S. m. (Economie rustique) boisson que l'on tire de la pomme. Elle est très-ancienne ; les Hébreux l'appelaient sichar, que S. Jérôme traduit par sicera, d'où nous avons fait cidre. Les nations postérieures l'ont connu ; les Grecs et les Romains ont fait du vin de pomme. Parmi nous il est très-commun, surtout dans les provinces où l'on manque de celui du raisin.

La Normandie est pour le cidre, ce que sont la Bourgogne et la Champagne pour le vin ; et de même que le vin n'est pas également bon dans tous les cantons de ces provinces, tous les cantons de la Normandie ne donnent pas du cidre de la même qualité. Il s'en fait en abondance, et d'excellent, surtout dans le pays d'Auge et le Bessin, ou les environs d'Isigny. Le fruit à couteau n'y vaut rien. Le cidre se tire de pommes rustiques de plusieurs espèces, dont il faut bien connaître les sucs, afin de les combiner convenablement, et de corriger les uns par les autres. On élève des pepinières de pommiers de cette espèce de pommes, on les greffe en fente, on les plante en quinconce, ou on en dresse des allées. Il y a peut-être plus de trente sortes de pommes à cidre, qu'on cueille en différents temps à mesure qu'elles paraissent mûres ; et elles mûrissent plus ou moins promptement, selon que les années sont plus ou moins avancées. On les distribue en trois classes différentes, dont on fait la récolte successivement. On donne le nom de pommes tendres aux deux premières classes, et celui de pommes dures à la troisième. En effet les pommes de la troisième classe sont dures, et mûrissent tard et difficilement. Une règle générale pour la récolte, c'est de choisir un temps sec, pendant lequel les pommes soient essuyées de toute humidité.

Ce jour-là est ordinairement vers la fin de Septembre ou le commencement d'Octobre ; on se transporte vers les arbres ; et comme il y aurait trop d'ouvrage à cueillir les fruits à la main, on les abat, soit à coups de gaules, soit en secouant les arbres : on les ramasse, on les porte sur le grenier : on les y met en tas suivant leur classe : là ils s'échauffent, ils suent, et ils achevent de se mûrir.

S'il y a un point de maturité à choisir pour la récolte des pommes, il y en a un autre qui n'est pas moins important à connaître pour les piler : on laisse passer aux pommes qu'on appelle tendres, de beaucoup le temps de la plus grande maturité, avant que de les piler pour les cidrer ; les pommes dures au contraire se pilent vertes. On juge du progrès de la maturité des pommes entassées dans les greniers, par l'accroissement de l'odeur qu'elles exhalent : quand cette odeur a pris un degré de force que la seule expérience apprend à connaître, il est temps de faire le cidre, et de porter le fruit à la pile.

Voici la construction de la pîle : imaginez une auge circulaire de pièces de bois rapportées à deux meules de bois semblables à celles d'un moulin à blé, mais différemment posées ; celles du moulin à blé sont horizontales, celles de la pîle à cidre sont verticales dans leur auge : elles sont appliquées contre une pièce de bois verticale, mobîle sur elle-même, et placée au centre de l'espace circulaire de l'auge ; un long essieu les traverse ; cet essieu est assemblé avec l'axe vertical ; son autre extrémité s'étend au-delà de l'auge ; on y attelle un cheval ; ce cheval tire l'essieu en marchant autour de l'auge, et fait mouvoir en même temps les meules dans l'auge, où les pommes dont on l'a remplie sont écrasées. Lorsqu'on les juge convenablement écrasées, c'est-à-dire assez pour en pouvoir tirer tout le jus, on les prend avec une pelle de bois, et on les jette dans une grande cuve voisine. On écrase autant de pommes qu'il en faut pour faire un marc.

Les meules de bois sont meilleures que celles de pierre. Il faut que l'auge soit bien close, et que les pièces en soient bien assemblées, pour que rien ne se perde. Ceux qui n'ont pas de grandes piles à meules tournantes, se servent de pilons et de massues, dont ils pilent le fruit à force de bras.

Alors on travaille à asseoir le marc sur l'émoi du pressoir. Le pressoir est composé d'un gros sommier de bois qui s'appelle la brebis, de vingt-quatre à vingt-huit pieds de longueur, posé horizontalement sur le terrain, et d'un arbre appelé le mouton, de pareille figure, et élevé parallèlement sur la brebis : le mouton est soutenu au bout le moins gros par une forte vis de bois, dont l'autre extrémité se rend pareillement au bout le moins gros de la brebis. Au milieu de la longueur de ces deux arbres il y a deux jumelles, et à leur gros bout deux autres jumelles ; ce sont quatre pièces de bois plates, arrêtées fixement par le bout d'em-bas à la brebis, et par en-haut à des traverses qui les tiennent solidement unies, et les empêchent de s'écarter. Le mouton hausse et baisse entre les quatre jumelles, et toujours à-plomb sur la brebis. On a une traverse que l'on met à la main sous le mouton dans les deux jumelles du côté de la vis, où on les a disposées à la recevoir et à la soutenir : à l'aide de cette traverse on fait hausser et baisser en bascule le gros bout du mouton. Pour les jumelles de derrière on a des morceaux de bois qu'on appelle clés ; ces clés servent soit à supporter, soit à faire presser le mouton.

On établit entre les quatre jumelles sur la brebis un fort plancher de bois, qu'on appelle le châssis d'émoi ; ce plancher a un rebord de quatre pièces de bois qu'on nomme roseaux d'émoi ; ce rebord contient le jus de la pomme ; il ne peut s'écouler que par un endroit qu'on appelle le beron, d'où il tombe dans une petite cuve.

