S. f. (Logique, Métaphysique et Morale) c'est proprement une qualité du jugement qui emporte l'adhésion forte et invincible de notre esprit à la proposition que nous affirmons.

On peut prendre le mot de certitude en différents sens : ce mot s'applique quelquefois à la vérité ou à la proposition même à laquelle l'esprit adhere ; comme quand on dit la certitude de telle proposition, etc. Quelquefois il se prend, comme dans la définition que nous en avons donnée, pour l'adhésion même de l'esprit à la proposition qu'il regarde comme certaine.

On peut encore distinguer, comme M. d'Alembert l'a fait dans le Discours préliminaire, l'évidence de la certitude, en disant que l'évidence appartient proprement aux idées dont l'esprit aperçoit la liaison tout d'un coup, et la certitude à celles dont il n'aperçoit la liaison que par le secours d'un certain nombre d'idées intermédiaires. Ainsi, par exemple le tout est plus grand que sa partie, est une proposition évidente par elle-même, parce que l'esprit aperçoit tout-d'un-coup et sans aucune idée intermédiaire la liaison qui est entre les idées de tout et de plus grand, de partie et de plus petit ; mais cette proposition, le carré de l'hypoténuse d'un triangle rectangle est à la somme des carrés des deux côtés, est une proposition certaine et non évidente par elle-même, parce qu'il faut plusieurs propositions intermédiaires et consécutives pour en apercevoir la vérité. Dans ce cas, on peut dire que la certitude résulte d'un nombre plus ou moins grand de propositions évidentes qui se suivent immédiatement, mais que l'esprit ne peut embrasser toutes à-la-fais, et qu'il est obligé d'envisager et de détailler successivement.

D'où il s'ensuit 1°. que le nombre des propositions pourrait être si grand, même en une démonstration géométrique, qu'elles en feraient un labyrinthe, dans lequel le meilleur esprit venant à s'égarer, ne serait point conduit à la certitude. Si les propriétés de la spirale n'avaient pu se démontrer autrement que par la voie tortueuse qu'Archimède a suivie, un des meilleurs Géomètres du siècle passé n'eut jamais été certain de la découverte de ces propriétés. J'ai lu plusieurs fais, disait-il, cet endroit d'Archimède, et je n'ai pas mémoire d'en avoir jamais senti toute la force : Et memini me nunquam vim illius percepisse totam.

2°. De-là il s'ensuit encore que la certitude en Mathématique, nait toujours de l'évidence, puisqu'elle vient de la liaison aperçue successivement entre plusieurs idées consécutives et voisines.

Chambers dit que l'évidence est proprement dans la liaison que l'esprit aperçoit entre les idées, et la certitude dans le jugement qu'il porte sur ces idées : mais il me semble que c'est là se jouer un peu des mots ; car voir la liaison de deux idées, et juger, c'est la même chose.

On pourrait encore, comme on l'a fait dans le Discours préliminaire, distinguer l'évidence de la certitude, en disant que l'évidence appartient aux vérités purement spéculatives de Métaphysique et de Mathématique ; et la certitude aux objets physiques, et aux faits que l'on observe dans la nature, et dont la connaissance nous vient par les sens. Dans ce sens, il serait évident que le carré de l'hypothénuse est égal aux carrés des deux côtés dans un triangle rectangle ; et il serait certain que l'aimant attire le fer.

On distingue dans l'Ecole deux sortes de certitude ; l'une de spéculation, laquelle nait de l'évidence de la chose ; l'autre d'adhésion, qui nait de l'importance de la chose. Les Scholastiques appliquent cette dernière aux matières de foi. Cette distinction parait assez frivole : car l'adhésion ne nait point de l'importance de la chose, mais de l'évidence ; d'ailleurs la certitude de spéculation et l'adhésion sont proprement un seul et même acte de l'esprit.

On distingue encore, mais avec plus de raison, les trois espèces suivantes de certitude, par rapport aux trois degrés de l'évidence qui la font naître.

La certitude métaphysique est celle qui vient de l'évidence métaphysique : telle est celle qu'un géomètre a de cette proposition, que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux angles droits, parce qu'il est métaphysiquement, c'est-à-dire absolument aussi impossible que cela ne soit pas, qu'il l'est qu'un triangle soit carré.

La certitude physique est celle qui vient de l'évidence physique : telle est celle qu'a une personne, qu'il y a du feu sur sa main, quand elle le voit et qu'elle se sent bruler ; parce qu'il est physiquement impossible que cela ne soit pas, quoiqu'absolument et rigoureusement parlant, cela put ne pas être.

La certitude morale est celle qui est fondée sur l'évidence morale : telle est celle qu'une personne a du gain ou de la perte de son procès, quand son procureur ou ses amis le lui mandent, ou qu'on lui donne copie du jugement ; parce qu'il est moralement impossible que tant de personnes se réunissent pour en tromper une autre à qui elles prennent intérêt, quoique cela ne soit pas rigoureusement et absolument impossible.

On trouve dans les Transactions philosophiques un calcul algébrique des degrés de la certitude morale, qui provient des témoignages des hommes dans tous les cas possibles

L'auteur prétend que si un récit passe avant que de parvenir jusqu'à nous par douze personnes successives, dont chacune lui donne 5/6 de certitude, il n'aura plus que 1/2 de certitude après ces douze récits ; de façon qu'il y aura autant à parier pour la vérité que pour la fausseté de la chose en question : que si la proportion de la certitude est de 100/106, elle ne tombera alors à 1/2 qu'au soixante-dixième rapport ; et que si elle n'est que 100/1001, elle ne tombera alors à 1/2 qu'au six cent quatre-vingt-quinzième rapport.

En général, soit a/b la fraction qui exprime la certitude que chacun donne au recit, ce récit passant par deux témoins, n'aura plus, selon l'auteur dont nous parlons, que (a a)/(b b) de certitude ; et passant par n témoins, la certitude sera an/bn. Cela est aisé à prouver par les règles des combinaisons. Supposons, comme ci-dessus, la certitude = 5/6 et deux témoins successifs ; il y a donc, pour ainsi dire, un cas où le premier trompera, cinq où il dira vrai ; un cas où le second trompera, et cinq où il dira vrai. Il y a donc trente-six cas en tout, et vingt-cinq cas où ils diront vrai tous deux : donc la certitude est de 25/30 = (5/6)2, et ainsi des autres. Voyez COMBINAISON et DES.

Quant aux témoignages qui concourent, si deux personnes rapportent un fait, et qu'ils lui donnent chacun en particulier 5/6 de certitude, le fait aura alors par ce double témoignage 35/36 de certitude, c'est-à-dire sa probabilité sera à sa non-probabilité dans le rapport de trente-cinq à un. Si trois témoignages se réunissent, la certitude sera de 215/216. Le concours du témoignage de dix personnes qui donnent chacune 1/2 de certitude, produira 1023/1024 de certitude par la même raison. Cela est évident : car il y a trente-six cas en tout, et il n'y a qu'un cas où elles trompent toutes les deux. Les cas où l'une des deux tromperait, doivent être comptés pour ceux qui donnent la certitude : car il n'en est pas ici comme du cas précédent, où les deux témoins sont successifs, et où l'un reçoit la tradition de l'autre. Ici les deux témoins sont supposés voir le fait et le connaître indépendamment l'un de l'autre : il suffit donc que l'un des deux ne trompe pas ; au lieu que dans le premier cas, la tromperie du premier rend le second trompeur, même quand il croit ne tromper pas, et qu'il a intention de dire la vérité.

L'auteur calcule ensuite la certitude de la tradition orale, écrite et transmise successivement, et confirmée par plusieurs rapports successifs. V. l'art. PROBABILITE, et surtout la suite de celui-ci, où la valeur de ces calculs et des raisonnements absurdes sur lesquels ils sont fondés, est appréciée ce qu'elle vaut. C'est une dissertation de M. l'abbé de Prades, destinée à servir de discours préliminaire à un ouvrage important sur la vérité de la religion. Nous l'eussions peut-être analysée, si nous n'avions craint d'en altérer la force. L'objet d'ailleurs en est si grand ; les idées si neuves et si belles ; le ton si noble ; les preuves si bien exposées, que nous avions mieux aimé la rapporter toute entière. Nous espérons que ceux à qui l'intérêt de la religion est à cœur nous en sauront gré, et qu'elle sera très-utîle aux autres. Au reste, nous pouvons assurer que si la fonction d'éditeurs de l'Encyclopédie nous a jamais été agréable, c'est particulièrement dans ce moment. Mais il est temps de laisser parler l'auteur lui-même : son ouvrage le louera mieux que tout ce que nous pourrions ajouter.

Le pyrrhonisme a eu ses révolutions, ainsi que toutes les erreurs : d'abord plus hardi et plus téméraire, il prétendit tout renverser ; il poussait l'incrédulité jusqu'à se refuser aux vérités que l'évidence lui présentait. La religion de ces premiers temps était trop absurde pour occuper l'esprit des philosophes : on ne s'obstine point à détruire ce qui ne parait pas fondé ; et la faiblesse de l'ennemie a souvent arrêté la vivacité des poursuites. Les faits que la religion des payens proposait à croire, pouvaient bien satisfaire l'avide crédulité du peuple : mais ils n'étaient point dignes de l'examen sérieux des Philosophes. La religion chrétienne parut : par les lumières qu'elle répandit, elle fit bien-tôt évanouir tous ces fantômes que la superstition avait jusque-là réalisés : ce fut sans-doute un spectacle bien surprenant pour le monde entier, que la multitude des dieux qui en étaient la terreur ou l'espérance, devenus tout-à-coup son jouet et son mépris. La face de l'univers changée dans un si court espace de temps, attira l'attention des Philosophes : tous portèrent leurs regards sur cette religion nouvelle, qui n'exigeait pas moins leur soumission que celle du peuple.

Ils ne furent pas longtemps à s'apercevoir qu'elle était principalement appuyée sur des faits, extraordinaires à la vérité, mais qui méritaient bien d'être discutés par les preuves dont ils étaient soutenus. La dispute changea donc ; les Sceptiques reconnurent les droits des vérités métaphysiques et géométriques sur notre esprit, et les Philosophes incrédules tournèrent leurs armes contre les faits. Cette matière depuis si longtemps agitée, aurait été plus éclaircie, si avant que de plaider de part et d'autre, l'on fut convenu d'un tribunal où l'on put être jugé. Pour ne pas tomber dans cet inconvénient, nous disons aux Sceptiques : vous reconnaissez certains faits pour vrais ; l'existence de la ville de Rome dont vous ne sauriez douter, suffirait pour vous convaincre, si votre bonne foi ne nous assurait cet aveu : il y a donc des marques qui vous font connaître la vérité d'un fait ; et s'il n'y en avait point, que serait la société ? tout y roule, pour ainsi dire, sur des faits : parcourez toutes les sciences, et vous verrez du premier coup-d'oeil, qu'elles exigent qu'on puisse s'assurer de certains faits : vous ne seriez jamais guidé par la prudence dans l'exécution de vos desseins ; car qu'est-ce que la prudence, sinon cette prévoyance qui éclairant l'homme sur tout ce qui s'est passé et se passe actuellement, lui suggère les moyens les plus propres pour le succès de son entreprise, et lui fait éviter les écueils où il pourrait échouer ? La prudence, s'il est permis de parler ainsi, n'est qu'une conséquence dont le présent et le passé sont les prémices : elle est donc appuyée sur des faits. Je ne dois point insister davantage sur une vérité que tout le monde avoue ; je m'attache uniquement à fixer aux incrédules ces marques qui caractérisent un fait vrai ; je dois leur faire voir qu'il y en a non-seulement pour ceux qui arrivent de nos jours, &, pour ainsi dire, sous nos yeux ; mais encore pour ceux qui se passent dans les pays très éloignés, ou qui par leur antiquité traversent l'espace immense des siècles : voilà le tribunal que nous cherchons, et qui doit décider sur tous les faits que nous présenterons.

Les faits se passent à la vue d'une ou de plusieurs personnes : ce qui est à l'extérieur, et qui frappe les sens, appartient au fait ; les conséquences qu'on en peut tirer sont du ressort du philosophe qui le suppose certain. Les yeux sont pour les témoins oculaires des juges irréprochables, dont on ne manque jamais de suivre la décision : mais si les faits se passent à mille lieues de nous, ou si ce sont des événements arrivés il y a plusieurs siècles, de quels moyens nous servirons-nous pour y atteindre ? D'un côté, parce qu'ils ne tiennent à aucune vérité nécessaire, ils se dérobent à notre esprit ; et de l'autre, soit qu'ils n'existent plus, ou qu'ils arrivent dans des contrées fort éloignées de nous, ils échappent à nos sens.

Quatre choses se présentent à nous ; la disposition des témoins oculaires ou contemporains ; la tradition orale, l'histoire, et les monuments : les témoins oculaires ou contemporains parlent dans l'histoire ; la tradition orale doit nous faire remonter jusqu'à eux, et les monuments enchainent, s'il est permis de parler ainsi, leur témoignage. Ce sont les fondements inébranlables de la certitude morale : par-là nous pouvons rapprocher les objets les plus éloignés, peindre, et donner une espèce de corps à ce qui n'est plus visible, réaliser enfin ce qui n'existe plus.

On doit distinguer soigneusement dans la recherche de la vérité sur les faits, la probabilité d'avec le souverain degré de la certitude, et ne pas s'imaginer en ignorant, que celui qui renferme la probabilité dans sa sphère, conduise au Pyrrhonisme. J'ai même donné la plus légère atteinte à la certitude, ou toujours cru, après une mûre réflexion, que ces deux choses étaient tellement séparées, que l'une ne menait point à l'autre. Si certains auteurs n'avaient travaillé sur cette matière qu'après y avoir bien réfléchi, ils n'auraient pas dégradé par leurs calculs la certitude morale. Le témoignage des hommes est la seule source d'où naissent les preuves pour les faits éloignés ; les différents rapports d'après lesquels vous le considérez, vous donnent ou la probabilité ou la certitude. Si vous examinez le témoin en particulier pour vous assurer de sa probité, le fait ne vous deviendra que probable ; et si vous le combinez avec plusieurs autres, avec lesquels vous le trouviez d'accord, vous parviendrez bien-tôt à la certitude. Vous me proposez à croire un fait éclatant et intéressant ; vous avez plusieurs témoins qui déposent en sa faveur : vous me parlez de leur probité et de leur sincérité ; vous cherchez à descendre dans leurs cœurs, pour y voir à découvert les mouvements qui les agitent ; j'approuve cet examen : mais si j'assurais avec vous quelque chose sur ce seul fondement, je craindrais que ce fût plutôt une conjecture de mon esprit, qu'une découverte réelle. Je ne crois point qu'on doive appuyer une démonstration sur la seule connaissance du cœur de tel et tel homme en particulier : j'ose dire qu'il est impossible de prouver d'une démonstration morale qui puisse équivaloir à la certitude métaphysique, que Caton eut la probité que son siècle et la postérité lui accordent : sa réputation est un fait qu'on peut démontrer ; mais sur sa probité, il faut malgré nous nous livrer à nos conjectures, parce que n'étant que dans l'intérieur de son cœur, elle fuit nos sens, et nos regards ne sauraient y atteindre. Tant qu'un homme sera enveloppé dans la sphère de l'humanité, quelque véridique qu'il ait été dans tout le cours de sa vie, il ne sera que probable qu'il ne m'en impose point sur le fait qu'il rapporte. Le tableau de Caton ne vous présente donc rien qui puisse vous fixer avec une entière certitude. Mais jetez les yeux, s'il m'est permis de parler ainsi, sur celui qui représente l'humanité en grand, voyez-y les différentes passions dont les hommes sont agités, examinez ce contraste frappant : chaque passion a son but, et présente des vues qui lui sont propres : vous ignorez quelle est la passion qui domine celui qui vous parle ; et c'est ce qui rend votre foi chancelante : mais sur un grand nombre d'hommes vous ne sauriez douter de la diversité des passions qui les animent ; leurs faibles mêmes et leurs vices servent à rendre inébranlable le fondement où vous devez asseoir votre jugement. Je sai que les apologistes de la religion chrétienne ont principalement insisté sur les caractères de sincérité et de probité des apôtres ; et je suis bien éloigné de faire ici le procès à ceux qui se contentent de cette preuve ; mais comme les sceptiques de nos jours sont très-difficiles sur ce qui constitue la certitude des faits, j'ai cru que je ne risquais rien d'être encore plus difficîle qu'eux sur ce point, persuadé que les faits évangéliques sont portés à un degré de certitude qui brave les efforts du Pyrrhonisme le plus outré.

