Voilà la doctrine des Pendets, gentils des Indes ; et c'est cette même doctrine qui fait encore à-présent la cabale des Soufis et de la plupart des gens de lettres persans, et qui se trouve expliquée en vers persiens, si relevés et si emphatiques dans leur Goult-hen-raz, ou parterre des mystères. C'était la doctrine de Fludd, que le célèbre Gassendi a si doctement réfutée ; or pour peu qu'on connaisse la doctrine de Zoroastre et la Philosophie orientale, on verra clairement qu'elles ont donné naissance à celle dont nous venons de parler.

Après les Perses viennent les Tartares, dont l'empire est le plus étendu dans l'Asie ; car ils occupent toute l'étendue du pays qui est entre le mont Caucase et la Chine. Les relations des voyageurs sur ces peuples sont si incertaines, qu'il est extrêmement difficîle de savoir s'ils ont jamais eu quelque teinture de philosophie ; on sait seulement qu'ils croupissent dans la plus grossière superstition, et qu'ils sont ou mahométants ou idolatres. Mais comme on trouve parmi eux de nombreuses communautés de prêtres qu'on appelle lamas, on peut demander avec raison s'ils sont aussi ignorants dans les sciences que les peuples grossiers qu'ils sont chargés d'instruire : on ne trouve pas de grands éclaircissements sur ce sujet dans les auteurs qui en ont parlé. Le culte que ces lamas rendent aux idoles, est fondé sur ce qu'ils croient qu'elles sont les images des émanations divines, et que les âmes, qui sont aussi émanées de Dieu, habitent dans elles. Tous ces lamas ont au-dessus d'eux un grand-prêtre appelé le grand-lama, qui fait sa demeure ordinaire sur le sommet d'une montagne. On ne saurait imaginer le profond respect que les Tartares idolatres ont pour lui ; ils le regardent comme immortel, et les prêtres subalternes entretiennent cette erreur par leurs supercheries. Enfin tous les voyageurs conviennent que les Tartares sont de tous les peuples de l'Asie les plus grossiers, les plus ignorants et les plus superstitieux ; la loi naturelle y est presqu'éteinte : il ne faut donc pas s'étonner s'ils ont fait si peu de progrès dans la Philosophie.

Si de la Tartarie on passe dans les Indes, on n'y trouvera guère moins d'ignorance et de superstition ; jusques-là que quelques auteurs ont cru que les Indiens n'avaient aucune connaissance de Dieu. Ce sentiment ne nous parait pas fondé. En effet, Abraham Rogers raconte que les Bramins reconnaissent un seul et suprême Dieu, qu'ils nomment Vistnou ; que la première et la plus ancienne production de ce Dieu, était une divinité inférieure appelée Brama, qu'il forma d'une fleur qui flottait sur le grand abîme avant la création du monde ; que la vertu, la fidélité et la reconnaissance de Brama avaient été si grandes, que Vistnou l'avait doué du pouvoir de créer l'univers. Le détail de leur doctrine est rapporté par différents auteurs avec une variété fort embarrassante pour ceux qui cherchent à démêler la vérité ; variété qui vient en partie de ce que les Bramins sont fort réservés avec les étrangers, mais principalement de ce que les voyageurs sont peu versés dans la langue de ceux dont ils se mêlent de rapporter les opinions : mais du moins il est constant par les relations de tous les modernes, que les Indiens reconnaissent une ou plusieurs divinités.

Nous ne devons point oublier de parler ici de Budda ou Xekia, si célèbre parmi les Indiens, auxquels il enseigna le culte qu'on doit rendre à la Divinité, et que ces peuples regardent comme le plus grand philosophe qui ait jamais existé. Son histoire se trouve si remplie de fables et de contradictions, qu'il serait impossible de les concilier. Tout ce que l'on peut conclure de la diversité des sentiments que les auteurs ont eus à son sujet, c'est que Xekia parut dans la partie méridionale des Indes, et qu'il se montra d'abord aux peuples qui habitaient sur les rivages de l'Océan ; que de-là il envoya ses disciples dans toutes les Indes, où ils répandirent sa doctrine.

