S. f. (Grammaire, Politique et Morale) dans le sens le plus généralement reçu, sont des usages établis pour rendre plus doux le commerce que les hommes doivent avoir entr'eux. Elles sont l'expression des mœurs, ou seulement l'effet de la soumission aux usages. Elles sont par rapport aux mœurs, ce que le culte est par rapport à la religion ; elles les manifestent, les conservent, ou en tiennent lieu, et par conséquent elles sont dans les sociétés d'une plus grande importance que les moralistes ne l'ont pensé.

On ne sait pas assez combien l'habitude machinale nous fait faire d'actions dont nous n'avons plus en nous le principe moral, et combien elle contribue à conserver ce principe. Lorsque certaines actions, certains mouvements se sont liés dans notre esprits avec les idées de certaines vertus, de certains sentiments ; ces actions, ces mouvements rappellent en nous ces sentiments, ces vertus. Voyez LIAISON DES IDEES.

A la Chine les enfants rendent d'extrêmes honneurs à leurs parents ; ils leur donnent sans cesse des marques extérieures de respect et d'amour : il est vraisemblable que dans ces marques extérieures, il y a plus de démonstration que de réalité ; mais le respect et l'amour pour les parents sont plus vifs et plus continus à la Chine, qu'ils ne le sont dans les pays où les mêmes sentiments sont ordonnés, sans que les lois prescrivent la manière de les manifester. Il s'en manque bien en France, que le peuple respecte tous les grands qu'il salue ; mais les grands y sont plus respectés, que dans les pays où les manières établies n'imposent pas pour eux des marques de respect.

Chez les Germains, et depuis parmi nous dans les siécles de chevalerie, on honorait les femmes comme des dieux. La galanterie était un culte, et dans ce culte comme dans tous les autres, il y avait des tiédes et des hypocrites ; mais ils honoraient encore les femmes, et certainement ils les aimaient et les respectaient davantage que le caffre qui les fait travailler, tandis qu'il se repose, et que l'asiatique qui les enchaine et les caresse, comme des animaux destinés à ses plaisirs.

L'habitude de certaines actions, de certains gestes, de certains mouvements, de certains signes extérieurs maintiennent plus en nous les mêmes sentiments, que tous les dogmes et toute la Métaphysique du monde.

J'ai dit que l'habitude machinale nous faisait faire les actions dont nous n'avions plus en nous le principe moral ; j'ai dit qu'elle conservait en nous le principe, elle fait plus, elle l'augmente ou le fait naître.

Il n'y a aucune passion de notre âme, aucune affection, aucun sentiment, aucune émotion qui n'ait son effet sur le corps, qui n'éleve, n'affaisse, ne relâche ou ne tende quelques muscles, et n'ait du plus au moins en variant notre extérieur, une expression particulière. Les peines et les plaisirs, les désirs et la crainte, l'amour ou l'aversion, quelque morale qu'en soit la cause, ont plus ou moins en nous des effets physiques qui se manifestent par des signes, plus ou moins sensibles. Toutes les affections se marquent sur le visage, y donnent une certaine expression, font ce qu'on appelle la physionomie, changent l'habitude du corps, donnent et ôtent la contenance, font faire certains gestes, certains mouvements. Cela est d'une vérité qu'on ne conteste pas.

Mais il n'est pas moins vrai, que les mouvements des muscles et des nerfs qui sont d'ordinaire les effets d'une certaine passion, étant excités, répetés en nous sans le secours de cette passion, s'y reproduisent jusqu'à un certain point.

Les effets de la musique sur nous sont une preuve sensible de cette vérité : l'impression du corps sonore sur nos nerfs y excite différents mouvements, dont plusieurs sont du genre des mouvements qu'y exciterait une certaine passion ; et bien-tôt si ces mouvements se succédent, si le musicien continue de donner la même sorte d'ébranlement au genre nerveux ; il fait passer dans l'âme telle ou telle passion, la joie, la tristesse, l'inquiétude, etc. Il s'ensuit de cette observation, dont tout homme doué de quelque délicatesse d'organe, peut constater en soi la vérité, que si certaines passions donnent au corps certains mouvements, ces mouvements ramènent l'âme à ces passions ; or les manières consistant pour la plupart en gestes, habitudes de corps, démarches, actions, qui sont les signes, l'expression, les effets de certains sentiments, elles doivent donc non-seulement manifester, conserver ces sentiments, mais quelquefois les faire naître.