Si je pouvais m'assurer qu'un témoin a bien vu, et qu'il a voulu me dire vrai, son témoignage pour moi deviendrait infaillible : ce n'est qu'à proportion des degrés de cette double assurance que croit ma persuasion ; elle ne s'élevera jamais jusqu'à une pleine démonstration, tant que le témoignage sera unique, et que je considérerai le témoin en particulier ; parce que quelque connaissance que j'aye du cœur humain, je ne le connaitrai jamais assez parfaitement pour en deviner les divers caprices, et tous les ressorts mystérieux qui le font mouvoir. Mais ce que je chercherais envain dans un témoignage, je le trouve dans le concours de plusieurs témoignages, parce que l'humanité s'y peint ; je puis, en conséquence des lois que suivent les esprits, assurer que la seule vérité a pu réunir tant de personnes, dont les intérêts sont si divers et les passions si opposées. L'erreur a différentes formes, selon le tour d'esprit des hommes, selon les préjugés de religion et d'éducation dans lesquels ils sont nourris : si donc je les vais, malgré cette prodigieuse variété de préjugés qui différencient si fort les nations, se réunir dans la déposition d'un même fait, je ne dois nullement douter de sa réalité. Plus vous me prouverez que les passions qui gouvernent les hommes sont bizarres, capricieuses, et déraisonnables, plus vous serez éloquent à m'exagérer la multiplicité d'erreurs qui font naître tant de préjugés différents, et plus vous me confirmerez, à votre grand étonnement, dans la persuasion où je suis, qu'il n'y a que la vérité qui puisse faire parler de la même manière tant d'hommes d'un caractère opposé. Nous ne saurions donner l'être à la vérité ; elle existe indépendamment de l'homme : elle n'est donc sujette ni de nos passions ni de nos préjugés : l'erreur au contraire qui n'a d'autre réalité que celle que nous lui donnons, se trouve par sa dépendance obligée de prendre la forme que nous voulons lui donner : elle doit donc être toujours par sa nature marquée au coin de celui qui l'a inventée ; aussi est-il facîle de connaître la trempe de l'esprit d'un homme aux erreurs qu'il débite. Si les livres de morale, au lieu de contenir les idées de leur auteur, n'étaient, comme ils doivent être, qu'un recueil d'expériences sur l'esprit de l'homme, je vous y renvoyerais pour vous convaincre du principe que j'avance. Chaisissez un fait éclatant et qui intéresse, et vous verrez s'il est possible que le concours des témoins qui l'attestent puisse vous tromper. Rappelez-vous la glorieuse journée de Fontenoi ; putes-vous douter de la victoire signalée remportée par les Français, après la déposition d'un certain nombre de témoins ? vous ne vous occupâtes dans cet instant ni de la probité ni de la sincérité des témoins ; le concours vous entraina, et votre foi ne put s'y refuser. Un fait éclatant et intéressant entraîne des suites après lui : ces suites servent merveilleusement à confirmer la déposition des témoins ; elles sont aux contemporains ce que les monuments sont à la postérité : comme des tableaux répandus dans tout le pays que vous habitez, elles représentent sans-cesse à vos yeux le fait qui vous intéresse : faites-les entrer dans la combinaison que vous ferez des témoins ensemble, et du fait avec les témoins ; il en résultera une preuve d'autant plus forte, que toute entrée sera fermée à l'erreur ; car ces faits ne sauraient se prêter aux passions et aux intérêts des témoins.

Vous demandez, me dira-t-on, pour être assuré d'un fait invariablement, que les témoins qui vous le rapportent aient des passions opposées et des intérêts divers : mais si ces caractères de vérité, que je ne désavoue point, étaient uniques, on pourrait douter de certains faits qui tiennent non-seulement à la religion, mais qui même en sont la base. Les apôtres n'avaient ni des passions opposées ni des intérêts divers : votre combinaison, continuera-t-on devenant par-là impossible, nous ne pourrons point nous assurer des faits qu'ils attestent.

Cette difficulté serait sans-doute mieux placée ailleurs, où je discuterai les faits de l'évangile, mais il faut arrêter des soupçons injustes ou ignorants. De tous les faits que nous croyons, je n'en connais aucun qui soit plus susceptible de la combinaison dont je parle, que les faits de l'évangile. Cette combinaison est même ici plus frappante, et je crois qu'elle acquiert un degré de force, parce qu'on peut combiner les témoins entr'eux, et encore avec les faits. Que veut-on dire lorsqu'on avance que les apôtres n'avaient ni des passions opposées ni des intérêts divers, et que toute combinaison par rapport à eux est impossible ? A Dieu ne plaise que je veuille prêter ici des passions à ces premiers fondateurs d'une religion certainement divine ; je sai qu'ils n'avaient d'autre intérêt que celui de la vérité : mais je ne le sai que parce que je suis convaincu de la vérité de la religion chrétienne ; et un homme qui fait les premiers pas vers cette religion peut, sans que le chrétien qui travaille à sa conversion doive le trouver mauvais, raisonner sur les apôtres comme sur le reste des hommes. Pourquoi les apôtres n'étaient-ils conduits ni par la passion ni par l'intérêt ? c'est parce qu'ils défendaient une vérité, qui écartait loin d'elle et la passion et l'intérêt. Un Chrétien instruit dira donc à celui qu'il veut convaincre de la religion qu'il professe : si les faits que les apôtres rapportent n'étaient point vrais, quelqu'intérêt particulier ou quelque passion favorite les auraient portés à défendre si opiniâtrément l'imposture, parce que le mensonge ne peut devoir son origine qu'à la passion et à l'intérêt : mais, continuera ce chrétien, personne n'ignore que sur un certain nombre d'hommes il doit s'y trouver des passions opposées et des intérêts divers ; ils ne s'accorderaient donc point s'ils avaient été guidés par la passion et par l'intérêt : on est donc forcé d'avouer que la seule vérité forme cet accord. Son raisonnement recevra une nouvelle force, lorsqu'après avoir comparé les personnes entr'elles, il les rapprochera des faits. Il s'apercevra d'abord qu'ils sont d'une nature à ne favoriser aucune passion, et qu'ils ne saurait y avoir d'autre intérêt que celui de la vérité qui eut pu les engager à les attester. Je ne dois pas étendre davantage ce raisonnement ; il suffit qu'on voie que les faits de la religion chrétienne sont susceptibles des caractères de vérité que nous assignons.

Quelqu'un me dira peut-être encore : pourquoi vous obstinez-vous à séparer la probabilité de la certitude ? pourquoi ne convenez-vous point avec tous ceux qui ont écrit sur l'évidence morale, qu'elle n'est qu'un amas de probabilités ?

Ceux qui me font cette difficulté, n'ont jamais examiné de bien près cette matière. La certitude est par elle-même indivisible : on ne saurait la diviser sans la détruire. On l'aperçoit dans un certain point fixe de combinaison, et c'est celui où vous avez assez de témoins pour pouvoir assurer qu'il y a des passions opposées ou des intérêts divers, ou si l'on veut encore, lorsque les faits ne peuvent s'accorder ni avec les passions ni avec les intérêts de ceux qui les rapportent ; en un mot, lorsque du côté des témoins ou du côté du fait on voit évidemment qu'il ne saurait y avoir d'unité de motif. Si vous ôtez quelque circonstance nécessaire à cette combinaison, la certitude du fait disparaitra pour vous. Vous serez obligés de vous rejeter sur l'examen des témoins qui restent, parce que n'en ayant pas assez pour qu'ils puissent représenter le caractère de l'humanité, vous êtes obligés d'examiner chacun en particulier. Or voilà la différence essentielle entre la probabilité et la certitude ; celle-ci prend sa source dans les lois générales que tous les hommes suivent, et l'autre dans l'étude du cœur de celui qui vous parle ; l'une est susceptible d'accroissement, et l'autre ne l'est point. Vous ne seriez pas plus certain de l'existence de Rome, quand même vous l'auriez sous vos yeux ; votre certitude changerait de nature, puisqu'elle serait physique : mais votre croyance n'en deviendrait pas plus inébranlable. Vous me présentez plusieurs témoins, et vous me faites part de l'examen réfléchi que vous avez fait de chacun en particulier ; la probabilité sera plus ou moins grande selon le degré d'habileté que je vous connais à pénétrer les hommes. Il est évident que ces examens particuliers tiennent toujours de la conjecture ; c'est une tache dont on ne peut les laver. Multipliez tant que vous voudrez ces examens ; si votre tête retrécie ne saisit pas la loi que suivent les esprits, vous augmenterez, il est vrai, le nombre de vos probabilités : mais vous n'acquerrez jamais la certitude. Je sens bien ce qui fait dire que la certitude n'est qu'un amas de probabilités ; c'est parce qu'on peut passer des probabilités à la certitude ; non qu'elle en sait, pour ainsi dire, composée, mais parce qu'un grand nombre de probabilités demandant plusieurs témoins, vous met à portée, en laissant les idées particulières, de porter vos vues sur l'homme tout entier. Bien loin que la certitude résulte de ces probabilités, vous êtes obligé, comme vous voyez, de changer d'objet pour y atteindre. En un mot, les probabilités ne servent à la certitude, que parce que par les idées particulières vous passez aux idées générales. Après ces réflexions il ne sera pas difficîle de sentir la vanité des calculs d'un Géomètre Anglais, qui a prétendu supputer les différents degrés de certitude que peuvent procurer plusieurs témoins : il suffira de mettre cette difficulté sous les yeux pour la faire évanouir.

Selon cet auteur, les divers degrés de probabilité nécessaires pour rendre un fait certain, sont comme un chemin dont la certitude serait le terme. Le premier témoin, dont l'autorité est assez grande pour m'assurer le fait à demi, en sorte qu'il y ait égal parti à faire pour et contre la vérité de ce qu'il m'annonce, me fait parcourir la moitié du chemin. Un témoin aussi croyable que le premier, qui m'a fait parcourir la moitié de tout le chemin, par cela même que son témoignage est du même poids, ne me fera parcourir que la moitié de cette moitié, en sorte que ces deux témoins me feront parcourir les trois quarts du chemin. Un troisième qui surviendra ne me fera avancer que de la moitié sur l'espace restant, que les deux autres m'ont laissé à parcourir ; son témoignage n'excédant point celui des deux premiers, pris séparément, il ne doit comme eux me faire parcourir que la moitié du chemin quelle qu'en soit l'étendue. En voici la raison sans-doute, c'est que chaque témoin peut seulement détruire dans mon esprit la moitié des raisons qui s'opposent à l'entière certitude du fait.

Le Géomètre Anglais, comme on voit, examine chaque témoin en particulier, puisqu'il évalue le témoignage de chacun pris séparément ; il ne suit donc pas le chemin que j'ai tracé pour arriver à la certitude. Le premier témoin me fera parcourir tout le chemin, si je puis m'assurer qu'il ne s'est point trompé, et qu'il n'a pas voulu m'en imposer sur le fait qu'il me rapporte. Je ne saurais, je l'avoue, avoir cette assurance : mais examinez-en la raison, et vous vous convaincrez que ce n'est que parce que vous ne pouvez pas connaître les passions qui l'agitent, ou l'intérêt qui le fait agir. Toutes vos vues doivent donc se tourner du côté de cet inconvénient. Vous passez à l'examen du second témoin, ne deviez-vous pas vous apercevoir qu'avant de raisonner sur ce second témoin comme vous avez fait sur le premier, la même difficulté reste toujours ? Aurez-vous recours à l'examen d'un troisième, ce ne seront jamais que des idées particulières : ce qui s'oppose à votre certitude, c'est le cœur des témoins que vous ne connaissez pas : cherchez donc un moyen de le faire paraitre, pour ainsi dire à vos yeux ; or c'est ce que procure un grand nombre de témoins. Vous n'en connaissez aucun en particulier ; vous pouvez pourtant assurer qu'aucun complot ne les a réunis pour vous tromper. L'inégalité des conditions, la distance des lieux, la nature du fait, le nombre des témoins, vous font connaître, sans que vous puissiez en douter, qu'il y a parmi eux des passions opposées et des intérêts divers. Ce n'est que lorsque vous êtes parvenu à ce point, que la certitude se présente à vous ; ce qui est, comme on voit, totalement soustrait au calcul.

Prétendez-vous, m'a-t-on dit, vous servir de ces marques de vérité pour les miracles comme pour les faits naturels ? Cette question m'a toujours surpris. Je répons à mon tour : est-ce qu'un miracle n'est pas un fait ? Si c'est un fait, pourquoi ne puis-je pas me servir des mêmes marques de vérité pour les uns comme pour les autres ? Serait-ce parce que le miracle n'est pas compris dans l'enchainement du cours ordinaire des choses ? Il faudrait que ce en quoi les miracles diffèrent des faits naturels, ne leur permit pas d'être susceptibles des mêmes marques de vérité, ou que du moins elles ne pussent pas faire la même impression. En quoi diffèrent-ils donc ? Les uns sont produits par des agens naturels, tant libres que nécessaires ; les autres par une force qui n'est point renfermée dans l'ordre de la nature. Je vois donc Dieu qui produit l'un, et la créature qui produit l'autre (je ne traite point ici la question des miracles) ; qui ne voit que cette différence dans les causes ne suffit pas pour que les mêmes caractères de vérité ne puissent leur convenir également ? La règle invariable que j'ai assignée pour s'assurer d'un fait, ne regarde ni leur nature, c'est-à-dire s'ils sont naturels ou surnaturels, ni les causes qui les produisent. Quelque différence que vous trouviez donc de ce côté-là, elle ne saurait s'étendre jusqu'à la règle qui n'y touche point. Une simple supposition fera sentir combien ce que je dis est vrai : qu'on se représente un monde où tous les événements miraculeux qu'on voit dans celui-ci, ne soient que des suites de l'ordre établi dans celui-là. Fixons nos regards sur le cours du soleil pour nous servir d'exemple : supposons que dans ce monde imaginaire le soleil suspendant sa course au commencement des quatre différentes saisons de l'année, le premier jour en soit quatre fois plus long qu'à l'ordinaire. Continuez à faire jouer votre imagination, et transportez-y les hommes tels qu'ils sont, ils seront témoins de ce spectacle bien nouveau pour eux. Peut-on nier que sans changer leurs organes ils fussent en état de s'assurer de la longueur de ce jour ? Il ne s'agit encore, comme on voit, que des témoins oculaires, c'est-à-dire si un homme peut voir aussi facilement un miracle qu'un fait naturel ; il tombe également sous les sens : la difficulté est donc levée quant aux témoins oculaires. Or ces témoins qui nous rapportent un fait miraculeux, ont-ils plus de facilité pour nous en imposer que sur tout autre fait ? et les marques de vérité que nous avons assignées ne reviennent-elles point avec toute leur force ? Je pourrai combiner également les témoins ensemble ; je pourrai connaître si quelque passion ou quelque intérêt commun les fait agir ; il ne faudra, en un mot, qu'examiner l'homme, et consulter les lois générales qu'il suit ; tout est égal de part et d'autre.

