S. f. terme de Grammaire qui signifie renversement d'ordre : ainsi toute inversion suppose un ordre primitif et fondamental ; et nul arrangement ne peut être appelé inversion que par rapport à cet ordre primitif.

Il n'y avait eu jusqu'ici qu'un langage sur l'inversion ; on croyait s'entendre, et l'on s'entendait en effet. De nos jours, M. l'abbé Batteux s'est élevé contre le sentiment universel, et a mis en avant une opinion, qui est exactement le contrepié de l'opinion commune : il donne pour ordre fondamental un autre ordre que celui qu'on avait toujours regardé comme la règle originelle de toutes les langues : il déclare directement ordonnées des phrases où tout le monde croyait voir l'inversion ; et il la voit, lui, dans les tours que l'on avait jugés les plus conformes à l'ordre primitif.

La discussion de cette nouvelle doctrine devient d'autant plus importante, qu'elle se trouve aujourd'hui plus étayée par les suffrages de deux écrivains qui en tirent des conséquences pratiques relatives à l'étude des langues. Je parle de M. Pluche et de M. Chompré, qui fondent sur cette base leur système d'enseignement, l'un dans sa Mécanique des langues, et l'autre dans son Introduction à la langue latine par la voie de la traduction.

L'unanimité des Grammairiens en faveur de l'opinion ancienne, nonobstant la diversité des temps, des idiomes et des vues qui ont dû en dépendre, forme d'abord contre la nouvelle opinion, un préjugé d'autant plus fort, que l'intimité connue de trois auteurs qui la défendent, réduit à l'unité le témoignage qu'ils lui rendent : mais il ne s'agit point ici de compter les voix, sans peser les raisons ; il faut remonter à l'origine même de la question, et employer la critique la plus exacte qu'il sera possible, pour reconnaître l'ordre primitif qui doit véritablement servir comme de boussole aux procédés grammaticaux des langues. C'est apparemment le plus sur et même l'unique moyen de déterminer en quoi consistent les inversions, quelles sont les langues qui en admettent le plus, quels effets elles y produisent, et quelles conséquences il en faut tirer par rapport à la manière d'étudier ou d'enseigner les langues.

Il y a dans chacune une marche fixée par l'usage ; et cette marche est le résultat de la diversité des vues que la construction usuelle doit combiner et concilier. Elle doit s'attacher à la succession analytique des idées, se prêter à la succession pathétique des objets qui intéressent l'âme, et ne pas négliger la succession euphonique des sons les plus propres à flatter l'oreille. Voilà donc trois différents ordres que la parole doit suivre tout à la fais, s'il est possible, et qu'elle doit sacrifier l'un à l'autre avec intelligence, lorsqu'ils se trouvent en contradiction ; mais par rapport à la Grammaire, dont on prétend ici apprécier un terme, quel est celui de ces trois ordres qui lui sert de guide, si elle n'est soumise qu'à l'influence de l'un des trois ? Et si elle est sujette à l'influence des trois, quel est pour elle le principal, celui qu'elle doit suivre le plus scrupuleusement, et qu'elle doit perdre de vue le moins qu'il est possible ? C'est à quoi se réduit, si je ne me trompe, l'état de la question qu'il s'agit de discuter : celui de ces ordres qui est, pour ainsi dire, le législateur exclusif ou du moins le législateur principal en Grammaire, est en même temps celui auquel se rapporte l'inversion qui en est le renversement.

La parole est destinée à produire trois effets qui devraient toujours aller ensemble : 1. instruire, 2. plaire, 3. toucher. Tria sunt efficienda, 1. ut docéatur is apud quem dicetur, 2. ut delectetur, 3. ut moveatur. Cic. in Bruto, sive de claris Orat. c. lxix. Le premier de ces trois points est le principal ; il est la base des deux autres, puisque sans celui-là, ceux-ci ne peuvent avoir lieu. Car ici par instruire, docère, Ciceron n'entend pas éclaircir une question, exposer un fait, discuter quelque point de doctrine, etc. Il entend seulement énoncer une pensée, faire connaître ce qu'on a dans l'esprit, former un sens par des mots. On parle pour être entendu ; c'est le premier but de la parole ; c'est le premier objet de toute langue : les deux autres supposent toujours le premier, qui en est l'instrument nécessaire.

Voulez-vous plaire par le rythme, par l'harmonie, c'est-à-dire, par une certaine convenance de syllabes, par la liaison, l'enchainement, la proportion des mots entr'eux, de façon qu'il en résulte une cadence agréable pour l'oreille ? Commencez par vous faire entendre. Les mots les plus sonores, l'arrangement le plus harmonieux ne peuvent plaire que comme le ferait un instrument de musique : mais alors ce n'est plus la parole qui est essentiellement la manifestation des pensées par la voix.

Il est également impossible de toucher et d'intéresser, si l'on n'est pas entendu. Quoique mon intérêt ou le vôtre soit le motif principal qui me porte à vous adresser la parole, je suis toujours obligé de me faire entendre, et de me servir des moyens établis à cet effet dans la langue qui nous est commune. Ces moyens à la vérité peuvent bien être mis en usage par l'intérêt ; mais ils n'en dépendent en aucune manière. C'est ainsi que l'intérêt engage le pilote à se servir de l'aiguille aimantée ; mais le mouvement instructif de cette aiguille est indépendant de l'intérêt du pilote.

L'objet principal de la parole est donc l'énonciation de la pensée. Or en quelque langue que ce puisse être, les mots ne peuvent exciter de sens dans l'esprit de celui qui lit ou qui écoute, s'ils ne sont assortis d'une manière qui rende sensibles leurs rapports mutuels, qui sont l'image des relations qui se trouvent entre les idées mêmes que les mots expriment. Car quoique la pensée, opération purement spirituelle, soit par-là même indivisible, la Logique par le secours de l'abstraction, comme je l'ai dit ailleurs, vient pourtant à bout de l'analyser en quelque sorte, en considérant séparément les idées différentes qui en sont l'objet, et les relations que l'esprit aperçoit entr'elles. C'est cette analyse qui est l'objet immédiat de la parole ; ce n'est que de cette analyse que la parole est l'image : et la succession analytique des idées est en conséquence le prototype qui décide toutes les lois de la syntaxe dans toutes les langues imaginables. Anéantissez l'ordre analytique, les règles de la syntaxe sont par-tout sans raison, sans appui, et bien-tôt elles seront sans consistance, sans autorité, sans effet : les mots sans relation entr'eux ne formeront plus de sens, et la parole ne sera plus qu'un vain bruit.

Mais cet ordre est immuable, et son influence sur les langues est irrésistible, parce que le principe en est indépendant des conventions capricieuses des hommes et de leur mutabilité : il est fondé sur la nature même de la pensée, et sur les procédés de l'esprit humain qui sont les mêmes dans tous les individus de tous les lieux et de tous les temps, parce que l'intelligence est dans tous une émanation de la raison immuable et souveraine, de cette lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde, lux vera quae illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum. Joan. I. 9.

Il n'y a que deux moyens par lesquels l'influence de l'ordre analytique puisse devenir sensible dans l'énonciation de la pensée par la parole. Le premier, c'est d'assujettir les mots à suivre dans l'élocution la gradation même des idées et l'ordre analytique. Le second, c'est de faire prendre aux mots des inflexions qui caractérisent leurs relations à cet ordre analytique, et d'en abandonner ensuite l'arrangement dans l'élocution à l'influence de l'harmonie, au feu de l'imagination, à l'intérêt, si l'on veut, des passions. Voilà le fondement de la division des langues en deux espèces générales, que M. l'abbé Girard (Princ. disc. j. tom. I. pag. 23.) appelle analogues et transpositives.

Il appelle langues analogues celles qui ont soumis leur syntaxe à l'ordre analytique, par le premier des deux moyens possibles : et il les nomme analogues, parce que leur marche est effectivement analogue, et en quelque sorte parallèle à celle de l'esprit même, dont elle suit pas-à-pas les opérations.

Il donne le nom de transpositives à celles qui ont adopté le second moyen de fixer leur syntaxe d'après l'ordre analytique : et la dénomination de transpositives caractérise très-bien leur marche libre et souvent contraire à celle de l'esprit, qui n'est point imitée par la succession des mots, quoiqu'elle soit parfaitement indiquée par les livrées dont ils sont revêtus.

C'est en effet l'ordre analytique de la pensée qui fixe la succession des mots dans toutes les langues analogues ; et si elles se permettent quelques écarts, ils sont si peu considérables, si aisés à apercevoir et à rétablir, qu'il est facîle de sentir que ces langues ont toujours les yeux sur la même boussole, et qu'elles n'autorisent ces écarts que pour arriver encore plus surement au but, tantôt parce que l'harmonie répand plus d'agrément sur le sentier détourné, tantôt parce que la clarté le rend plus sur. C'est l'ordinaire dans toutes ces langues que le sujet précède le verbe, parce qu'il est dans l'ordre que l'esprit voie d'abord un être avant qu'il en observe la manière d'être ; que le verbe soit suivi de son complément, parce que toute action doit commencer avant que d'arriver à son terme ; que la préposition ait de même son complément après elle, parce qu'elle exprime de même un sens commencé que le complément acheve ; qu'une proposition incidente ne vienne qu'après l'antécédent qu'elle modifie, parce que, comme disent les Philosophes, priùs est esse quàm sic esse, etc. La correspondance de la marche des langues analogues à cette succession analytique des idées, est une vérité de fait et d'expérience ; elle est palpable dans la construction usuelle de la langue française, de l'italienne, de l'espagnole, de l'anglaise, et de toutes les langues analogues.

