Plus les temps sont reculés, plus aussi la mesure en est incertaine : aussi est-ce principalement à la chronologie des premiers temps que les plus savants hommes se sont appliqués. M. de Fontenelle, éloge de M. Bianchini, compare ces premiers temps à un vaste palais ruiné, dont les débris sont entassés pêle-mêle, et dont la plupart même des matériaux ont disparu. Plus il manque de ces matériaux, plus il est possible d'imaginer et de former avec les matériaux qui restent, différents plans qui n'auraient rien de commun entre eux. Tel est l'état où nous trouvons l'histoire ancienne. Il y a plus ; non-seulement les matériaux manquent en grand nombre, par la quantité d'auteurs qui ont péri : les auteurs même qui nous restent sont souvent contradictoires les uns aux autres.

Il faut alors, ou les concilier tant bien que mal, ou se résoudre à faire un choix qu'on peut toujours soupçonner d'être un peu arbitraire. Toutes les recherches chronologiques que nous avons eues jusqu'ici, ne sont que des combinaisons plus ou moins heureuses de ces matériaux informes. Et qui peut nous répondre que le nombre de ces combinaisons soit épuisé ? Aussi voyons-nous presque tous les jours paraitre de nouveaux systèmes de chronologie. Il y a, dit le dictionnaire de Moréri, soixante-dix opinions différentes sur la chronologie, depuis le commencement du monde jusqu'à J. C. Nous nous contenterons de nommer ici les auteurs les plus célèbres. Ce sont, Jules Africain, Denis le Petit, Eusebe, S. Cyrille, Bede, Scaliger, le P. Petau, Usserius, Marsham, Vossius, Pagi, Pezron, M. Desvignoles, M. Freret, et M. Newton : quae nomina ! Et de quelle difficulté la chronologie ancienne n'est-elle pas ! puisqu'après les travaux de tant de grands hommes, elle reste encore si obscure qu'on a plutôt Ve que résolu les difficultés. C'est une espèce de perspective immense et à perte de vue, dont le fond est parsemé de nuages épais, à travers lesquels on aperçoit de distance en distance un peu de lumière.

S'il ne s'agissait, dit un auteur moderne, que de quelques événements particuliers, on ne serait pas surpris de voir ces grands hommes différer si fort les uns des autres ; mais il est question des points les plus essentiels de l'histoire sacrée et profane ; tels que le nombre des années qui se sont écoulées depuis la création ; la distinction des années sacrées et civiles parmi les Juifs ; le séjour des Israélites en Egypte ; la chronologie des Juges, celle des rois de Juda et d'Israel ; le commencement des années de la captivité, celui des septante semaines de Daniel ; l'histoire de Judith, celle d'Esther ; la naissance, la mission, la mort du Messie, etc. l'origine de l'empire des Chinois ; les dynasties d'Egypte ; l'époque du règne de Sesostris ; le commencement et la fin de l'empire d'Assyrie ; la chronologie des rois de Babylone, des rois Medes, des successeurs d'Alexandre, etc. sans parler des temps fabuleux et héroïques, où les difficultés sont encore plus nombreuses. Mém. de Litt. et d'Histoire par M. l'abbé d'Artigni.

L'auteur que nous venons de citer, conclut de-là fort judicieusement qu'il serait inutîle de se fatiguer à concilier les différents systèmes, ou à en imaginer de nouveaux. Il suffit, dit-il, d'en choisir un et de le suivre : ce sentiment nous parait être aussi celui des savants les plus illustres, que nous avons consultés sur cette matière. Prenez, par exemple, le système d'Usserius, assez suivi aujourd'hui, ou celui du P. Petau, dans son rationarium temporum. La seule attention qu'on doit avoir en écrivant l'histoire ancienne, c'est de marquer le guide que l'on suit sur la chronologie, afin de ne causer à ses lecteurs aucun embarras ; car, selon certains auteurs, il y a depuis le commencement du monde jusqu'à J. C. 3740 ans, et 6934 selon d'autres, ce qui fait une différence de 3194 ans. Cette différence doit se répandre sur tout l'intervalle, principalement sur les parties de cet intervalle les plus proches de la création du monde.

Je crois donc qu'il est inutîle d'exposer ici fort au long les sentiments des Chronologistes, et les preuves plus ou moins fortes sur lesquelles ils les ont appuyées. Nous renvoyons sur ce point à leurs ouvrages. D'ailleurs nous allons traiter plus bas avec quelque étendue de la chronologie sacrée, comme étant la partie de la chronologie la plus importante ; et l'on trouvera aux articles ÉGYPTIENS et CHALDEENS, des remarques sur la chronologie des Egyptiens, des Assyriens, et des Chaldéens. Voici seulement les principales opinions sur la durée du monde, depuis la création jusqu'à J. C.