Vous allez trop loin, me dira-t-on, tout n'est point égal ; je sai que les caractères de vérité que vous avez assignés ne sont point inutiles pour les faits miraculeux : mais ils ne sauraient faire la même impression sur notre esprit. On vient m'apprendre qu'un homme célèbre vient d'opérer un prodige ; ce récit se trouve revêtu de toutes les marques de vérité les plus frappantes, telles, en un mot, que je n'hésiterais pas un instant à y ajouter foi si c'était un fait naturel ; elles ne peuvent pourtant servir qu'à me faire douter de la réalité du prodige. Prétendre, continuera-t-on, que par-là je dépouille ces marques de vérité de toute la force qu'elles doivent avoir sur notre esprit, ce serait dire que de deux poids égaux mis dans deux balances différentes, l'un ne peserait pas autant que l'autre, parce qu'il n'emporterait pas également le côté qui lui est opposé, sans examiner si tous les deux n'ont que les mêmes obstacles à vaincre. Ce qui vous parait être un paradoxe Ve se développer clairement à vos yeux. Les marques de vérité ont la même force pour les deux faits : mais dans l'un il y a un obstacle à surmonter, et dans l'autre il n'y en a point ; dans le fait surnaturel je vois l'impossibilité physique qui s'oppose à l'impression que feraient sur moi ces marques de vérité ; elle agit si fortement sur mon esprit qu'elle le laisse en suspens ; il se trouve comme entre deux forces qui se combattent : il ne peut le nier, les marques de vérité dont il est revêtu ne le lui permettent pas ; il ne peut y ajouter foi, l'impossibilité physique qu'il voit l'arrête. Ainsi, en accordant aux caractères de vérité que vous avez assignés, toute la force que vous leur donnez, ils ne suffisent pas pour me déterminer à croire un miracle.

Ce raisonnement frappera sans-doute tout homme qui le lira rapidement sans l'approfondir : mais le plus leger examen suffit pour en faire apercevoir tout le faux ; semblable à ces fantômes qui paraissent durant la nuit, et se dissipent à notre approche. Descendez jusque dans les abîmes du néant, vous y verrez les faits naturels et surnaturels confondus ensemble, ne tenir pas plus à l'être les uns que les autres. Leur degré de possibilité, pour sortir de ce gouffre et reparaitre au jour, est précisément le même ; car il est aussi facîle à Dieu de rendre la vie à un mort, que de la conserver à un vivant. Profitons maintenant de tout ce qu'on nous accorde. Les marques de vérité que nous avons assignées sont, dit-on, bonnes, et ne permettent pas de douter d'un fait naturel qui s'en trouve revêtu. Ces caractères de vérité peuvent même convenir aux faits surnaturels ; de sorte que s'il n'y avait aucun obstacle à surmonter, point de raisons à combattre, nous serions aussi assurés d'un fait miraculeux que d'un fait naturel. Il ne s'agit donc plus que de savoir, s'il y a des raisons dans un fait surnaturel qui s'opposent à l'impression que ces marques devraient faire. Or j'ose avancer qu'il en est précisément de même d'un fait surnaturel que d'un fait naturel ; c'est à tort qu'on s'imagine toujours voir l'impossibilité physique d'un fait miraculeux combattre toutes les raisons qui concourent à nous en démontrer la réalité. Car qu'est-ce que l'impossibilité physique ? C'est l'impuissance des causes naturelles à produire un tel effet ; cette impossibilité ne vient point du côté du fait même, qui n'est pas plus impossible que le fait naturel le plus simple. Lorsqu'on vient vous apprendre un fait miraculeux, on ne prétend pas vous dire qu'il a été produit par les seules forces des causes naturelles ; j'avoue qu'alors les raisons qui prouveraient ce fait, seraient non-seulement combattues, mais même détruites ; non par l'impossibilité physique, mais par une impossibilité absolue : car il est absolument impossible qu'une cause naturelle avec ses seules forces produise un fait surnaturel. Vous devez donc, lorsqu'on vous apprend un fait miraculeux, joindre la cause qui peut le produire avec le même fait ; et alors l'impossibilité physique ne pourra nullement s'opposer aux raisons que vous aurez de croire ce fait. Si plusieurs personnes vous disent qu'elles viennent de voir une pendule remarquable par l'exactitude avec laquelle elle marque jusques aux tierces ; douterez-vous du fait, parce que tous les serruriers que vous connaissez ne sauraient l'avoir faite, et qu'ils sont dans une espèce d'impossibilité physique d'exécuter un tel ouvrage ? Cette question vous surprend sans-doute, et avec raison : pourquoi donc, quand on vous apprend un fait miraculeux, voulez-vous en douter, parce qu'une cause naturelle n'a pu le produire ? L'impossibilité physique où se trouve la créature pour un fait surnaturel, doit-elle faire plus d'impression que l'impossibilité physique où se trouve ce serrurier d'exécuter cette admirable pendule ? Je ne vois d'autres raisons que celles qui naissent d'une impossibilité métaphysique, qui puissent s'opposer à la preuve d'un fait ; ce raisonnement sera toujours invincible. Le fait que je vous propose à croire ne présente rien à l'esprit d'absurde et de contradictoire : cessez donc de parler avec moi de sa possibilité ou de son impossibilité, et venons à la preuve du fait.

L'expérience, dira quelqu'un, dément votre réponse ; il n'est personne qui ne croye plus facilement un fait naturel qu'un miracle. Il y a donc quelque chose de plus dans le miracle que dans le fait naturel ; cette difficulté à croire un fait miraculeux prouve très-bien, que la règle des faits ne saurait faire la même impression pour le miracle que pour un fait naturel.

Si l'on voulait ne pas confondre la probabilité avec la certitude, cette difficulté n'aurait pas lieu. J'avoue que ceux qui peu scrupuleux sur ce qu'on leur dit n'approfondissent rien, éprouvent une certaine résistance de leur esprit à croire un fait miraculeux, ils se contentent de la plus légère probabilité pour un fait naturel ; comme un miracle est toujours un fait intéressant, leur esprit en demande davantage. Le miracle est d'ailleurs un fait beaucoup plus rare que les faits naturels : le plus grand nombre de probabilités doit donc y suppléer ; en un mot, on n'est plus difficîle à croire un fait miraculeux qu'un fait naturel, que lorsqu'on se tient précisément dans la sphère des probabilités. Il a moins de vraisemblance, je l'avoue ; il faut donc plus de probabilités, c'est-à-dire, que si quelqu'un ordinairement peut ajouter foi à un fait naturel, qui demande six degrés de probabilités ; il lui en faudra peut-être dix pour croire un fait miraculeux. Je ne prétens point déterminer ici exactement la proportion : mais si quittant les probabilités, vous passez dans le chemin qui mène à la certitude, tout sera égal. Je ne vois qu'une différence entre les faits naturels et les miracles : pour ceux-ci on pousse les choses à la rigueur, et on demande qu'ils puissent soutenir l'examen le plus sévère ; pour ceux-là, au contraire, on ne Ve pas à beaucoup près si loin. Cela est fondé en raison, parce que, comme je l'ai déjà remarqué, un miracle est toujours un fait très-intéressant : mais cela n'empêche nullement que la règle des faits ne puisse servir pour les miracles, aussi-bien que pour les faits naturels ; et si on veut examiner la difficulté présente de bien près, on verra qu'elle n'est fondée que sur ce qu'on se sert de la règle des faits pour examiner un miracle, et qu'on ne s'en sert pas ordinairement pour un fait naturel. S'il était arrivé un miracle dans les champs de Fontenoi, le jour que se donna la bataille de ce nom ; si les deux armées avaient pu l'apercevoir aisément ; si en conséquence les mêmes bouches qui publièrent la nouvelle de la bataille l'avaient publié ; s'il avait été accompagné des mêmes circonstances que cette bataille, et qu'il eut eu des suites, quel serait celui qui ajouterait foi à la nouvelle de la bataille, et qui douterait du miracle ? ici les deux faits marchent de niveau, parce qu'ils sont arrivés tous les deux à la certitude.

Ce que j'ai dit jusqu'ici suffit sans-doute pour repousser aisément tous les traits que lance l'auteur des Pensées philosophiques, contre la certitude des faits surnaturels : mais le tour qu'il donne à ses pensées, les présente de manière que je crois nécessaire de nous y arrêter. Ecoutons-le donc parler lui-même, et voyons comme il prouve qu'on ne doit point ajouter la même foi à un fait surnaturel, qu'à un fait naturel : " Je croirais sans peine, dit-il un seul honnête homme qui m'annoncerait que Sa Majesté vient de remporter une victoire complete sur les alliés : mais tout Paris m'assurerait qu'un mort vient de ressusciter à Passy, que je n'en croirais rien. Qu'un historien nous en impose, ou que tout un peuple se trompe, ce ne sont pas des prodiges ". Détaillons ce fait ; donnons-lui toutes les circonstances dont un fait de cette nature peut être susceptible ; parce que, quelques circonstances que nous supposions, le fait demeurera toujours dans l'ordre des faits surnaturels, et par conséquent le raisonnement doit toujours valoir, ou ne pas être bon en lui-même. C'était une personne publique dont la vie intéressait une infinité de particuliers, et à laquelle était en quelque façon attaché le sort du royaume. Sa maladie avait jeté la consternation dans tous les esprits, et sa mort avait achevé de les abattre ; sa pompe funèbre fut accompagnée des cris lamentables de tout un peuple, qui retrouvait en lui un père. Il fut mis en terre, à la face du peuple, en présence de tous ceux qui le pleuraient ; il avait le visage découvert et déjà défiguré par les horreurs de la mort. Le roi nomme à tous ses emplois, et les donne à un homme, qui de tout temps a été l'ennemi implacable de la famille de l'illustre mort ; quelques jours s'écoulent, et toutes les affaires prennent le train que cette mort devait naturellement occasionner. Voilà la première époque du fait. Tout Paris Ve l'apprendre à l'auteur des Pensées philosophiques, et il n'en doute point ; c'est un fait naturel. Quelques jours après, un homme qui se dit envoyé de Dieu, se présente, annonce quelque vérité ; et pour prouver la divinité de sa légation, il assemble un peuple nombreux au tombeau de cet homme, dont ils pleurent la mort si amèrement. A sa voix, le tombeau s'ouvre, la puanteur horrible qui s'exhale du cadavre, infecte les airs : le cadavre hideux, ce même cadavre, dont la vue les fait pâlir tous, ranime ses cendres froides, à la vue de tout Paris, qui, surpris du prodige, reconnait l'envoyé de Dieu. Une foule de témoins oculaires, qui ont manié le mort ressuscité, qui lui ont parlé plusieurs fois attestent ce fait à notre sceptique, et lui disent que l'homme dont on lui avait appris la mort peu de jours avant, est plein de vie. Que répond à cela notre sceptique, qui est déjà assuré de sa mort ? Je ne puis ajouter foi à cette résurrection ; parce qu'il est plus possible que tout Paris se soit trompé, ou qu'il ait voulu me tromper, qu'il n'est possible que cet homme soit ressuscité.

Il y a deux choses à remarquer dans la réponse de notre sceptique : 1°. la possibilité que tout Paris se soit trompé : 2°. qu'il ait voulu tromper. Quant au premier membre de la réponse, il est évident que la résurrection de ce mort n'est pas plus impossible, qu'il l'est que tout Paris se soit trompé ; car l'une et l'autre impossibilités sont renfermées dans l'ordre physique. En effet, il n'est pas moins contre les lois de la nature, que tout Paris croye voir un homme qu'il ne voit point ; qu'il croye l'entendre parler, et ne l'entende point ; qu'il croye le toucher, et ne le touche point, qu'il l'est qu'un mort ressuscite. Oserait-on nous dire que dans la nature il n'y a pas des lois pour les sens ? et s'il y en a, comme on n'en peut douter, n'en est-ce point une pour la vue, de voir un objet qui est à portée d'être Ve ? Je sai que la vue, comme le remarque très-bien l'auteur que nous combattons, est un sens superficiel ; aussi ne l'employons-nous que pour la superficie des corps, qui seule suffit pour les faire distinguer. Mais si à la vue et à l'ouie nous joignons le toucher, ce sens philosophe et profond, comme le remarque encore le même auteur, pouvons-nous craindre de nous tromper ? Ne faudrait-il pas pour cela renverser les lois de la nature, relatives à ce sens ? Tout Paris a pu s'assurer de la mort de cet homme, le sceptique l'avoue ; il peut donc de même s'assurer de sa vie, et par conséquent de sa résurrection. Je puis donc conclure contre l'auteur des Pensées philosophiques, que la résurrection de ce mort n'est pas plus impossible, que l'erreur de tout Paris, sur cette résurrection. Est-ce un moindre miracle d'animer un fantôme, de lui donner une ressemblance qui puisse tromper tout un peuple, que de rendre la vie à un mort ? Le sceptique doit donc être certain que tout Paris n'a pu se tromper. Son doute, s'il lui en reste encore, ne peut donc être fondé que sur ce que tout Paris aura pu vouloir le tromper. Or il ne sera pas plus heureux dans cette seconde supposition.

En effet, qu'il me soit permis de lui dire : " n'avez-vous point ajouté foi à la mort de cet homme, sur le témoignage de tout Paris qui vous l'a apprise ? Il était pourtant possible que tout Paris voulut vous tromper (du moins dans votre sentiment) ; cette possibilité n'a pas été capable de vous ébranler ". Je le vais, c'est moins le canal de la tradition, par où un fait passe jusqu'à nous, qui rend les déistes si défiants et si soupçonneux, que le merveilleux qui y est empreint. Mais du moment que ce merveilleux est possible, leur doute ne doit point s'y arrêter, mais seulement aux apparences et aux phénomènes qui, s'incorporant avec lui, en attestent la réalité. Car voici comme je raisonne contr'eux en la personne de notre sceptique : " Il est aussi impossible que tout Paris ait voulu le tromper sur un fait miraculeux, que sur un fait naturel ". Donc une possibilité ne doit pas faire plus d'impression sur lui que l'autre. Il est donc aussi mal-fondé à vouloir douter de la résurrection que tout Paris lui confirme, sous prétexte que tout Paris aurait pu vouloir le tromper, qu'il le serait à douter de la mort d'un homme, sur le témoignage unanime de cette grande ville. Il nous dira peut-être, le dernier fait n'est point impossible physiquement ; qu'un homme soit mort, il n'y a rien-là qui m'étonne ; mais qu'un homme ait été ressuscité, voilà ce qui révolte et ce qui effarouche ma raison ; en un mot voilà pourquoi la possibilité que tout Paris ait voulu me tromper sur la résurrection de cet homme, me fait une impression dont je ne saurais me défendre : au lieu que la possibilité que tout Paris ait voulu m'en imposer sur sa mort, ne me frappe nullement. Je ne lui répéterai point ce que je lui ai déjà dit, que ces deux faits étant également possibles, il ne doit s'arrêter qu'aux marques extérieures qui l'accompagnent, et qui nous guident dans la connaissance des événements ; en sorte que si un fait surnaturel a plus de ces marques extérieures qu'un fait naturel, il me deviendra dès-lors plus probable. Mais examinons le merveilleux qui effarouche sa raison, et faisons-le disparaitre à ses yeux. Ce n'est en effet qu'un fait naturel que tout Paris lui propose à croire : savoir, que cet homme est plein de vie. Il est vrai qu'étant déjà assuré de sa mort, sa vie présente suppose une résurrection. Mais s'il ne peut douter de la vie de cet homme sur le témoignage de tout Paris, puisque c'est un fait naturel, il ne saurait donc douter de sa résurrection, l'un est lié nécessairement avec l'autre. Le miracle se trouve enfermé entre deux faits naturels ; savoir la mort de cet homme, et sa vie présente. Les témoins ne sont assurés du miracle de la résurrection, que parce qu'ils sont assurés du fait naturel. Ainsi je puis dire que le miracle n'est qu'une conclusion des deux faits naturels. On peut s'assurer des faits naturels, le sceptique l'avoue : le miracle est une simple conséquence des deux faits dont on est sur : ainsi le miracle que le sceptique me conteste se trouve, pour ainsi dire, composé de trois choses, qu'il ne prétend point me disputer ; savoir, la certitude de deux faits naturels, la mort de cet homme, et sa vie présente, et d'une conclusion métaphysique, que le sceptique ne me conteste point. Elle consiste à dire : cet homme qui vit maintenant était mort il y a trois jours ; il a donc été rendu de la mort à la vie. Pourquoi le sceptique veut-il plutôt s'en rapporter à son jugement qu'à tous ses sens ? Ne voyons-nous pas tous les jours que sur dix hommes, il n'y en a pas un qui envisage une opinion de la même façon ? Cela vient, me dira-t-on, de la bizarrerie de ces hommes, et du différent tour de leur esprit. Je l'avoue ; mais qu'on me fasse voir une telle bizarrerie dans les sens. Si ces dix hommes sont à portée de voir un même objet, ils le verront tous de la même façon, et on peut assurer qu'aucune dispute ne s'élevera entr'eux sur la réalité de cet objet. Qu'on me montre quelqu'un qui puisse disputer sur la possibilité d'une chose quand il la voit. Je le veux, qu'il s'en rapporte plutôt à son jugement qu'à ses sens : que lui dit son jugement sur la résurrection de ce mort ? Que cela est possible : son jugement ne Ve pas plus loin ; il ne contredit nullement le rapport de ses sens, pourquoi veut-il donc les opposer ensemble ?