Les anciens ont fait plus d'attention que nous à l'influence des manières sur les mœurs, et aux rapports des habitudes du corps à celles de l'âme. Platon distingue deux sortes de danse, l'une qui est un art d'imitation, et à proprement parler, la pantomime, la danse et la seule danse propre au théâtre ; l'autre, l'art d'accoutumer le corps aux attitudes décentes, à faire avec bienséance les mouvements ordinaires ; cette danse s'est conservée chez les modernes, et nos maîtres à danser sont professeurs des manières. Le maître à danser de Moliere n'avait pas tant de tort qu'on le pense, sinon de se préférer, du moins de se comparer au maître de Philosophie.

Les manières doivent exprimer le respect et la soumission des inférieurs à l'égard des supérieurs, les témoignages d'humanité et de condescendance des supérieurs envers les inférieurs, les sentiments de bienveillance et d'estime entre les égaux. Elles réglent le maintien, elles le prescrivent aux différents ordres, aux citoyens des différents états.

On voit que les manières, ainsi que les mœurs, doivent changer, selon les différentes formes de gouvernement. Dans les pays de despotisme, les marques de soumission sont extrêmes de la part des inférieurs ; devant leurs rois les satrapes de Perse se prosternaient dans la poussière, et le peuple devant les satrapes se prosternait de même ; l'Asie n'est point changée.

Dans les pays de despotisme, les témoignages d'humanité et de condescendance de la part des supérieurs, se réduisent à fort peu de chose. Il y a trop d'intervalle entre ce qui est homme et ce qui est homme en place, pour qu'ils puissent jamais se rapprocher ; là les supérieurs ne marquent aux inférieurs que du dédain, et quelquefois une insultante pitié.

Les égaux esclaves d'un commun maître, n'ayant ni pour eux-mêmes, ni pour leurs semblables, aucune estime, ne s'en témoignent point dans leurs manières ; ils ont faiblement l'un pour l'autre, les sentiments de bienveillance ; ils attendent peu l'un de l'autre, et les esclaves élevés dans la servitude ne savent point aimer ; ils sont plus volontiers occupés à rejeter l'un sur l'autre le poids de leurs fers, qu'à s'aider à les supporter ; ils ont plus l'air d'implorer la pitié, que d'exprimer de la bienséance.

Dans les démocraties, dans les gouvernements où la puissance législative réside dans le corps de la nation, les manières marquent faiblement les rapports de dépendance, et en tout genre même ; il y a moins de manières et d'usages établis, que d'expressions de la nature ; la liberté se manifeste dans les attitudes, les traits et les actions de chaque citoyen.

Dans les aristocratiques, et dans les pays où la liberté publique n'est plus, mais où l'on jouit de la liberté civîle ; dans les pays où le petit nombre fait les lais, et surtout dans ceux où un seul règne, mais par les lais, il y a beaucoup de manières et d'usages de convention. Dans ces pays plaire est un avantage, déplaire est un malheur. On plait par des agréments et même par des vertus, et les manières y sont d'ordinaire nobles et agréables. Les citoyens ont besoin les uns des autres pour se conserver, se secourir, s'élever ou jouir. Ils craignent d'éloigner d'eux leurs concitoyens en laissant voir leurs défauts. On voit par-tout l'hiérarchie et les égards, le respect et la liberté, l'envie de plaire et la franchise.

D'ordinaire dans ces pays on remarque au premier coup d'oeil une certaine uniformité, les caractères paraissent se ressembler, parce que leur différence est cachée par les manières, et même on y voit beaucoup plus rarement que dans les républiques, de ces caractères originaux qui semblent ne rien devoir qu'à la nature, et cela non-seulement parce que les manières gênent la nature, mais qu'elles la changent.