C'est encore l'ordre analytique de la pensée, qui dans les langues transpositives détermine les inflexions accidentelles des mots. Un être doit exister avant que d'être tel ; et par analogie le nom doit être connu avant l'adjectif, et le sujet avant le verbe, sans quoi il serait impossible de mettre l'adjectif en concordance avec le nom, ni le verbe avec son sujet : il faut avoir envisagé le verbe ou la préposition, avant que de penser à donner telle ou telle inflexion à leur complément, etc. &c. Ainsi quand Cicéron a dit, diuturni silentii finem hodiernus dies attulit, les inflexions de chacun de ces mots étaient relatives à l'ordre analytique, et le caractérisaient ; sans quoi leur ensemble n'aurait rien signifié. Que veut dire diuturnus silentium finis hodiernus dies afferre ? Rien du tout : mais de la phrase même de Cicéron je vois sortir un sens net et précis, par la connaissance que j'ai de la destination de chacune des terminaisons. Diuturni a été choisi par préférence, pour s'accorder avec silentii ; ainsi silentii est antérieur à diuturni, dans l'ordre analytique. Pourquoi le nom silentii, et par la raison de la concordance son adjectif diuturni, sont-ils au génitif ? C'est que ces deux mots forment un supplément déterminatif au nom appelatif finem ; ces deux mots font prendre finem dans une acception singulière ; il ne s'agit pas ici de toute fin, mais de la fin du silence que l'orateur gardait depuis longtemps : finem est donc la cause de l'inflexion oblique de silentii diuturni ; j'ai donc droit de conclure que finem dans l'ordre analytique précède silentii diuturni, non parce que je dirais en français la fin du silence, mais parce que la cause précède l'effet, ce qui est également la raison de la construction française : finem est encore un cas qui a sa cause dans le verbe attulit, qui doit par conséquent le précéder ; et attulit a pour raison de son inflexion le sujet dies hodiernus, dont la terminaison directe indique que rien ne le précède et ne le modifie.

Il est donc évident que dans toutes les langues la parole ne transmet la pensée qu'autant qu'elle peint fidèlement la succession analytique des idées qui en sont l'objet, et que l'abstraction y considère séparément. Dans quelques idiomes cette succession des idées est représentée par celle des mots qui en sont les signes ; dans d'autres elle est seulement désignée par les inflexions des mots qui au moyen de cette marque de relation, peuvent sans conséquence pour le sens, prendre dans le discours telle autre place que d'autres vues peuvent leur assigner : mais à travers ces différences considérables du génie des langues, on reconnait sensiblement l'impression uniforme de la nature qui est une, qui est simple, qui est immuable, et qui établit par-tout une exacte conformité entre la progression des idées et celle des mots qui les représentent.

Je dis l'impression de la nature, parce que c'est en effet une suite nécessaire de l'essence et de la nature de la parole. La parole doit peindre la pensée et en être l'image ; c'est une vérité unanimement reconnue. Mais la pensée est indivisible, et ne peut par conséquent être par elle même l'objet immédiat d'aucune image ; il faut nécessairement recourir à l'abstraction, et considérer l'une après l'autre les idées qui en sont l'objet et leurs relations ; c'est donc l'analyse de la pensée qui seule peut être figurée par la parole. Or il est de la nature de toute image de représenter fidèlement son original ; ainsi la nature de la parole exige qu'elle peigne exactement les idées objectives de la pensée et leurs relations. Ces relations supposent une succession dans leurs termes ; la priorité est propre à l'un, la postériorité est essentielle à l'autre : cette succession des idées, fondée sur leurs relations, est donc en effet l'objet naturel de l'image que la parole doit produire, et l'ordre analytique est l'ordre naturel qui doit servir de base à la syntaxe de toutes les langues.

C'est à des traits pareils que M. Pluche lui-même reconnait la nature dans les langues. " Dans toutes les langues, dit-il dès le commencement de sa Mécanique, tant anciennes que modernes, il faut bien distinguer ce que la nature enseigne... d'avec ce qui est l'ouvrage des hommes, d'avec ce qui est d'une institution arbitraire. Ce que la nature leur a appris est le même par-tout ; il se soutient avec égalité : et ce qu'il était dans les premiers temps du genre humain, il l'est encore aujourd'hui. Mais ce qui provient des hommes dans chaque langue, ce que les événements y ont occasionné, varie sans fin d'une langue à l'autre, et se trouve sans stabilité même dans chacune d'elles. A voir tant de changements et de vicissitudes, on s'imaginerait que le premier fond des langues, l'ouvrage de la nature, a dû s'anéantir et se défigurer jusqu'à n'être plus reconnaissable. Mais, quoique le langage des hommes soit aussi changeant que leur conduite, la nature s'y retrouve. Son ouvrage ne peut en aucune langue ni se détruire, ni se cacher ". Je n'ajoute à un texte si précis qu'une simple question. Que reste-t-il de commun à toutes les langues, que d'employer les mêmes espèces de mots, et de les rapporter à l'ordre analytique ?

Tirons enfin la dernière conséquence. Qu'est-ce que l'inversion ? C'est une construction où les mots se succedent dans un ordre renversé, relativement à l'ordre analytique de la succession des idées. Ainsi Alexandre vainquit Darius, est en français une construction directe ; il en est de même quand on dit en latin, Alexander vicit Darium : mais si l'on dit, Darium vicit Alexander, alors il y a inversion.

Point du tout, répond M. l'abbé de Condillac, Essai sur l'origine des con. hum. part. II. sec. j. chap. 12. " Car la subordination qui est entre les idées autorise également les deux constructions latines ; en voici la preuve. Les idées se modifient dans le discours selon que l'une explique l'autre, l'étend, ou y met quelque restriction. Par-là elles sont naturellement subordonnées entr'elles, mais plus ou moins immédiatement, à proportion que leur liaison est elle-même plus ou moins immédiate. Le nominatif (c'est-à-dire le sujet) est lié avec le verbe, le verbe avec son régime, l'adjectif avec son substantif, etc. Mais la liaison n'est pas aussi étroite entre le régime du verbe et son nominatif, puisque ces deux noms ne se modifient que par le moyen du verbe. L'idée de Darius, par exemple, est immédiatement liée à celle de vainquit, celle de vainquit à celle d'Alexandre ; et la subordination qui est entre ces trois idées conserve le même ordre.

Cette observation fait comprendre que pour ne pas choquer l'arrangement naturel des idées, il suffit de se conformer à la plus grande liaison qui est entr'elles. Or c'est ce qui se rencontre également dans les deux constructions latines, Alexander vicit Darium, Darium vicit Alexander ; elles sont donc aussi naturelles l'une que l'autre. On ne se trompe à ce sujet, que parce qu'on prend pour plus naturel un ordre qui n'est qu'une habitude que le caractère de notre langue nous a fait contracter. Il y a cependant dans le français même des constructions qui auraient pu faire éviter cette erreur, puisque le nominatif y est beaucoup mieux après le verbe : on dit par exemple, Darius que vainquit Alexandre ".

Voilà peut-être l'objection la plus forte que l'on puisse faire contre la doctrine des inversions, telle que je l'expose ici, parce qu'elle semble sortir du fonds même où j'en puise les principes. Elle n'est pourtant pas insoluble ; et j'ose le dire hardiment, elle est plus ingénieuse que solide.

L'auteur s'attache uniquement à l'idée générale et vague de liaison ; et il est vrai qu'à partir de-là, les deux constructions latines sont également naturelles, parce que les mots qui ont entr'eux des liaisons immédiates, y sont liés immédiatement ; Alexander vicit ou vicit Alexander ; c'est la même chose quant à la liaison, et il en est de même de vicit Darium ou Darium vicit : l'idée vague de liaison n'indique ni priorité ni postériorité. Mais puisque la parole doit être l'image de l'analyse de la pensée ; en sera-t-elle une image bien parfaite, si elle se contente d'en crayonner simplement les traits les plus généraux ? Il faut dans votre portrait deux yeux, un nez, une bouche, un teint, etc. entrez dans le premier atelier, vous y trouverez tout cela : est-ce votre portrait ? Non ; parce que ces yeux ne sont pas vos yeux, ce nez n'est pas votre nez, cette bouche n'est pas votre bouche, ce teint n'est pas votre teint, etc. Ou si vous voulez, toutes ces parties sont ressemblantes, mais elles ne sont pas à leur place ; ces yeux sont trop rapprochés, cette bouche est trop voisine du nez, ce nez est trop de côté, etc. Il en est de même de la parole ; il ne suffit pas d'y rendre sensible la liaison des mots, pour peindre l'analyse de la pensée, même en se conformant à la plus grande liaison, à la liaison la plus immédiate des idées. Il faut peindre telle liaison, fondée sur tel rapport ; ce rapport a un premier terme, puis un second : s'ils se suivent immédiatement, la plus grande liaison est observée ; mais si vous peignez d'abord le second et ensuite le premier, il est palpable que vous renverserez la nature, tout autant qu'un peintre qui nous présenterait l'image d'un arbre ayant les racines en haut et les feuilles en terre : ce peintre se conformerait autant à la plus grande liaison des parties de l'arbre, que vous à celles des idées.

Mais vous demeurez persuadé que je suis dans l'erreur, et que cette erreur est l'effet de l'habitude que notre langue nous a fait contracter. M. l'abbé Batteux, dont vous adoptez le nouveau système, pense comme vous, que nous ne sommes point, nous autres français, placés, comme il faudrait l'être, pour juger si les constructions des Latins sont plus naturelles que les nôtres (Cours de Belles-Lettres, éd. 1753, t. IV. p. 298.) Croyez-vous donc sérieusement être mieux placé pour juger des constructions latines, que ceux qui en pensent autrement que vous ? Si vous n'osez le dire, pourquoi prononcez vous ? Mais disons-le hardiment, nous sommes placés comme il faut pour juger de la nature des inversions, si nous ne nous livrons pas à des préjugés, à des intérêts de système, si l'amour de la nouveauté ne nous séduit point au préjudice de la vérité, et si nous consultons sans prévention les notions fondamentales de l'élocution.