Un autre raisonnement propre à faire sentir le faible de celui de l'auteur des Pensées philosophiques, c'est qu'il compare la possibilité que tout Paris ait voulu le tromper, à l'impossibilité de la résurrection. Entre le fait et lui il y a un vide à remplir, parce qu'il n'est pas témoin oculaire : ce vide, ce milieu est rempli par les témoins oculaires. Il doit donc comparer d'abord la possibilité que tout Paris se soit trompé avec la possibilité de la résurrection. Il verra que ces deux possibilités sont du même ordre, comme je l'ai déjà dit. Il n'a point ensuite à raisonner sur la résurrection, mais seulement à examiner le milieu par où elle parvient jusqu'à lui. Or l'examen ne peut être autre que l'application des règles que j'ai données, moyennant lesquelles on peut s'assurer que ceux qui vous rapportent un fait, ne vous en imposent point ; car il ne s'agit ici que de vérifier le témoignage de tout Paris. On pourra donc se dire comme pour les faits naturels : les témoins n'ont ni les mêmes passions, ni les mêmes intérêts : ils ne se connaissent pas ; il y en a même beaucoup qui ne se sont jamais vus : donc il ne saurait y avoir entr'eux aucune collusion. D'ailleurs concevra-t-on aisément comment Paris se déterminerait, supposé le complot possible, à en imposer à un homme sur un tel fait ; et serait-il possible qu'il ne transpirât rien d'un tel complot ? Tous les raisonnements que nous avons faits sur les faits naturels reviennent comme d'eux-mêmes se présenter ici, pour nous faire sentir qu'une telle imposture est impossible. J'avoue au sceptique que nous combattons, que la possibilité que tout Paris veuille le tromper, est d'un ordre différent de la possibilité de la résurrection. Mais je lui soutiens que le complot d'une aussi grande ville que Paris, formé sans raison, sans intérêt, sans motif, entre des gens qui ne se connaissent pas, faits même par leur naissance pour ne pas se connaître, ne soit plus difficîle à croire que la résurrection d'un mort. La résurrection est contre les lois du monde physique ; ce complot est contre les lois du monde moral. Il faut un prodige pour l'un comme pour l'autre, avec cette différence que l'un serait beaucoup plus grand que l'autre. Que dis-je, l'un, parce qu'il n'est établi que sur des lois arbitraires, et dès-là soumises à un pouvoir souverain, ne répugne pas à la sagesse de Dieu ; l'autre, parce qu'il est fondé sur des lois moins arbitraires, je veux dire celles par lesquelles il gouverne le monde moral, ne saurait s'allier avec les vues de cette sagesse suprême ; et par conséquent il est impossible. Que Dieu ressuscite un mort pour manifester sa bonté, ou pour sceller quelque grande vérité ; là je reconnais une puissance infinie, dirigée par une sagesse comme elle infinie : mais que Dieu bouleverse l'ordre de la société ; qu'il suspende l'action des causes morales ; qu'il force les hommes, par une impression miraculeuse, à violer toutes les règles de leur conduite ordinaire, et cela pour en imposer à un simple particulier, j'y reconnais à la vérité sa puissance infinie, mais je n'y vois point de sagesse qui la guide dans ses opérations : donc il est plus possible qu'un mort ressuscite, qu'il n'est possible que tout Paris m'en impose sur ce prodige.

Nous connaissons à-présent la règle de vérité qui peut servir aux contemporains, pour s'assurer des faits qu'ils se communiquent entr'eux de quelque nature qu'ils soient, ou naturels, ou surnaturels. Cela ne suffit pas : il faut encore que tout abysmés qu'ils sont dans la profondeur des âges, ils soient présents aux yeux de la postérité même la plus reculée. C'est ce que nous allons maintenant examiner.

Ce que nous avons dit jusqu'ici, tend à prouver qu'un fait a toute la certitude dont il est susceptible, lorsqu'il se trouve attesté par un grand nombre de témoins, et en même temps lié avec un certain concours d'apparences et de phénomènes qui le supposent comme la seule cause qui les explique. Mais si ce fait est ancien, et qu'il se perde pour ainsi dire, dans l'éloignement des siècles, qui nous assurera qu'il soit revêtu des deux caractères ci-dessus énoncés, lesquels par leur union portent un fait au plus haut degré de certitude ? Comment saurons-nous qu'il fut autrefois attesté par une foule de témoins oculaires, et que ces monuments qui subsistent encore aujourd'hui, ainsi que ces autres traces répandues dans la suite des siècles, s'incorporent avec lui plutôt qu'avec tout autre ? L'histoire et la tradition nous tiennent lieu de ces témoins oculaires, qu'on parait regretter. Ce sont ces deux canaux qui nous transmettent une connaissance certaine des faits les plus reculés ; c'est par eux que les témoins oculaires sont comme reproduits à nos yeux, et nous rendent en quelque sorte contemporains de ces faits. Ces marbres, ces médailles, ces colonnes, ces pyramides, ces arcs de triomphe, sont comme animés par l'histoire et la tradition, et nous confirment comme à l'envi ce que celles-là nous ont déjà appris. Comment, nous dit le sceptique, l'histoire et la tradition peuvent-elles nous transmettre un fait dans toute sa pureté ? Ne sont-elles point comme ces fleuves qui grossissent et perdent jusqu'à leur nom, à mesure qu'ils s'éloignent de leur source ? Nous allons satisfaire à ce qu'on nous demande ici : nous commencerons d'abord par la tradition orale ; de-là nous passerons à la tradition écrite ou à l'histoire, et nous finirons par la tradition des monuments. Il n'est pas possible qu'un fait qui se trouve comme lié et enchainé par ces trois sortes de traditions, puisse jamais se perdre, et même souffrir quelque altération dans l'immensité des siècles.

La tradition orale consiste dans une chaîne de témoignages rendus par des personnes qui se sont succédées les unes aux autres dans toute la durée des siècles, à commencer au temps où un fait s'est passé. Cette tradition n'est sure et fidèle que lorsqu'on peut remonter facilement à sa source, et qu'à-travers une suite non interrompue de témoins irréprochables, on arrive aux premiers témoins qui sont contemporains des faits : car si l'on ne peut s'assurer que cette tradition, dont nous tenons un bout, remonte effectivement jusqu'à l'époque assignée à de certains faits, et qu'il n'y a point eu, fort en-deçà de cette époque, quelqu'imposteur qui se soit plu à les inventer pour abuser la postérité ; la chaîne des témoignages, quelque bien liée qu'elle sait, ne tenant à rien, ne nous conduira qu'au mensonge. Or comment parvenir à cette assurance ? Voilà ce que les Pyrrhoniens ne peuvent concevoir, et surquoi ils ne croient pas qu'il soit possible d'établir des règles, à l'aide desquelles on puisse discerner les vraies traditions d'avec les fausses. Je ne veux que leur exposer la suivante.

On m'avouera d'abord que la déposition d'un grand nombre de témoins oculaires, ne peut avoir que la vérité pour centre : nous en avons déjà exposé les raisons. Or je dis que la tradition, dont je touche actuellement un des bouts, peut me conduire infailliblement à ce cercle de témoignages rendus par une foule de témoins oculaires. Voici comment : plusieurs de ceux qui ont vécu du temps que ce fait est arrivé, et qui l'ayant appris de la bouche des témoins oculaires, ne peuvent en douter, passent dans l'âge suivant, et portent avec eux cette certitude. Ils racontent ce fait à ceux de ce second âge, qui peuvent faire le même raisonnement que firent ces contemporains, lorsqu'ils examinèrent s'ils devaient ajouter foi aux témoins oculaires, qui le leur rapportaient. Tous ces témoins, peuvent-ils se dire, étant contemporains d'un tel fait, n'ont pu être trompés sur ce fait. Mais peut-être ont-ils voulu nous tromper : c'est ce qu'il faut maintenant examiner, dira quelqu'un des hommes du second âge, ainsi nommé relativement au fait en question. J'observe d'abord, doit dire notre contemplatif, que le complot de ces contemporains pour nous en imposer, aurait trouvé mille obstacles dans la diversité de passions, de préjugés, et d'intérêts qui partagent l'esprit des peuples et les particuliers d'une même nation. Les hommes du second âge s'assureront en un mot que les contemporains ne leur en imposent point, comme ceux-ci s'étaient assurés de la fidélité des témoins oculaires : car par-tout où l'on suppose une grande multitude d'hommes, on trouvera une diversité prodigieuse de génies et de caractères, de passions et d'intérêts ; et par conséquent on pourra s'assurer aisément que tout complot parmi eux est impossible. Et si les hommes sont séparés les uns des autres par l'interposition des mers et des montagnes, pourront-ils se rencontrer à imaginer un même fait, et à le faire servir de fondement à la fable dont ils veulent amuser la postérité ? Les hommes d'autrefois étaient ce que nous sommes aujourd'hui. En jugeant d'eux par nous-mêmes, nous imitons la nature, qui agit d'une manière uniforme dans la production des hommes de tous les temps. Je sai qu'on distingue un siècle de l'autre à une certaine tournure d'esprit, et à des mœurs même différentes ; en sorte que si on pouvait faire reparaitre un homme de chaque siècle, ceux qui seraient au fait de l'histoire, en les voyant, les rangeraient dans une ligne, chacun tenant la place de son siècle sans se tromper. Mais une chose en quoi tous les siècles sont uniformes, c'est la diversité qui règne entre les hommes du même temps : ce qui suffit pour ce que nous demandons, et pour assurer ceux du second âge, que les contemporains n'ont pu convenir entr'eux pour leur en imposer. Or ceux du troisième âge pourront faire, par rapport à ceux du second âge qui leur rapporteront ce fait, le même raisonnement que ceux-ci ont fait par rapport aux contemporains qui le leur ont appris : ainsi on traversera facilement tous les siècles.

Pour faire sentir de plus en plus combien est pur le canal d'une tradition qui nous transmet un fait public et éclatant (car je déclare que c'est de celui-là seul dont j'entends parler, convenant d'ailleurs que sur un fait secret et nullement intéressant, une tradition ancienne et étendue peut être fausse), je n'ai que ce seul raisonnement à faire : c'est que je défie qu'on m'assigne dans cette longue suite d'âges un temps où ce fait aurait pu être supposé, et avoir par conséquent une fausse origine. Car où la trouver cette source erronée d'une tradition revêtue de pareils caractères ? sera-ce parmi les contemporains ? il n'y a nulle apparence. En effet, quand auraient-ils pu tramer le complot d'en imposer aux âges suivants sur ce fait ? Qu'on y prenne garde : on passe d'une manière insensible d'un siècle à l'autre. Les âges se succedent sans qu'on puisse s'en apercevoir. Les contemporains dont il est ici question, se trouvent dans l'âge qui suit celui où ils ont appris ce fait, qu'ils pensent toujours être au milieu des témoins oculaires qui le leur avaient raconté. On ne passe pas d'un âge à l'autre, comme on ferait d'une place publique dans un palais. On peut, par exemple, tramer dans un palais le complot d'en imposer sur un prétendu fait, à tout un peuple rassemblé dans une place publique ; parce qu'entre le palais et la place publique il y a comme un mur de séparation, qui rompt toute communication entre les uns et les autres. Mais on ne trouve rien dans le passage d'un âge à l'autre, qui coupe tous les canaux par où ils pourraient communiquer ensemble. Si donc dans le premier âge il se fait quelque fraude, il faut nécessairement que le second âge en soit instruit. La raison de cela, c'est qu'un grand nombre de ceux qui composent le premier âge entrent dans la composition du second âge, et de plusieurs autres suivants, et que presque tous ceux du second âge ont Ve ceux du premier ; par conséquent plusieurs de ceux qui seraient complices de la fraude forment le second âge. Or il n'est pas vraisemblable que ces hommes qu'on suppose être en grand nombre, et en même temps être gouvernés par des passions différentes, s'accordent tous à débiter le même mensonge, et à taire la fraude à tous ceux qui sont seulement du second âge. Si quelques-uns du premier âge, mais contemporains de ceux du second, se plaisent à entretenir chez eux l'illusion, croit-on que tous les autres qui auront vécu dans le premier âge, et qui vivent actuellement dans le second, ne reclameront pas contre la fraude ? Il faudrait pour cela supposer qu'un même intérêt les réunit tous pour le même mensonge. Or il est certain qu'un grand nombre d'hommes ne sauraient avoir le même intérêt à déguiser la vérité : donc il n'est pas possible que la fraude du premier âge passe d'une voix unanime dans le second, sans éprouver aucune contradiction. Or si le second âge est instruit de la fraude, il en instruira le troisième, et ainsi de suite, dans toute l'étendue des siècles. Dès-là qu'aucune barrière ne sépare les âges les uns des autres, il faut nécessairement qu'ils se la transmettent tour-à-tour. Nul âge ne sera donc la dupe des autres, et par conséquent nulle fausse tradition ne pourra s'établir sur un fait public éclatant.

Il n'y a pas de point fixe dans le temps qui ne renferme pour le moins soixante ou quatre-vingt générations à la fais, à commencer depuis la première enfance jusqu'à la vieillesse la plus avancée. Or ce mélange perpétuel de tant de générations enchainées les unes dans les autres, tend la fraude impossible sur un fait public et intéressant. Voulez-vous pour vous en convaincre supposer que tous les hommes âgés de quarante ans, et qui répondent à un point déterminé du temps, conspirent contre la postérité pour la séduire sur un fait ? Je veux bien vous accorder ce complot possible, quoique tout m'autorise à le rejetter. Pensez-vous qu'en ce cas tous les hommes qui composent les générations depuis quarante ans jusqu'à quatre-vingt, et qui répondent au même point du temps, ne reclameront pas, qu'ils ne feront pas connaître l'imposture ? Chaisissez si vous voulez la dernière génération, et supposez que tous les hommes âgés de quatre-vingt ans forment le complot d'en imposer sur un fait à la postérité. Dans cette supposition même, qui est certainement la plus avantageuse qu'on puisse faire, l'imposture ne saurait si bien se cacher qu'elle ne soit dévoilée ; car les hommes qui composent les générations qui les suivent immédiatement, pourraient leur dire : Nous avons vécu longtemps avec vos contemporains ; et voilà pourtant la première fois que nous entendons parler de ce fait : il est trop intéressant, et il doit avoir fait trop de bruit pour que nous n'en ayons pas été instruits plutôt. Et s'ils ajoutaient à cela qu'on n'aperçoit aucune des suites qu'aurait dû entraîner ce fait, et plusieurs autres choses que nous développerons dans la suite, serait-il possible que le mensonge ne fût point découvert ? et ces vieillards pourraient-ils espérer de persuader les autres hommes de ce mensonge qu'ils auraient inventé ? Or tous les âges se ressemblent du côté du nombre des générations ; on ne peut donc en supposer aucun où la fraude puisse prendre. Mais si la fraude ne peut s'établir dans aucun des âges qui composent la tradition, il s'ensuit que tout fait que nous amenera la tradition, pourvu qu'il soit public et intéressant, nous sera transmis dans toute sa pureté.