Dans les pays où règne peu de luxe, où le peuple est occupé du commerce et de la culture des terres, où les hommes se voient par intérêt de première nécessité, plus que par des raisons d'ambition ou par goût du plaisir, les dehors sont simples et honnêtes, et les manières sont plus sages qu'affectueuses. Il n'est pas là question de trouver des agréments et d'en montrer ; on ne promet et on ne demande que de la justice. En général dans tous les pays où la nature n'est pas agitée par des mouvements imprimés par le gouvernement, où le naturel est rarement forcé de se montrer, et connait peu le besoin de se contraindre, les manières sont comptées pour rien, il y en a peu, à moins que les lois n'en aient institué.

Le président de Montesquieu reproche aux législateurs de la Chine d'avoir confondu la religion, les mœurs, les lois et les manières ; mais n'est-ce pas pour éterniser la législation qu'ils voulaient donner, que ces génies sublimes ont lié entr'elles des choses, qui dans plusieurs gouvernements sont indépendantes, et quelquefois même opposées ? C'est en appuyant le moral du physique, le politique du religieux, qu'ils ont rendu la constitution de l'état éternelle, et les mœurs immuables. S'il y a des circonstances, si les siècles amènent des moments où il serait bon qu'une nation changeât son caractère, les législateurs de la Chine ont eu tort.

Je remarque que les nations qui ont conservé le plus longtemps leur esprit national, sont celles où le législateur a établi le plus de rapport entre la constitution de l'état, la religion, les mœurs, et les manières, et surtout celles où les manières ont été instituées par les lais.

Les Egyptiens sont le peuple de l'antiquité qui a changé le plus lentement, et ce peuple était conduit par des rites, par des manières. Sous l'empire des Perses et des Grecs on reconnut les sujets de Psammétique et d'Apriès, on les reconnait sous les Romains et sous les Mammelucs : on voit même encore aujourd'hui parmi les Egyptiens modernes des vestiges de leurs anciens usages, tant est puissante la force de l'habitude.

Après les Egyptiens, les Spartiates sont le peuple qui a conservé le plus longtemps son caractère. Ils avaient un gouvernement où les mœurs, les manières, les lois et la religion s'unissaient, se fortifiaient, étaient faites l'une pour l'autre. Leurs manières étaient instituées, les sujets et la forme de la conversation, le maintien des citoyens, la manière dont ils s'abordaient, leur conduite dans leurs repas, les détails de bienséance, de décence, de l'extérieur enfin, avaient occupé le génie de Lycurgue, comme les devoirs essentiels et la vertu. Aussi sous le règne de Nerva les Lacédémoniens subjugués depuis longtemps, les Lacédémoniens qui n'étaient plus un peuple libre, étaient encore un peuple vertueux. Néron allant à Athènes pour se purifier après le meurtre de sa mère, n'osait passer à Lacédémone ; il craignait les regards de ses citoyens, et il n'y avait pas là des prêtres qui expiassent des parricides.

Je crois que les François sont le peuple de l'Europe moderne dont le caractère est le plus marqué, et qui a éprouvé le moins d'altération. Ils sont, dit M. Duclos, ce qu'ils étaient du temps des croisades, une nation vive, gaie, généreuse, brave, sincère, présomptueuse, inconstante, avantageuse, inconsidérée. Elle change de modes et non de mœurs. Les manières ont fait autrefois, pour ainsi dire, partie de ses lais. Le code de la chevalerie, les usages des anciens preux, les règles de l'ancienne courtoisie ont eu pour objet les manières. Elles sont encore en France, plus que dans le reste de l'Europe, un des objets de cette seconde éducation qu'on reçoit en entrant dans le monde, et qui par malheur s'accorde trop peu avec la première.

Les manières doivent donc être un des objets de l'éducation, et peuvent être établies même par des lais, aussi souvent pour le moins que par des exemples. Les mœurs sont l'intérieur de l'homme, les manières en sont l'extérieur. Etablir les manières par des lais, ce n'est que donner un culte à la vertu.

Un des effets principaux des manières, c'est de gêner en nous les premiers mouvements : elles ôtent l'essor et l'énergie à la nature ; mais aussi en nous donnant le temps de la réflexion, elles nous empêchent de sacrifier la vertu à un plaisir présent, c'est-à-dire le bonheur de la vie à l'intérêt d'un moment.