Les Indiens et les Chinois attestent unanimement que cet imposteur avait deux sortes de doctrines ; l'une faite pour le peuple ; l'autre secrète, qu'il ne révéla qu'à quelques-uns de ses disciples. Le Comte, la Loubere, Bernier, et surtout Kempfer, nous ont suffisamment instruits de la première qu'on nomme exotérique. En voici les principaux dogmes.

1°. Il y a une différence réelle entre le bien et le mal.

2°. Les âmes des hommes et des animaux sont immortelles, et ne diffèrent entr'elles qu'à raison des sujets où elles se trouvent.

3°. Les âmes des hommes séparées de leurs corps, reçoivent ou la récompense de leurs bonnes actions dans un séjour de délices, ou la punition de leurs crimes dans un séjour de douleurs.

4°. Le séjour des bienheureux est un lieu où ils goûteront un bonheur qui ne finira point, et ce lieu s'appelle pour cela gokurakf.

5°. Les dieux diffèrent entr'eux par leur nature, et les âmes des hommes par leurs mérites ; par conséquent le degré de bonheur dont elles jouiront dans ces champs élysées, répondra au degré de leurs mérites : cependant la mesure du bonheur que chacune d'entr'elles aura en partage sera si grande, qu'elles ne souhaiteront point d'en avoir une plus grande.

6°. Amida est le gouverneur de ces lieux heureux, et le protecteur des âmes humaines, surtout de celles qui sont destinées à jouir d'une vie éternellement heureuse : c'est le seul médiateur qui puisse faire obtenir aux hommes la rémission de leurs péchés et la vie éternelle. (Plusieurs Indiens et quelques Chinois rapportent cela à Xekia lui-même.)

7°. Amida n'accordera ce bonheur qu'à ceux qui auront suivi la loi de Xekia, et qui auront mené une vie vertueuse.

8°. Or la loi de Xekia renferme cinq préceptes géneraux, de la pratique desquels dépend le salut éternel : le premier, qu'il ne faut rien tuer de ce qui est animé : 2°. qu'il ne faut rien voler : 3°. qu'il faut éviter l'inceste : 4°. qu'il faut s'abstenir du mensonge : 5°. et surtout des liqueurs fortes. Ces cinq préceptes sont fort célèbres dans toute l'Asie méridionale et orientale. Plusieurs lettrés les ont commentés, et par conséquent obscurcis ; car on les a divisés en dix conseils pour pouvoir acquérir la perfection de la vertu. Chaque conseil a été subdivisé en cinq go fiakkai ou instructions particulières, qui ont rendu la doctrine de Xekia extrêmement subtile.

9°. Tous les hommes, tant séculiers qu'ecclésiastiques, qui se seront rendus indignes du bonheur éternel par l'iniquitté de leur vie, seront envoyés après leur mort dans un lieu horrible appelé dsigokf, où ils souffriront des tourments qui ne seront pas éternels, mais qui dureront un certain temps indéterminé. Ces tourments répondront à la grandeur des crimes, et seront plus grands à mesure qu'on aura trouvé plus d'occasions de pratiquer la vertu, et qu'on les aura négligées.

10°. Jemma O est le gouverneur et le juge de ces prisons affreuses ; il examinera toutes les actions des hommes, et les punira par des tourments différents.

11°. Les âmes des damnés peuvent recevoir quelque soulagement de la vertu de leurs parents et de leurs amis ; et il n'y a rien qui puisse leur être plus utîle que les prières et les sacrifices pour les morts, faits par les prêtres et adressés au grand père des miséricordes, Amida.

12°. L'intercession d'Amida fait que l'inexorable juge des enfers tempere la rigueur de ses arrêts, et rend les supplices des damnés plus supportables, en sauvant pourtant sa justice, et qu'il les renvoye dans le monde le plutôt qu'il est possible.

13°. Lorsque les âmes auront ainsi été purifiées, elles seront renvoyées dans le monde pour animer encore des corps, non pas des corps humains, mais les corps des animaux immondes, dont la nature répondra aux vices qui avaient infecté les damnés pendant leur vie.

14°. Les âmes passeront successivement des corps vils dans des corps plus nobles, jusqu'à ce qu'elles méritent d'animer encore un corps humain, dans lequel elles puissent mériter le bonheur éternel par une vie irréprochable. Si au contraire elles commettent encore des crimes, elles subiront les mêmes peines, la même transmigration qu'auparavant.