Me voilà donc certain que les contemporains d'un fait n'ont pas pu davantage en imposer sur la réalité aux âges suivants, qu'ils n'ont pu être dupés eux-mêmes sur cela par les témoins oculaires. En effet (qu'on me permette d'insister là-dessus), je regarde la tradition comme une chaîne, dont tous les anneaux sont d'égale force ; et au moyen de laquelle, lorsque j'en saisis le dernier chainon, je tiens à un point fixe qui est la vérité, de toute la force dont le premier chainon tient lui-même à ce point fixe. Voici sur cela quelle est ma preuve : la déposition des témoins oculaires est le premier chainon ; celui des contemporains est le second ; ceux qui viennent immédiatement après, forment le troisième par le témoignage, et ainsi de suite, en descendant jusqu'au dernier, que je saisis. Si le témoignage des contemporains est d'une force égale à celui des témoins oculaires, il en sera de même de tous ceux qui se suivront, et qui par leur étroit entrelacement, formeront cette chaîne continue de tradition. S'il y avait quelque décroissement dans cette gradation de témoignages qui naissent les uns des autres, cette raison aurait aussi lieu par rapport au témoignage des contemporains, considéré respectivement à celui des témoins oculaires, puisque l'un des deux est fondé sur l'autre. Or que le témoignage des contemporains ait par rapport à moi autant de force que celui des témoins oculaires, c'est une chose dont je ne puis douter. Je serais aussi certain qu'Henri IV. a fait la conquête de la France, quand même je ne le saurais que des contemporains de ceux qui ont pu voir ce grand et bon roi, que je le suis que son trône a été occupé par Louis-le-Grand, quoique ce fait me soit attesté par des témoins oculaires. En voulez-vous savoir la raison ? c'est qu'il n'est pas moins impossible, que des hommes se réunissent tous, malgré la distance des lieux, la différence des esprits, la variété des passions, le choc des intérêts, la diversité des religions, à soutenir une même fausseté, qu'il l'est que plusieurs personnes s'imaginent voir un fait, que pourtant elles ne voient pas. Les hommes peuvent bien mentir, comme je l'ai déjà dit ; mais je les défie de le faire tous de la même manière. Ce serait exiger que plusieurs personnes, qui écriraient sur les mêmes sujets, pensassent et s'exprimassent de la même façon. Que mille auteurs traitent la même matière, ils le feront tous différemment, chacun selon le tour d'esprit qui lui est propre. On les distinguera toujours à l'air, au tour, au coloris de leurs pensées. Comme tous les hommes ont un même fonds d'idées, ils pourront rencontrer sur leur route les mêmes vérités : mais chacun d'eux les voyant d'une manière qui lui est propre, vous les représentera sous un jour différent. Si la variété des esprits suffit pour mettre tant de différence dans les écrits qui roulent sur les mêmes matières ; croyons que la diversité des passions n'en mettra pas moins dans les erreurs sur les faits. Il parait par ce que j'ai dit jusqu'ici, qu'on doit raisonner sur la tradition comme sur les témoins oculaires. Un fait transmis par une seule ligne traditionnelle, ne mérite pas plus notre foi, que la déposition d'un seul témoin oculaire ; car une ligne traditionnelle ne représente qu'un témoin oculaire ; elle ne peut donc équivaloir qu'à un seul témoin. Par où en effet pourriez-vous vous assurer de la vérité d'un fait qui ne vous serait transmis que par une seule ligne traditionnelle ? Ce ne serait qu'en examinant la probité et la sincérité des hommes qui composeraient cette ligne ; discussion, comme je l'ai déjà dit, très-difficile, qui expose à mille erreurs, et qui ne produira jamais qu'une simple probabilité. Mais si un fait, comme une source abondante, forme différents canaux, je puis facilement m'assurer de la réalité. Ici, je me sers de la règle que suivent les esprits, comme je m'en suis servi pour les témoins oculaires. Je combine les différents témoignages de chaque personne qui représente sa ligne ; leurs mœurs différentes, leurs passions opposées, leurs intérêts divers, me démontrent qu'il n'y a point eu de conclusion entr'elles pour m'en imposer. Cet examen me suffit, parceque par-là je suis assuré qu'elles tiennent le fait qu'elles me rapportent de celui qui les précède immédiatement dans leur ligne. Si je remonte donc jusqu'au fait sur le même nombre de lignes traditionnelles, je ne saurais douter de la réalité du fait, auquel toutes ces lignes m'ont conduit ; parceque je ferai toujours le même raisonnement sur tous les hommes qui représentent leur ligne dans quelque point du temps que je la prenne.

Il y a dans le monde, me dira quelqu'un, un si grand nombre de fausses traditions, que je ne saurais me rendre à vos preuves. Je suis comme investi par une infinité d'erreurs, qui empêchent qu'elles puissent venir jusqu'à moi ; et ne croyez pas, continuera toujours ce pyrrhonien, que je prétende parler de ces fables, dont la plupart des nobles flattent leur orgueil ; je sai qu'étant renfermées dans une seule famille, vous les rejetez avec moi. Mais je veux vous parler de ces faits qui nous sont transmis par un grand nombre de lignes traditionnelles, et dont vous reconnaissez pourtant la fausseté. Telles sont par exemple, les fabuleuses dynasties des Egyptiens, les histoires des dieux et demi-dieux des Grecs ; le conte de la louve qui nourrit Remus et Romulus : tel est le fameux fait de la papesse Jeanne, qu'on a cru presque universellement pendant très-longtemps, quoi qu'il fût très-récent ; si on avait pu lui donner deux mille ans d'antiquités, qui est-ce qui aurait osé seulement l'examiner ? Telle est encore l'histoire de la sainte ampoule, qu'un pigeon apporta du ciel pour servir au sacre de nos rois ; ce fait n'est-il pas universellement répandu en France, ainsi que tant d'autres que je pourrais citer ? Tous ces faits suffisent pour faire voir que l'erreur peut nous venir par plusieurs lignes traditionnelles. On ne saurait donc en faire un caractère de vérité pour les faits qui nous sont ainsi transmis.

Je ne vois pas que cette difficulté rende inutîle ce que j'ai dit : elle n'attaque nullement mes preuves, parce qu'elle ne les prend qu'en partie. Car j'avoue qu'un fait quoique faux, peut m'être attesté par un grand nombre de personnes qui représenteront differentes lignes traditionnelles. Mais voici la différence que je mets entre l'erreur et la vérité : celle-ci, dans quelque point du temps que vous la preniez, se soutient ; elle est toujours défendue par un grand nombre de lignes traditionnelles qui la mettent à l'abri du Pyrrhonisme, et qui vous conduisent dans des sentiers clairs jusqu'au fait même. Les lignes, au contraire, qui nous transmettent une erreur, sont toujours couvertes d'un certain voîle qui les fait aisément reconnaître. Plus vous les suivez en remontant, et plus leur nombre diminue ; &, ce qui est le caractère de l'erreur, vous en atteignez le bout sans que vous soyez arrivé au fait qu'elles vous transmettent. Quel fait que les dynasties des Egyptiens ! Elles remontaient à plusieurs milliers d'années : mais il s'en faut bien que les lignes traditionnelles les conduisissent jusque-là. Si on y prenait garde, on verrait que ce n'est point un fait qu'on nous objecte ici, mais une opinion, à laquelle l'orgueil des Egyptiens avait donné naissance. Il ne faut point confondre ce que nous appelons fait, et dont nous parlons ici, avec ce que les différentes nations croient sur leur origine. Il ne faut qu'un savant, quelquefois un visionnaire, qui prétende après bien des recherches avoir découvert les vrais fondateurs d'une monarchie ou d'une république, pour que tout un pays y ajoute foi : surtout si cette origine flatte quelqu'une des passions des peuples que cela intéresse : mais alors c'est la découverte d'un savant ou la rêverie d'un visionnaire, et non un fait. Cela sera toujours problématique, à moins que ce savant ne trouve le moyen de rejoindre tous les différents fils de la tradition, par la découverte de certaines histoires ou de quelques inscriptions qui feront parler une infinité de monuments, qui avant cela ne nous disaient rien. Aucun des faits qu'on cite, n'a les deux conditions que je demande ; savoir un grand nombre de lignes traditionnelles qui nous les transmettent ; en sorte qu'en remontant au moins par la plus grande partie de ces lignes, nous puissions arriver au fait. Quels sont les témoins oculaires qui ont déposé pour le fait de Remus et de Romulus ? y en a-t-il un grand nombre, et ce fait nous a-t-il été transmis sur des lignes fermes, qu'on me permette ce terme ? On voit que tous ceux qui en ont parlé, l'ont fait d'une manière douteuse. Qu'on voie si les Romains ne croyaient pas différemment les actions mémorables des Scipions ? C'était donc plutôt une opinion chez eux qu'un fait. On a tant écrit sur la papesse Jeanne, qu'il serait plus que superflu de m'y arrêter. Il me suffit d'observer que cette fable doit plutôt son origine à l'esprit de parti, qu'à des lignes traditionnelles. Et qui est-ce qui a cru l'histoire de la sainte ampoule ? Je puis dire au moins que si ce fait a été transmis comme vrai, il a été transmis en même temps comme faux ; de sorte qu'il n'y a qu'une ignorance grossière, qui puisse faire donner dans une pareille superstition.

Mais je voudrais bien savoir sur quelle preuve le Sceptique que je combats regarde les dynasties des Egyptiens, comme fabuleuses, et tous les autres faits qu'il a cités ; car il faut qu'il puisse se transporter dans les temps où ces différentes erreurs occupaient l'esprit des peuples, il faut qu'il se rende, pour ainsi dire, leur contemporain, afin que partant de ce point avec eux, il puisse voir qu'ils suivent un chemin qui les conduit infailliblement à l'erreur, et que toutes leurs traditions sont fausses : or je le défie d'y parvenir sans le secours de la tradition ; je le défie encore bien plus de faire cet examen, et de porter ce jugement, s'il n'a aucune règle qui puisse lui faire discerner les vraies traditions d'avec les fausses. Qu'il nous dise donc la raison qui lui fait prendre tous ces faits pour apocryphes ; et il se trouvera que contre son intention il établira ce qu'il prétend attaquer. Me direz-vous que tout ce que j'ai dit peut être bon, lorsqu'il s'agira de faits naturels, mais que cela ne saurait démontrer la vérité des faits miraculeux ; qu'un grand nombre de ces faits, quoique faux, passent à la postérité sur je ne sai combien de lignes traditionnelles ? Fortifiez si vous voulez votre difficulté par toutes les folies qu'on lit dans l'Alcoran, et que le crédule Mahométan respecte ; décorez-la de l'enlevement de Romulus qu'on a tant fait valoir ; distillez votre fiel sur toutes ces fables pieuses, qu'on croit moins qu'on ne les tolere par pur ménagement : que conclurez-vous de là ? qu'on ne saurait avoir des règles qui puissent faire discerner les vraies traditions d'avec les fausses sur les miracles ?

Je vous réponds que les règles sont les mêmes pour les faits naturels et miraculeux : vous m'opposez des faits, et aucun de ceux que vous citez n'a les conditions que j'exige. Ce n'est point ici le lieu d'examiner les miracles de Mahomet, ni d'en faire le parallèle avec ceux qui démontrent la religion Chrétienne. Tout le monde sait que cet imposteur a toujours opéré ses miracles en secret : s'il a eu des visions, personne n'en a été témoin : si les arbres par respect devenus sensibles s'inclinent en sa présence, s'il fait descendre la lune en terre, et la renvoye dans son orbite ; seul présent à ces prodiges, il n'a point éprouvé de contradicteurs : tous les témoignages de ce fait se réduisent donc à celui de l'auteur même de la fourberie ; c'est-là que vont aboutir toutes ces lignes traditionnelles dont on nous parle : je ne vois point là de foi raisonnée, mais la plus superstitieuse crédulité. Peut-on nous opposer des faits si mal prouvés, et dont l'imposture se découvre par les règles que nous avons nous-mêmes établies ? Je ne pense pas qu'on nous oppose sérieusement l'enlevement de Romulus au ciel, et son apparition à Proculus : cette apparition n'est appuyée que sur la déposition d'un seul témoin, déposition dont le seul peuple fut la dupe ; les sénateurs firent à cet égard ce que leur politique demandait : en un mot je défie qu'on me cite un fait qui dans son origine se trouve revêtu des caractères que j'ai assignés, qui soit transmis à la postérité sur plusieurs lignes collatérales qui commenceront au fait même, et qu'il se trouve pourtant faux.

Vous avez raison, dit M. Craig ; il est impossible qu'on ne connaisse la vérité de certains faits, dès qu'on est voisin des temps où ils sont arrivés ; les caractères dont ils sont empreints sont si frappans et si clairs, qu'on ne saurait s'y méprendre. Mais la durée des temps obscurcit et efface, pour ainsi dire, ces caractères : les faits les mieux constatés dans certains temps, se trouvent dans la suite réduits au niveau de l'imposture et du mensonge ; et cela parce que la force des témoignages Ve toujours en décroissant ; en sorte que le plus haut degré de certitude est produit par la vue même des faits ; le second, par le rapport de ceux qui les ont vus ; le troisième, par la simple déposition de ceux qui les ont seulement ouis raconter aux témoins des témoins ; et ainsi de suite à l'infini.

Les faits de César et d'Alexandre suffisent pour démontrer la vanité des calculs du géomètre Anglais : car nous sommes aussi convaincus actuellement de l'existence de ces deux grands capitaines, qu'on l'était il y a quatre cent ans ; et la raison en est bien simple ; c'est que nous avons les mêmes preuves de ces faits qu'on avait en ce temps-là. La succession qui se fait dans les différentes générations de tous les siècles, ressemble à celle du corps humain, qui possède toujours la même essence, la même forme, quoique la matière qui le compose à chaque instant se dissipe en partie, et à chaque instant soit renouvellée par celle qui prend sa place. Un homme est toujours un tel homme, quelque renouvellement imperceptible qui se soit fait dans la substance de son corps, parce qu'il n'éprouve point tout à la fois de changement total : de même les différentes générations qui se succedent doivent être regardées comme étant les mêmes, parce que le passage des unes aux autres est imperceptible. C'est toujours la même société d'hommes qui conserve la mémoire de certains faits ; comme un homme est aussi certain dans sa vieillesse de ce qu'il a Ve d'éclatant dans sa jeunesse, qu'il l'était deux ou trois ans après cette action. Ainsi il n'y a pas plus de différence entre les hommes qui forment la société de tel et tel temps, qu'il y a entre une personne âgée de vingt ans, et cette même personne âgée de soixante : par conséquent le témoignage des différentes générations est aussi digne de foi, et ne perd pas plus de sa force, que celui d'un homme qui à vingt ans raconterait un fait qu'il vient de voir, et à soixante, le même fait qu'il aurait Ve quarante ans auparavant. Si l'auteur Anglais avait voulu dire seulement que l'impression que fait un événement sur les esprits, est d'autant plus vive et plus profonde, que le fait est plus récent, il n'aurait rien dit que de très-vrai. Qui ne sait qu'on est bien moins touché de ce qui se passe en récit, que de ce qui est exposé sur la scène aux yeux des spectateurs ? L'homme que son imagination servira le mieux à aider les acteurs à le tromper, sur la réalité de l'action qu'on lui représente, sera le plus touché et le plus vivement ému. La sanglante journée de la saint Barthélemy, ainsi que l'assassinat d'un de nos meilleurs rais, ne fait pas à beaucoup près sur nous la même impression, que ces deux événements en firent autrefois sur nos ancêtres. Tout ce qui n'est que de sentiment passe avec l'objet qui l'excite ; et s'il lui survit, c'est toujours en s'affoiblissant, jusqu'à ce qu'il vienne à s'épuiser tout entier : mais pour la conviction qui nait de la force des preuves, elle subsiste universellement. Un fait bien prouvé passe à travers l'espace immense des siècles, sans que la conviction perde l'empire qu'elle a sur notre esprit, quelque décroissement qu'il éprouve dans l'impression qu'il fait sur le cœur. Nous sommes en effet aussi certains du meurtre de Henri le grand, que l'étaient ceux qui vivaient dans ce temps-là : mais nous n'en sommes pas si touchés.