Il ne faut point trop en tenir compte dans les arts d'imitation. Le poète et le peintre doivent donner à la nature toute sa liberté ; mais le citoyen doit souvent la contraindre. Il est bien rare que celui qui pour des légers intérêts se met au-dessus des manières, pour un grand intérêt ne se mette au-dessus des mœurs.

Dans un pays où les manières sont un objet important, elles survivent aux mœurs, et il faut même que les mœurs soient prodigieusement altérées pour qu'on aperçoive du changement dans les manières. Les hommes se montrent encore ce qu'ils doivent être quand ils ne le sont plus. L'intérêt des femmes a conservé longtemps en Europe les dehors de la galanterie, elles donnent même encore aujourd'hui un prix extrême aux manières polies, aussi elles n'éprouvent jamais de mauvais procédés, et reçoivent des hommages, et on leur rend encore avec empressement des services inutiles.

Les manières sont corporelles, parlent aux sens, à l'imagination, enfin sont sensibles, et voilà pourquoi elles survivent aux mœurs, voilà pourquoi elles les conservent plus que les préceptes et les lois ; c'est par la même raison que chez tous les peuples il reste d'anciens usages, quoique les motifs qui les ont établis ne se conservent plus.

Dans la partie de la Morée, qui était autrefois la Laconie, les peuples s'assemblent encore certains jours de l'année et font des repas publics, quoique l'esprit qui les fit instituer par Lycurgue soit bien parfaitement éteint en Morée. Les chats ont eu des temples en Egypte ; on ignorerait pourquoi ils y ont aujourd'hui des hôpitaux s'ils n'y avaient pas eu des temples.

S'il y a eu des peuples policés avant l'invention de l'écriture, je suis persuadé qu'ils ont conservé longtemps leurs mœurs telles que le gouvernement les avait instituées, parce que n'ayant point le secours des lettres, ils étaient obligés de perpétuer les principes des mœurs par les manières, par la tradition, par les hiéroglyphes, par des tableaux, enfin par des signes sensibles, qui gravent plus fortement dans le cœur que l'écriture, les livres, et les définitions : les prêtres Egyptiens prêchaient rarement et peignaient beaucoup.

MANIERES, FAÇONS, (Synonyme) les manières sont l'expression des mœurs de la nation, les façons sont une charge des manières, ou des manières plus recherchées dans quelques individus. Les manières deviennent façons quand elles sont affectées. Les façons sont des manières qui ne sont point générales, et qui sont propres à un certain caractère particulier, d'ordinaire petit et vain.

MANIERE grandeur de, (Architecture) la grandeur dans les ouvrages d'architecture peut s'envisager de deux façons ; elle se rapporte à la masse et au corps de l'édifice, ou à la manière dont il est bâti.

A l'égard du premier point, les anciens monuments d'architecture, surtout ceux des pays orientaux l'emportaient de beaucoup sur les modernes. Que pouvait-on voir de plus étonnant que les murailles de Babylone, que ses jardins bâtis sur des voutes, et que son temple dédié à Jupiter-Bélus, qui s'élevait à la hauteur d'un mille, où il y avait huit différents étages, chacun haut d'un stade (125 pas géométriques), et au sommet l'observatoire babylonien ? Que dirons-nous de ce prodigieux bassin, de ce réservoir artificiel qui contenait l'Euphrate, jusqu'à ce qu'on lui eut dressé un nouveau canal, et de tous les fossés à travers lesquels on le fit couler ? Il ne faut point traiter de fables ces merveilles de l'art, parce que nous n'avons plus aujourd'hui de pareils ouvrages. Tous les Historiens qui les décrivaient n'étaient ni fourbes ni menteurs. La muraille de la Chine est un de ces édifices orientaux qui figurent dans la mappemonde, et dont la description paraitrait fabuleuse, si la muraille elle-même ne subsistait aujourd'hui.

Pour ce qui regarde la grandeur de manière, dans les ouvrages d'architecture, nous sommes bien éloignés d'égaler celle des Grecs et des Romains. La vue du seul Panthéon de Rome suffirait pour désabuser ceux qui penseraient le contraire. Je n'ai pas trouvé de juges qui aient Ve ce superbe temple, sans reconnaître qu'ils avaient été frappés de sa noblesse et de sa majesté.