J'avoue que, comme la langue latine n'est pas aujourd'hui une langue vivante, et que nous ne la connaissons que dans les livres, par l'étude et par de fréquentes lectures des bons auteurs, nous ne sommes pas toujours en état de sentir la différence délicate qu'il y a entre une expression et une autre. Nous pouvons nous tromper dans le choix et dans l'assortiment des mots ; bien des finesses sans-doute nous échappent ; et n'ayant plus sur la vraie prononciation du latin que des conjectures peu certaines, comment serions-nous assurés des lois de cette harmonie merveilleuse dont les ouvrages de Ciceron, de Quintilien et autres, nous donnent une si grande idée ? comment en suivrions-nous les vues dans la construction de notre latin factice ? comment les démêlerions-nous dans celui des meilleurs auteurs ?

Mais ces finesses d'élocution, ces délicatesses d'expression, ces agréments harmoniques, sont toutes choses indifférentes au but que se propose la Grammaire, qui n'envisage que l'énonciation de la pensée. Peu importe à la clarté de cette énonciation, qu'il y ait des dissonnances dans la phrase, qu'il s'y rencontre des bâillements, que l'intérêt de la passion y soit négligé, et que la nécessité de l'ordre analytique donne à l'ensemble un air sec et dur. La Grammaire n'est chargée que de dessiner l'analyse de la pensée qu'on veut énoncer ; elle doit, pour ainsi-dire, lui faire prendre un corps, lui donner des membres et les placer ; mais elle n'est point chargée de colorier son dessein ; c'est l'affaire de l'élocution oratoire. Or le dessein de l'analyse de la pensée est l'ouvrage du pur raisonnement ; et l'immutabilité de l'original prescrit à la copie des règles invariables, qui sont par conséquent à la portée de tous les hommes sans distinction de temps, de climats, ni de langues : la raison est de tous les temps, de tous les climats et de toutes les langues. Aussi ce que pensent les Grammairiens modernes de toutes les langues sur l'inversion, est exactement la même chose que ce qu'en ont pensé les Latins mêmes, que l'habitude d'aucune langue analogue n'avait séduits.

Dans le dialogue de partitione oratoria, où les deux Cicerons père et fils sont interlocuteurs, le fils prie son père de lui expliquer comment il faut s'y prendre pour exprimer la même pensée en plusieurs manières différentes. Le père répond qu'on peut varier le discours premièrement, en substituant d'autres mots à la place de ceux dont on s'est servi d'abord : id totum genus situm in commutatione verborum. Ce premier point est indifférent à notre sujet ; mais ce qui suit y vient très-à-propos : in conjunctis autem verbis triplex adhiberi potest COMMUTATIO, nec verborum, sed ORDINIS tantummodò ; ut cùm semel DIRECTE dictum sit, sicut NATURA ipsa tulerit, INVERTATUR ordo, et idem quasi sursùm versus retròque dicatur ; deinde idem INTERCISE atque PERINCISE. Eloquendi autem exercitatio maximè in hoc toto convertendi genere versatur. (cap. vij.) Rien de plus clair que ce passage ; il y est question des mots considérés dans l'ensemble de l'énonciation et par rapport à leur construction ; et l'orateur romain caractérise trois arrangements différents, selon lesquels on peut varier cette construction, commutatio ordinis.

Le premier arrangement est direct et naturel, directè sicut natura ipsa tulerit.

Le second est le renversement exact du premier ; c'est l'inversion proprement dite : dans l'un on Ve directement du commencement à la fin, de l'origine au dernier terme, du haut en bas ; dans l'autre, on Ve de la fin au commencement, du dernier terme à l'origine, du bas en haut, sursùm versùs, à reculons, retrò. On voit que Ciceron est plus difficîle que M. l'abbé de Condillac, et qu'il n'aurait pas jugé que l'on suivit également l'ordre direct de la nature dans les deux phrases, Alexander vicit Darium, et Darium vicit Alexander ; il n'y a, selon ce grand orateur, que l'une des deux qui soit naturelle, l'autre en est l'inversion, invertitur ordo.

Le troisième arrangement s'éloigne encore plus de l'ordre naturel ; il en rompt l'enchainement en violant la liaison la plus immédiate des parties, incisè ; les mots y sont rapprochés sans affinité et comme au hazard, permistè ; ce n'est plus ce qu'il faut nommer inversion, c'est l'hyperbate et l'espèce d'hyperbate à laquelle on donne le nom de synchise. Voyez HYPERBATE et SYNCHISE. Tel est l'arrangement de cette phrase, vicit Darium Alexander, parce que l'idée d'Alexander y est séparée de celle de vicit, à laquelle elle doit être liée immédiatement.

Ciceron nous a donné lui-même l'exemple de ces trois arrangements, dans trois endroits différents où il énonce la même pensée. Legi tuas litteras quibus ad me scribis, etc. ce sont les premiers mots d'une lettre qu'il écrit à Lentulus (Ep. ad famil. lib. VII. ep. vij.) Cette phrase est écrite directè, sicut natura ipsa tulit ; ou du moins cet arrangement est celui que Ciceron prétendait caractériser par ces mots, et cela me suffit. Mais dans la lettre iv. du liv. III. Ciceron met au commencement ce qu'il avait mis à la fin dans la précédente ; litteras tuas accepi ; c'est la seconde sorte d'arrangement, sursùm-versùs, retròque. Voici la troisième sorte, qui est lorsque les mots corrélatifs sont séparés et coupés par d'autres mots, intercisè atque permistè : raras tuas quidem... sed suaves accipio litteras. Ep. ad famil. lib II. ep. XIIIe

J'avoue que cette application des principes de Ciceron, aux exemples que j'ai empruntés de ses lettres, n'est pas de lui-même ; et que les défenseurs du nouveau système peuvent encore prétendre que je l'ai faite à mon gré, que je sacrifie à l'erreur où m'a jeté l'habitude de ma langue, et qu'il y a cependant dans le français même, comme le remarque l'auteur de l'essai sur l'origine des connaissances humaines, des constructions qui auraient pu faire éviter cette erreur, puisque le nominatif y est beaucoup mieux après le verbe, comme dans Darius que vainquit Alexandre.

On peut prétendre sans-doute tout ce que l'on voudra, si l'on perd de vue les raisons que j'ai déjà alléguées, pour faire connaître l'ordre vraiment naturel, qui est le fondement de toutes les syntaxes. Cet oubli volontaire ne m'oblige point à y revenir encore ; mais je m'arrêterai quelques moments sur la dernière observation de M. l'abbé de Condillac, et sur l'exemple qu'il cite. Oui, notre syntaxe aime mieux que l'on dise Darius que vainquit Alexandre, que si l'on disait Darius qu'Alexandre vainquit ; et c'est pour se conformer mieux à l'indication de la nature, en observant la liaison la plus immédiate : car que est le complément de vainquit, et ce verbe a pour sujet Alexandre. En disant Darius que vainquit Alexandre, si l'on s'écarte de l'ordre naturel, c'est par une simple inversion ; et en disant Darius qu'Alexandre vainquit, il y aurait inversion et synchise tout-à-la-fais. Notre langue qui fait son capital de la clarté de l'énonciation, a donc dû préférer celui des deux arrangements où il y a le moins de désordre ; mais celui même qu'elle adopte est contre nature, et se trouve dans le cas de l'inversion, puisque le complément que précède le verbe qui l'exige, c'est-à-dire, que l'effet précède la cause ; c'est pour cela qu'il est décliné, contre l'ordinaire des autres mots de la langue.

Ce mot est conjonctif par sa nature, et tout mot qui sert à lier, doit être entre les deux parties dont il indique la liaison : c'est une loi dont on ne s'écarte pas, et dont on ne s'écarte que bien peu, même dans les langues transpositives. Quand le mot conjonctif est en même temps sujet de la proposition incidente qu'il joint avec l'antécédent, il prend la première place, et elle lui convient à toute sorte de titre ; alors il garde sa terminaison primitive et directe qui. Si ce mot est complément du verbe, la première place ne lui convient plus qu'à raison de sa vertu conjonctive, et c'est à ce titre qu'il la garde ; mais comme complément, il est déplacé, et pour éviter l'équivoque, on lui a donné une terminaison que, qui est indiquant. Cette seconde espèce de service certifie en même temps le déplacement, de la même manière précisément que les cas des Grecs et des Latins. Ainsi ce qu'on allegue ici pour montrer la nature dans la phrase française, ne sert qu'à y en attester le renversement, et il ne faut pas croire, comme l'insinue M. Batteux (tom. IVe pag. 338.) que nous ayons introduit cet accusatif terminé, pour revenir à l'ordre des Latins ; mais forcés comme les Latins et comme toutes les nations, à placer ce mot conjonctif à la tête de la proposition incidente, lors même qu'il est complément du verbe, nous aurions pu nous dispenser de lui donner un accusatif terminé, sans compromettre la clarté de l'énonciation qui est l'objet principal de la parole, et l'objet unique de la Grammaire.

Au reste, ce n'est rien moins que gratuitement que je suppose que Cicéron a pensé comme nous sur l'ordre naturel de l'élocution. Outre les raisons dont la philosophie étaye ce sentiment, et que Cicéron pouvait apercevoir autant qu'aucun philosophe moderne, des Grammairiens de profession, dont le latin était la langue naturelle s'expliquent comme nous sur cette matière : leur doctrine, qu'aucun d'eux n'a donnée comme nouvelle, était sans-doute la doctrine traditionelle de tous les littérateurs latins.