Ce que nous venons de dire en faveur de la tradition, ne doit point nous empêcher d'avouer que nous saurions fort peu de faits, si nous n'étions instruits que par elle ; parce que cette espèce de tradition ne peut être fidèle dépositaire, que lorsqu'un événement est assez important pour faire dans l'esprit de profondes impressions, et qu'il est assez simple pour s'y conserver aisément ; ce n'est pas que sur un fait chargé de circonstances, et d'ailleurs peu intéressant, elle puisse nous induire en erreur ; car alors le peu d'accord qu'on trouverait dans les témoignages nous en mettrait à couvert : seule elle peut nous apprendre des faits simples et éclatants ; et si elle nous transmet un fait avec la tradition écrite, elle sert à la confirmer : celle-ci fixe la mémoire des hommes, et conserve jusqu'au plus petit détail, qui sans elle nous échapperait. C'est le second monument propre à transmettre les faits, et que nous allons maintenant développer.

On dirait que la nature, en apprenant aux hommes l'art de conserver leurs pensées par le moyen de diverses figures, a pris plaisir à faire passer dans tous les siècles des témoins oculaires des faits qui sont les plus cachés dans la profondeur des âges afin qu'on n'en puisse douter. Que diraient les Sceptiques, si par une espèce d'enchantement, des témoins oculaires étaient comme détachés de leurs siècles, pour parcourir ceux où ils ne vécurent pas, afin de sceller de vive voix la vérité de certains faits ? Quel respect n'auraient-ils point pour le témoignage de ces vénérables vieillards ! pourraient-ils douter de ce qu'ils leur diraient ? Telle est l'innocente magie que l'histoire se propose parmi nous : par elle les témoins eux-mêmes semblent franchir l'espace immense qui les sépare de nous ; ils traversent les siècles, et attestent dans tous les temps la vérité de ce qu'ils ont écrit. Il y a plus ; j'aime mieux lire un fait dans plusieurs historiens qui s'accordent, que de l'apprendre de la bouche même de ces vénérables vieillards dont j'ai parlé : je pourrais faire mille conjectures sur leurs passions, sur leur pente naturelle à dire des choses extraordinaires. Ce petit nombre de vieillards, qui seraient doués du privilège des premiers patriarches pour vivre si longtemps, se trouvant nécessairement unis de la plus étroite amitié, et ne craignant point d'un autre côté d'être démentis par des témoins oculaires ou contemporains, pourraient s'entendre facilement pour se jouer du genre humain, ils pourraient se plaire à raconter grand nombre de prodiges faux, dont ils se diraient les témoins, s'imaginant partager avec les fausses merveilles qu'ils débiteraient, l'admiration qu'elles font naître dans l'âme du vulgaire crédule. Ils ne pourraient trouver de contradiction que dans la tradition qui aurait passé de bouche en bouche. Mais quels sont les hommes qui n'ayant appris ces faits que par le canal de la tradition, oseraient disputer contre une troupe de témoins oculaires, dont les rides d'ailleurs vénérables feraient une si grande impression sur les esprits ? On sent bien que peu-à-peu ces vieillards pourraient faire changer les traditions : mais ont-ils une fois parlé dans des écrits, ils ne sont plus libres de parler autrement : les faits qu'ils ont, pour ainsi dire, enchainés dans les différentes figures qu'ils ont tracées, passent à la postérité la plus reculée. Et ce qui les justifie, ces faits, et met en même temps l'histoire au-dessus du témoignage qu'ils rendraient actuellement de bouche, c'est que dans le temps qu'ils les écrivirent ils étaient entourés de témoins oculaires et contemporains, qui auraient pu les démentir facilement s'ils avaient altéré la vérité. Nous jouissons, eu égard aux historiens, des mêmes privilèges dont jouissaient les témoins oculaires des faits qu'ils racontent : or il est certain qu'un historien ne saurait en imposer aux témoins oculaires et contemporains. Si quelqu'un faisait paraitre aujourd'hui une histoire remplie de faits éclatants et intéressants arrivés de nos jours, et dont personne n'eut entendu parler avant cette histoire ; pensez-vous qu'elle passât à la postérité sans contradiction ? le mépris dans lequel elle tomberait suffirait seul pour préserver la postérité des impostures qu'elle contiendrait.

L'histoire a de grands avantages, même sur les témoins oculaires : qu'un seul témoin vous apprenne un fait : quelque connaissance que vous ayez de ce témoin, comme elle ne sera jamais parfaite, ce fait ne deviendra pour vous que plus ou moins probable ; vous n'en serez assuré que lorsque plusieurs témoins déposeront en sa faveur, et que vous pourrez, comme je l'ai dit, combiner leurs passions et leurs intérêts ensemble. L'histoire vous fait marcher d'un pas plus assuré : lorsqu'elle vous rapporte un fait éclatant et intéressant, ce n'est pas l'historien seul qui vous l'atteste, mais une infinité de témoins qui se joignent à lui. En effet, l'histoire parle à tout son siècle : ce n'est pas pour apprendre les faits intéressants que les contemporains la lisent, puisque plusieurs d'entr'eux sont les auteurs de ces faits ; c'est pour admirer la liaison des faits, la profondeur des réflexions, les coloris des portraits, et surtout son exactitude. Les histoires de Mainbourg sont moins tombées dans le mépris par la longueur de leurs périodes, que par leur peu de fidélité. Un historien ne saurait donc en imposer à la postérité, que son siècle ne s'entende, pour ainsi dire, avec lui. Or quelle apparence ? ce complot n'est-il pas aussi chimérique que celui de plusieurs témoins oculaires ? c'est précisément la même chose. Je trouve donc les mêmes combinaisons à faire avec un seul historien qui me rapporte un fait intéressant, que si plusieurs témoins oculaires me l'attestaient. Si plusieurs personnes pendant la dernière guerre étaient arrivées dans une ville neutre, à Liège, par exemple, et qu'elles eussent Ve une foule d'officiers Français, Anglais, Allemands, et Hollandais, tous pêle-mêle confondus ensemble ; si à leur approche elles avaient demandé chacune à leur voisin de quoi on parlait, et qu'un officier François leur eut répondu, on parle de la victoire que nous remportâmes hier sur les ennemis, ou les Anglais surtout furent entièrement défaits ; ce fait sera sans-doute probable pour ces étrangers qui arrivent : mais ils n'en seront absolument assurés que lorsque plusieurs officiers se seront joints ensemble pour le leur confirmer. Si au contraire à leur arrivée un officier François élevant la voix de façon à se faire entendre de fort loin, leur apprend cette nouvelle avec de grandes démonstrations de joie, ce fait deviendra pour eux certain ; ils ne sauraient en douter, parce que les Anglais, les Allemands, et les Hollandais qui sont présents, déposent en faveur de ce fait, dès qu'ils ne reclament pas. C'est ce que fait un historien lorsqu'il écrit ; il élève la voix, et se fait entendre de tout son siècle, qui dépose en faveur de ce qu'il raconte d'intéressant s'il ne reclame pas : ce n'est pas un seul homme qui parle à l'oreille d'un autre, et qui peut le tromper ; c'est un homme qui parle au monde entier, et qui ne saurait par conséquent tromper. Le silence de tous les hommes dans cette circonstance les fait parler comme cet historien : il n'est pas nécessaire que ceux qui sont intéressés à ne pas croire un fait, et même à ce qu'on ne le croye pas, avouent qu'on doit y ajouter foi, et déposent formellement en sa faveur ; il suffit qu'ils ne disent rien, et ne laissent rien qui puisse prouver la fausseté de ce fait : car si je ne vois que des raisonnements contre un fait, quand on aurait pu dire ou laisser des preuves invincibles de l'imposture, je dois invariablement m'en tenir à l'historien qui me l'atteste. Et croit-on, pour en revenir à l'exemple que j'ai déjà cité, que ces étrangers se fussent contentés des discours vagues des Anglais sur la supériorité de leur nation au-dessus des Français, pour ne pas ajouter foi à la nouvelle que leur disait d'une voix élevée et ferme l'officier Français, qui paraissait bien ne pas craindre des contradicteurs ? non sans-doute ; ils auraient trouvé les discours déplacés, et leur auraient demandé si ce que disait ce François était vrai ou faux, qu'il ne fallait que cela à présent.

Puisqu'un seul historien est d'un si grand poids sur des faits intéressants, que doit-on penser lorsque plusieurs historiens nous rapportent les mêmes faits ? pourra-t-on croire que plusieurs personnes se soient données le mot pour attester un même mensonge et se faire mépriser de leurs contemporains ? Ici on pourra combiner et les historiens ensemble, et ces mêmes historiens avec les contemporains qui n'ont pas réclamé.

Un livre, dites-vous, ne saurait avoir aucune autorité, à moins que l'on ne soit sur qu'il est authentique : or qui nous assurera que ces histoires qu'on nous met en main ne sont point supposées, et qu'elles appartiennent véritablement aux auteurs à qui on les attribue ? Ne sait-on pas que l'imposture s'est occupée dans tous les temps à forger des monuments, à fabriquer des écrits sous d'anciens noms, pour colorer par cet artifice, d'une apparence d'antiquité, aux yeux d'un peuple idiot et imbécile, les traditions les plus fausses et les plus modernes ?

Tous ces reproches que l'on fait contre la supposition des livres sont vrais, on en a sans-doute supposé beaucoup. La critique sévère et éclairée des derniers temps à découvert l'imposture ; et à-travers ces rides antiques dont on affectait de les défigurer, elle a aperçu cet air de jeunesse qui les a trahis Mais malgré la sévérité qu'elle a exercée, a-t-elle touché aux commentaires de César, aux poésies de Virgile et d'Horace ? Comment a-t-on reçu le sentiment du P. Hardouin, lorsqu'il a voulu enlever à ces deux grands hommes ces chefs-d'œuvre qui immortalisent le siècle d'Auguste ? qui n'a point senti que le silence du cloitre n'était pas propre à ces tours fins et délicats qui décelent l'homme du grand monde ? La critique, en faisant disparaitre plusieurs ouvrages apocryphes et en les précipitant dans l'oubli, a confirmé dans leur antique possession ceux qui sont légitimes, et a répandu sur eux un nouveau jour. Si d'une main elle a renversé, on peut dire que de l'autre elle a bâti. A la lueur de son flambeau, nous pouvons pénétrer jusque dans les sombres profondeurs de l'antiquité, et discerner par ses propres règles les ouvrages supposés d'avec les ouvrages authentiques. Quelles règles nous donne-t-elle pour cela ?

1°. Si un ouvrage n'a point été cité par les contemporains de celui dont il porte le nom, qu'on n'y aperçoive pas même son caractère, et qu'on ait eu quelque intérêt, soit réel, soit apparent à sa supposition, il doit alors nous paraitre suspect : ainsi un Artapan, un Mercure Trismégiste, et quelques autres auteurs de cette trempe, cités par Josephe, par Eusebe, et par George Syncelle, ne portent point le caractère de payens, et dès-là ils portent sur leur front leur propre condamnation. On a eu le même intérêt à les supposer, qu'à supposer Aristée et les Sibylles ; lesquelles, pour me servir des termes d'un homme d'esprit, ont parlé si clairement de nos mystères que, les prophetes des Hébreux, en comparaison d'elles, n'y entendaient rien. 2°. Un ouvrage porte avec lui des marques de sa supposition, lorsqu'on n'y voit pas empreint le caractère du siècle où il passe pour avoir été écrit. Quelque différence qu'il y ait dans tous les esprits qui composent un même siècle, on peut pourtant dire qu'ils ont quelque chose de plus propre que les esprits des autres siècles, dans l'air, dans le tour, dans le coloris de la pensée, dans certaines comparaisons dont on se sert plus fréquemment, et dans mille autres petites choses qu'on remarque aisément lorsqu'on examine de près les ouvrages. 3°. Une autre marque de supposition, c'est quand un livre fait allusion à des usages qui n'étaient pas encore connus au temps où l'on dit qu'il a été écrit ; ou qu'on y remarque quelques traits de systèmes postérieurement inventés, quoique cachés, &, pour ainsi dire, déguisés sous un style plus ancien. Ainsi les ouvrages de Mercure Trismégiste (je ne parle pas de ceux qui furent supposés par les Chrétiens, j'en ai fait mention plus haut, mais de ceux qui le furent par les payens eux-mêmes, pour se défendre contre les attaques de ces premiers), par cela même qu'ils sont teints de la doctrine subtîle et raffinée des Grecs, ne sont point authentiques.

S'il est des marques auxquelles une critique judicieuse reconnait la supposition de certains ouvrages, il en est d'autres aussi qui lui servent, pour ainsi dire, de boussole, et qui la guident dans le discernement de ceux qui sont authentiques. En effet, comment pouvoir soupçonner qu'un livre a été supposé, lorsque nous le voyons cité par des anciens écrivains, et fondé sur une chaîne non-interrompue de témoins conformes les uns aux autres, surtout si cette chaîne commence au temps où l'on dit que ce livre a été écrit et ne finit qu'à nous ? D'ailleurs, n'y eut-il point d'ouvrages qui en citassent un autre comme appartenant à tel auteur, pour en reconnaître l'authenticité, il me suffirait qu'il m'eut été apporté comme étant d'un tel auteur, par une tradition orale, soutenue, sans interruption depuis son époque jusqu'à moi, sur plusieurs lignes collatérales. Il y a outre cela des ouvrages qui tiennent à tant de choses, qu'il serait fou de douter de leur authenticité. Mais, selon moi la plus grande marque de l'authenticité d'un livre, c'est lorsque depuis longtemps on travaille à sapper son antiquité pour l'enlever à l'auteur à qui on l'attribue, et qu'on n'a pu trouver pour cela que des raisons si frivoles, que ceux même qui sont ses ennemis déclarés, à peine daignent s'y arrêter. Il y a des ouvrages qui intéressent plusieurs royaumes, des nations entières, le monde même, qui par cela même ne sauraient être supposés. Les uns contiennent les annales de la nation et ses titres ; les autres, ses lois et ses coutumes ; enfin il y en a qui contiennent leur religion. Plus on accuse les hommes en général d'être superstitieux et peureux, pour me servir de l'expression à la mode, et plus on doit avouer qu'ils ont toujours les yeux ouverts sur ce qui intéresse leur religion. L'Alcoran n'aurait jamais été transporté au temps de Mahomet, s'il avait été écrit longtemps après sa mort. C'est que tout un peuple ne saurait ignorer l'époque d'un livre qui règle sa croyance, et fixe toutes ses espérances. Allons plus loin : en quel temps voudrait-on qu'on puisse supposer une histoire qui contiendrait des faits très-intéressants, mais apocryphes ? ce n'est point sans-doute du vivant de l'auteur à qui on l'attribue, et qui démasquerait le fourbe ; et si l'on veut qu'une telle imposture puisse ne lui être pas connue, ce qui comme on voit est presque impossible, tout le monde ne s'inscrirait-il pas en faux contre les faits que cette histoire contiendrait ? Nous avons démontré plus haut, qu'un historien ne saurait en imposer à son siècle. Ainsi un imposteur, sous quelque nom qu'il mette son histoire, ne saurait induire en erreur les témoins oculaires ou contemporains ; sa fourberie passerait à la postérité. Il faut donc qu'on dise que longtemps après la mort de l'auteur prétendu, on lui a supposé cette histoire. Il sera nécessaire pour cela qu'on dise aussi, que cette histoire a été longtemps inconnue, auquel cas elle devient suspecte si elle contient des faits intéressants, et qu'elle soit l'unique qui les rapporte : car si les mêmes faits qu'elle rapporte sont contenus dans d'autres histoires, la supposition est dès-lors inutile. Je n'imagine pas qu'on prétende qu'il soit possible de persuader à tous les hommes qu'ils ont Ve ce livre-là de tout temps, et qu'il ne parait pas nouvellement. Ne sait-on point avec quelle exactitude on examine un manuscrit nouvellement découvert, quoique ce manuscrit ne soit souvent qu'une copie de plusieurs autres qu'on a déjà ? Que ferait-on s'il était unique dans son genre ? Il n'est donc pas possible de fixer un temps où certains livres trop intéressants par leur nature aient pu être supposés.