Voilà la doctrine que Xekia donna aux Indiens, et qu'il écrivit de sa main sur des feuilles d'arbre. Mais sa doctrine exotérique ou intérieure est bien différente. Les auteurs indiens assurent que Xekia se voyant à son heure dernière, appela ses disciples, et leur découvrit les dogmes qu'il avait tenu secrets pendant sa vie. Les voici tels qu'on les a tirés des livres de ses successeurs.

1°. Le vide est le principe et la fin de toutes choses.

2°. C'est de-là que tous les hommes ont tiré leur origine, et c'est-là qu'ils retourneront après leur mort.

3°. Tout ce qui existe vient de ce principe, et y retourne après la mort. C'est ce principe qui constitue notre âme et tous les éléments ; par conséquent toutes les choses qui vivent, pensent et sentent, quelque différentes qu'elles soient par l'usage ou par la figure, ne diffèrent pas en elles-mêmes, et ne sont point distinguées de leur principe.

4°. Ce principe est universel, admirable, pur, limpide, subtil, infini ; il ne peut ni naître, ni mourir, ni être dissous.

5°. Ce principe n'a ni vertu, ni entendement, ni puissance, ni autre attribut semblable.

6°. Son essence est de ne rien faire, de ne rien penser, de ne rien désirer.

7°. Celui qui souhaite de mener une vie innocente et heureuse, doit faire tous ses efforts pour se rendre semblable à son principe, c'est-à-dire qu'il doit dompter, ou plutôt éteindre toutes ses passions, afin qu'il ne soit troublé ou inquiété par aucune chose.

8°. Celui qui aura atteint ce point de perfection, sera absorbé dans des contemplations sublimes, sans aucun usage de son entendement, et il jouira de ce repos divin qui fait le comble du bonheur.

9°. Quand on est parvenu à la connaissance de cette doctrine sublime, il faut laisser au peuple la doctrine exotérique, ou du moins ne s'y prêter qu'à l'extérieur.

Il est fort vraisemblable que ce système a donné naissance à une secte fameuse parmi les Japonais, laquelle enseigne qu'il n'y a qu'un principe de toutes choses ; que ce principe est clair, lumineux, incapable d'augmentation ni de diminution, sans figure, souverainement parfait, sage, mais destitué de raison ou d'intelligence, étant dans une parfaite inaction et souverainement tranquille, comme un homme dont l'attention est fortement fixée sur une chose sans penser à aucune autre. Ils disent encore que ce principe est dans tous les êtres particuliers, et leur communique son essence en telle manière qu'elles sont la même chose avec lui, et qu'elles se résolvent en lui quand elles sont détruites.

Cette opinion est différente du Spinosisme, en ce qu'elle suppose que le monde a été autrefois dans un état fort différent de celui où il est à-présent. Un sectateur de Confucius a réfuté les absurdités de cette secte par la maxime ordinaire, que rien ne peut venir de rien ; en quoi il parait avoir supposé qu'ils enseignaient que rien est le premier principe de toutes choses, et par conséquent que le monde a eu un commencement, sans matière ni cause efficiente ; mais il est plus vraisemblable que par le mot de vide ils entendaient seulement ce qui n'a pas les propriétés sensibles de la matière ; et qu'ils prétendaient désigner par-là ce que les modernes expriment par le terme d'espace, qui est un être très-distinct du corps, et dont l'étendue indivisible, impalpable, pénétrable, immobîle et infinie, est quelque chose de réel. Il est de la dernière évidence qu'un pareil être ne saurait être le premier principe, s'il était incapable d'agir, comme le prétendait Xekia. Spinosa n'a pas porté l'absurdité si loin ; l'idée abstraite qu'il donne du premier principe, n'est, à proprement parler, que l'idée de l'espace qu'il a revêtu de mouvement, afin d'y joindre ensuite les autres propriétés de la matière.