S. Isidore de Séville, qui vivait au commencement du septième siècle, rapporte ces vers de Virgile. (Aen. II. 348.)

Juvenes, fortissima, frustrà,

Pectora, si vobis, audentem extrema, cupido est

Certa sequi ; (quae sit rebus fortuna videtis :

Excessêre omnes adytis, arisque relictis,

Di quibus imperium hoc steterat) : succurritis urbi

Incensae : moriamur, et in media arma ruamus.

L'arrangement des mots dans ces vers parait obscur à Isidore ; confusa sunt verba, ce sont ses termes. Que fait-il ? il range les mêmes mots selon l'ordre que j'appelle analytique : ordo talis est, comme s'il disait, il y a inversion dans ces vers, mais voici la construction : Juvenes, fortissima pectora, frustrà succurritis urbi incensae, quia excessêre dii, quibus hoc imperium steterat : undè si vobis cupido certa est sequi me audentem extrema, ruamus in media arma et moriamur. Isid. orig. lib. I. cap. xxxvj. Que l'intégrité du texte ne soit pas conservée dans cette construction, et que l'ordre analytique n'y soit pas suivi en toute rigueur, c'est dans ce savant évêque un défaut d'attention ou d'exactitude, qui n'infirme en rien l'argument que je tire de son procédé ; il suffit qu'il paraisse chercher cet ordre analytique. On verra au mot METHODE, quelle doit être exactement la construction analytique de ce texte.

Il avait probablement un modèle qu'il semble avoir copié en cet endroit ; je parle de Servius, dont les commentaires sur Virgile sont si fort estimés, et qui vivait dans le sixième siècle, sous l'empire de Constantin et de Constance. Voici comme il s'explique sur le même endroit de Virgile : ordo talis est : juvenes, fortissima pectora, frustrà succurritis urbi incensae, quia excesserunt omnes dii. Undè si vobis cupido certa est me sequi audentem extrema, moriamur et in media arma ruamus. Servius ajoute un peu plus bas, au sujet de ces derniers mots, ; nam ante est in arma ruere, et sic mori ; et S. Isidore a fait usage de cette remarque dans sa construction, ruamus in media arma et moriamur. L'un et l'autre n'ont insisté que sur ce qui marque dans le total de la phrase, parce que cela suffisait aux vues de l'un et de l'autre, comme il suffit aux miennes.

Le même Servius fait la construction de quantité d'autres endroits de Virgile, et il n'y manque pas, dès que la clarté l'exige. Par exemple, sur ce vers (Aen. I. 113.) Saxa, vocant Itali mediis quae in fluctibus aras ; voici comme il s'explique : ordo est, quae saxa latentia in mediis fluctibus, Itali aras vocant ; où l'on voit encore les traces de l'ordre analytique.

Donat, ce fameux Grammairien du sixième siècle, qui fut l'un des maîtres de S. Jérôme, observe aussi la même pratique à l'égard des vers de Térence, quand la construction est un peu embarrassée, ordo est, dit-il ; et il dispose les mots selon l'ordre analytique.

Priscien, qui vivait au commencement du sixième siècle, a fait sur la Grammaire un ouvrage bien sec à la vérité, mais d'où l'on peut tirer des lumières, et surtout des preuves bien assurées de la façon de penser des Latins sur la construction de leur langue. Deux livres de son ouvrage, le XVII et le XVIII, roulent uniquement sur cet objet, et sont intitulés, de constructione, sive de ordinatione partium orationis ; ce que nous avons Ve jusqu'ici désigné par le mot ordo, il l'appelle encore structura, ordinatio, conjunctio sequentium ; deux mots d'une énergie admirable, pour exprimer tout ce que comporte l'ordre analytique, qui règle toutes les syntaxes ; 1°. la liaison immédiate des idées et des mots, telle qu'elle a été observée plus haut, conjunctio, 2°. la succession de ces idées liées, sequentium.

Outre ces deux livres que l'on peut appeler dogmatiques, il a mis à la suite un ouvrage particulier, qui est comme la pratique de ce qu'il a enseigné auparavant ; c'est ce qu'on appelle encore aujourd'hui les parties et la construction de chaque premier vers des douze livres de l'Eneïde, conformément au titre même, Prisciani grammatici partitiones versuum xij Aenaeidos principalium. Il est par demandes et par réponses ; on lit d'abord le premier vers du premier livre : Arma virumque cano, etc. ensuite après quelques autres questions, le disciple demande à son maître, en quel cas est arma ; car il peut être regardé, dit-il, ou comme étant au nominatif pluriel, ou comme étant à l'accusatif. Le maître répond qu'en ces occurrences, il faut changer le mot qui a une terminaison équivoque, en un autre dont la désinence indique le cas d'une manière précise et déterminée ; qu'il n'y a d'ailleurs qu'à faire la construction, et qu'elle lui fera connaître que arma est à l'accusatif ; hoc certum est, dit Priscien, à structurâ, id est, ordinatione et conjunctione sequentium ; il décide encore le cas de arma par comparaison avec celui de virum qui est incontestablement à l'accusatif ; manifestabitur tibi casus, ut in hoc loco cano virum dixit (Virgilius). Ainsi, selon Priscien, cano virum est une construction naturelle, et l'image de l'ordre analytique, ordinatio, conjunctio sequentium ; Priscien jugeait donc que Virgile avait parlé sursùm versùs, et que son disciple, pour l'entendre, devait arranger les mots de manière à parler directè.

Ecoutons Quintilien ; il connaissait la même doctrine. " L'hyperbate, dit ce sage rhéteur, est une transposition des mots que la grâce du discours demande souvent. C'est avec juste raison que nous mettons cette figure au rang des principaux agréments du langage ; car il arrive très-souvent que le discours est rude, dur, sans mesure, sans harmonie, et que les oreilles sont blessées par des sons desagréables, lorsque chaque mot est placé selon la suite nécessaire de son ordre et de sa génération, (c'est-à-dire, de la construction et de la syntaxe). Il faut donc alors transporter les mots, placer les uns après, et mettre les autres devant, chacun dans le lieu le plus convenable ; de même qu'on en agit à l'égard des pierres les plus grossières dans la construction d'un édifice ; car nous ne pouvons pas corriger les mots, ni leur donner plus de grâce, ou plus d'aptitude à se lier entr'eux ; il faut les prendre comme nous les trouvons, et les placer avec choix. Rien ne peut rendre le discours nombreux, que le changement d'ordre fait avec discernement ". quoque, id est verbi transgressionem, quam frequenter ratio compositionis et decor poscit, non immeritò inter virtutes habemus. Fit enim frequentissimè aspera, et dura, et dissoluta, et hiants oratio, si ad necessitatem ordinis sui verba redigantur, et ut quodque oritur, ita proximis... alligetur. Differenda agitur quaedam, et praesumenda, atque, ut in structuris lapidum impolitiorum, loco quo convenit quicque ponendum. Non enim recidere ea, nec polire possumus, quae coagmentata se magis jungant ; sed utendum his, qualia sunt, eligendaeque sedes. Nec aliud potest sermonem facère numerosum, quàm opportuna ORDINIS MUTATIO. Inst. orat. lib. VIII. c. VIe de tropis.

Quel autre sens peut-on donner au necessitatem ordinis sui, sinon l'ordre de la succession des idées ? Que peut signifier ut quodque oritur, ita proximis alligetur, si ce n'est la liaison immédiate qui se trouve entre deux idées que l'analyse envisage comme consécutives, et entre les mots qui les expriment ? Ordinis mutatio, c'est donc l'inversion, le renversement de l'ordre successif des idées, ou l'interruption de la liaison immédiate entre deux idées consécutives. Cette explication me parait démontrée par le langage des Grammairiens latins, postérieurs à Quintilien, dont j'ai rapporté ci-devant les témoignages, et qui parlaient de leur langue en connaissance de cause.

Mais voulez-vous que Quintilien lui même en devienne le garant ? Vous voyez ici qu'il n'est point d'avis que l'on suive rigoureusement cette suite nécessaire de l'ordre et de la génération des idées et des mots, et que pour rendre le discours nombreux, ce qu'un rhéteur doit principalement envisager, il exige des changements à cet ordre. Il insiste ailleurs sur le même objet ; et l'ordre dont il veut que l'orateur s'écarte, y est désigné par des caractères auxquels il n'est pas possible de se méprendre ; les sujets y sont avant les verbes, les verbes avant les adverbes, les noms avant les adjectifs ; rien de plus précis. Illa nimia quorumdam fuit observatio, dit-il, ut vocabula verbis, verba rursùs adverbiis, nomina appositis et pronominibus rursùs essent priora : nam fit contrà quoque frequenter, non indecorè. Lib. IX. cap. IVe de compositione.

Quintilien avait sans-doute raison de se plaindre de la scrupuleuse et rampante exactitude des écrivains de son temps, qui suivaient servilement l'ordre analytique de la syntaxe latine ; dans une langue qui avait admis des cas, pour être les symboles des diverses relations à cet ordre successif des idées, c'était aller contre le génie de la langue même, que de placer toujours les mots selon cette succession ; l'usage ne les avait soumis à ces inflexions, que pour donner à ceux qui les employaient, la liberté de les arranger au gré d'une oreille intelligente, ou d'un goût exquis ; et c'était manquer de l'un et de l'autre, que de suivre invariablement la marche monotone de la froide analyse ; mais en condamnant ce défaut, notre rhéteur reconnait très-clairement l'existence et les effets de l'ordre analytique et fondamental ; et quand il parle d'inversion, de changement d'ordre, c'est relativement à celui-là même : Non enim ad pedes verba dimensa sunt : ideoque ex loco transferuntur in locum, ut jungantur quo congruunt maximè ; sicut in structurâ saxorum rudium etiam ipsa enormitas invenit cui applicari, et in quo possit insistère. Id. ibid. un peu plus bas.