L'année de la naissance de J. C. est aussi fort disputée ; il y a sept à huit ans de différence sur ce point entre les auteurs. Mais depuis ce temps la chronologie commence à devenir beaucoup plus certaine par la quantité de monuments ; et les différences qui peuvent se rencontrer entre les auteurs, sont beaucoup moins considérables.

Parmi tous les auteurs qui ont écrit sur la chronologie, il en est un dont nous parlerons un peu plus au long ; non que son système soit le meilleur et le plus suivi, mais à cause du nom de l'auteur, de la singularité des preuves sur lesquelles ce système est appuyé, et enfin de la nature de ces preuves, qui étant astronomiques et mathématiques, rentrent dans la partie dont nous sommes chargés.

Selon M. Newton, le monde est moins vieux de 500 ans que ne le croient les Chronologistes. Les preuves de ce grand homme sont de deux espèces.

Les premières roulent sur l'évaluation des générations. Les Egyptiens en comptaient 341 depuis Menés jusqu'à Sethon, et évaluaient trois générations à cent ans. Les anciens grecs évaluaient une génération à 40 ans. Or en cela, selon M. Newton, les uns et les autres se trompèrent. Il est bien vrai que trois générations ordinaires valent environ 120 ans ; mais les générations sont plus longues que les règnes, parce qu'il est évident qu'en général les hommes vivent plus longtemps que les rois ne règnent. Selon M. Newton, chaque règne est d'environ 20 ans, l'un portant l'autre ; ce qui se prouve par la durée du règne des rois d'Angleterre, depuis Guillaume le Conquérant jusqu'à George I. des vingt-quatre premiers rois de France, des vingt-quatre suivants, des quinze suivants, et enfin des soixante-trois réunis. Donc les anciens ont fait un calcul trop fort, en évaluant les générations à quarante ans.

La seconde espèce de preuves, plus singulière encore, est tirée de l'Astronomie. On sait que les points équinoxiaux ont un mouvement rétrograde et à très-peu-près uniforme d'un degré en 72 ans. Voyez PRECESSION DES EQUINOXES.

Selon Clément Alexandrin, Chiron, qui était du voyage des Argonautes, fixa l'équinoxe du printemps au quinzième degré du bélier, et par conséquent le solstice d'été au quinzième degré du cancer. Un an avant la guerre du Péloponnèse, Meton fixa le solstice d'été au huitième degré du cancer. Donc puisqu'un degré répond à soixante-douze ans, il y a sept fois soixante et douze ans de l'expédition des Argonautes au commencement de la guerre du Péloponnèse, c'est-à-dire cinq cent quatre ans, et non pas sept cent, comme disaient les Grecs.

En combinant ces deux différentes preuves, M. Newton conclut que l'expédition des Argonautes doit être placée 909 ans avant Jesus-Christ, et non pas 1400 ans, comme on le croyait, ce qui rend le monde moins vieux de 500 ans.

Ce système, il faut l'avouer, n'a pas fait grande fortune. Il a été attaqué avec force par M. Freret et par le P. Souciet ; il a cependant trouvé en Angleterre et en France même des défenseurs.

M. Freret, en combinant et parcourant l'histoire des temps connus, croit que M. Newton s'est trompé, en évaluant chaque génération des rois à vingt ans. Il trouve, au contraire, par différents calculs, qu'elles doivent être évaluées à trente ans au moins, ou plutôt entre trente et quarante ans. Il le prouve par les vingt-quatre générations, depuis Hugues Capet jusqu'à Louis XV. par Robert de Bourbon, qui donnent en 770 ans 32 ans de durée pour chaque génération ; par les douze générations de Hugues Capet jusqu'à Charles le Bel ; par les vingt de Hugues Capet à Henri III. par les vingt-sept de Hugues Capet à Louis XII. par les dix-huit de Hugues Capet à Charles VIII. Il est assez singulier que les calculs de M. Freret, et ceux de M. Newton, soient justes l'un et l'autre, et donnent des résultats si différents. La différence vient de ce que M. Newton compte par règnes, et M. Freret par générations. Par exemple, de Hugues Capet à Louis XV. il n'y a que vingt-quatre générations, mais il y a trente-deux règnes ; ce qui ne donne qu'environ vingt ans pour chaque règne, et plus de trente pour chaque génération. Ainsi ne serait-il pas permis de penser que si le calcul de M. Newton est trop faible en moins, celui de M. Freret est trop fort en plus ? En général, non-seulement les règnes doivent être plus courts que les générations, mais les générations des rois doivent être plus courtes que celles des particuliers, parce que les fils de rois sont mariés de meilleure heure.

