(Histoire naturelle, Botanique) Kirker est le premier qui ait parlé de cette plante. Je vais d'abord rapporter ce qu'a dit Scaliger pour faire connaître ce que c'est que l'agnus scythicus, puis Kempfer et le savant Hans Sloane nous apprendront ce qu'il en faut penser. " Rien, dit Jules César Scaliger, n'est comparable à l'admirable arbrisseau de Scythie. Il croit principalement dans le Zaccolham, aussi célèbre par son antiquité que par le courage de ses habitants. L'on seme dans cette contrée une graine presque semblable à celle du melon, excepté qu'elle est moins oblongue. Cette graine produit une plante d'environ trois pieds de haut, qu'on appelle boramets, ou agneau, parce qu'elle ressemble parfaitement à cet animal par les pieds, les ongles, les oreilles et la tête ; il ne lui manque que les cornes, à la place desquelles elle a une touffe de poil. Elle est couverte d'une peau légère dont les habitants font des bonnets. On dit que sa pulpe ressemble à la chair de l'écrevisse de mer, qu'il en sort du sang quand on y fait une incision, et qu'elle est d'un goût extrêmement doux. La racine de la plante s'étend fort loin dans la terre : ce qui ajoute au prodige, c'est qu'elle tire sa nourriture des arbrisseaux circonvoisins, et qu'elle périt lorsqu'ils meurent ou qu'on vient à les arracher. Le hasard n'a point de part à cet accident : on lui a causé la mort toutes les fois qu'on l'a privée de la nourriture qu'elle tire des plantes voisines. Autre merveille, c'est que les loups sont les seuls animaux carnassiers qui en soient avides. (Cela ne pouvait manquer d'être.) On voit par la suite que Scaliger n'ignorait sur cette plante que la manière dont les pieds étaient produits et sortaient du tronc ".

Voilà l'histoire de l'agnus scythicus, ou de la plante merveilleuse de Scaliger, de Kirker, de Sigismond, d'Herberstein, d'Hayton Arménien, de Surius, du chancelier Bacon (du chancelier Bacon, notez bien ce témoignage), de Fortunius Licetus, d'André Libavius, d'Eusebe de Nuremberg, d'Adam Olearius, d'Olaus Vormius, et d'une infinité d'autres Botanistes.

Serait-il bien possible qu'après tant d'autorités qui attestent l'existence de l'agneau de Scythie, après le détail de Scaliger, à qui il ne restait plus qu'à savoir comment les pieds se formaient, l'agneau de Scythie fût une fable ? Que croire en histoire naturelle, si cela est ?

Kempfer, qui n'était pas moins versé dans l'histoire naturelle que dans la Médecine, s'est donné tous les soins possibles pour trouver cet agneau dans la Tartarie, sans avoir pu y réussir. " On ne connait ici, dit cet auteur, ni chez le menu peuple ni chez les Botanistes, aucun zoophite qui broute ; et je n'ai retiré de mes recherches que la honte d'avoir été trop crédule ". Il ajoute que ce qui a donné lieu à ce conte, dont il s'est laissé bercer comme tant d'autres, c'est l'usage que l'on fait en Tartarie de la peau de certains agneaux dont on prévient la naissance, et dont on tue la mère avant qu'elle les mette bas, afin d'avoir leur laine plus fine. On borde avec ces peaux d'agneaux des manteaux, des robes et des turbans. Les voyageurs, ou trompés sur la nature de ces peaux par ignorance de la langue du pays, ou par quelqu'autre cause, en ont ensuite imposé à leurs compatriotes, en leur donnant pour la peau d'une plante la peau d'un animal.

M. Hans Sloane dit que l'agnus scythicus est une racine longue de plus d'un pied, qui a des tubérosités, des extrémités desquelles sortent quelques tiges longues d'environ trois à quatre pouces, et assez semblables à celles de la fougère, et qu'une grande partie de sa surface est couverte d'un duvet noir jaunâtre, aussi luisant que la soie, long d'un quart de pouce, et qu'on emploie pour le crachement de sang. Il ajoute qu'on trouve à la Jamaïque plusieurs plantes de fougère qui deviennent aussi grosses qu'un arbre, et qui sont couvertes d'une espèce de duvet pareil à celui qu'on remarque sur nos plantes capillaires ; et qu'au reste il semble qu'on ait employé l'art pour leur donner la figure d'un agneau, car les racines ressemblent au corps, et les tiges aux jambes de cet animal.