Que résulte-t-il de tout ce qui vient d'être dit ? Le voici sommairement. Si l'homme ne parle que pour être entendu, c'est-à-dire, pour rendre présentes à l'esprit d'autrui les mêmes idées qui sont présentes au sien ; le premier objet de toute langue, est l'expression claire de la pensée : et de-là cette vérité également reconnue par les Grammairiens et par les rhéteurs, que la clarté est la qualité la plus essentielle du discours ; oratio verò, cujus summa virtus est perspicuitas, quàm sit vitiosa, si egeat interprete ! dit Quintilien, lib. I. cap. IVe de grammaticâ. La parole ne peut peindre la pensée immédiatement, parce que les opérations de l'esprit sont indivisibles et sans parties, et que toute peinture suppose proportion, et parties par conséquent. C'est donc l'analyse abstraite de la pensée, qui est l'objet immédiat de la parole ; et c'est la succession analytique des idées partielles, qui est le prototype de la succession grammaticale des mots représentatifs de ces idées. Cette conséquence se vérifie par la conformité de toutes les syntaxes avec cet ordre analytique ; les langues analogues le suivent pié-à-pié ; on ne s'en écarte que pour en atteindre le but encore plus surement ; les langues transpositives n'ont pu se procurer la liberté de ne pas le suivre scrupuleusement qu'en donnant à leurs mots des inflexions qui y fussent relatives ; de manière qu'à parler exactement, elles ne l'ont abandonné que dans la forme, et y sont restées assujetties dans le fait ; cette influence nécessaire de l'ordre analytique a non-seulement réglé la syntaxe de toutes les langues ; elle a encore déterminé le langage des Grammairiens de tous les temps : c'est uniquement à cet ordre qu'ils ont rapporté leurs observations, lorsqu'ils ont envisagé la parole simplement comme énonciative de la pensée, c'est-à-dire, lorsqu'ils n'ont eu en vue que le grammatical de l'élocution ; l'ordre analytique est donc, par rapport à la Grammaire, l'ordre naturel ; et c'est par rapport à cet ordre que les langues ont admis ou proscrit l'inversion. Cette vérité me semble réunir en sa faveur des preuves de raisonnement, de fait et de témoignage, si palpables et si multipliées, que je ne croirais pas pouvoir la rejeter sans m'exposer à devenir moi-même la preuve de ce que dit Ciceron : Nescio quomodo nihil tam absurdè dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum. De divinat. lib. II. cap. lviij.

M. l'abbé Batteux, dans la seconde édition de son cours de belles-lettres, se fait du précis de la doctrine ordinaire une objection qui parait née des difficultés qu'on lui a faites sur la première édition ; et voici ce qu'il répond : tom. IV. pag. 306. " Qu'il y ait dans l'esprit un arrangement grammatical, relatif aux règles établies par le mécanisme de la langue dans laquelle il s'agit de s'exprimer ; qu'il y ait encore un arrangement des idées considérées métaphysiquement.... ce n'est pas de quoi il s'agit dans la question présente. Nous ne cherchons pas l'ordre dans lequel les idées arrivent chez nous ; mais celui dans lequel elles en sortent, quand, attachées à des mots, elles se mettent en rang pour aller à la suite l'une de l'autre, opérer la persuasion dans ceux qui nous écoutent ; en un mot, nous cherchons l'ordre oratoire, l'ordre qui peint, l'ordre qui touche ; et nous disons que cet ordre doit être dans les récits le même que celui de la chose dont on fait le récit, et que dans les cas où il s'agit de persuader, de faire consentir l'auditeur à ce que nous lui disons, l'intérêt doit régler les rangs des objets, et donner par conséquent les premières places aux mots qui contiennent l'objet le plus important ". Qu'il me soit permis de faire quelques observations sur cette réponse de M. Batteux.

1°. S'il n'a pas envisagé l'ordre analytique ou grammatical, quand il a parlé d'inversion, il a fait en cela la plus grande faute qu'il soit possible de commettre en fait de langage ; il a contredit l'usage, et commis un barbarisme. Les grammairiens de tous les temps ont toujours regardé le mot inversion, comme un terme qui leur était propre, qui était relatif à l'ordre mécanique des mots dans l'élocution grammaticale : on a Ve ci-dessus que c'est dans ce sens qu'en ont parlé Cicéron, Quintilien, Donat, Servius, Priscien, S. Isidore de Séville. M. Batteux ne pouvait pas ignorer que c'est dans le même sens, que le P. du Cerceau se plaint du désordre de la construction usuelle de la langue latine ; et qu'au contraire M. de Fénelon, dans sa lettre à l'académie française (édit. 1740. pag. 313. et suiv.), exhorte ses confrères à introduire dans la langue française, en faveur de la poésie, un plus grand nombre d'inversions qu'il n'y en a. " Notre langue, dit-il, est trop sevère sur ce point ; elle ne permet que des inversions douces : au contraire les anciens facilitaient, par des inversions fréquentes, les belles cadences, la variété et les expressions passionnées ; les inversions se tournaient en grandes figures, et tenaient l'esprit suspendu dans l'attente du merveilleux ". M. Batteux lui-même, en annonçant ce qu'il se propose de discuter sur cette matière, en parle de manière à faire croire qu'il prend le mot d'inversion dans le même sens que les autres, " L'objet, dit-il, (pag. 295.) de cet examen se réduit à reconnaître quelle est la différence de la structure des mots dans les deux langues, et quelles sont les causes de ce qu'on appelle gallicisme, latinisme, etc. " Or je le demande : ce mot structure n'est-il pas rigoureusement relatif au mécanisme des langues, et ne signifie-t-il pas la disposition artificielle des mots, autorisée dans chaque langue, pour atteindre le but qu'on s'y propose, qui est l'énonciation de la pensée ? N'est-ce pas aussi du mécanisme propre à chaque langue, que naissent les idiotismes ? Voyez IDIOTISME.

Je sens bien que l'auteur m'alléguera la déclaration qu'il fait ici expressément, et qu'il avait assez indiquée dès la première édition, qu'il n'envisage que l'ordre oratoire ; qu'il ne donne le nom d'inversion qu'au renversement de cet ordre, et que l'usage des mots est arbitraire, pourvu que l'on ait la précaution d'établir, par de bonnes définitions, le sens que l'on prétend y attacher ; mais la liberté d'introduire, dans le langage même des sciences et des arts, des mots absolument nouveaux, et de donner à des mots déjà connus un sens différent de celui qui leur est ordinaire, n'est pas une licence effrénée qui puisse tout changer sans retenue, et innover sans raison ; dabitur licentia sumpta pudenter. Hor. art poèt. 51. il faut montrer l'abus de l'ancien usage, et l'utilité ou même la nécessité du changement ; sans quoi, il faut respecter inviolablement l'usage du langage didactique, comme celui du langage national, quem penes arbitrium est, jus, et norma loquendi. Ibid. 72. M. Batteux a-t-il pris ces précautions ? a-t-il prévenu l'équivoque et l'incertitude par une bonne définition ? Au contraire, quoiqu'il soit peut-être vrai au fond que l'inversion, telle qu'il l'entend, ne puisse l'être que par rapport à l'ordre oratoire ; il semble avoir affecté de faire croire qu'il ne prétendait parler que de l'inversion grammaticale ; il annonce dès le commencement qu'il trouve singulière la conséquence d'un raisonnement du P. du Cerceau sur les inversions, qui ne sont assurément que les inversions grammaticales (pag. 298) ; et il prétend qu'il pourrait bien arriver que l'inversion fût chez nous plutôt que chez les Latins. N'est-ce pas à la faveur de la même équivoque, que MM. Pluche et Chompré, amis et prosélytes de M. Batteux, ont fait de sa doctrine nouvelle sur l'inversion, sous ses propres yeux, et pour ainsi dire sur son bureau le fondement de leur système d'enseignement, et de leur méthode d'étudier les langues ?

2°. S'il y a dans l'esprit un arrangement grammatical, relatif aux règles établies pour le mécanisme de la langue dans laquelle il s'agit de s'exprimer, (ce sont les termes de M. Batteux) ; il peut donc y avoir dans l'élocution un arrangement des mots, qui soit le renversement de cet arrangement grammatical qui existe dans l'esprit, qui soit inversion grammaticale ; et c'est précisément l'espèce d'inversion, reconnue comme telle jusqu'à présent par tous les Grammairiens, et la seule à laquelle il faille en donner le nom : mais expliquons-nous. Un arrangement grammatical dans l'esprit, veut dire sans-doute un ordre dans la succession des idées, lequel doit servir de guide à la grammaire ? cela posé, faut-il dire que cet arrangement est relatif aux règles, ou que les règles sont relatives à cet arrangement ? La première expression me semblerait indiquer que l'arrangement grammatical ne serait dans l'esprit, que comme le résultat des règles arbitraires du mécanisme propre de chaque langue ; d'où il s'ensuivrait que chaque langue devrait produire son arrangement grammatical particulier. La seconde expression suppose que cet arrangement grammatical préexiste dans l'esprit, et qu'il est le fondement des règles mécaniques de chaque langue. En cela même je la crois préférable à la première, parce que, comme le disent les Jurisconsultes, regula est quae rem quae est, breviter enarrat ; non ut ex regula jus sumatur, sed ex jure, quod est regula fiat. Paul. juriscons. lib. I. de reg. jur. Quoiqu'il en sait, dès que M. Batteux reconnait cet arrangement grammatical dans l'esprit, il me semble que ce doit être celui dont j'ai ci-devant démontré l'influence sur la syntaxe de toutes les langues, celui qui seul contribue à donner aux mots réunis un sens clair et précis, et dont l'inobservation ferait de la parole humaine un simple bruit semblable aux cris inarticulés des animaux. Dans quelle langue se trouve donc l'inversion relative à cet ordre fondamental ? dans le latin ou dans le français ? dans les langues transpositives ou dans les analogues ? Je ne doute point que M. Batteux, M. Pluche, M. Chompré, et M. de Condillac ne reconnaissent que le latin, le grec et les autres langues transpositives admettent beaucoup plus d'inversions de cette espèce, que le français, ni aucune des langues analogues qui se parlent aujourd'hui en Europe.