A l'égard des preuves astronomiques, M. Freret observe que la position des étoiles et des points équinoxiaux n'est nullement exacte dans les écrits des anciens ; que les auteurs du même temps varient beaucoup sur ce point. Il est très-vraisemblable, selon ce savant chronologiste, que Meton en plaçant le solstice d'été au huitième degré du cancer, s'était conformé, non à la vérité, mais à l'usage reçu de son temps, à peu-près comme c'est l'usage vulgaire parmi nous de placer l'équinoxe au premier degré du bélier, quoiqu'elle n'y soit plus depuis longtemps. M. Freret fortifie cette conjecture par un grand nombre de preuves qui paraissent très-fortes. En voici les principales. Achilles Tatius dit que plusieurs Astronomes plaçaient le solstice d'été au premier degré du cancer, les autres au 8e, les autres au 12e, les autres au 15e. Euctemon avait observé le solstice avec Meton, et cet Euctemon avait placé l'équinoxe d'automne au premier degré de la balance ; preuve, dit M. Freret, que Meton en fixant le solstice d'été au huitième degré du cancer, se conformait à l'usage de parler de son temps, et non à la vérité. Suivant les lois de la précession des équinoxes, l'équinoxe a dû être au huitième degré d'aries, 964 ans avant l'ère chrétienne ; et c'est à-peu-près en ce temps-là que le calendrier suivi par Meton a dû être publié. Hypparque place les points équinoxiaux à quinze degrés d'Eudoxe : il s'ensuivrait qu'il y a eu entre Hypparque et Eudoxe un intervalle de 1080 ans, ce qui est insoutenable. A ces preuves M. Freret en ajoute plusieurs autres. On peut voir ce détail instructif et curieux dans un petit ouvrage qui a pour titre : abrégé de la chronologie de M. Newton, fait par lui-même, et traduit sur le manuscrit anglais, à Paris, 1725. A la suite de cet abrégé, on a placé les observations de M. Freret. Il sera bon de lire à la suite de ces observations la réponse courte que M. Newton y a faite, Paris 1726, et dans laquelle il y a quelques articles qui méritent attention. Nous nous dispensons d'autant plus volontiers de rapporter ici plus au long les preuves de M. Freret, que nous apprenons qu'il paraitra bientôt un ouvrage posthume considérable qu'il a composé sur cette matière. Mais nous ne pouvons laisser échapper cette occasion de célébrer ici la mémoire de ce savant homme, qui joignait à l'érudition la plus vaste l'esprit philosophique, et qui a porté ce double flambeau dans ses profondes recherches sur l'antiquité.

La chronologie ne se borne pas aux temps reculés et à la fixation des anciennes époques ; elle s'étend aussi à d'autres usages, et particulièrement aux usages ecclésiastiques. C'est par son secours que nous fixons les fêtes mobiles, entr'autres celles de Pâques, et que par le moyen des épactes, des périodes, des cycles, etc. nous construisons le calendrier. Voyez ces mots. Voyez aussi l'article AN. Ainsi il y a proprement deux espèces de chronologie ; l'une, pour ainsi dire purement historique, et fondée sur les faits que l'antiquité nous a transmis, l'autre mathématique et astronomique, qui emploie les observations et les calculs, tant pour débrouiller les époques, que pour les usages de la religion.

Un des ouvrages les plus utiles qui aient paru dans ces derniers temps sur la chronologie, est l'art de vérifier les dates, commencé par Dom Maur d'Antine, et continué par deux savants religieux bénédictins de la même congrégation, Dom Charles Clément et Dom Ursin Durand ; Paris, 1750. in -4°. Cet ouvrage présente d'abord une table chronologique qui renferme toutes les différentes marques propres à caractériser chaque année depuis J. C. jusqu'à nous. Ces marques sont les indictions, les épactes, le cycle pascal, le cycle solaire, les éclipses, etc. Cette table est suivie d'un excellent calendrier perpétuel (voyez l'art. CALENDRIER) ; et l'ouvrage est terminé par un abrégé chronologique des principaux événements depuis J. C. jusqu'à nos jours. Dans cet abrégé on doit surtout remarquer et distinguer l'attachement des deux religieux bénédictins pour les maximes du clergé de France, et de la faculté de Théologie de Paris, sur l'indépendance des rais, quant au temporel, et la supériorité des conciles généraux au-dessus du Pape. Aussi cet ouvrage a-t-il été reçu très-favorablement du public ; et nous en faisons ici d'autant plus volontiers l'éloge, que les deux auteurs nous sont entièrement inconnus.

