Imprimer
Catégorie parente: Morale
Catégorie : Politique
S. m. (Politique) Le législateur est celui qui a le pouvoir de donner ou d'abroger les lais. En France, le roi est le législateur ; à Genève, c'est le peuple ; à Venise, à Gènes, c'est la noblesse ; en Angleterre, ce sont les deux chambres et le roi.

Tout législateur doit se proposer la sécurité de l'état et le bonheur des citoyens.

Les hommes, en se réunissant en société, cherchent une situation plus heureuse que l'état de nature qui avait deux avantages, l'égalité et la liberté, et deux inconvéniens, la crainte de la violence et la privation des secours, soit dans les besoins nécessaires, soit dans les dangers. Les hommes, pour se mettre à l'abri de ces inconvéniens, ont consenti donc à perdre un peu de leur égalité et liberté ; et le législateur a rempli son objet, lorsqu'en ôtant aux hommes le moins qu'il est possible d'égalité et de liberté, il leur procure le plus qu'il est possible de sécurité et de bonheur.

Le législateur doit donner, maintenir ou changer des lois constitutives ou civiles.

Les lois constitutives sont celles qui constituent l'espèce du gouvernement. Le législateur, en donnant ces lais, aura égard à l'étendue de pays que possède la nation, à la nature de son sol, à la puissance des nations voisines, à leur génie, et au génie de sa nation.

Un petit état doit être républicain ; les citoyens y sont trop éclairés sur leurs intérêts : ces intérêts sont trop peu compliqués pour qu'ils veuillent laisser décider un monarque qui ne serait pas plus éclairé qu'eux ; l'état entier pourrait prendre dans un moment la même impression qui serait souvent contraire aux volontés du roi ; le peuple, qui ne peut constamment s'arrêter dans les bornes d'une juste liberté, serait indépendant au moment où il voudrait l'être : cet éternel mécontentement attaché à la condition d'homme et d'homme qui obéit, ne s'y bornerait pas aux murmures, et il n'y aurait pas d'intervalle entre l'humeur et la résolution.

Le législateur verra que dans un pays fertile, et où la culture des terres occupe la plus grande partie des habitants, ils doivent être moins jaloux de leur liberté, parce qu'ils n'ont besoin que de tranquillité, et qu'ils n'ont ni la volonté ni le temps de s'occuper des détails de l'administration. D'ailleurs, comme dit le président de Montesquieu, quand la liberté n'est pas le seul bien, on est moins attentif à la défendre : par la même raison, des peuples qui habitent des rochers, des montagnes peu fertiles, sont moins disposés au gouvernement d'un seul ; leur liberté est leur seul bien ; et de plus, s'ils veulent, par l'industrie et le commerce, remplacer ce que leur refuse la nature, ils ont besoin d'une extrême liberté.

Le législateur donnera le gouvernement d'un seul aux états d'une certaine étendue : leurs différentes parties ont trop de peine à se réunir tout-à-coup pour y rendre les révolutions faciles : la promptitude des résolutions et de l'exécution, qui est le grand avantage du gouvernement monarchique, fait passer, quand il le faut et dans un moment, d'une province à l'autre, les ordres, les châtiments, les secours. Les différentes parties d'un grand état sont unies sous le gouvernement d'un seul ; et dans une grande république il se formerait nécessairement des factions qui pourraient la déchirer et la détruire : d'ailleurs les grands états ont beaucoup de voisins, donnent de l'ombrage, sont exposés à des guerres fréquentes ; et c'est ici le triomphe du gouvernement monarchique ; c'est dans la guerre surtout qu'il a de l'avantage sur le gouvernement républicain ; il a pour lui le secret, l'union, la célérité, point d'opposition, point de lenteur. Les victoires des Romains ne prouvent rien contre moi ; ils ont soumis le monde ou barbare, ou divisé, ou amolli ; et lorsqu'ils ont eu des guerres qui mettaient la république en danger ; ils se hâtaient de créer un dictateur, magistrat plus absolu que nos rais. La Hollande, conduite pendant la paix par ses magistrats, a créé des stathouders dans ses guerres contre l'Espagne et contre la France.

Le législateur fait accorder les lois civiles aux lois constitutives : elles ne seront pas sur beaucoup de cas les mêmes dans une monarchie que dans une république, chez un peuple cultivateur et chez un peuple commerçant ; elles changeront selon les temps, les mœurs et les climats. Mais ces climats ont-ils autant d'influence sur les hommes que quelques auteurs l'ont prétendu, et influent-ils aussi peu sur nous que d'autres auteurs l'ont assuré ? Cette question mérite l'attention du législateur.

Partout les hommes sont susceptibles des mêmes passions, mais ils peuvent les recevoir par différentes causes et en différentes manières ; ils peuvent recevoir les premières impressions avec plus ou moins de sensibilité ; et si les climats ne mettent que peu de différence dans le genre des passions, ils peuvent en mettre beaucoup dans les sensations.

Les peuples du nord ne reçoivent pas comme les peuples du midi, des impressions vives, et dont les effets sont prompts et rapides. La constitution robuste, la chaleur concentrée par le froid, le peu de substance des aliments font sentir beaucoup aux peuples du nord le besoin public de la faim. Dans quelques pays froids et humides, les esprits animaux sont engourdis, et il faut aux hommes des mouvements violents pour leur faire sentir leur existance.

Les peuples du midi ont besoin d'une moindre quantité d'aliments, et la nature leur en fournit en abondance ; la chaleur du climat et la vivacité de l'imagination les épuisent et leur rend le travail pénible.