3°. Il ne m'appartient peut-être pas trop de dire ici mon avis sur ce qui concerne l'ordre de l'élocution oratoire ; mais je ne puis m'empêcher d'exposer du moins sommairement quelques réflexions qui me sont venues au sujet du système de M. Batteux sur ce point.

" C'est, dit-il, (pag. 301.) de l'ordre et de l'arrangement des choses et de leurs parties, que dépend l'ordre et l'arrangement des pensées ; et de l'ordre et de l'arrangement de la pensée, que dépend l'ordre et l'arrangement de l'expression. Et cet arrangement est naturel ou non dans les pensées et dans les expressions qui sont images, quand il est ou qu'il n'est pas conforme aux choses qui sont modèles. Et s'il y a plusieurs choses qui se suivent ou plusieurs parties d'une même chose, et qu'elles soient autrement arrangées dans la pensée, qu'elles ne le sont dans la nature, il y a inversion ou renversement dans la pensée. Et si dans l'expression il y a encore un autre arrangement que dans la pensée, il y aura encore renversement ; d'où il suit que l'inversion ne peut être que dans les pensées ou dans les expressions, et qu'elle ne peut y être qu'en renversant l'ordre naturel des choses qui sont représentées ". J'avais cru jusqu'ici, et bien d'autres apparemment l'avaient cru comme moi et le craient encore, que c'est la vérité seule qui dépend de cette conformité entre les pensées et les choses, ou entre les expressions et les pensées ; mais on nous apprend ici que la construction régulière de l'élocution en dépend aussi, ou même qu'elle en dépend seule au point que quand cette conformité est violée, il y a simplement inversion, ou dans la tête de celui qui conçoit les choses autrement qu'elles ne sont en elles-mêmes, ou dans le discours de celui qui les énonce autrement qu'il ne les conçoit. Voilà sans-doute la première fois que le terme d'inversion est employé pour marquer le dérangement dans les pensées par rapport à la réalité des choses, ou le défaut de conformité de la parole avec la pensée ; mais il faut convenir alors que la grande source des inversions de la première espèce est aux petites-maisons, et que celles de la seconde espèce sont traitées trop cavalièrement par les moralistes qui, sous le nom odieux de mensonges, les ont mises dans la classe des choses abominables.

Mais suivons les conséquences : il est donc essentiel de bien connaître l'ordre et l'arrangement des choses et de leurs parties, pour bien déterminer celui des pensées, et ensuite celui des expressions : tout le monde croit que c'est là la suite de ce qui vient d'être dit ; point du tout. Au moyen d'une inversion, qui n'est ni grammaticale ni oratoire, mais logique, l'auteur trouve " que dans les cas où il s'agit de persuader, de faire consentir l'auditeur à ce que nous lui disons, l'intérêt doit régler les rangs des objets, et donner par conséquent les premières places aux mots qui contiennent l'objet le plus important ". Il est difficile, ce me semble, d'accorder cet arrangement réglé par l'intérêt, avec l'arrangement établi par la nature entre les choses : qu'importe, c'est dit-on, celui qui doit régler les places des mots. J'y consens ; mais les décisions de cet ordre d'intérêt sont-elles constantes, uniformes, invariables ? Vous savez bien que telle doit être la nature des principes des Sciences et des Arts. Il me semble cependant qu'il vous serait difficîle de montrer cette invariabilité dans les principes que vous adoptez ; il devrait produire en tout temps le même effet pour tout le monde ; au lieu que dans votre système, pour me servir des termes de l'auteur de la Lettre sur les sourds et muets, pag. 93. " ce qui sera inversion pour l'un, ne le sera pas pour l'autre. Car, dans une suite d'idées, il n'arrive pas toujours que tout le monde soit également affecté par la même. Par exemple, si de ces deux idées contenues dans la phrase serpentem fuge, je vous demande quelle est la principale ; vous me direz vous que c'est le serpent ; mais un autre prétendra que c'est la fuite, et vous aurez tous deux raison. L'homme peureux ne songe qu'au serpent ; mais celui qui craint moins le serpent que ma perte, ne songe qu'à ma fuite : l'un s'effraye et l'autre m'avertit ". Votre principe n'est donc ni assez évident, ni assez sur pour devenir fondamental dans l'élocution même oratoire. Vous le sentez vous-même, puisque vous avouez (pag. 316) que son application " a pour le métaphysicien même des variations embarrassantes, qui sont causées par la manière dont les objets se mêlent, se cachent, s'effacent, s'enveloppent, se déguisent les uns les autres dans nos pensées ; de sorte qu'il reste toujours, au moins dans certains cas, quelques parties de la difficulté ". Vous ajoutez que le nombre et l'harmonie dérangent souvent la construction prétendue régulière que doit opérer votre principe. Vous y voilà, permettez que je vous le dise ; vous voilà au vrai principe de l'élocution oratoire dans la langue latine et dans la langue grecque ; et vous tenez la principale cause qui a déterminé le génie de ces deux langues à autoriser les variations des cas, afin de faciliter les inversions qui pourraient faire plus de plaisir à l'oreille par la variété et par l'harmonie, que la marche monotone de la construction naturelle et analytique.

Nous avons lu vous et moi, les œuvres de Rhétorique de Ciceron et de Quintilien, ces deux grands maîtres d'éloquence, qui en connaissaient si profondément les principes et les ressorts, et qui nous les tracent avec tant de sagacité, de justesse et d'étendue. On n'y trouve pas un mot, vous le savez, sur votre prétendu principe de l'élocution oratoire, mais avec quelle abondance et quel scrupule insistent-ils l'un et l'autre sur ce qui doit procurer cette suite harmonieuse de sons qui doit prévenir le dégoût de l'oreille, ut et verborum numero, et vocum modo, delectatione vincèrent aurium satietatem. Cic. de Orat. lib. III. cap. XIVe Ciceron partage en deux la matière de l'éloquence : 1°. le choix des choses et des mots, qui doit être fait avec prudence, et sans-doute d'après les principes qui sont propres à cet objet ; 2°. le choix des sons qu'il abandonne à l'orgueilleuse sensibilité de l'oreille. Le premier point est, selon lui, du ressort de l'intelligence et de la raison ; et les règles par conséquent qu'il faut y suivre, sont invariables et sures. Le second est du ressort du goût ; c'est la sensibilité pour le plaisir qui doit en décider ; et ces décisions varieront en conséquence au gré des caprices de l'organe et des conjonctures. Rerum verborumque judicium prudentiae est, vocum (des sons) autem et numerorum aures sunt judices : et quod illa ad intelligentiam referuntur, haec ad voluptatem, in illis ratio invenit, in his sensus, artem. Ciceron, Orat. cap. xxij. n. 164.

Voilà donc les deux seuls juges que reconnaissent en fait d'élocution le plus éloquent des Romains, la raison et l'oreille ; le cœur est compté pour rien à cet égard. Et en vérité il faut convenir que c'est avec raison ; l'éloquence du cœur n'est point assujettie à la contrainte d'aucune règle artificielle ; le cœur ne connait d'autres règles que le sentiment, ni d'autre maître que le besoin, magister artis, ingenique largitor. Pers. prolog. 11.

Ce n'est pourtant pas que je veuille dire que l'intérêt des passions ne puisse influer sur l'élocution même, et qu'il ne puisse en résulter des expressions pleines de noblesse, de grâces, ou d'énergie. Je prétends seulement que le principe de l'intérêt est effectivement d'une application trop incertaine et trop changeante, pour être le fondement de l'élocution oratoire ; et j'ajoute que quand il faudrait l'admettre comme tel, il ne s'ensuivrait pas pour cela que les places qu'il fixerait aux mots fussent leurs places naturelles ; les places naturelles des mots dans l'élocution, sont celles que leur assigne la première institution de la parole pour énoncer la pensée. Ainsi l'ordre de l'intérêt, loin d'être la règle de l'ordre naturel des mots, est une des causes de l'inversion proprement dite ; mais l'effet que l'inversion produit alors sur l'âme, est en même temps l'un des titres qui la justifient. Eh quoi de plus agréable que ces images fortes et énergiques, dont un mot placé à propos, à la faveur de l'inversion, enrichit souvent l'élocution ? Prenons seulement un exemple dans Horace, lib. I. Od. 28.

.... Nec quicquam tibi prodest

Aèrias tentasse domos, animoque rotundum

Percurrisse polum, morituro.

Quelle force d'expression dans le dernier mot morituro ! L'ordre analytique avertit l'esprit de le rapprocher de tibi, avec lequel il est en concordance par raison d'identité ; mais l'esprit repasse alors sur tout ce qui sépare ici ces deux correlatifs : il voit comme dans un seul point, et les occupations laborieuses de l'astronome, et le contraste de sa mort qui doit y mettre fin ; cela est pittoresque. Mais si l'âme vient à rapprocher le tout du nec quicquam prodest qui est à la tête, quelle vérité ! quelle force ! quelle énergie ! Si l'on dérangeait cette belle construction, pour suivre scrupuleusement la construction analytique ; tentasse domos aèrias, atque percurrisse animo polum rotundum, necquicquam prodest tibi morituro ; on aurait encore la même pensée énoncée avec autant ou plus de clarté ; mais l'effet est détruit ; entre les mains du poète, elle est pleine d'agrément et de vigueur : dans celle du grammairien, c'est un cadavre sans vie et sans couleur ; celui-ci la fait comprendre, l'autre la fait sentir.