Ce n'est pas tout, me direz-vous : il ne suffit pas qu'on puisse s'assurer de l'authenticité d'un livre, il faut encore qu'on soit certain qu'il est parvenu à nous sans altération. Or qui me garantira que l'histoire dont vous vous servez pour prouver tel fait, soit venue jusqu'à moi dans toute sa pureté ? la diversité des manuscrits ne semble-t-elle pas nous indiquer les changements qui lui sont arrivés : après cela quel fonds voulez-vous que je fasse sur les faits que cette histoire me rapporte ?

Il n'y a que la longueur des temps et la multiplicité des copies qui puissent occasionner de l'altération dans les manuscrits. Je ne crois pas qu'on me conteste cela. Or ce qui procure le mal, nous donne en même temps le remède : car s'il y a une infinité de manuscrits, il est évident qu'en tout ce qu'ils s'accordent, c'est le texte original. Vous ne pourrez donc refuser d'ajouter foi à ce que tous ces manuscrits rapporteront d'un concert unanime. Sur les variantes vous êtes libre, et personne ne vous dira jamais que vous êtes obligé de vous conformer à tel manuscrit plutôt qu'à tel autre, dès qu'ils ont tous les deux la même autorité. Prétendrez-vous qu'un fourbe peut altérer tous les manuscrits ? Il faudrait pour cela pouvoir marquer l'époque de cette altération : mais peut-être que personne ne se sera aperçu de la fraude ? Quelle apparence, surtout si ce livre est extrêmement répandu, s'il intéresse des nations entières, si ce livre se trouve la règle de leur conduite, ou si par le goût exquis qui y règne, il fait les délices des honnêtes gens ? Serait-il possible à un homme, quelque puissance qu'on lui suppose, de défigurer les vers de Virgile, ou de changer les faits intéressants de l'histoire Romaine que nous lisons dans Tite-Live et dans les autres historiens ? Fut-on assez adroit pour altérer en secret toutes les éditions et tous les manuscrits, ce qui est impossible ; on découvrirait toujours l'imposture, parce qu'il faudrait de plus altérer toutes les mémoires : ici la tradition orale défendrait la véritable histoire. On ne saurait tout d'un coup faire changer les hommes de croyance sur certains faits. Il faudrait encore de plus renverser tous les monuments, comme on verra bientôt : les monuments assurent la vérité de l'histoire, ainsi que la tradition orale. Arrêtez vos yeux sur l'Alcoran, et cherchez un temps où ce livre aurait pu être altéré depuis Mahomet jusqu'à nous. Ne croyez-vous pas que nous l'avons tel, au moins quant à la substance, qu'il a été donné par cet imposteur ? Si ce livre avait été totalement bouleversé, et que l'altération en eut fait un tout différent de celui que Mahomet a écrit, nous devrions voir aussi une autre religion chez les Turcs, d'autres usages, et même d'autres mœurs ; car tout le monde sait combien la religion influe sur les mœurs. On est surpris quand on développe ces choses-là, comment quelqu'un peut les avancer. Mais comment ose-t-on nous faire tant valoir ces prétendues altérations ? Je défie qu'on nous fasse voir un livre connu et intéressant qui soit altéré de façon que les différentes copies se contredisent dans les faits qu'elles rapportent, surtout s'ils sont essentiels. Tous les manuscrits et toutes les éditions de Virgile, d'Horace, ou de Ciceron, se ressemblent à quelque légère différence près. On peut dire de même de tous les livres. On verra dans le premier livre de cet ouvrage, en quoi consiste l'altération qu'on reproche au Pentateuque, et dont on a prétendu pouvoir par-là renverser l'autorité. Tout se réduit à des changements de certains mots qui ne détruisent point le fait, et à des explications différentes des mêmes mots : tant il est vrai que l'altération essentielle est difficîle dans un livre intéressant ; car de l'aveu de tout le monde, le Pentateuque est un des livres les plus anciens que nous connaissions.

Les règles que la critique nous fournit pour connaître la supposition et l'altération des livres, ne suffisent point, dira quelqu'un ; elle doit encore nous en fournir pour nous prémunir contre le mensonge si ordinaire aux historiens. L'histoire, en effet, que nous regardons comme le registre des événements des siècles passés, n'est le plus souvent rien moins que cela Au lieu de faits véritables, elle repait de fables notre folle curiosité. Celle des premiers siècles est couverte de nuages ; ce sont pour nous des terres inconnues où nous ne pouvons marcher qu'en tremblant. On se tromperait, si l'on croyait que les histoires qui se rapprochent de nous, sont pour cela plus certaines. Les préjugés, l'esprit de parti, la vanité nationale, la différence des religions, l'amour du merveilleux ; voilà autant de sources ouvertes, d'où la fable se répand dans les annales de tous les peuples. Les historiens, à force de vouloir embellir leur histoire et y jeter de l'agrément, changent très souvent les faits ; en y ajoutant certaines circonstances, ils les défigurent de façon à ne pouvoir pas les reconnaître. Je ne m'étonne plus que plusieurs, sur la foi de Cicéron et de Quintilien, nous disent que l'histoire est une poésie libre de la versification. La différence de religion et les divers sentiments, qui dans les derniers siècles ont divisé l'Europe, ont jeté dans l'histoire moderne autant de confusion, que l'antiquité en a apportée dans l'ancienne. Les mêmes faits, les mêmes événements deviennent tous différents, suivant les plumes qui les ont écrits. Le même homme ne se ressemble point dans les différentes vies qu'on a écrites de lui. Il suffit qu'un fait soit avancé par un Catholique, pour qu'il soit aussitôt démenti par un Luthérien ou par un Calviniste. Ce n'est pas sans raison que Bayle dit de lui, qu'il ne lisait jamais les historiens dans la vue de s'instruire des choses qui se sont passées, mais seulement pour savoir ce que l'on disait dans chaque nation et dans chaque parti. Je ne crois pas après cela qu'on puisse exiger la foi de personne sur de tels garants.

On aurait dû encore grossir la difficulté de toutes les fausses anecdotes et de toutes ces historiettes du temps qui courent, et conclure de-là que tous les faits qu'on lit dans l'Histoire Romaine sont pour le moins douteux.

Je ne comprends pas comment on peut s'imaginer renverser la foi historique avec de pareils raisonnements. Les passions qu'on nous oppose sont précisément le plus puissant motif que nous ayons pour ajouter foi à certains faits. Les Protestants sont extrêmement envenimés contre Louis XIV : y en a-t-il un qui, malgré cela, ait osé désavouer le célèbre passage du Rhin ? Ne sont-ils point d'accord avec les Catholiques sur les victoires de ce grand roi ? Ni les préjugés, ni l'esprit de parti, ni la vanité nationale, n'opèrent rien sur des faits éclatants et intéressants. Les Anglais pourront bien dire qu'ils n'ont pas été secourus à la journée de Fontenoi ; la vanité nationale pourra leur faire diminuer le prix de la victoire, et la compenser, pour ainsi dire, par le nombre : mais ils ne désavoueront jamais que les François soient restés victorieux. Il faut donc bien distinguer les faits que l'Histoire rapporte d'avec les réflexions de l'historien : celles-ci varient selon ses passions et ses intérêts ; ceux-là demeurent invariablement les mêmes. Jamais personne n'a été peint si différemment que l'amiral de Coligni et le duc de Guise : les Protestants ont chargé le portrait de celui-ci de mille traits qui ne lui convenaient pas ; et les Catholiques, de leur côté, ont refusé à celui-là des coups de pinceau qu'il méritait. Les deux partis se sont pourtant servis des mêmes faits pour les peindre ; car quoique les Calvinistes disent que l'amiral de Coligni était plus grand homme de guerre que le duc de Guise, ils avouent pourtant que Saint-Quentin, que l'amiral défendait, fut pris d'assaut, et qu'il y fut lui-même fait prisonnier ; et qu'au contraire le duc de Guise sauva Metz contre les efforts d'une armée nombreuse qui l'assiégeait, animée de plus par la présence de Charles-Quint : mais, selon eux, l'amiral fit plus de coups de maître, plus d'actions de cœur, d'esprit, et de vigilance, pour défendre Saint-Quentin, que le duc de Guise pour défendre Metz. On voit donc que les deux partis ne se séparent que lorsqu'il s'agit de raisonner sur les faits, et non sur les faits mêmes. Ceux qui nous font cette difficulté, n'ont qu'à jeter les yeux sur une réflexion de l'illustre Monsieur de Fontenelle, qui, en parlant des motifs que les historiens prêtent à leurs héros, nous dit : " Nous savons fort bien que les historiens les ont devinés, comme ils ont pu, et qu'il est presque impossible qu'ils aient deviné tout à fait juste. Cependant nous ne trouvons point mauvais que les historiens aient recherché cet embellissement, qui ne sort point de la vraisemblance ; et c'est à cause de cette vraisemblance, que ce mélange de faux que nous reconnaissons, qui peut être dans nos histoires, ne nous les fait pas regarder comme des fables ". Tacite prête des vues politiques et profondes à ses personnages, où Tite-Live ne verrait rien que de simple et de naturel. Croyez les faits qu'il rapporte, et examinez sa politique ; il est toujours aisé de distinguer ce qui est de l'historien d'avec ce qui lui est étranger. Si quelque passion le fait agir, elle se montre, et aussi-tôt que vous la voyez, elle n'est plus à craindre. Vous pouvez donc ajouter foi aux faits que vous lisez dans une histoire, surtout si ce même fait est rapporté par d'autres historiens, quoique sur d'autres choses ils ne s'accordent point. Cette pente qu'ils ont à se contredire les uns les autres, vous assure de la vérité des faits sur lesquels ils s'accordent.

Les historiens, me direz-vous, mêlent quelquefois si adroitement les faits avec leurs propres réflexions auxquelles ils donnent l'air de faits, qu'il est très-difficîle de les distinguer. Il ne saurait jamais être difficîle de distinguer un fait éclatant et intéressant des propres réflexions de l'historien ; et d'abord ce qui est précisément rapporté de même par plusieurs historiens, est évidemment un fait ; parce que plusieurs historiens ne sauraient faire précisément la même réflexion. Il faut donc que ce en quoi ils se rencontrent ne dépende pas d'eux, et leur soit totalement étranger : il est donc facîle de distinguer les faits d'avec les réflexions de l'historien, dès que plusieurs historiens rapportent le même fait. Si vous lisez ce fait dans une seule histoire, consultez la tradition orale ; ce qui vous viendra par elle ne saurait être à l'historien ; car il n'aurait pas pu confier à la tradition qui le précède, ce qu'il n'a pensé que longtemps après. Voulez-vous vous assurer encore davantage ? Consultez les monuments, troisième espèce de tradition propre à faire passer les faits à la postérité.

Un fait éclatant et qui intéresse, entraîne toujours des suites après lui ; souvent il fait changer la face de toutes les affaires d'un très grand pays : les peuples jaloux de transmettre ces faits à la postérité, emploient le marbre et l'airain pour en perpétuer la mémoire. On peut dire d'Athènes et de Rome, qu'on y marche encore aujourd'hui sur des monuments qui confirment leur histoire : cette espèce de tradition, après la tradition orale, est la plus ancienne ; les peuples de tous les temps ont été très-attentifs à conserver la mémoire de certains faits. Dans ces premiers temps voisins du cahos, un monceau de pierres brutes avertissait qu'en cet endroit il s'était passé quelque chose d'intéressant. Après la découverte des Arts, on vit élever des colonnes et des pyramides pour immortaliser certaines actions ; dans la suite les hiérogliphes les désignèrent plus particulièrement : l'invention des lettres soulagea la mémoire, et l'aida à porter le poids de tant de faits qui l'auraient enfin accablée. On ne cessa pourtant point d'ériger des monuments ; car les temps où l'on a le plus écrit, sont ceux où l'on a fait les plus beaux monuments de toute espèce. Un événement intéressant qui fait prendre la plume à l'historien, met le ciseau à la main du Sculpteur, le pinceau à la main du Peintre ; en un mot, échauffe le génie de presque tous les Artistes. Si l'on doit interroger l'histoire pour savoir ce que les monuments représentent, on doit aussi consulter les monuments pour savoir s'ils confirment l'histoire. Si quelqu'un voyait les tableaux du célèbre Rubens, qui font l'ornement de la galerie du palais du Luxembourg ; il n'y apprendrait, je l'avoue, aucun fait distinct ; ces tableaux l'avertiraient seulement d'admirer les chefs-d'œuvre d'un des plus grands Peintres : mais si après avoir lu l'histoire de Marie de Médicis, il se transportait dans cette galerie, ce ne seraient plus de simples tableaux pour lui : ici il verrait la cérémonie du mariage de Henri le Grand avec cette princesse : là cette reine pleurer avec la France la mort de ce grand roi. Les monuments muets attendent que l'histoire ait parlé pour nous apprendre quelque chose ; l'histoire détermine le héros des exploits qu'on raconte, et les monuments les confirment. Quelquefois tout ce qu'on voit sous ses yeux sert à attester une histoire qu'on a entre les mains : passez en orient, et prenez la vie de Mahomet ; ce que vous verrez et ce que vous lirez, vous instruiront également de la révolution étonnante qu'a souffert cette partie du monde ; les églises changées en mosquées vous apprendront la nouveauté de la religion Mahométane ; vous y distinguerez les restes de l'ancien peuple de ceux qui les ont asservis ; aux beaux morceaux que vous y trouverez, vous reconnoitrez aisément que ce pays n'a pas toujours été dans la barbarie où il est plongé : chaque turban, pour ainsi dire, servira à vous confirmer l'histoire de cet imposteur.

Nous direz-vous que les erreurs les plus grossières ont leurs monuments, ainsi que les faits les plus avérés, et que le monde entier était autrefois rempli de temples, de statues érigées en mémoire de quelque action éclatante des dieux que la superstition adorait ? Nous opposerez-vous encore certains faits de l'histoire Romaine, comme ceux d'Attius Navius, et de Curtius ? Voici comme Tite-Live raconte ces deux faits. Attius Navius étant augure, Tarquinius Priscus voulut faire une augmentation à la cavalerie Romaine ; il n'avait point consulté le vol des oiseaux, persuadé que la faiblesse de sa cavalerie qui venait de paraitre au dernier combat contre les Sabins, l'instruisait beaucoup mieux sur la nécessité de son augmentation que tous les augures du monde. Attius Navius, augure zélé, l'arrêta et lui dit, qu'il n'était point permis de faire aucune innovation dans l'état, qu'elle n'eut été désignée par les oiseaux. Tarquin, outré de dépit, parce que, comme on dit, il n'ajoutait pas beaucoup de foi à ces sortes de choses : eh bien, dit-il à l'augure, vous qui connaissez l'avenir, ce que je pense est-il possible ? Celui-ci après avoir interrogé son art, lui répondit que ce qu'il pensait était possible. Or, dit Tarquin, coupez cette pierre avec votre rasoir ; car c'était-là ce que je pensais. L'augure exécuta sur le champ ce que Tarquin désirait de lui : en mémoire de cette action, on érigea sur le lieu même où elle s'était passée, à Attius Navius une statue, dont la tête était couverte d'un voile, et qui avait à ses pieds le rasoir et la pierre, afin que ce monument fit passer le fait à la postérité. Le fait de Curtius était aussi très-célèbre : un tremblement de terre, ou je ne sai quelle autre cause, fit entr'ouvrir le milieu de la place publique, et y forma un gouffre d'une profondeur immense. On consulta les dieux sur cet événement extraordinaire, et ils répondirent, qu'inutilement on entreprendrait de le combler ; qu'il fallait y jeter ce que l'on avait de plus précieux dans Rome, et qu'à ce prix ce gouffre se refermerait de lui-même. Curtius, jeune guerrier, plein d'audace et de fermeté, crut devoir ce sacrifice à sa patrie, et s'y précipita ; le gouffre se referma à l'instant, et cet endroit a retenu depuis le nom du lac Curtius, monument bien propre à le faire passer à la postérité. Voilà les faits qu'on nous oppose pour détruire ce que nous avons dit sur les monuments.