M. de Fontenelle, dans l'éloge de M. Bianchini, dit que ce savant avait imaginé une division de temps assez commode : quarante siècles depuis la création jusqu'à Auguste ; seize siècles depuis Auguste jusqu'à Charles V. chacun de ces seize siècles partagé en cinq vingtaines d'années, de sorte que dans les huit premiers comme dans les huit derniers, il y a quarante vingtaines d'années, comme quarante siècles dans la première division, régularité de nombres favorables à la mémoire ; au milieu des seize siècles, depuis Auguste jusqu'à Charles V. se trouve justement Charlemagne, époque des plus illustres. (O)

* CHRONOLOGIE SACREE. On entend par la Chronologie des premiers temps, l'ordre selon lequel les événements qui ont précédé le déluge, et qui l'ont suivi immédiatement, doivent être placés dans le temps. Mais quel parti prendrons-nous sur cet ordre ? Regarderons-nous, avec quelques anciens, le monde comme éternel, et dirons-nous que la succession des êtres n'a point eu de commencement, et ne doit point avoir de fin ? Ou convenant, soit de la création, soit de l'information de la matière dans le temps, penserons-nous, avec quelques auteurs, que ces actes du Tout-puissant sont d'une date si reculée, qu'il n'y a aucun fil, soit historique soit traditionnel, qui puisse nous y conduire sans se rompre en cent endroits ? Ou reconnaissant l'absurdité de ces systèmes, et nous attachant aux fastes de quelques peuples, préférerons-nous ceux des habitants de la Béthique en Espagne, qui produisaient des annales de six mille ans ? Ou compterons-nous, avec les Indiens, six mille quatre cent soixante-un ans depuis Bacchus jusqu'à Alexandre ? Ou plus jaloux encore d'ancienneté, suivrons-nous cette histoire chronologique de douze à quinze mille ans dont se vantaient les Egyptiens ; et donnant avec les mêmes peuples dix-huit mille ans de plus à la durée des règnes des dieux et des héros, vieillirons-nous le monde de trente mille ans ? Ou assurant, avec les Chaldéens, qu'il y avait plus de quatre cent mille ans qu'ils observaient les astres lorsque Alexandre passa en Asie, leur accorderons-nous dix rois depuis le commencement de leur monarchie jusqu'au déluge ? Ferons-nous ces règnes de cent vingt sares ? et comptant avec Eusebe pour la durée du sare chaldéen trois mille six cent ans, dirons-nous qu'il y avait quatre cent trente-deux mille ans depuis leur premier roi jusqu'au déluge ? Ou mécontens de la durée qu'Eusebe donne au sare, et curieux de conserver aux Chaldéens toute leur ancienneté, leur restituerons-nous les quarante-un mille ans qu'ils semblent perdre à ce calcul, et leur accorderons-nous les quatre cent soixante-trois mille ans d'observations qu'ils avaient lors du passage d'Alexandre, au rapport de Diodore de Sicîle ? Ou regardant toutes ces chronologies, soit comme fabuleuses, soit comme réductibles, par quelque connaissance puisée dans les anciens, à la chronologie des livres sacrés, nous en tiendrons-nous à cette chronologie ? La raison et la religion nous obligent à prendre ce dernier parti. Notre objet sera donc ici premièrement de montrer que ces énormes calculs des Chaldéens et autres, peuvent se réduire à quelqu'un des systèmes de nos auteurs sur la chronologie sacrée ; secondement, ces systèmes de nos auteurs ayant entr'eux des différences assez considérables, fondées les unes sur la préférence exclusive qu'ils ont donnée à un des textes de l'Ecriture, les autres sur les intervalles qu'ils ont mis entre les époques d'un même texte, d'indiquer l'usage qu'il semble qu'on pourrait faire des différents textes, et d'appliquer nos vues à la fixation de quelques-unes des principales époques. Notre Dictionnaire étant particulièrement philosophique, il est également de notre devoir d'indiquer les vérités découvertes, et les voies qui pourraient conduire à celles qui sont inconnues : c'est la méthode que nous avons suivie à l'art. CANON DES SAINTES ÉCRITURES (voyez cet art.) et c'est encore celle que nous allons suivre ici.

Des annales babyloniennes, égyptiennes, ou chaldéennes, réduites à notre chronologie. C'est à M. Gibert que nous aurons l'obligation de ce que nous allons exposer sur cette matière si importante et si difficile. Voyez une lettre qu'il a publiée en 1743, Amst. Les anciens désignaient par le nom d'année, la révolution d'une planète quelconque autour du ciel. Voyez Macrobe, Eudoxe, Varron, Diodore de Sicile, Pline, Plutarque, S. Augustin, etc. Ainsi l'année eut deux, trois, quatre, six, douze mois ; et selon Palephate et Suidas, d'autres fois un seul jour. Mais quelles sortes de révolutions entendaient les Chaldéens, quand ils s'arrogeaient quatre cent soixante-treize mille ans d'observations ? Quelles ? celles d'un jour solaire, répond M. Gibert ; le jour solaire était leur année astronomique : d'où il s'ensuit, selon cette supposition, que les 473 mille années des Chaldéens se réduisent à 473 mille de nos jours, ou à 1297 et environ neuf mois, de nos années solaires. Or c'est-là précisément le nombre d'années qu'Eusebe compte depuis les premières découvertes d'Atlas en Astronomie, jusqu'au passage d'Alexandre en Asie ; et il place ces découvertes à l'an 384 d'Abraham : mais le passage d'Alexandre est de l'an 1582 ; l'intervalle de l'une à l'autre est donc précisément de 1298 ans, comme nous l'avons trouvé.