Cet avantage réel et incontestable des inversions, joint à celui de rendre plus harmonieuses les langues qui ont adopté des inflexions propres à cette fin, sont les principaux motifs qui semblent avoir déterminé MM. Pluche et Chompré à défendre aux maîtres qui enseignent la langue latine, de jamais toucher à l'ordre général de la phrase latine. " Car toutes les langues, dit M. Pluche (Méth. p. 115. édit. 1751.) et surtout les anciennes, ont une façon, une marche différente de celle de la nôtre. C'est une autre méthode de ranger les mots et de présenter les choses : dérangez-vous cet ordre, vous vous privez du plaisir d'entendre un vrai concert. Vous rompez un assortiment de sons très-agréables : vous affoiblissez d'ailleurs l'énergie de l'expression et la force de l'image.... Le moindre goût suffit pour faire sentir que le latin de cette seconde phrase a perdu toute sa saveur ; il est anéanti. Mais ce qui mérite le plus d'attention, c'est qu'en déshonorant ce récit par la marche de la langue française qu'on lui a fait prendre, on a entièrement renversé l'ordre des choses qu'on y rapporte ; et pour avoir égard au génie, ou plutôt à la pauvreté de nos langues vulgaires, on met en pièces le tableau de la nature ". M. Chompré est de même avis, et en parle d'une manière aussi vive et aussi décidée Moyens surs, etc. pag. 44 édit. 1757. " Une phrase latine d'un auteur ancien est un petit monument d'antiquité. Si vous décomposez ce petit monument pour le faire entendre, au lieu de le construire vous le détruisez : ainsi ce que nous appelons construction, est réellement une destruction ".

Comment faut-il donc s'y prendre pour introduire les jeunes gens à l'étude du latin ou du grec ? Voici la méthode de M. Pluche et de M. Chompré. Voyez Méch. pag. 154 et suiv.

" 1. C'est imiter la conduite de la nature de commencer le travail des écoles par lire en français, ou par rapporter nettement en langue vulgaire ce qui sera le sujet de la traduction qu'on Ve faire d'un auteur ancien. Il faut que les commençans sachent de quoi il s'agit, avant qu'on leur fasse entendre le moindre mot grec ou latin. Ce début les charme. A quoi bon leur dire des mots qui ne sont pour eux que du bruit ? C'est ici le premier degré...

2. Le second exercice est de lire, et de rendre fidèlement en notre langue le latin dont on a annoncé le contenu ; en un mot de traduire.

3. Le troisième est de relire de suite tout le latin traduit, en donnant à chaque mot le ton et l'inflexion de la voix qu'on y donnerait dans la conversation.

Ces trois premières démarches sont l'affaire du maître : celles qui suivent sont l'affaire des commençans ". Dispensons-nous donc de les exposer ici : quand les maîtres sauront bien remplir leurs fonctions ; leur zèle, leurs lumières et leur adresse les mettront assez en état de conduire leurs disciples dans les leurs. Mais essayons l'application de ces trois premières règles, sur ce discours adressé à Sp. Carvilius par sa mère. Cic. de Orat. II. 61. Quin prodis, mi Spuri, ut quotiescumque gradum facies, toties tibi tuarum virtutum veniat in mentem.

1. Spurius Carvilius était devenu boiteux d'une blessure qu'il avait reçue en combattant pour la république, et il avait honte de se montrer publiquement en cet état. Sa mère lui dit : que ne vous montrez-vous, mon fils, afin que chaque pas que vous ferez vous fasse souvenir de votre valeur ?

J'ai donc imité la conduite de la nature : j'ai rapporté en français le discours qui Ve être le sujet de la traduction, avec ce qui y avait donné lieu. Il s'agit maintenant du second exercice, qui consiste, dit-on, à lire et à rendre fidèlement en français le latin dont j'ai annoncé le contenu, en un mot de traduire. Ce mot traduire imprimé en italique me fait soupçonner quelque mystère, et j'avoue que je n'avais jamais bien compris la pensée de M. Pluche, avant que j'eusse Ve la pratique de M. Chompré dans l'avertissement de son introduction ; mais avec ce secours, je crois que m'y voici.

2. Quin pourquoi ne pas, prodis tu parais, mi mon, Spuri Spurius, ut que, quotiescumque combien de fais, gradum un pas, facies tu feras, toties autant de fais, tibi à toi, tuarum tiennes, virtutum des vertus, veniat vienne, in dans, mentem l'esprit.

Le troisième exercice est de relire de suite tout le latin traduit, en donnant à chaque mot le ton et l'inflexion de la voix qu'on y donnerait dans la conversation. On serait tenté de croire que c'est effectivement le latin même qu'il faut relire de suite, et que ce ton si recommandé est pour mettre les jeunes gens sur la voie du tour propre à notre langue. Mais M. Chompré me tire encore d'embarras, en me disant ; " faites lui redire les mots français sur chaque mot latin sans nommer ceux-ci ". Reprenons donc la suite de notre opération. Pourquoi ne pas tu parais, mon Spurius, que combien de fois un pas tu feras, autant de fois à toi tiennes des vertus vienne dans l'esprit.

Peut-on entendre quelque chose de plus extraordinaire que ce prétendu français ? Il n'y a ni suite raisonnée, ni usage connu, ni sens décidé. Mais il ne faut pas m'en effrayer : c'est M. Chompré qui m'en assure (Avertiss. de l'introd.) " vous verrez, dit-il, à l'air riant des enfants qu'ils ne sont pas dupes de ces mots ainsi placés à côté les uns des autres, selon ceux du latin ; ils sentent bien que ce n'est pas ainsi que notre langue s'arrange. Un de la troupe dira avec un peu d'aide " : Pourquoi ne parais-tu pas, mon Spurius,... Pardon ; j'ai voulu sur votre parole suivre votre méthode, mais me voici arrêté parce que je n'ai pas pris le même exemple que vous. Permettez que je vous parle en homme, et que je quitte le rôle que j'avais pris pour un instant dans votre petite troupe. Vous voulez que je conserve ici le littéral de la première traduction, et que je le dispose seulement selon l'ordre analytique, ou si vous l'aimez mieux, que je le rapproche de l'arrangement de notre langue ? A la bonne heure, je puis le faire, mais votre jeune élève ne le fera jamais qu'avec beaucoup d'aide. A quoi voulez-vous qu'il rapporte ce que ? où voulez-vous qu'il s'avise de placer des vertus tiennes ? Tout cela ne tient à rien, et doit tenir à quelque chose. Je n'y vois qu'un remède, que je puise dans votre livre même ; c'est de suppléer les ellipses dès la première traduction littérale. Mais il en résulte un autre inconvénient : avant ut, vous suppléerez in hunc finem (à cette fin) ; après tuarum virtutum, vous introduirez le nom memoria (le souvenir) : que faites-vous en cela ? Respectez-vous assez le petit monument ancien que vous avez entre les mains ? Ne le détruisez-vous pas en le surchargeant de pièces qu'on y avait jugées superflues ? Vous rompez un assortiment de sons très-agréables ; vous affoiblissez l'énergie de l'expression ; vous faites perdre à cette phrase toute sa saveur ; vous l'anéantissez : par-là votre méthode me parait aussi repréhensible que celle que vous blâmez. Vous n'irez pas pour cela défendre d'y suppléer des ellipses ; vous convenez qu'il faut de nécessité y recourir continuellement dans la langue latine, et vous avez raison : mais trouvez bon que j'en discute avec vous la cause.

L'énonciation claire de la pensée est le principal objet de la parole, et le seul que puisse envisager la Grammaire. Dans aucune langue, on ne parvient à ce but que par la peinture fidèle de la succession analytique des idées partielles, que l'on distingue dans la pensée par l'abstraction ; cette peinture est la tâche commune de toutes les langues : elles ne diffèrent entr'elles que par le choix des couleurs et par l'entente. Ainsi l'étude d'une langue se réduit à deux points qui sont, pour ne pas quitter le langage figuré, la connaissance des couleurs qu'elle emploie, et la matière dont elle les distribue : en termes propres, ce sont le vocabulaire et la syntaxe. Il ne s'agit point ici de ce qui concerne le vocabulaire ; c'est une affaire d'exercice et de mémoire. Mais la syntaxe mérite une attention particulière de la part de quiconque veut avancer dans cette étude, ou y diriger les commençans. Il faut observer tout ce qui appartient à l'ordre analytique, dont la connaissance seule peut rendre la langue intelligible : ici la marche en est suivie régulièrement ; là la phrase s'en écarte, mais les mots y prennent des terminaisons, qui sont comme l'étiquette de la place qui leur convient dans la succession naturelle ; tantôt la phrase est pleine, il n'y a aucune idée partielle qui n'y soit montrée explicitement ; tantôt elle est elliptique, tous les mots qu'elle exige n'y sont pas, mais ils sont désignés par quelques autres circonstances qu'il faut reconnaître.

Si la phrase qu'il faut traduire a toute la plénitude exigible ; et qu'elle soit disposée selon l'ordre de la succession analytique des idées, il ne tient plus qu'au vocabulaire qu'elle ne soit entendue ; elle a le plus grand degré possible de facilité : elle en a moins si elle est elliptique, quoique construite selon l'ordre naturel ; et c'est la même chose, s'il y a inversion à l'ordre naturel, quoiqu'elle ait toute l'intégrité analytique ; la difficulté est apparemment bien plus grande, s'il y a tout à la fois ellipse et inversion. Or c'est un principe incontestable de la didactique, qu'il faut mettre dans la méthode d'enseigner le plus de facilité qu'il est possible. C'est donc contredire ce principe que de faire traduire aux jeunes gens le latin tel qu'il est sorti des mains des auteurs qui écrivaient pour des hommes à qui cette langue était naturelle ; c'est le contredire que de n'en pas préparer la traduction par tout ce qui peut y rendre bien sensible la succession analytique. M. Chompré convient qu'il faut en établir l'intégrité, en suppléant les ellipses : pourquoi ne faudrait-il pas de même en fixer l'ordre, par ce que l'on appelle communément la construction ? Personne n'oserait dire que ce ne fût un moyen de plus très-propre pour faciliter l'intelligence du texte ; et l'on est réduit à prétexter, que c'est détruire l'harmonie de la phrase latine ; " que c'est empêcher l'oreille d'en sentir le caractère, dépouiller la belle latinité de ses vraies parures, la réduire à la pauvreté des langues modernes, et accoutumer l'esprit à se familiariser avec la rusticité. " Mécan. des langues, pag. 128.