Un monument, je l'avoue, n'est pas un bon garant pour la vérité d'un fait, à moins qu'il n'ait été érigé dans le temps même où le fait est arrivé, pour en perpétuer le souvenir : si ce n'est que longtemps après, il perd toute son autorité par rapport à la vérité du fait, tout ce qu'il prouve, c'est que du temps où il fut érigé, la créance de ce fait était publique : mais comme un fait, quelque notoriété qu'il ait, peut avoir pour origine une tradition erronée, il s'ensuit que le monument qu'on élevera longtemps après ne peut le rendre plus croyable qu'il l'est alors. Or tels sont les monuments qui remplissaient le monde entier, lorsque les ténèbres du paganisme couvraient toute la face de la terre. Ni l'histoire, ni la tradition, ni ces monuments ne remontaient jusqu'à l'origine des faits qu'ils représentaient ; ils n'étaient donc pas propres à prouver la vérité du fait en lui-même ; car le monument ne commence à servir de preuve que du jour qu'il est érigé : l'est-il dans le temps même du fait, il prouve alors sa réalité, parce qu'en quelque temps qu'il soit élevé, on ne saurait douter qu'alors le fait ne passât pour constant : or un fait qui passe pour vrai dans le temps même qu'on dit qu'il est arrivé, porte par-là un caractère de vérité auquel on ne saurait se méprendre, puisqu'il ne saurait être faux, que les contemporains de ce fait n'aient été trompés, ce qui est impossible sur un fait public et intéressant. Tous les monuments qu'on cite de l'ancienne Grèce et des autres pays ne peuvent donc servir qu'à prouver que dans le temps qu'on les érigea on croyait ces faits, ce qui est très-vrai ; et c'est ce qui démontre ce que nous disons, que la tradition des monuments est infaillible lorsque vous ne lui demandez que ce qu'elle doit rapporter, savoir la vérité du fait, lorsqu'ils remontent jusqu'au fait même, et la croyance publique sur un fait, lorsqu'ils n'ont été érigés que longtemps après ce fait. On trouve, il est vrai, les faits d'Attius Navius et de Curtius dans Tite-Live ; mais il ne faut que lire cet historien, pour être convaincu qu'ils ne nous sont point contraires. Tite-Live n'a jamais Ve la statue d'Attius Navius, il n'en parle que sur un bruit populaire ; ce n'est donc pas un monument qu'on puisse nous opposer, il faudrait qu'il eut subsisté du temps de Tite-Live : et d'ailleurs qu'on compare ce fait avec celui de la mort de Lucrèce, et les autres faits incontestables de l'histoire Romaine ; on verra que dans ceux-ci la plume de l'historien est ferme, assurée, au lieu que dans celui-là elle chancelle, et le doute est comme peint dans sa narration (Id quia inauguratò Romulus fecerat, negavit Attius Navius, inclitus eâ tempestate augur, neque mutari neque novum constitui, nisi aves addixissent, posse. Ex eo irâ regi motâ eludereque artem (ut ferunt) agendum, inquit, divine tu, inaugura, fieri ne possit quod nunc ego mente concipio ? cum ille in augurio rem expertus profecto futuram dixisset ; at qui haec animo agitavi, te novaculâ cotem discissurum : cape haec et perage quod aves tuae fieri posse portendunt. Tum illum haud cunctanter discidisse cotem ferunt. Statua Attii posita capite velato, quo in loco res acta est, in comitio, in gradibus ipsis ad laevam curiae fuit ; cotem quoque eodem loco sitam fuisse memorant, ut esset ad posteros miraculi ejus monumentum. Titus Liv. I. Tarq. Prisc. reg.). Il y a plus, je crois que cette statue n'a jamais existé ; car enfin y a-t-il apparence que les prêtres et les augures, qui étaient si puissants à Rome, eussent souffert la ruine d'un monument qui leur était si favorable ? et si dans les orages qui faillirent à engloutir Rome, ce monument avait été détruit, n'auraient-ils pas eu grand soin de le remettre sur pied dans un temps plus calme et plus serein ? Le peuple lui-même, superstitieux comme il était, l'aurait demandé. Cicéron qui rapporte le même fait, ne parle point de la statue, ni du rasoir, ni de la pierre qu'on voyait à ses pieds, il dit au contraire que la pierre et le rasoir furent enfouis dans la place où le peuple Romain s'assemblait. Il y a plus, ce fait est d'une autre nature dans Cicéron que dans Tite-Live : dans celui-ci Attius Navius déplait à Tarquin, qui cherche à le rendre ridicule aux yeux du peuple, par une question captieuse qu'il lui fait : mais l'augure, en exécutant ce que Tarquin demande de lui, fait servir la subtilité même de ce roi philosophe à lui faire respecter le vol des oiseaux qu'il paraissait mépriser. [ Ex quo factum est, ut eum (Attium Navium) ad se rex Priscus accerseret. Cujus cum tentaret scientiam auguratus, dixit ei se cogitare quidam : id posset ne fieri consuluit. Ille, inaugurio acto, posse respondit : Tarquinius autem dixit se cogitasse cotem novaculâ posse præsidium. Tum Attium jussisse experiri, ita cotem in comitium allatam, inspectante et rege et populo, novaculâ esse discissam. In eo evenit ut et Tarquinius augure Attio Navio uteretur, et populus de suis rebus ad eum referret. Cotem autem illam et novaculam defossam in comitio, supraque impositum puteal accepimus. Cicer. de Divinit. lib. I.] Dans celui-là Attius Navius est une créature de Tarquin, et l'instrument dont il se sert pour tirer parti de la superstition des Romains. Bien loin de lui déplaire en s'ingérant dans les affaires d'état, c'était ce roi lui-même qui l'avait appelé auprès de sa personne sans-doute pour l'y faire entrer. Dans Ciceron, la question que Tarquin fait à l'augure n'est point captieuse, elle parait au contraire préparée pour nourrir et fomenter le superstition du peuple. Il la propose chez lui à Attius Navius, et non dans la place publique en présence du peuple, sans que l'augure s'y attendit. Ce n'est point la première pierre qui tombe sous la main dont on se sert pour satisfaire à la demande du roi, l'augure a soin de l'apporter avec lui : on voit en un mot dans Cicéron, Attius Navius d'intelligence avec Tarquin pour jouer le peuple ; l'augure et le roi paraissent penser de même sur le vol des oiseaux. Dans Tite-Live au contraire, Attius Navius est un payen dévot qui s'oppose avec zèle à l'incrédulité d'un roi, dont la philosophie aurait pu porter coup aux superstitions du paganisme. Quel fond peut-on faire sur un fait sur lequel on varie tant, et quels monuments nous oppose-t-on ? ceux dont les auteurs qui en parlent ne conviennent pas. Si on écoute l'un, c'est une statue ; si on écoute l'autre, c'est une couverture. Selon Tite-Live le rasoir et la pierre se virent longtemps, et selon Cicéron on les enfouit dans la place [ Cura non deesset si qua ad rerum via inquirentem ferret, nunc famâ rerum standum est, ubi certam derogat vetustas fidem ; et lacus nomen ab hac recentiore insignitiùs fabula est. Tit. Liv. lib. VII. q. serv. L.] Le fait de Curtius ne favorise pas davantage les Sceptiques ; Tite-Live lui-même qui le rapporte, nous fournit la réponse. Selon cet historien, il serait difficîle de s'assurer de la vérité de ce fait si on voulait la rechercher ; il sent qu'il n'a point assez dit, car bien-tôt après il le traite de fable. C'est donc avec la plus grande injustice qu'on nous l'oppose, puisque du temps de Tite-Live, par qui on le sait, il n'y en avait aucune preuve ; je dis plus, puisque du temps de cet historien il passait pour fabuleux.

Que le Pyrrhonien ouvre donc enfin les yeux à la lumière, et qu'il reconnaisse avec nous une règle de vérité pour les faits. Peut-il en nier l'existence, lui qui est forcé de reconnaître pour vrais certains faits, quoique sa vanité, son intérêt, toutes ses passions en un mot paraissent conspirer ensemble pour lui en déguiser la vérité ? je ne demande pour juge entre lui et moi, que son sentiment intime. S'il essaye de douter de la vérité de certains faits, n'éprouve-t-il pas de la part de sa raison la même résistance que s'il tentait de douter des propositions les plus évidentes : et s'il jette les yeux sur la société, il achevera de se convaincre, puisque sans une règle de vérité pour les faits elle ne saurait subsister.

Est-il assuré de la réalité de la règle, il ne sera pas longtemps à s'apercevoir en quoi elle consiste. Ses yeux toujours ouverts sur quelqu'objet, et son jugement toujours conforme à ce que ses yeux lui rapportent, lui feront connaître que les sens sont pour les témoins oculaires la règle infaillible qu'ils doivent suivre sur les faits. Ce jour mémorable se présentera d'abord à son esprit, où le monarque Français, dans les champs de Fontenoi, étonna par son intrépidité et ses sujets et ses ennemis. Témoin oculaire de cette bonté paternelle qui fit chérir Louis aux soldats Anglais même, encore tout fumants du sang qu'ils avaient versé pour sa gloire, ses entrailles s'émûrent et son amour redoubla pour un roi, qui, non content de veiller au salut de l'état, veut bien descendre jusqu'à veiller sur celui de chaque particulier. Ce qu'il sent depuis pour son roi, lui rappelle à chaque instant que ces sentiments sont entrés dans son cœur sur le rapport de ses sens.

Toutes les bouches s'ouvrent pour annoncer aux contemporains des faits si éclatants. Tous ces différents peuples, qui malgré leurs intérêts divers, leurs passions opposées, mêlèrent leur voix au concert de louanges que les vainqueurs donnaient à la valeur, à la sagesse, et à la modération de notre monarque, ne permirent pas aux contemporains de douter des faits qu'on leur apprenait. C'est moins le nombre des témoins qui nous assure ces faits, que la combinaison de leurs caractères et de leurs intérêts, tant entr'eux qu'avec les faits mêmes. Le témoignage de six Anglais, sur les victoires de Melle et de Lauffeld, me fera plus d'impression que celui de douze Français. Des faits ainsi constatés dans leur origine, ne peuvent manquer d'aller à la postérité : ce point d'appui est trop ferme, pour qu'on doive craindre que la chaîne de la tradition en soit jamais détachée. Les âges ont beau se succéder, la société reste toujours la même, parce qu'on ne saurait fixer un temps où tous les hommes puissent changer. Dans la suite des siècles, quelque distance qu'on suppose, il sera toujours aisé de remonter à cette époque, où le nom flatteur de Bien-aimé fut donné à ce roi, qui porte la couronne, non pour enorgueillir sa tête, mais pour mettre à l'abri celle de ses sujets. La tradition orale conserve ces grands traits de la vie d'un homme, trop frappans pour être jamais oubliés : mais elle laisse échapper à-travers l'espace immense des siècles mille petits détails et mille circonstances, toujours intéressantes lorsqu'elles tiennent à des faits éclatants. Les victoires de Melle, de Raucoux et de Lauffeld passeront de bouche de bouche à la postérité : mais si l'histoire ne se joignait à cette tradition, combien de circonstances, glorieuses au grand général que le roi chargea du destin de la France, se précipiteraient dans l'oubli ! On se souviendra toujours que Bruxelles fut emportée au plus fort de l'hiver ; que Berg-op-zoom, ce fatal écueil de la gloire des Requesens, des Parmes et des Spinolas. ces héros de leur siècle, fut pris d'assaut ; que le siège de Mastreich ter mina la guerre : mais on ignorerait sans le secours de l'histoire, quels nouveaux secrets de l'art de la guerre furent déployés devant Bruxelles et Berg-op-zoom, et quelle intelligence sublime dispersa les ennemis rangés autour des murailles de Mastreich, pour ouvrir à-travers leur armée un passage à la nôtre, afin d'en faire le siège en sa présence.

La postérité aura sans-doute peine à croire tous ces hauts faits ; et les monuments qu'elle verra, seront bien nécessaires pour la rassurer. Tous les traits que l'histoire lui présentera se trouveront comme animés dans le marbre, dans l'airain et dans le bronze. L'école militaire lui fera connaître comment dans une grande âme, les vues les plus étendues et la plus profonde politique se lient naturellement avec un amour simple et vraiment paternel. Les titres de noblesse, accordés aux officiers qui n'en avaient encore que les sentiments, seront à jamais un monument authentique de son estime pour la valeur militaire. Ce seront comme les preuves que les historiens traineront après eux, pour déposer en faveur de leur sincérité, dans les grands traits dont ils orneront le tableau de leur roi. Les témoins oculaires sont assurés par leurs sens de ces faits qui caractérisent ce grand monarque ; les contemporains ne peuvent en douter, à cause de la déposition unanime de plusieurs témoins oculaires, entre lesquels toute collusion est impossible, tant par leurs intérêts divers, que par leurs passions opposées ; et la postérité qui verra venir à elle tous ces faits par la tradition orale, par l'histoire et par les monuments, connaitra aisément que la seule vérité peut réunir ces trois caractères.

* C'est ainsi qu'il convient de défendre la religion. Voilà ce qu'on peut appeler prendre son ennemi corps à corps, et l'attaquer par les endroits les plus inaccessibles. Ici tout est rempli de sens et d'énergie, et il n'y a pas la moindre teinture de fiel. On n'a pas craint de laisser à son antagoniste ce qu'il pouvait avoir d'adresse et d'esprit, parce qu'on était sur d'en avoir plus que lui. On l'a fait paraitre sur le champ de bataille avec tout l'art dont il était capable, et on ne l'a point surpris lâchement, parce qu'il fallait qu'il se confessât lui-même vaincu, et qu'on pouvait se promettre cet avantage. Qu'on compare cette dissertation avec ce qu'on a publié jusqu'à présent de plus fort sur la même matière, et l'on conviendra que si quelqu'un avait donné lieu à un si bel écrit, par les objections qu'on y résout, il aurait rendu un service important à la religion, quoiqu'il y eut eu peut-être de la témerité à les proposer, surtout en langue vulgaire. Je dis peut-être, parce que l'évidence est sure d'obtenir tôt ou tard un pareil triomphe sur les prestiges du sophisme. Le mensonge a beau souffler sur le flambeau de la vérité, loin de l'éteindre, tous ses efforts ne font qu'en redoubler l'éclat. Si l'auteur des Pensées philosophiques aimait un peu son ouvrage, il serait bien content de trois ou quatre auteurs que nous ne nommerons point ici par égard pour leur zèle et par respect pour leur cause : mais en revanche, qu'il serait mécontent de M. l'abbé de Prades, s'il n'aimait infiniment la vérité ! Nous invitons ce dernier à suivre sa carrière avec courage, et à employer ses grands talents à la défense du seul culte sur la terre qui mérite un défenseur tel que lui. Nous disons aux autres et à ceux qui seraient tentés de les imiter : sachez qu'il n'y a point d'objections qui puissent faire à la religion autant de mal que les mauvaises réponses : sachez que telle est la méchanceté des hommes, que si vous n'avez rien dit qui vaille, on avilira votre cause, en vous faisant l'honneur de croire qu'il n'y avait rien de mieux à dire.