Cette rencontre devient d'autant plus frappante, qu'Atlas passe pour l'inventeur même de l'Astrologie, et par conséquent ses observations, comme la date des plus anciennes. L'histoire fournit même des conjectures assez fortes de l'identité des observations d'Atlas, avec les premières observations des Chaldéens. Mais voyons la suite de cette supposition de M. Gibert.

Berose ajoutait 17000 ans aux observations des Chaldéens. L'histoire de cet auteur dédiée à Antiochus Soter, fut vraisemblablement conduite jusqu'aux dernières années de Seleucus Nicanor, prédécesseur de cet Antiochus. Ce fut à-peu-près dans ce temps que Babylone perdit son nom, et que ses habitants passèrent dans la ville nouvelle construite par Seleucus, c'est-à-dire la 293 année avant J. C. ou plutôt la 289 ; car Eusebe nous apprend que Seleucus peuplait alors la ville qu'il avait bâtie. Or les 17000 ans de Berose évalués à la manière de M. Gibert, donnent 46 ans six à sept mois, ou l'intervalle précis du passage d'Alexandre en Asie, jusqu'à la première année de la cxxiij olympiade, c'est-à-dire jusqu'au moment où Berose avait conduit son histoire.

Les 720000 années qu'Epigène donnait aux observations conservées à Babylone, ne font pas plus de difficulté : réduites à des années juliennes, elles font 1971 ans et environ trois mois ; ce qui approche fort des 1903 ans que Callisthene accordait au même genre d'observations : la différence de 68 ans vient de ce que Callisthene finit son calcul à la prise de Babylone par Alexandre, comme il le devait, et qu'Epigène conduisit le sien jusque sous Ptolomée Philadelphe, ou jusqu'à son temps.

Autre preuve de la vérité des calculs et de la supposition de M. Gibert. Alexandre Polyhistor dit, d'après Berose, que l'on conservait à Babylone depuis plus de 150000 ans des mémoires historiques de tout ce qui s'était passé pendant un si long intervalle. Il n'est personne qui sur ce passage n'accuse Berose d'imposture, en se rappelant que Nabonassar, qui ne vivait que 410 à 411 ans avant Alexandre, détruisit tous les monuments historiques des temps qui l'avaient précédé : cependant en réduisant ces 150000 ans à autant de jours, on trouve 410 ans huit mois et trois jours, et les 150000 de Berose ne sont plus qu'une affectation puérîle de sa part. Les 410 ans huit mois et trois jours qu'on trouve par la supposition de M. Gibert, se sont précisément écoulés depuis le 26 Février de l'an 747 avant J. C. où commence l'ère de Nabonassar, jusqu'au premier Novembre de l'an 337, c'est-à-dire jusqu'à l'année et au mois d'où les Babyloniens dataient le règne d'Alexandre, après la mort de son père. Cette réduction ramène donc toujours à des époques vraies ; les 30000 ans que les Egyptiens donnaient au règne du Soleil, le même que Joseph, se réduisent aux 80 ans que l'Ecriture accorde au ministère de ce patriarche ; les 1300 ans et plus que quelques-uns comptent depuis Menès jusqu'à Neithocris, ne sont que des années de six mois, qui se réduisent à 668 années juliennes que le canon des rois thébains d'Eratosthene met entre les deux mêmes règnes ; les 2936 ans que Dicearque compte depuis Sésostris jusqu'à la première olympiade, ne sont que des années de trois mois, qui se réduisent aux 734 que les marbres de Paros comptent entre Danaus frère de Sésostris et les olympiades, etc. Voyez la lettre de M. Gibert.