Il faut beaucoup de travail et d'industrie pour se vêtir et se loger de manière à ne pas souffrir de la rigueur du froid ; et pour se garantir de la chaleur il ne faut que des arbres, un hamac et du repos.

Les peuples du nord doivent être occupés du soin de se procurer le nécessaire, et ceux du midi sentir le besoin de l'amusement. Le samoiede chasse, ouvre une caverne, coupe et transporte du bois pour entretenir du feu et des boissons chaudes ; il prépare des peaux pour se vêtir, tandis que le sauvage d'Afrique Ve tout nud, se desaltère dans une fontaine, cueille du fruit, et dort ou danse sous l'ombrage.

La vivacité des sens et de l'imagination des peuples du midi, leur rend plus nécessaires qu'aux peuples du nord les plaisirs physiques de l'amour ; mais, dit le président de Montesquieu, les femmes, chez les peuples du midi, perdant la beauté dans l'âge où commence la raison, ces peuples doivent faire moins entrer le moral dans l'amour, que les peuples du nord, où l'esprit et la raison accompagnent la beauté. Les Cafres, les peuples de la Guiane et du Brésil font travailler leurs femmes comme des bêtes, et les Germains les honoraient comme des divinités.

La vivacité de chaque impression, et le peu de besoin de retenir et de combiner leurs idées, doivent être cause que les peuples méridionaux auront peu de suite dans l'esprit et beaucoup d'inconséquences ; ils sont conduits par le moment ; ils oublient le temps, et sacrifient la vie à un seul jour. Le caraïbe pleure le soir du regret d'avoir vendu le matin son lit pour s'enivrer d'eau-de-vie.

On doit dans le nord, pour pourvoir à des besoins qui demandent plus de combinaisons d'idées, de persévérance et d'industrie, avoir dans l'esprit plus de suite, de règle, de raisonnement et de raison ; on doit avoir dans le midi des enthousiasmes subits, des emportements fougueux, des terreurs paniques, des craintes et des espérances sans fondement.

Il faut chercher ces influences du climat chez des peuples encore sauvages, et dont les uns soient situés vers l'équateur et les autres vers le cercle polaire. Dans les climats tempérés, et parmi des peuples qui ne sont distants que de quelques degrés, les influences du climat sont moins sensibles.

Le législateur d'un peuple sauvage doit avoir beaucoup d'égard au climat, et rectifier ses effets par la législation, tant par rapport aux subsistances, aux commodités, que par rapport aux mœurs. Il n'y a point de climat, dit M. Hume, où le législateur ne puisse établir des mœurs fortes, pures, sublimes, faibles et barbares. Dans nos pays, depuis longtemps policés, le législateur, sans perdre le climat de vue, aura plus d'égard aux préjugés, aux opinions, aux mœurs établies ; et selon que ces mœurs, ces opinions, ces préjugés répondent à ses desseins ou leur sont opposés, il doit les combattre ou les fortifier par ses lais. Il faut chez les peuples d'Europe chercher les causes des préjugés, des usages, des mœurs et de leurs contrariétés, non seulement dans le gouvernement sous lequel ils vivent, mais aussi dans la diversité des gouvernements sous lesquels ils ont vécu, et dont chacun a laissé sa trace. On trouve parmi nous des vestiges des anciens Celtes ; on y voit des usages qui nous viennent des Romains ; d'autres nous ont été apportés par les Germains, par les Anglais, par les Arabes, etc.

Pour que les hommes sentent le moins qu'il est possible qu'ils ont perdu les deux avantages de l'état de nature, l'égalité, l'indépendance ; le législateur, dans tous les climats, dans toutes les circonstances, dans tous les gouvernements, doit se proposer de changer l'esprit de proprieté en esprit de communauté : les législations sont plus ou moins parfaites, selon qu'elles tendent plus ou moins à ce but ; et c'est à mesure qu'elles y parviennent le plus qu'elles procurent le plus de sécurité et de bonheur possibles. Chez un peuple où régne l'esprit de communauté, l'ordre du prince ou du magistrat ne parait pas l'ordre de la patrie : chaque homme y devient, comme dit Metastaze, compagno delle legge e non seguace : l'ami et non l'esclave des lais. L'amour de la patrie est le seul objet de passion qui unisse les rivaux ; il éteint les divisions ; chaque citoyen ne voit dans un citoyen qu'un membre utîle à l'état ; tous marchent ensemble et contens vers le bien commun ; l'amour de la patrie donne le plus noble de tous les courages : on se sacrifie à ce qu'on aime. L'amour de la patrie étend les vues, parce qu'il les porte vers mille objets qui intéressent les autres : il élève l'âme au-dessus des petits intérêts, il l'épure, parce qu'il lui rend moins nécessaire ce qu'elle ne pourrait obtenir sans injustice ; il lui donne l'enthousiasme de la vertu : un état animé de cet esprit ne menace pas les voisins d'invasion, et ils n'en ont rien à craindre. Nous venons de voir qu'un état ne peut s'étendre sans perdre de sa liberté, et qu'à mesure qu'il recule ses bornes, il faut qu'il cede une plus grande autorité à un plus petit nombre d'hommes, ou à un seul, jusqu'à ce qu'enfin devenu un grand empire, les lais, la gloire et le bonheur des peuples aillent se perdre dans le despotisme. Un état où règne l'amour de la patrie craint ce malheur, le plus grand de tous, reste en paix et y laisse les autres. Voyez les Suisses, ce peuple citoyen, respectés de l'Europe entière, entourés de nations plus puissantes qu'eux : ils doivent leur tranquillité à l'estime et à la confiance de leurs voisins, qui connaissent leur amour pour la paix, pour la liberté, et pour la patrie. Si le peuple où règne cet esprit de communauté ne regrette point d'avoir soumis sa volonté à la volonté générale, voyez DROIT NATUREL ; s'il ne sent point le poids de la loi, il sent encore moins celui des impôts ; il paie peu, il paie avec joie. Le peuple heureux se multiplie, et l'extrême population devient une cause nouvelle de sécurité et de bonheur.