Cette grandeur de manière, en architecture, a tant de force sur l'imagination, qu'un petit bâtiment où elle règne, donne de plus nobles idées à l'esprit, qu'un autre bâtiment vingt fois plus étendu à l'égard de la masse, où cette manière est commune. C'est ainsi peut-être qu'on aurait été plus surpris de l'air majestueux qui paraissait dans une statue d'Alexandre faite par la main de Lisippe, quoiqu'elle ne fût pas plus grande que le naturel, qu'on ne l'aurait été à la vue du mont Athos, si, comme Dinocrate le proposait, on l'eut taillé pour représenter ce conquérant, avec une rivière sur l'une de ses mains, et une ville sur l'autre.

M. de Chambray dans son parallèle de l'architecture ancienne avec la moderne, recherche le principe de la différence des manières, et d'où vient qu'en une pareille quantité de superficie, l'une semble grande et magnifique, et l'autre parait petite et mesquine : la raison qu'il en donne est fort simple ; il dit que pour introduire dans l'architecture cette grandeur de manière, il faut faire que la division des principaux membres des ordres ait peu de parties, et qu'elles soient toutes grandes et de grands reliefs, afin que l'oeil n'y voyant rien de petit, l'imagination en soit fortement touchée. Dans une corniche, par exemple, si la doucine du couronnement, le larmier, les modillons ou les denticules viennent à faire une belle montre avec de grandes saillies, et qu'on n'y remarque point cette confusion ordinaire de petits cavets, de quarts de ronds, d'astragales, et je ne sais quelles autres particularités entremêlées, qui loin de faire un bon effet dans les grands ouvrages, occupent une place inutilement et aux dépens des principaux membres, il est très-certain que la manière en paraitra fière et grande ; tout au-contraire, elle deviendra petite et chetive, par la quantité de ces mêmes ornements qui partagent l'angle de la vue en tant de rayons si pressés, que tout lui semble confus.

En un mot, sans entrer dans de plus grands détails qui nous meneraient trop loin, il suffit d'observer qu'il n'y a rien dans l'Architecture, la Peinture, la Sculpture, et tous les beaux-arts, qui plaise davantage que la grandeur de manière : tout ce qui est majestueux frappe, imprime du respect, et sympatise avec la grandeur naturelle de l'âme. (D.J.)

MANIERE, en Peinture, est une façon particulière que chaque peintre se fait de dessiner, de composer, d'exprimer, de colorier, selon que cette manière approche plus ou moins de la nature, ou de ce qui est décidé beau, on l'appelle bonne ou mauvaise manière.

Le même peintre a successivement trois manières et quelquefois davantage ; la première vient de l'habitude dans laquelle il est d'imiter celle de son maître : ainsi l'on reconnait par les ouvrages de tel, qu'il sort de l'école de tel ou tel maître ; la seconde se forme par la découverte qu'il fait des beautés de la nature, et alors il change bien avantageusement ; mais souvent au-lieu de substituer la nature à la manière qu'il a prise de son maître, il adopte par préférence la manière de quelqu'autre qu'il croit meilleure ; enfin de quelques vices qu'aient été entachées ses différentes manières, ils sont toujours plus outrés dans la troisième que prend un peintre, et sa dernière manière est toujours la plus mauvaise. De même qu'on reconnait le style d'un auteur ou l'écriture d'une personne qui nous écrit souvent, on reconnait les ouvrages d'un peintre dont on a Ve souvent des tableaux, et l'on appelle cela connaître la manière. Il y a des personnes qui pour avoir Ve beaucoup de tableaux, connaissent les différentes manières, et savent le nom de leurs auteurs, même beaucoup mieux que les Peintres, sans que pour cela ils soient en état de juger de la beauté de l'ouvrage. Les Peintres sont si maniérés dans leurs ouvrages, que quoique ce soit à la manière qu'on les reconnaisse, les ouvrages de celui qui n'aurait point de manière feraient le plus facilement reconnaître leur auteur.