De la chronologie chinoise rappelée à notre chronologie. Nous avons fait voir à l'article CHINOIS, que le règne de Fohi fut un temps fabuleux, peu propre à fonder une véritable époque chronologique. Le père Longobardi convient lui-même que la chronologie des Chinois est très-incertaine ; et si l'on s'en rapporte à la table chronologique de Nien, auteur très-estimé à la Chine, dont Jean-Français Fouquet nous a fait connaître l'ouvrage, l'histoire de la Chine n'a point d'époque certaine plus ancienne que l'an 400 avant J. C. Kortholt qui avait bien examiné cette chronologie de Nien, ajoute que Fouquet disait des temps antérieurs de l'ère chinoise, que les lettrés n'en disputaient pas avec moins de fureur et de fruit, que les nôtres des dynasties égyptiennes et des origines assyriennes et chaldéennes ; et qu'il était permis à chacun de croire des premiers temps de cette nation tout ce qu'il en jugerait à-propos. Mais si suivant les dissertations de M. Freret, il faut rapporter l'époque d'Yao, un des premiers empereurs de la Chine, à l'an 2145 ou 7 avant J. C. les Chinois plaçant leur première observation astronomique, à la composition d'un calendrier célèbre dans leurs livres 150 ans avant Yao, l'époque des premières observations chinoises et celle des premières observations chaldéennes coïncideront. C'est une observation singulière.

Y aurait-il donc quelque rapport, quelque connexion, entre l'astronomie chinoise et celle des Chaldéens ? Les Chinois sont certainement sortis, ainsi que tous les autres peuples, des plaines de Sennaar ; et l'on ne pourrait guère en avoir un indice plus fort que cette identité d'époque, dans leurs observations astronomiques les plus anciennes.

Plus on examine l'origine des peuples, plus on les rapproche de ces fameuses plaines ; plus on examine leur chronologie et plus on y démêle d'erreurs, plus on la rapproche de quelqu'un de nos systèmes de chronologie sacrée. Cette chronologie est donc la vraie ; le plus ancien peuple est donc celui qui en est possesseur ; tenons-nous en donc aux fastes de ce peuple.

Nous en avons trois exemplaires différents : ce sont ou trois textes ou trois copies d'un premier original ; ces copies varient entr'elles sur la chronologie des premiers âges du monde : le texte hébreu de la masore abrège les temps ; il ne compte qu'environ quatre mille ans depuis Adam jusqu'à J. C. : le texte samaritain donne plus d'étendue à l'intervalle de ces époques ; mais on le prétend moins correct : les Septante font remonter la création du monde jusqu'à six mille ans avant J. C. il y a selon le texte hébreu 1656 ans depuis Adam au déluge ; 1307 selon le samaritain ; et 2242, selon Eusebe et les Septante ; ou 2256, selon Josephe et les Septante ; ou 2262, selon Jule Africain, S. Epiphane, le père Petau, et les Septante.

Si les Chronologistes sont divisés, et sur le choix des textes, et sur les temps écoulés, pour l'intervalle de la création au déluge, ils ne le sont pas moins pour les temps postérieurs au déluge, et sur les intervalles des époques de ces temps. Voyez seulement Marsham et Pezron.

Les différences sont plus ou moins fortes entre les autres systèmes, pour lesquels nous renvoyons à leurs auteurs.

Tant de diversités, tant entre les textes qu'entre leurs commentateurs, suggéra à M. l'abbé de Prades, bachelier de Sorbonne, une opinion qui a fait beaucoup de bruit, et dont nous allons rendre compte, d'autant plus volontiers que nous l'avons combattue de tout temps, et que son exposition ne suppose aucun calcul.

M. l'abbé de Prades se demande à lui-même comment il a pu se faire que Moyse ait écrit une chronologie, et qu'elle se trouve si altérée qu'il ne soit plus possible, des trois différentes chronologies qu'on lit dans les différents textes, de discerner laquelle est de Moyse, ou même s'il y en a une de cet auteur. Il remarque que cette contradiction des chronologies a donné naissance à une infinité de systèmes différents : que les auteurs de ces systèmes n'ont rien épargné pour détruire l'autorité des textes qu'ils ne suivaient pas ; témoin le père Morin de l'oratoire, à qui il n'a pas tenu que le texte samaritain ne s'élevât sur les ruines du texte hébreu : que les différentes chronologies ont suivi la fortune des différents textes, en Orient, en Occident, et dans les autres églises : que les Chronologues n'en ont adopté aucune scrupuleusement : que les additions, corrections, retranchements qu'ils ont jugé à-propos d'y faire, prouvent bien qu'à leur avis même il n'y en a aucune d'absolument correcte : que la nation chinoise n'a jamais entré dans aucun de ces plans chronologiques : qu'on ne peut cependant rejeter en doute les époques chinoises, sans se jeter dans un pirrhonisme historique : que cet oubli fournissait une grande difficulté aux impies contre le récit de Moyse, qui faisait descendre tous les hommes de Noé, tandis qu'il se trouvait un peuple dont les annales remontaient au-delà du déluge : qu'en répondant à cette difficulté des impies par la chronologie des Septante, qui n'embrasse pas encore les époques chinoises les plus reculées, telles que le règne de Fohi, on leur donnait occasion d'en proposer une autre sur l'altération des livres saints, où le temps avait pu insérer des chronologies différentes, et troubler même celles qui y avaient été insérées : que la conformité sur les faits ne répondait pas à la diversité sur les chronologies : que le père Tournemine sensible à cette difficulté, a tout mis en œuvre pour accorder les chronologies ; mais que son système a des défauts considérables, comme de ne pas expliquer pourquoi le centenaire n'est pas omis par-tout dans le texte hébreu, ou ajouté par-tout dans les Septante ; et qu'occupé de ces difficultés, elle se grossissait d'autant plus, qu'il se prévenait davantage que Moyse avait écrit une chronologie. Voilà ce qui a paru à M. l'abbé de Prades.