Dans la législation tout est lié, tout dépend l'un de l'autre, l'effet d'une bonne loi s'étend sur mille objets étrangers à cette loi : un bien procure un bien, l'effet réagit sur la cause, l'ordre général maintient toutes les parties, et chacune influe sur l'autre et sur l'ordre général. L'esprit de communauté, répandu dans le tout, fortifie, lie et vivifie le tout.

Dans les démocraties, les citoyens, par les lois constitutives, étant plus libres et plus egaux que dans les autres gouvernements ; dans les démocraties, où l'état, par la part que le peuple prend aux affaires, est réellement la possession de chaque particulier, où la faiblesse de la patrie augmente le patriotisme, où les hommes dans une communauté de périls deviennent nécessaires les uns aux autres, et où la vertu de chacun d'eux se fortifie et jouit de la vertu de tous : dans les démocraties, dis-je, il faut moins d'art et moins de soin que dans les états où la puissance et l'administration sont entre les mains d'un petit nombre ou d'un seul.

Quand l'esprit de communauté n'est pas l'effet necessaire des lois constitutives, il doit l'être des formes, de quelques lois et de l'administration. Voyez en nous le germe de passions qui nous opposent à nos semblables, tantôt comme rivaux, tantôt comme ennemis ; voyez en nous le germe des passions qui nous unissent à la société : c'est au législateur à réprimer les unes, à exciter les autres ; c'est en excitant ces passions sociales qu'il disposera les citoyens à l'esprit de communauté.

Il peut par des lois qui imposent aux citoyens de se rendre des services mutuels, leur faire une habitude de l'humanité ; il peut par des lois faire de cette vertu un des ressorts principaux de son gouvernement. Je parle d'un possible, et je le dis possible, parce qu'il a été réel sous l'autre hémisphère. Les lois du Pérou tendaient à unir les citoyens par les chaînes de l'humanité ; et comme dans les autres législations elles défendent aux hommes de se faire du mal, au Pérou elles leur ordonnaient sans-cesse de se faire du bien. Ces lois en établissant (autant qu'il est possible hors de l'état de nature) la communauté des biens, affoiblissaient l'esprit de propriété, source de tous les vices. Les beaux jours, les jours de fête étaient au Pérou les jours où on cultivait les champs de l'état, le champ du vieillard ou celui de l'orphelin : chaque citoyen travaillait pour la masse des citoyens ; il déposait le fruit de son travail dans les magasins de l'état, et il recevait pour récompense le fruit du travail des autres. Ce peuple n'avait d'ennemis que les hommes capables du mal ; il attaquait des peuples voisins pour leur ôter des usages barbares ; les Incas voulaient attirer toutes les nations à leurs mœurs aimables. En combattant les antropophages mêmes, ils évitaient de les détruire, et ils semblaient chercher moins la soumission que le bonheur des vaincus.

Le législateur peut établir un rapport de bienveillance de lui à son peuple, de son peuple à lui, et par-là étendre l'esprit de communauté. Le peuple aime le prince qui s'occupe de son bonheur ; le prince aime des hommes qui lui confient leur destinée ; il aime les témoins de ses vertus, les organes de sa gloire. La bienveillance fait de l'état une famille qui n'obéit qu'à l'autorité paternelle ; sans la superstition qui abrutissait son siècle et rendait ses peuples féroces, que n'aurait pas fait en France un prince comme Henri IV ! Dans tous les temps, dans toutes les monarchies, les princes habiles ont fait usage du ressort de la bienveillance ; le plus grand éloge qu'on puisse faire d'un roi est celui qu'un historien danois fait de Canut-le-Bon : il vécut avec ses peuples comme un père avec ses enfants. L'amitié, la bienfaisance, la générosité, la reconnaissance seront nécessairement des vertus communes dans un gouvernement dont la bienveillance est un des principaux ressorts ; ces vertus ont composé les mœurs chinoises jusqu'au règne de Chi-T-Sou. Quand les empereurs de cet empire, trop vaste pour une monarchie réglée, ont commencé à y faire sentir la crainte, quand ils ont moins fait dépendre leur autorité de l'amour des peuples que de leurs soldats tartares, les mœurs chinoises ont cessé d'être pures, mais elles sont restées douces.

On ne peut imaginer quelle force, quelle activité, quel enthousiasme, quel courage peut répandre dans le peuple cet esprit de bienveillance, et combien il intéresse toute la nation à la communauté ; j'ai du plaisir à dire qu'en France on en a Ve des exemples plus d'une fois : la bienveillance est le seul remède aux abus inévitables dans ces gouvernements qui, par leurs constitutions, laissent le moins de liberté aux citoyens et le moins d'égalité entr'eux. Les lois constitutives et civiles inspireront moins la bienveillance que la conduite du législateur, et les formes avec lesquelles on annonce et on exécute ses volontés.