Voilà donc tout le merveilleux de l'agneau de Scythie réduit à rien, ou du moins à fort peu de chose, à une racine velue à laquelle on donne la figure, ou à-peu-près, d'un agneau en la contournant.

Cet article nous fournira des réflexions plus utiles contre la superstition et le préjugé, que le duvet de l'agneau de Scythie contre le crachement de sang. Kirker, et après Kirker, Jules César Scaliger, écrivent une fable merveilleuse ; et ils l'écrivent avec ce ton de gravité et de persuasion qui ne manque jamais d'en imposer. Ce sont des gens dont les lumières et la probité ne sont pas suspectes : tout dépose en leur faveur : ils sont crus ; et par qui ? par les premiers génies de leur temps ; et voilà tout d'un coup une nuée de témoignages plus puissants que le leur qui le fortifient, et qui forment pour ceux qui viendront un poids d'autorité auquel ils n'auront ni la force ni le courage de résister, et l'agneau de Scythie passera pour un être réel.

Il faut distinguer les faits en deux classes ; en faits simples et ordinaires, et en faits extraordinaires et prodigieux. Les témoignages de quelques personnes instruites et véridiques suffisent pour les faits simples ; les autres demandent, pour l'homme qui pense, des autorités plus fortes. Il faut en général que les autorités soient en raison inverse de la vraisemblance des faits ; c'est-à-dire, d'autant plus nombreuses et plus grandes, que la vraisemblance est moindre.

Il faut subdiviser les faits, tant simples qu'extraordinaires, en transitoires et permanens. Les transitoires, ce sont ceux qui n'ont existé que l'instant de leur durée ; les permanens, ce sont ceux qui existent toujours, et dont on peut s'assurer en tout temps. On voit que ces derniers sont moins difficiles à croire que les premiers, et que la facilité que chacun a de s'assurer de la vérité ou de la fausseté des témoignages, doit rendre les témoins circonspects, et disposer les autres hommes à les croire.

Il faut distribuer les faits transitoires en faits qui se sont passés dans un siècle éclairé, et en faits qui se sont passés dans des temps de ténèbres et d'ignorance ; et les faits permanens, en faits permanens dans un lieu accessible ou dans un lieu inaccessible.

Il faut considérer les témoignages en eux-mêmes, puis les comparer entr'eux : les considérer en eux-mêmes, pour voir s'ils n'impliquent aucune contradiction, et s'ils sont de gens éclairés et instruits : les comparer entr'eux, pour découvrir s'ils ne sont point calqués les uns sur les autres, et si toute cette foule d'autorités de Kirker, de Scaliger, de Bacon, de Libarius, de Licetus, d'Eusebe, etc. ne se réduirait pas par hazard à rien, ou à l'autorité d'un seul homme.

Il faut considérer si les témoins sont oculaires ou non ; ce qu'ils ont risqué pour se faire croire ; quelle crainte ou quelles espérances ils avaient en annonçant aux autres des faits dont ils se disaient témoins oculaires : s'ils avaient exposé leur vie pour soutenir leur déposition, il faut convenir qu'elle acquérerait une grande force ; que serait-ce donc s'ils l'avaient sacrifiée et perdue ?

Il ne faut pas non plus confondre les faits qui se sont passés à la face de tout un peuple, avec ceux qui n'ont eu pour spectateurs qu'un petit nombre de personnes. Les faits clandestins, pour peu qu'ils soient merveilleux, ne méritent presque pas d'être crus : les faits publics, contre lesquels on n'a point reclamé dans le temps, ou contre lesquels il n'y a eu de réclamation que de la part de gens peu nombreux et mal intentionnés ou mal instruits, ne peuvent presque pas être contredits.

Voilà une partie des principes d'après lesquels on accordera ou l'on refusera sa croyance, si l'on ne veut pas donner dans des rêveries, et si l'on aime sincèrement la vérité. Voyez CERTITUDE, PROBABILITE, etc.