Et il a pensé que Moyse n'était auteur d'aucune des trois chronologies ; que c'étaient trois systèmes inventés après coup ; que les différences qui les distinguent ne peuvent être des erreurs de copistes ; que si les erreurs de copistes avaient pu enfanter des chronologies différentes, il y en aurait bien plus de trois ; que les trois chronologies ne différeraient entr'elles que comme trois copies de la même chronologie ; que si, antérieurement à la version des Septante, la chronologie du texte hébreu sur lequel ils ont traduit avait passé pour authentique, on ne conçoit pas comment ces respectables traducteurs auraient osé l'abandonner ; qu'on ne peut supposer que les Septante aient conservé la chronologie de l'hébreu, et que la différence qu'on remarque à présent entre les calculs de ces deux textes vient de corruption ; qu'on peut demander de quel côté vient la corruption, si c'est du côté de l'hébreu ou du côté des Septante, ou de l'un et de l'autre côté ; que, selon la dernière réponse, la seule qu'on puisse faire, il n'y a aucune de ces chronologies qui soit la vraie ; qu'il est étonnant que l'ignorance des copistes n'ait commencé à se faire sentir que depuis les Septante ; que l'intervalle du temps compris entre Ptolemée Philadelphe et la naissance de J. C. ait été le seul exposé à ce malheur, et que les historiens prophanes n'aient en ce point aucune conformité de sort avec les livres sacrés ; que la vigilance superstitieuse des Juifs a été ici trompée bien grossièrement ; que les nombres étant écrits tout au long dans les textes, et non en chiffres, l'altération devient très-difficîle ; en un mot, que quelque facîle qu'elle sait, elle ne peut jamais produire des systèmes ; qu'on ne peut supposer que la chronologie de Moyse est comme dispersée dans les trois textes, qu'il faut sur chaque fait en particulier les consulter, et prendre le parti qui paraitra le plus conforme à la vérité, selon d'autres circonstances.

Selon ce système de M. l'abbé de Prades, il est évident que l'objection des impies tirée de la diversité des trois chronologies, se réduit à rien ; mais n'affoiblit-il pas d'un autre côté la preuve de l'authenticité des faits qu'ils contiennent, fondée sur cette vigilance prodigieuse avec laquelle les Juifs conservaient leurs ouvrages ? Que devient cette vigilance, lorsque des hommes auront pu pousser la hardiesse, soit à insérer une chronologie dans le texte, si Moyse n'en a fait aucune, soit à y en substituer une autre que la sienne ? M. l'abbé de Prades prétend que ces chronologies sont trois systèmes différents ; mais il prouve seulement que leur altération est fort extraordinaire : comment prendre ces chronologies pour des systèmes liés et suivis, quand on voit que le centenaire n'est pas omis dans tout le texte hébreu, et qu'il n'est pas ajouté à tous les patriarches dans le texte des Septante ? Si la conformité s'est conservée dans les faits, c'est que par leur nature les faits sont moins exposés aux erreurs que des calculs chronologiques : quelque grossières que soient ces erreurs, elles ne doivent point étonner. Rien n'empêche donc qu'on n'admette les trois textes, et qu'on ne cherche à les concilier, d'autant plus qu'on trouve dans tous les trois pris collectivement de quoi satisfaire à beaucoup de difficultés. Mais comment cette conciliation se fera-t-elle ? Entre plusieurs moyens, on a l'examen des calculs mêmes et celui des circonstances : l'examen des calculs suffit seul quelquefois ; cet examen joint à la combinaison des circonstances suffira très-souvent. Quant aux endroits où le concours de ces deux moyens ne donnera aucun résultat, ces endroits resteront obscurs.