Le législateur excitera le sentiment de l'honneur, c'est-à-dire le désir de l'estime de soi-même et des autres, le désir d'être honoré, d'avoir des honneurs. C'est un ressort nécessaire dans tous les gouverne ments ; mais le législateur aura soin que ce sentiment soit comme à Sparte et à Rome, uni à l'esprit de communauté, et que le citoyen attaché à son propre honneur et à sa propre gloire, le sait, s'il se peut, davantage à l'honneur et à la gloire de sa patrie. Il y avait à Rome un temple de l'honneur, mais on ne pouvait y entrer qu'en passant par le temple de la vertu. Le sentiment de l'honneur séparé de l'amour de la patrie, peut rendre les citoyens capables de grands efforts pour elle, mais il ne les unit pas entr'eux, au contraire il multiplie pour eux les objets de jalousie : l'intérêt de l'état est quelquefois sacrifié à l'honneur d'un seul citoyen, et l'honneur les porte tous plus à se distinguer les uns des autres, qu'à concourir sous le joug des devoirs au maintien des lois et au bien général.

Le législateur doit-il faire usage de la religion comme d'un ressort principal dans la machine du gouvernement ?

Si cette religion est fausse, les lumières en se répandant parmi les hommes feront connaître sa fausseté, non pas à la dernière classe du peuple, mais aux premiers ordres des citoyens, c'est-à-dire aux hommes destinés à conduire les autres, et qui leur doivent l'exemple du patriotisme et des vertus : or si la religion avait été la source de leurs vertus, une fois désabusés de cette religion, on les verrait changer leurs mœurs, ils perdraient un frein et un motif, et ils seraient détrompés.

Si cette religion est la vraie, il peut s'y mêler de nouveaux dogmes, de nouvelles opinions : et cette nouvelle manière de penser peut être opposée au gouvernement. Or si le peuple est accoutumé d'obéir par la force de la religion plus que par celle des lais, il suivra le torrent de ses opinions, et il renversera la constitution de l'état, ou il n'en suivra plus l'impulsion. Quels ravages n'ont pas fait en Vestphalie les Anabatistes ! Le carême des Abissins les affoiblissait au point de les rendre incapables de soutenir les travaux de la guerre. Ne sont-ce pas les Puritains qui ont conduit le malheureux Charles I. sur l'échafaud ? Les Juifs n'osaient combattre le jour du sabat.

Si le législateur fait de la religion un ressort principal de l'état, il donne nécessairement trop de crédit aux prêtres qui prendront bientôt de l'ambition. Dans les pays où le législateur a pour ainsi dire amalgamé la religion avec le gouvernement, on a Ve les prêtres devenus importants, favoriser le despotisme pour augmenter leur propre autorité, et cette autorité une fois établie, menacer le despotisme et lui disputer la servitude des peuples.

Enfin la religion serait un ressort dont le législateur ne pourrait jamais prévoir tous les effets, et dont rien ne peut l'assurer qu'il serait toujours le maître : cette raison suffit pour qu'il rende les lois principales soit constitutives, soit civiles, et leur exécution indépendante du culte et des dogmes religieux ; mais il doit respecter, aimer la religion, et la faire aimer et respecter.

Le législateur ne doit jamais oublier la disposition de la nature humaine à la superstition, il peut compter qu'il y en aura dans tous les temps et chez tous les peuples : elle se mêlera même toujours à la véritable religion. Les connaissances, les progrès de la raison sont les meilleurs remèdes contre cette maladie de notre espèce ; mais comme jusqu'à un certain point elle est incurable, elle mérite beaucoup d'indulgence.

La conduite des Chinois à cet égard me parait excellente. Des philosophes sont ministres du prince, et les provinces sont couvertes de pagodes et de dieux : on n'use jamais de rigueur envers ceux qui les adorent ; mais lorsqu'un dieu n'a pas exaucé les vœux des peuples et qu'ils en sont mécontens au point de se permettre quelque doute sur sa divinité, les mandarins saisissent ce moment pour abolir une superstition, ils brisent le dieu et renversent le temple.

L'éducation des enfants sera pour le législateur un moyen efficace pour attacher les peuples à la patrie, pour leur inspirer l'esprit de communauté, l'humanité, la bienveillance, les vertus publiques, les vertus privées, l'amour de l'honnête, les passions utiles à l'état, enfin pour leur donner, pour leur conserver la sorte de caractère, de génie qui convient à la nation. Par-tout où le législateur a eu soin que l'éducation fût propre à inspirer à son peuple le caractère qu'il devait avoir, ce caractère a eu de l'énergie et a duré longtemps. Dans l'espace de 500 ans il ne s'est presque pas fait de changement dans les mœurs étonnantes de Lacédémone. Chez les anciens Perses l'éducation leur faisait aimer la monarchie et leurs lois ; c'est surtout à l'éducation que les Chinois doivent l'immutabilité de leurs mœurs ; les Romains furent longtemps à n'apprendre à leurs enfants que l'Agriculture, la science militaire et les lois de leur pays ; ils ne leur inspiraient que l'amour de la frugalité, de la gloire et de la patrie ; ils ne donnaient à leurs enfants que leurs connaissances et leurs passions. Il y a dans la patrie différents ordres, différentes classes ; il y a des vertus et des connaissances qui doivent être communes à tous les ordres, à toutes les classes ; il y a des vertus et des connaissances qui sont plus propres à certains états, et le législateur doit faire veiller à ces détails importants. C'est surtout aux princes et aux hommes qui doivent tenir un jour dans leurs mains la balance de nos destinées, que l'éducation doit apprendre à gouverner une nation de la manière dont elle veut et dont elle doit l'être. En Suède le roi n'est pas le maître de l'éducation de son fils ; il n'y a pas longtemps qu'à l'assemblée des états de ce royaume un sénateur dit au gouverneur de l'héritier de la couronne : Conduisez le prince dans la cabane de l'indigence laborieuse : faites-lui voir de près les malheureux, et apprenez-lui que ce n'est pas pour servir aux caprices d'une douzaine de souverains que les peuples de l'Europe sont faits.