La doctrine de Xekia n'a pas été inconnue aux Juifs modernes ; leurs cabalistes expliquent l'origine des choses par des émanations d'une cause première, et par conséquent préexistente, quoique peut-être sous un autre forme. Ils parlent aussi du retour des choses dans le premier être, par leur restitution dans leur premier état, comme s'ils croyaient que leur en-soph ou premier être infini contenait toutes choses, et qu'il y a toujours eu la même quantité d'êtres, soit dans l'état incréé, soit dans celui de création. Quand l'être est dans son état incréé, Dieu est simplement toutes choses ; mais quand l'être devient monde, il n'augmente pas pour cela en quantité, mais Dieu se développe et se répand par des émanations. C'est pour cela qu'ils parlent souvent de grands et de petits vaisseaux, comme destinés à recevoir ces émanations de rayons qui sortent de Dieu, et de canaux par lesquels ces rayons sont transmis : en un mot, quand Dieu retire ces rayons, le monde extérieur périt, et toutes choses redeviennent Dieu.

L'exposé que nous venons de donner de la doctrine de Xekia, pourra nous servir à découvrir sa véritable origine. D'abord il nous parait très-probable que les Indes ne furent point sa patrie, non-seulement parce que sa doctrine parut nouvelle dans ce pays-là lorsqu'il l'y apporta, mais encore parce qu'il n'y a point de nation Indienne qui se vante de lui avoir donné la naissance ; et il ne faut point nous opposer ici l'autorité de la Croze, qui assure que tous les Indiens s'accordent à dire que Xekia naquit d'un roi Indien ; car Kempfer a très-bien remarqué, que tous les peuples situés à l'orient de l'Asie, donnent le nom d'Indes à toutes les terres australes. Ce concert unanime des Indiens ne prouve donc autre chose, sinon que Xekia tirait son origine de quelque terre méridionale. Kempfer conjecture que ce chef de secte était Africain, qu'il avait été élevé dans la Philosophie et dans les mystères des Egyptiens ; que la guerre qui désolait l'Egypte l'ayant obligé d'en sortir, il se retira avec ses compagnons chez les Indiens ; qu'il se donna pour un autre Hermès et pour un nouveau législateur, et qu'il enseigna à ces peuples non-seulement la doctrine hiéroglyphique des Egyptiens, mais encore leur doctrine mystérieuse.

Voici les raisons sur lesquelles il appuie son sentiment.

1°. La religion que les Indiens reçurent de ce législateur, a de très-grands rapports avec celle des anciens Egyptiens ; car tous ces peuples représentaient leurs dieux sous des figures d'animaux et d'hommes monstrueux.

2°. Les deux principaux dogmes de la religion des Egyptiens, étaient la transmigration des âmes, et le culte de Sérapis, qu'ils représentaient sous la figure d'un bœuf ou d'une vache. Or il est certain que ces deux dogmes sont aussi le fondement de la religion des nations Asiatiques. Personne n'ignore le respect aveugle que ces peuples ont pour les animaux, même les plus nuisibles, dans la persuasion où ils sont que les âmes humaines sont logées dans leurs corps. Tout le monde sait aussi qu'ils rendent aux vaches des honneurs superstitieux, et qu'ils en placent les figures dans leurs temples. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que plus les nations barbares approchent de l'Egypte, plus on leur trouve d'attachement à ces deux dogmes.

3°. On trouve chez tous les peuples de l'Asie orientale la plupart des divinités Egyptiennes, quoique sous d'autres noms.

4°. Ce qui confirme surtout la conjecture de Kempfer, c'est que 536 ans avant J. C. Cambyse roi des Perses, fit une irruption dans l'Egypte, tua Apis, qui était le palladium de ce royaume, et chassa tous les prêtres du pays. Or si on examine l'époque ecclésiastique des Siamais, qu'ils font commencer à la mort de Xekia, on verra qu'elle tombe précisément au temps de l'expédition de Cambyse ; de-là il s'ensuit qu'il est très-probable que Xekia se retira chez les Indiens, auxquels il enseigna la doctrine de l'Egypte.

5°. Enfin l'idole de Xekia le représente avec un visage Ethiopien, et les cheveux crêpus : or il est certain qu'il n'y a que les Africains qui soient ainsi faits. Toutes ces raisons bien pesées, semblent ne laisser aucun lieu de douter, que Xekia ne fût Africain, et qu'il n'ait enseigné aux Indiens les dogmes qu'il avait lui-même puisés en Egypte.