On élève perpendiculairement sur l'émoi le marc des pommes, par lits de trois ou quatre pouces d'épaisseur, séparés par des couches de longue paille ou par des toiles de crin, jusqu'à la hauteur de quatre à cinq pieds. Le marc ainsi disposé a la forme d'une pyramide tronquée et carrée.

Quand le marc est mis en motte de cette forme, il y a au-dessous du mouton un plancher qui lui est attaché, qui est de la grandeur de celui qui porte le marc, et qu'on nomme le hec : par le moyen de la vis qui est au bout de la brebis et du mouton, on fait descendre le mouton ; le hec est fortement appliqué sur le marc, et la pression en fait sortir le jus.

On laisse quelque temps la motte affaissée sous le hec avant que de le relever : quand le jus n'en coule plus guère, on desserre le pressoir, on taille la motte carrément avec le couteau à pressoir, qui est un grand fer recourbé et emmanché de bois ; on charge les recoupes sur la motte, et l'on continue à pressurer, recoupant et chargeant jusqu'à ce que le marc soit épuisé.

Au bas de la vis du pressoir il y a un bâti de bois placé horizontalement sur la brebis, et embrassant la vis ; ce bâti est une espèce de roue dont les bras sont des leviers ; il y a des chevilles sur la jante de cette roue ; on prend ces chevilles à la main, on tourne la vis ; le mouton descend d'autant plus, et presse le marc d'autant plus fortement.

A mesure que la petite cuve qui est sous le beron de l'émoi se remplit, on prend le cidre et on l'entonne. L'entonnoir est garni d'un tamis de crin qui arrête les parties grossières de marc qui se sont mêlées au cidre. On ne remplit pas exactement les tonneaux, on y laisse la hauteur de quatre pouces de vide ; on les descend dans la cave, où on les laisse ouverts, car la fermentation du cidre est violente : là le cidre fermente et se clarifie ; une partie de la lie est précipitée au fond, une autre est portée à la surface ; celle-ci s'appelle le chapeau.

Si l'on veut avoir du cidre fort, on le laisse reposer sur sa lie, et couvert de son chapeau : si on le veut doux, agréable et délicat, il faut le tirer au clair lorsqu'il commence à gratter doucement le palais ; ce cidre s'appelle cidre paré. Pour lui conserver sa qualité, on lui ajoute un sixième de cidre doux au sortir de l'émoi ; cette addition excite une seconde fermentation légère, qui précipite au fond du tonneau un peu de lie, et porte à la surface de la liqueur un leger chapeau.

Quand on a tiré le jus du marc qui est sur l'émoi, on enlève le marc, et on le remet à la pîle avec une quantité suffisante d'eau ; on broye le marc avec l'eau, et l'on reporte le tout à un pressoir où il rend le petit cidre, qui est la boisson ordinaire du menu peuple. Le premier suc s'appelle le gros cidre.

Le petit cidre est d'autant meilleur que le marc a été moins pressuré. Il paye ordinairement les frais de la cueillette. Le marc de quatre gros muids de cidre donne deux muids de petit cidre. Il y a donc du profit à avoir à soi un pressoir, parce que le marc reste au propriétaire du pressoir, avec le prix qu'on fait par motte quand on pressure chez les autres. Quand le marc est tout à fait sec, il sert encore d'engrais aux cochons et aux arbres, ou on le brule.

Quand le cidre a séjourné assez longtemps dans les futailles pour y prendre le goût agréable qu'on lui veut, on le colle comme le vin, et on le met en bouteilles.

Le bon cidre doit être clair, ambré, agréable au goût et à l'odorat, et piquant. Il y en a qui se garde jusqu'à quatre ans. Les cidres legers ne passent guère la première année.

Il faut communément trente-six boisseaux ou six mines de pommes, pour faire un muid de cent soixante-huit pots de cidre. On dit que les meilleurs cidres sont sujets à la cappe, ou à une espèce de croute qui se forme à leur surface ; et qui venant à se briser quand le tonneau est à la barre, met tout le reste du cidre en lie. Cette croute ne se brisant que quand le tonneau est à la barre, il y a de l'apparence qu'il faut attribuer cet accident à l'extrême fragilité de la cappe, et à la diminution de la surface horizontale du tonneau : à mesure que le tonneau se vide, la surface horizontale de la liqueur augmente depuis la bonde jusqu'à la barre ; depuis la barre jusqu'au fond, cette surface diminue en même proportion qu'elle avait augmenté. Qu'arrive-t-il ? c'est que, passé la barre, la cappe appuie contre les parois du tonneau, et resterait suspendue en l'air sans toucher à la surface du cidre qui serait plus basse qu'elle, si elle en avait la force ; mais comme elle est faible, elle se brise, ses fragments tombent au fond, se dissolvent, et troublent tout le reste du cidre. Il me semble que des vaisseaux carrés ou des tonneaux placés debout, remédieraient à cet inconvénient ; la cappe descendrait avec la liqueur par un espace toujours égal, et toujours soutenue par-tout, sans qu'on put apercevoir aucune occasion de rupture.

On fait avec les poires rustiques le cidre poiré, comme avec les pommes rustiques le cidre pommé. Voyez POIRE.

On tire encore des cormes un cidre qu'on appelle cormé. Voyez CORME.

On tire du cidre pommé une eau-de-vie dont on ne fait pas grand cas ; et l'on peut en tirer un aigre, comme on fait un aigre de vin.

Le cidre passe en général pour pectoral, apéritif, humectant et rafraichissant. L'excès en est très-nuisible. On prétend que quand on n'y est pas fait de jeunesse, il donne des coliques, qu'il attaque le genre nerveux, et qu'on ne guérit de ces incommodités qu'en quittant cette boisson et en changeant de climat.