Quand les lois constitutives et civiles, les formes, l'éducation ont contribué à assurer la défense, la subsistance de l'état, la tranquillité des citoyens et les mœurs ; quand le peuple est attaché à la patrie, et a pris la sorte de caractère la plus propre au gouvernement sous lequel il doit vivre, il s'établit une manière de penser qui se perpétue dans la nation ; tout ce qui tient à la constitution et aux mœurs parait sacré ; l'esprit du peuple ne se permet pas d'éxaminer l'utilité d'une loi ou d'un usage : on n'y discute ni le plus ni le moins de nécessité des devoirs, on ne sait que les respecter et les suivre ; et si on raisonne sur leurs bornes, c'est moins pour les resserrer que pour les étendre : c'est alors que les citoyens ont des principes qui sont les règles de leur conduite, et le législateur ajoute à l'autorité que lui donnent les lois celle de l'opinion. Cette autorité de l'opinion entre dans tous les gouvernements et les consolide ; c'est par elle que presque par-tout le grand nombre mal conduit ne murmure pas d'obéir au petit nombre : la force réelle est dans les sujets, mais l'opinion fait la force des maîtres, cela est vrai jusques dans les états despotiques. Si les empereurs de Rome et les sultants des Turcs ont regné par la crainte sur le plus grand nombre de leurs sujets, ils avaient pour s'en faire craindre des prétoriens et des janissaires sur lesquels ils regnaient par l'opinion : quelquefois elle n'est qu'une idée répandue que la famille régnante a un droit réel au trône : quelquefois elle tient à la religion, souvent à l'idée qu'on s'est faite de la grandeur de la puissance qui opprime ; la seule vraiement solide est celle qui est fondée sur le bonheur et l'approbation des citoyens.

Le pouvoir de l'opinion augmente encore par l'habitude, s'il n'est affoibli par des secousses imprévues, des révolutions subites, et de grandes fautes.

C'est par l'administration que le législateur conserve la puissance, le bonheur et le génie de son peuple ; et sans une bonne administration, les meilleures lois ne sauvent ni les états de leur décadence, ni les peuples de la corruption.

Comme il faut que les lois ôtent au citoyen le moins de liberté qu'il est possible, et laissent le plus qu'il est possible de l'égalité entr'eux ; dans les gouvernements où les hommes sont le moins libres et le moins égaux, il faut que par l'administration le législateur leur fasse oublier ce qu'ils ont perdu des deux grands avantages de l'état de nature ; il faut qu'il consulte sans-cesse les désirs de la nation ; il faut qu'il expose aux yeux du public les détails de l'administration ; il faut qu'il lui rende compte de ses grâces ; il doit même engager les peuples à s'occuper du gouvernement, à le discuter, à en suivre les opérations, et c'est un moyen de les attacher à la patrie. Il faut, dit un roi qui écrit, vit et règne en philosophe, que le législateur persuade au peuple que la loi seule peut tout, et que la fantaisie ne peut rien.

Le législateur disposera son peuple à l'humanité, par la bonté et les regards avec lesquels il traitera tout ce qui est homme, soit citoyen, soit étranger, en encourageant les inventions et les hommes utiles à la nature humaine ; par la pitié dont il donnera des preuves au malheureux ; par l'attention à éviter la guerre et les dépenses superflues ; enfin par l'estime qu'il accordera lui-même aux hommes connus par leur bonté.

La même conduite, qui contribue à répandre parmi son peuple le sentiment d'humanité, excite pour lui ce sentiment de bienveillance, qui est le lien de son peuple à lui ; quelquefois il excitera ce sentiment par des sacrifices éclatants de son intérêt personnel à l'intérêt de sa nation, en préférant, par exemple, pour les grâces l'homme utîle à la patrie à l'homme qui n'est utîle qu'à lui. Un roi de la Chine ne trouvant point son fils digne de lui succéder, fit passer son sceptre à son ministre, et dit : J'aime mieux que mon fils soit mal et que mon peuple soit bien, que si mon fils était bien, et que mon peuple fût mal. A la Chine les édits des rois sont des exhortations d'un père à ses ensans ; il faut que les édits instruisent, exhortent autant qu'ils commandent : c'était autrefois l'usage de nos rais, et ils ont perdu à le négliger. Le législateur ne saurait donner à tous les ordres de l'état trop de preuves de sa bienveillance : un roi de Perse admettait les laboureurs à sa table, et il leur disait : Je suis un d'entre vous ; vous avez besoin de moi, j'ai besoin de vous ; vivons en frères.

C'est en distribuant justement et à-propos les honneurs, que le législateur animera le sentiment de l'honneur, et qu'il le dirigera vers le bien de l'état : quand les honneurs seront une récompense de la vertu, l'honneur portera aux actions vertueuses.

Le législateur tient dans ses mains deux rènes, avec lesquelles il peut conduire à son gré les passions, je veux dire les peines et les récompenses. Les peines ne doivent être imposées qu'au nom de la loi par les tribunaux ; mais le législateur doit se réserver le pouvoir de distribuer librement une partie des récompenses.