Eh ! que m'importe que l'on détruise un assortiment de sons qui n'a ni ne peut avoir pour moi rien d'harmonieux, puisque je ne connais plus les principes de la vraie prononciation du latin ? Quand je les connaitrais, ces principes, que m'importerait qu'on laissât subsister l'harmonie, si elle m'empêchait d'entendre le sens de la phrase ? Vous êtes chargé de m'enseigner la langue latine, et vous venez arrêter la rapidité des progrès que je pourrais y faire, par la manie que vous avez d'en conserver le nombre et l'harmonie. Laissez ce soin à mon maître de rhétorique ; c'est son vrai lot : le vôtre est de me mettre dans son plus grand jour la pensée qui est l'objet de la phrase latine, et d'écarter tout ce qui peut en empêcher ou en retarder l'intelligence. dépouillez-vous de vos préjugés contre la marche des langues modernes, et adoucissez les qualifications odieuses dont vous flétrissez leurs procédés : il n'y a point de rusticité dans des procédés dictés par la nature, et suivis d'une façon ou d'une autre dans toutes les langues ; et il est injuste de les regarder comme pauvres, quand elles se prêtent à l'expression de toutes les pensées possibles ; la pauvreté consiste dans la seule privation du nécessaire, et quelquefois elle nait de la surabondance du superflu. Prenez garde que ce ne soit le cas de votre méthode, où le trop de vues que vous embrassez pourrait bien nuire à celle que vous devez vous proposer uniquement.

Servius, Donat, Priscien, Isidore de Séville, connaissaient aussi-bien et mieux que vous, les effets et le prix de cette harmonie dont vous m'embarrassez, puisque le latin était leur langue naturelle. Vous avez Ve cependant qu'ils n'y avaient aucun égard, dès que l'inversion leur semblait jeter de l'obscurité sur la pensée : ordo est, disaient-ils ; et ils arrangeaient alors les mots selon l'ordre de la construction analytique, sans se douter que jamais on s'avisât de soupçonner de la rusticité dans un moyen si raisonnable.

Messieurs Pluche et Chompré me répondront qu'ils ne prétendent point que l'on renonce à l'étude des principes grammaticaux fondés sur l'analyse de la pensée. Le sixième exercice consiste, selon M. Pluche, (Méch. page 155.) à rappeler fidèlement aux définitions, aux inflexions, et aux petites règles élémentaires, les parties qui composent chaque phrase latine. Fort bien : mais cet exercice ne vient qu'après que la traduction est entièrement faite ; et vous conviendrez apparemment que vos remarques grammaticales ne peuvent plus alors y être d'aucun secours. Je sais bien que vous me repliquerez que ces observations prépareront toujours les esprits pour entreprendre avec plus d'aisance une autre traduction dans un autre temps. Cela est vrai, mais si vous en aviez fait un exercice préliminaire à la traduction de la phrase même qui y donne lieu, vous en auriez tiré un profit et plus prompt, et plus grand ; plus prompt, parce que vous auriez recueilli sur le champ dans la traduction, le fruit des observations que vous auriez semées dans l'exercice préliminaire ; plus grand, parce que l'application étant faite plus tôt et plus immédiatement, l'exemple est mieux adapté à la règle qui en devient plus claire, et la règle répand plus de lumière sur l'exemple dont le sens en est mieux développé. J'ajoute que vous augmenteriez de beaucoup le profit de cet exercice pour parvenir à votre traduction, si la théorie de vos remarques grammaticales était suivie d'une application pratique dans une construction faite en conséquence.

" Parlez ensuite des raisons grammaticales, dit M. Chompré (Avert. pag. 7.), des cas, des temps, etc. selon les douze maximes fondamentales, et selon les ellipses que vous aurez employés : mais parlez de tout cela avec sobriété, pour ne pas ennuyer ni rebuter les petits auditeurs, peu capables d'une longue attention. La Logique grammaticale, quelle qu'elle sait, est toujours difficile, au-moins pour des commençans ". Ce que je viens de dire à M. Pluche, je le dis à M. Chompré ; mais j'ajoute que quelque difficîle qu'on puisse imaginer la Logique grammaticale, c'est pourtant le seul moyen sur que l'on puisse employer pour introduire les commençans à l'étude des langues anciennes. Il faut assurément faire quelque fonds sur leur mémoire, et lui donner sa tâche ; tout le vocabulaire est de son ressort : mais les mener dans les routes obscures d'une langue qui leur est inconnue, sans leur donner le secours du flambeau de la Logique, ou en portant ce flambeau derrière eux, au lieu de les en faire précéder, c'est d'abord retarder volontairement et rendre incertains les progrès qu'ils peuvent y faite ; et c'est d'ailleurs faire prendre à leur esprit la malheureuse habitude d'aller sans raisonner ; c'est, pour me servir d'un tour de M. Pluche, accoutumer leur esprit à se familiariser avec la stupidité. La Logique grammaticale, j'en conviens, a des difficultés, et même très-grandes, puisqu'il y a si peu de maîtres qui paraissent l'entendre : mais d'où viennent ces difficultés, si ce n'est du peu d'application qu'on y a donné jusqu'ici, et du préjugé où l'on est, que l'étude en est seche, pénible, et peu fructueuse ? Que de bons esprits aient le courage de se mettre au-dessus de ces préjugés, et d'approfondir les principes de cette science ; et l'on en verra disparaitre la sécheresse, la peine, et l'inutilité. Encore quelques Sanctius, quelques Arnauds, et quelques du Marsais ; car les progrès de l'esprit humain ont essentiellement de la lenteur ; et j'ose répondre que ce qu'il faudra donner aux enfants de cette logique, sera clair, précis, utile, et sans difficulté. En attendant, réduisons de notre mieux les principes qui leur sont nécessaires ; nos efforts, nos erreurs mêmes, ameneront la perfection : mais il ne faut rien attendre que la barbarie, d'un abandon absolu, ou d'une routine aveugle.

Encore un mot sur cette harmonie enchanteresse, à laquelle on sacrifie la construction analytique, quoiqu'elle soit fondée sur des principes de Logique, qui ont d'autant plus de droit de me paraitre surs, qu'ils réunissent en leur faveur l'unanimité des Grammairiens de tous les temps. M. Pluche et M. Chompré sentent-ils bien les différences harmoniques de ces trois constructions également latines, puisqu'elles sont également de Cicéron : legi tuas litteras, litteras tuas accepi, tuas accipio litteras ? S'ils démêlent ces différences et leurs causes, ils feront bien de communiquer au public leurs lumières sur un objet si intéressant ; elles en seront d'autant mieux accueillies, qu'ils sont les seuls apparemment qui puissent lui faire ce présent ; et ils doivent s'y prêter d'autant plus volontiers, que cette théorie est le fondement de leur système d'enseignement, qui ne peut avoir de solidité que celle qu'il tire de son premier principe : encore faudra-t-il qu'ils y ajoutent la preuve que les droits de cette harmonie sont inviolables, et ne doivent pas même céder à ceux de la raison et de l'intelligence. Mais convenons plutôt que par rapport à la raison toutes les constructions sont bonnes, si elles sont claires ; que la clarté de l'énonciation est le seul objet de la Grammaire, et la seule vue qu'il faille se proposer dans l'étude des éléments d'une langue ; que l'harmonie, l'élégance, la parure, sont des objets d'un second ordre, qui n'ont et ne doivent avoir lieu qu'après la clarté, et jamais à ses dépens ; et que l'étude de ces agréments ne doit venir qu'après celle des éléments fondamentaux, à-moins qu'on ne veuille rendre inutiles ses efforts, en les étouffant par le concours.

Au surplus, qui empêche un maître habile, après qu'il a conduit ses élèves à l'intelligence du sens, par l'analyse et la construction grammaticale, de leur faire remarquer les beautés accessoires qui peuvent se trouver dans la construction usuelle ? Quand ils entendent le sens du texte, et qu'ils sont prévenus sur les effets pittoresques de la disposition où les mots s'y trouvent, qu'on le leur fasse relire sans dérangement ; leur oreille en sera frappée bien plus agréablement et plus utilement, parce que l'âme prêtera à l'organe sa sensibilité, et l'esprit, sa lumière. Le petit inconvénient résulté de la construction, s'il y en a un, sera amplement compensé par ce dernier exercice ; et tous les intérêts seront conciliés.

J'espère que ceux dont j'ai osé ici contredire les assertions, me pardonneront une liberté dont ils m'ont donné l'exemple. Ce n'est point une leçon que j'ai prétendu leur donner ; quod si facerem, te erudiens, jure reprehenderer. Cic. III. de fin. Je n'ignore pas quelle est l'étendue de leurs lumières ; mais je sais aussi quelle est l'ardeur de leur zèle pour l'utilité publique. Voilà ce qui m'a encouragé à exposer en détail les titres justificatifs d'une méthode qu'ils condamnent, et d'un principe qu'ils désapprouvent : mais je ne prétens point prononcer définitivement ; je n'ai voulu que mettre les pièces sur le bureau : le public prononcera. Nos qui sequimur probabilia, nec ultrà id quod verisimîle occurrerit progredi possumus, et refellere sine pertinaciâ, et refelli sine iracundiâ parati summus. Cic. Tusc. II. IIe 5. (B. E. R. M.)