtilités.

Pyrrhon agissait quelquefois en conséquence de son principe. Persuadé qu'il n'y avait rien de certain, il portait son indifférence en certaines choses aussi loin que son système le comportait. On dit de lui qu'il n'aimait rien, et ne se fâchait de rien ; que quand il parlait, il se mettait peu en peine si on l'écoutait ou si on ne l'écoutait pas ; et qu'encore que ses auditeurs s'en allassent, il ne laissait pas de continuer. Si tous les hommes étaient de ce caractère, que deviendrait alors parmi eux la société ? Oui, rien ne lui est plus contraire que ce doute. En effet, il détruit et renverse toutes les lais, soit naturelles, soit divines, soit humaines ; il ouvre un vaste champ à tous les désordres, et autorise les plus grands forfaits. De ce principe qu'il faut douter de tout, il s'ensuit qu'il est incertain s'il y a un être suprême, s'il y a une religion, s'il y a un culte qui nous soit nécessairement commandé. De ce principe qu'il faut douter de tout, il s'ensuit que toutes les actions sont indifférentes, et que les bornes sacrées qui sont posées entre le bien et le mal, entre le vice et la vertu, sont renversées.

Or qui ne voit combien ces conséquences sont pernicieuses à la société ? Jugez-en par Pyrrhon lui-même, qui voyant Anaxarque son maître tombé dans un précipice, passa outre, sans daigner lui tendre la main pour l'en retirer : Anaxarque qui était imbu des mêmes principes, loin de l'en blâmer, parut lui en savoir bon gré ; sacrifiant ainsi à l'honneur de son système, le ressentiment qu'il devait avoir contre son disciple.

Ce doute n'est pas moins contraire à la recherche de la vérité ; car ce doute une fois admis, tous les chemins pour arriver à la vérité sont fermés, on ne peut s'assurer d'aucune règle de vérité : rien ne parait assez évident pour n'avoir pas besoin de preuve ; ainsi dans cet absurde système il faudrait remonter jusqu'à l'infini, pour y trouver un principe sur lequel on put asseoir sa croyance.

Je vais plus loin : ce doute est extravagant, et indigne d'un homme qui pense ; quiconque s'y conformerait dans la pratique, donnerait assurément des marques de la plus insigne folie : car cet homme douterait s'il faut manger pour vivre, s'il faut fuir quand on est menacé d'un danger pressant : tout doit lui paraitre également avantageux ou désavantageux. Ce doute est encore indigne d'un homme qui pense, il l'abaisse au-dessous des bêtes mêmes ; car en quoi l'homme differe-t-il des bêtes ? si ce n'est en ce qu'outre les impressions des sens qui lui viennent des objets extérieurs, et qui lui sont peut-être communes avec elles, il a encore la faculté de juger et de vouloir : c'est le plus noble exercice de sa raison, la plus noble opération de son esprit ; or le scepticisme rend ces deux facultés inutiles. L'homme ne jugera point, il s'est fait une loi de s'abstenir de juger, et ils appellent cela époque. Or si l'homme ne juge point, vous concevez que sa volonté n'a plus aucun exercice, qu'elle demeure dans l'inaction, et comme assoupie ou engourdie ; car la volonté ne peut rien choisir, que l'esprit n'ait connu auparavant ce qui est bon ou mauvais ; or un esprit imbu des principes pyrrhoniens est plongé dans les ténèbres. Mais il peut juger, dira-t-on, qu'une chose lui parait plus aimable que les autres. Cela ne doit point être dans leur système ; néanmoins en leur accordant ce point, on ne leur accorde pas en même temps qu'il y ait une raison suffisante pour se déterminer à poursuivre un tel objet ; cette raison ne saurait être que la ferme conviction où l'on serait, qu'il faut suivre les objets les plus aimables.

Que conclure de tout ceci ? sinon qu'un pyrrhonien réel et parfait parmi les hommes, est dans l'ordre des intelligences un monstre qu'il faut plaindre. Le pyrrhonisme parfait est le délire de la raison, et la production la plus ridicule de l'esprit humain. On pourrait douter avec raison s'il y a de véritables Sceptiques ; quelques efforts qu'ils fassent pour le faire croire aux autres, il est des moments, et ces moments sont fréquents, où il ne leur est pas possible de suspendre leur jugement ; ils reviennent à la condition des autres hommes : ils se surprennent à tous moments, aussi décidés que les plus fiers dogmatiques ; témoin Pyrrhon lui-même, qui se fâcha un jour contre sa sœur, parce qu'il avait été contraint d'acheter les choses dont elle eut besoin pour offrir un sacrifice. Quelqu'un lui remontra que son chagrin ne s'accordait pas avec l'indolence dont il faisait profession. Pensez-vous, répondit-il, que je veuille mettre en pratique pour une femme cette vertu ? N'allez pas vous imaginer qu'il voulait dire qu'il ne renonçait pas à l'amour, ce n'était point sa pensée ; il voulait dire que toutes sortes de sujets ne méritaient pas l'exercice de son dogme, de ne se fâcher de rien. Voyez PYRRHONISME, SCEPTIQUE.

DOUTE, (Belles-lettres.) figure de rhétorique par laquelle l'orateur parait en suspens et indéterminé sur ce qu'il doit dire et faire ; par exemple : Que ferai-je ? aurai-je recours à ces amis que j'ai négligés ? m'adresserai-je à ceux qui m'ont à-présent oublié ?

Il n'y a peut-être jamais eu de doute si marqué et en même temps si singulier, que ce commencement d'une lettre de Tibere au sénat, rapporté par Tacite, livre VI. de ses annales, n°. 6. Quid scribam vobis, P. C. aut quomodo scribam, aut quid omnino non scribam hoc tempore, dii me deaeque pejùs perdant, quàm perire quotidiè sentio, si scio. Ce n'était pas néanmoins pour faire une figure de rhétorique de propos délibéré, que ce prince écrivait de la sorte ; ces expressions étaient la vive image de la perplexité, de l'agitation et des remords dont il était alors troublé : Adeo, ajoute l'historien, dont les paroles et la réflexion sont trop belles pour ne mériter pas place ici ; adeo facinora atque flagitia sua ipsi quoque in supplicium verterant : neque frustra praestantissimus sapientiae firmare solitus est, SI RECLUDANTUR TYRANNORUM MENTES, POSSE ASPICI LANIATUS ET ICTUS, quando ut corpora verberibus, ita saevitia, libidine, malis consultis animus dilaceretur. Quippe Tiberium, ajoute-t-il, non fortuna, non solitudines protegebant quin tormenta pectoris suasque ipse poenas fateretur. Le doute et la perplexité sont incontestablement le langage de la nature dans une conscience ainsi bourrelée. (G)




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