Dans un pays où la constitution de l'état intéresse les citoyens au gouvernement, où l'éducation et l'administration ont gravé dans les hommes les principes et les sentiments patriotiques et l'honneur, il suffit d'infliger au coupable les peines les plus légères : c'est assez qu'elles indiquent que le citoyen puni a commis une faute ; les regards de ses concitoyens ajoutent à son châtiment. Le législateur est le maître d'attacher les peines les plus graves aux vices les plus dangereux pour sa nation ; il peut faire considérer comme des peines des avantages réels, mais vers lesquels il est utîle que les désirs de la nation ne se portent pas ; il peut même faire considérer aux hommes comme des peines véritables, ce qui dans d'autres pays pourrait servir de récompense. A Sparte, après certaines fautes il n'était plus permis à un citoyen de prêter sa femme. Chez les Péruviens, le citoyen auquel il aurait été défendu de travailler au champ du public, aurait été un homme très-malheureux ; sous ces législations sublimes, un homme se trouvait puni quand on le ramenait à son intérêt personnel et à l'esprit de propriété. Les nations sont avilies quand les supplices ou la privation des biens deviennent des châtiments ordinaires : c'est une preuve que le législateur est obligé de punir ce que la nation ne punirait plus. Dans les républiques, la loi doit être douce, parce qu'on n'en dispense jamais. Dans les monarchies elle doit être plus sévère, parce que le législateur doit faire aimer sa clémence en pardonnant malgré la loi. Cependant chez les Perses, avant Cyrus, les lois étaient fort douces ; elles ne condamnaient à la mort ou à l'infamie que les citoyens qui avaient fait plus de mal que de bien.

Dans les pays où les peines peuvent être légères, des récompenses médiocres suffisent à la vertu : elle est bien faible et bien rare quand il faut la payer. Les récompenses peuvent servir à changer l'esprit de propriété en esprit de communauté, 1°. lorsqu'elles sont accordées à des preuves de cette dernière sorte d'esprit ; 2°. en accoutumant les citoyens à regarder comme des récompenses les nouvelles occasions qu'on leur donne de sacrifier l'intérêt personnel à l'intérêt de tous.

Le législateur peut donner un prix infini à sa bienveillance, en ne l'accordant qu'aux hommes qui ont bien servi l'état.

Si les rangs, les prééminences, les honneurs sont toujours le prix des services, et s'ils imposent le devoir d'en rendre de nouveaux, ils n'exciteront point l'envie de la multitude ; elle ne sentira point l'humiliation de l'inégalité des rangs ; le législateur lui donnera d'autres consolations sur cette inégalité des richesses, qui est un effet inévitable de la grandeur des états ; il faut qu'on ne puisse parvenir à l'extrême opulence que par une industrie qui enrichisse l'état, et jamais aux dépens du peuple ; il faut faire tomber les charges de la société sur les hommes riches qui jouissent des avantages de la société. Les impôts entre les mains d'un législateur qui administre bien, sont un moyen d'abolir certains abus, une industrie funeste, ou des vices ; ils peuvent être un moyen d'encourager le genre d'industrie le plus utile, d'exciter certains talents, certaines vertus.

Le législateur ne regardera pas comme une chose indifférente l'étiquette, les cérémonies ; il doit frapper la vue, celui des sens qui agit le plus sur l'imagination. Les cérémonies doivent réveiller dans le peuple le sentiment pour la puissance du législateur, mais on doit aussi les lier avec l'idée de la vertu ; elles doivent rappeler le souvenir des belles actions, la mémoire des magistrats, des guerriers illustres, des bons citoyens. La plupart des cérémonies, des étiquettes de nos gouvernements modérés de l'Europe, ne conviendraient qu'aux despotes de l'Asie ; et beaucoup sont ridicules, parce qu'elles n'ont plus avec les mœurs et les usages les rapports qu'elles avaient au temps de leur institution ; elles étaient respectables, elles font rire.

Le législateur ne négligera pas les manières : quand elles ne sont plus l'expression des mœurs, elles en sont le frein ; elles forcent les hommes à paraitre ce qu'ils devraient être : et si elles ne remplacent qu'imparfaitement les mœurs, elles ont pourtant souvent les mêmes effets : c'est du lieu de la résidence du législateur ; c'est par ses exemples, par celui des hommes respectés, que les manières se répandent dans le peuple.

Les jeux publics, les spectacles, les assemblées seront un des moyens dont le législateur se servira pour unir entr'eux les citoyens : les jeux des Grecs, les confrairies des Suisses, les coteries d'Angleterre, nos fêtes, nos spectacles répandent l'esprit de société qui contribue à l'esprit de patriotisme. Ces assemblées d'ailleurs accoutument les hommes à sentir le prix des regards et du jugement de la multitude ; elles augmentent l'amour de la gloire et la crainte de la honte. Il ne se sépare de ces assemblées que le vice timide ou la prétention sans succès ; enfin quand elles n'auraient d'utilité que de multiplier nos plaisirs, elles mériteraient encore l'attention du législateur.

En se rapellant les objets et les principes de toute législation, il doit, en proportion de ce que les hommes ont perdu de leur liberté et de leur égalité, les dédommager par une jouissance tranquille de leurs biens, et une protection contre l'autorité qui les empêche de désirer un gouvernement moins absolu, où l'avantage de plus de liberté est presque toujours troublé par l'inquiétude de la perdre.

Si le législateur ne respecte ni ne consulte la volonté générale ; s'il fait sentir son pouvoir plus que celui de la loi ; s'il traite l'homme avec orgueil, le mérite avec indifférence, le malheureux avec dureté ; s'il sacrifie ses sujets à sa famille, les finances à ses fantaisies, la paix à sa gloire ; si sa faveur est accordée à l'homme qui sait plaire plus qu'à l'homme qui peut servir ; si les honneurs, si les places sont obtenues par l'intrigue ; si les impôts se multiplient, alors l'esprit de communauté disparait ; l'impatience saisit le citoyen d'une république : la langueur s'empare du citoyen de la monarchie ; il cherche l'état, et ne voit plus que la proie d'un maître ; l'activité se ralentit ; l'homme prudent reste aisif, l'homme vertueux n'est que dupe ; le voîle de l'opinion tombe ; les principes nationaux ne paraissent plus que des préjugés, et ils ne sont en effet que cela ; on se rapproche de la loi de la nature, parce que la législation en blesse les droits ; il n'y a plus de mœurs ; la nation perd son caractère ; le législateur est étonné d'être mal servi, il augmente les récompenses, mais celles qui flattaient la vertu ont perdu leur prix, qu'elles ne tenaient que de l'opinion ; aux passions nobles qui animaient autrefois les peuples, le législateur essaie de substituer la cupidité et la crainte, et il augmente encore dans la nation les vices et l'avilissement. Si dans sa perversité il conserve ces formules, ces expressions de bienveillance avec lesquelles leurs prédécesseurs annonçaient leurs volontés utiles ; s'il conserve le langage d'un père avec la conduite d'un despote, il joue le rôle d'un charlatan méprisé d'abord, et bientôt imité ; il introduit dans la nation la fausseté et la perfidie, &, comme dit le Guarini, viso di carità mente d'invidia.

Quelquefois le législateur voit la constitution de l'état se dissoudre, et le génie des peuples s'éteindre, parce que la législation n'avait qu'un objet, et que cet objet venant à changer, les mœurs d'abord, et bientôt les lois n'ont pu rester les mêmes. Lacédémone était instituée pour conserver la liberté au milieu d'une foule de petits états plus faibles qu'elle, parce qu'ils n'avaient pas ses mœurs ; mais il lui manquait de pouvoir s'agrandir sans se détruire. L'objet de la législation de la Chine était la tranquillité des citoyens par l'exercice des vertus douces : ce grand empire n'aurait pas été la proie de quelques hordes de tartares, si les législateurs y avaient animé et entretenu les vertus fortes, et si on y avait autant pensé à élever l'âme qu'à la régler. L'objet de la législation de Rome était trop l'agrandissement ; la paix était pour les Romains un état de trouble, de factions et d'anarchie ; ils se dévorèrent quand ils n'eurent plus le monde à dompter. L'objet de la législation de Venise est trop de tenir le peuple dans l'esclavage ; on l'amollit ou l'avilit ; et la sagesse tant vantée de ce gouvernement, n'est que l'art de se maintenir sans puissance et sans vertus.

Souvent un législateur borné délie les ressorts du gouvernement et dérange ses principes, parce qu'il n'en voit pas assez l'ensemble, et qu'il donne tous ses soins à la partie qu'il voit seule, ou qui tient de plus près à son goût particulier, à son caractère.

Le conquérant avide de conquêtes négligera la Jurisprudence, le Commerce, les Arts. Un autre excite la nation au Commerce, et néglige la guerre. Un troisième favorise trop les arts de luxe, et les arts utiles sont avilis, ainsi du reste. Il n'y a point de nation, du moins de grande nation, qui ne puisse être à la fais, sous un bon gouvernement, guerrière, commerçante, savante et polie. Je vais terminer cet article, déjà trop long, par quelques réflexions sur l'état présent de l'Europe.

Le système d'équilibre, qui d'une multitude d'états ne forme qu'un seul corps, influe sur les résolutions de tous les législateurs. Les lois constitutives, les lois civiles, l'administration sont plus liées aujourd'hui avec le droit des gens, et même en sont plus dépendantes qu'elles ne l'étaient autrefois : il ne se passe plus rien dans un état qui n'intéresse tous les autres, et le législateur d'un état puissant influe sur la destinée de l'Europe entière.

De cette nouvelle situation des hommes il résulte plusieurs conséquences.

Par exemple, il peut y avoir de petites monarchies et de grandes républiques. Dans les premières, le gouvernement y sera maintenu par des associations, des alliances, et par le système général. Les petits princes d'Allemagne et d'Italie sont des monarques ; et si leurs peuples se lassaient de leur gouvernement, ils seraient réprimés par les souverains des grands états. Les dissentions, les partis inséparables des grandes républiques ne pourraient aujourd'hui les affoiblir au point de les exposer à être envahies. Personne n'a profité des guerres civiles de la Suisse et de la Pologne : plusieurs puissances se ligueront toujours contre celle qui voudra s'agrandir. Si l'Espagne était une république, et qu'elle fût menacée par la France, elle serait défendue par l'Angleterre, la Hollande, etc.

Il y a aujourd'hui en Europe une impossibilité morale de faire des conquêtes ; et de cette impossibilité il est jusqu'à présent résulté pour les peuples plus d'inconvéniens, peut-être, que d'avantages. Quelques législateurs se sont négligés sur la partie de l'administration qui donne de la force aux états ; et on a Ve de grands royaumes sous un ciel favorable, languir sans richesses et sans puissances.

D'autres législateurs n'ont regardé les conquêtes que comme difficiles, et point comme impossibles, et leur ambition s'est occupée à multiplier les moyens de conquérir ; les uns ont donné à leurs états une forme purement militaire, et ne laissent presque à leurs sujets de métier à faire que celui de soldat ; d'autres entretiennent même en paix des armées de mercenaires, qui ruinent les finances et favorisent le despotisme ; des magistrats et quelques licteurs feraient obéir aux lais, et il faut des armées immenses pour faire servir un maître. C'est-là le principal objet de la plupart de nos législateurs ; et pour le remplir ils se voient obligés d'employer les tristes moyens des dettes et des impôts.

Quelques législateurs ont profité du progrès des lumières qui depuis cinquante années se sont répandues rapidement d'un bout de l'Europe à l'autre ; elles ont éclairé sur les détails de l'administration, sur les moyens de favoriser la population, d'exciter l'industrie, de conserver les avantages de sa situation, et de s'en procurer de nouveaux. On peut croire que les lumières conservées par l'Imprimerie, ne peuvent s'éteindre, et peuvent encore augmenter. Si quelque despote voulait replonger sa nation dans les ténèbres, il se trouvera des nations libres qui lui rendront le jour.

Dans les siècles éclairés, il est impossible de fonder une législation sur des erreurs ; la charlatanerie même et la mauvaise foi des ministres sont d'abord aperçues, et ne font qu'exciter l'indignation. Il est également difficîle de répandre un fanatisme destructeur, tel que celui des disciples d'Odin et de Mahomet ; on ne ferait recevoir aujourd'hui chez aucun peuple de l'Europe des préjugés contraires au droit des gens et aux lois de la nature.

Tous les peuples ont aujourd'hui des idées assez justes de leurs voisins, et par conséquent ils ont moins que dans les temps d'ignorance l'enthousiasme de la patrie, il n'y a guère d'enthousiasme quand il y a beaucoup de lumières ; il est presque toujours le mouvement d'une âme plus passionnée qu'instruite ; les peuples en comparant dans toutes les nations les lois aux lais, les talents aux talents, les mœurs aux mœurs, trouveront si peu de raison de se préférer à d'autres, que s'ils conservent pour la patrie cet amour, qui est le fruit de l'intérêt personnel, ils n'auront plus du moins cet enthousiasme qui est le fruit d'une estime exclusive.

On ne pourrait aujourd'hui par des suppositions, par des imputations, par des artifices politiques inspirer des haines nationales aussi vives qu'on en inspirait autrefois ; les libelles que nos voisins publient contre nous ne font guère d'effet que sur une faible et vîle partie des habitants d'une capitale qui renferme la dernière des populaces et le premier des peuples.

La religion de jour en jour plus éclairée, nous apprend qu'il ne faut point haïr ceux qui ne pensent pas comme nous ; on sait distinguer aujourd'hui l'esprit sublime de la religion, des suggestions de ses ministres ; nous avons Ve de nos jours les puissances protestantes en guerre avec les puissances catholiques, et aucune ne réussit dans le dessein d'inspirer aux peuples ce zèle brutal et féroce qu'on avait autrefois l'un contre l'autre, même pendant la paix, chez les peuples de différentes sectes.

Tous les hommes de tous les pays se sont devenus nécessaires pour l'échange des fruits de l'industrie et des productions de leur sol ; le commerce est pour les hommes un lien nouveau, chaque nation a intérêt aujourd'hui qu'une autre nation conserve ses richesses, son industrie, ses banques, son luxe et son agriculture ; la ruine de Leipsick, de Lisbonne et de Lima, a fait faire des banqueroutes sur toutes les places de l'Europe, et influé sur la fortune de plusieurs millions de citoyens.

Le commerce, comme les lumières, diminue la férocité, mais aussi comme les lumières ôtent l'enthousiasme d'estime, il ôte peut-être l'enthousiasme de vertu ; il éteint peu-à-peu l'esprit de désintéressement, qu'il remplace par celui de justice ; il adoucit les mœurs que les lumières polissent ; mais en tournant moins les esprits au beau qu'à l'utile, au grand qu'au sage, il altère peut-être la force, la générosité et la noblesse des mœurs.

De l'esprit de commerce et de la connaissance que les hommes ont aujourd'hui des vrais intérêts de chaque nation, il s'ensuit que les législateurs doivent être moins occupés de défenses et de conquêtes qu'ils ne l'ont été autrefois ; il s'ensuit qu'ils doivent favoriser la culture des terres et des arts, la consommation et le produit de leurs productions, mais ils doivent veiller en même temps à ce que les mœurs polies ne s'affoiblissent point trop et à maintenir l'estime des vertus guerrières.

Car il y aura toujours des guerres en Europe, on peut s'en fier là-dessus aux intérêts des ministres ; mais ces guerres qui étaient de nation à nation ne seront souvent que de législateur à législateur.

Ce qui doit encore embraser l'Europe c'est la différence des gouvernements ; cette belle partie du monde est partagée en républiques et en monarchies : l'esprit de celles-ci est actif, et quoiqu'il ne soit pas de leur intérêt de s'étendre, elles peuvent entreprendre des conquêtes dans les moments où elles sont gouvernées par des hommes que l'intérêt de leur nation ne conduit pas ; l'esprit des républiques est pacifique, mais l'amour de la liberté, une crainte superstitieuse de la perdre, porteront souvent les états républicains à faire la guerre pour abaisser ou pour réprimer les états monarchiques ; cette situation de l'Europe entretiendra l'émulation des vertus fortes et guerrières, cette diversité de sentiments et de mœurs qui naissent de différents gouvernements, s'opposeront au progrès de cette mollesse, de cette douceur excessive des mœurs, effet du commerce, du luxe et des longues paix.




Affichages : 1959