Voilà notre système, qui, comme on peut s'en apercevoir, est très-différent de celui de M. l'abbé de Prades. M. de Prades nie que Moyse ait jamais fait une chronologie, nous croyons le contraire ; il rejette les trois textes comme interpolés, et nous les respectons tous les trois comme contenant la chronologie de Moyse. Il a combattu notre système dans son apologie par une raison qui lui est particulièrement applicable ; c'est que l'examen et la combinaison des calculs ne satisferait peut-être pas à tout : mais cet examen n'est pas le seul que nous proposions ; nous y joignons celui des circonstances, qui déterminé tantôt pour un manuscrit, tantôt pour un autre, tantôt pour un résultat qui n'est proprement ni de l'un ni de l'autre, mais qui nait de la comparaison de tous les trois. D'ailleurs, quelque plausible que put être le système de M. l'abbé de Prades, il ne serait point permis de l'embrasser, depuis que les censures de plusieurs évêques de France et de la faculté de Théologie l'ont déclaré attentatoire à l'authenticité des livres saints.

Les textes variant entr'eux sur la chronologie des premiers âges du monde, si l'on accordait en tout à chacun une égale autorité, il est évident qu'on ne saurait à quoi s'en tenir sur le temps que les patriarches ont vécu, soit à l'égard de ceux qui ont précédé le déluge, soit à l'égard de ceux qui ne sont venus qu'après ce grand événement. Mais le Chrétien n'imite point dans son respect pour les livres qui contiennent les fondements de sa foi, la pusillanimité du Juif, ou le scrupule du Musulman. Il ose leur appliquer les règles de la critique, soumettre leur chronologie aux discussions de la raison, et chercher dans ces occasions la vérité avec toute la liberté possible, sans craindre d'encourir le reproche d'impiété.

Des textes de l'Ecriture, que nous avons, chacun a ses prérogatives : l'hébreu parait écrit dans la même langue que le premier original : le samaritain prétend au même avantage ; il a de plus celui d'avoir conservé les anciens caractères hébraïques du premier original hébreu. La version des Septante a été faite sur l'hébreu des anciens Juifs. L'Eglise chrétienne l'a adoptée ; la synagogue en a reconnu l'autorité, et Josephe qui a travaillé son histoire sur les livres hébreux de son temps, se conforme assez ordinairement aux Septante. S'il s'est glissé quelque faute dans leur version, ne peut-il pas s'en être glissé de même dans l'hébreu ? Ne peut-on pas avoir le même soupçon sur le samaritain ? Toutes les copies ne sont-elles pas sujettes à ces accidents et à beaucoup d'autres ? Les copistes ne sont pas moins négligens et infidèles en copiant de l'hébreu qu'en transcrivant du grec. C'est de leur habileté, de leur attention, et de leur bonne foi, que dépend la pureté d'un texte et non de la langue dans laquelle il est écrit. J'ai dit de leur bonne foi, parce que les sentiments particuliers du copiste peuvent influer bien plus impunément sur la copie d'un manuscrit, que ceux d'un savant de nos jours sur l'édition d'un ouvrage imprimé ; car si la comparaison des manuscrits est si difficîle et si rare aujourd'hui même qu'ils sont rassemblés dans un petit nombre d'édifices particuliers, combien n'était-elle pas plus difficîle et plus rare jadis, qu'ils étaient éloignés les uns des autres et dispersés dans la société, rari nantes in gurgite vasto ? Je conçais que dans ce temps où la collection de quelques manuscrits était la marque de la plus grande opulence, il n'était pas impossible qu'un habîle copiste bouleversât tout un ouvrage, et peut-être même en composât quelques-uns en entier sous des noms empruntés.

Les trois textes de l'Ecriture ayant à-peu-près les mêmes prérogatives, c'est donc de leur propre fonds qu'il s'agit de tirer des raisons de préférer l'un à l'autre dans les endroits où ils se contredisent. Il faut examiner, avec toute la sévérité de la critique, les variétés et les différentes leçons ; chercher où est la faute, et ne pas décider que le texte hébreu est infaillible, par la raison seule que c'est celui dont les Juifs se sont servis et se servent encore. Une autre sorte de prévention non moins légère, ce serait de donner l'avantage aux Septante, et d'accuser les Juifs d'une malice qu'ils n'ont jamais eue ni dû avoir, celle d'avoir corrompu leurs écritures de propos délibéré, comme quelques-uns l'ont avancé, soit par un excès de zèle contre ce peuple, soit par une ignorance grossière sur ce qui le regarde.

L'équité veut qu'on ne considère les trois textes que comme trois copies d'un même original, sur l'autorité plus ou moins grande desquelles il ne nous est guère permis de prendre parti, et qu'il faut tâcher de concilier en les respectant également.

Ces principes posés, nous allons, non pas donner des décisions, car rien ne serait plus téméraire de notre part, mais proposer quelques conjectures raisonnables sur la chronologie des trois textes, la vie des anciens patriarches, et le temps de leur naissance. Je n'entends pas le temps qui a précédé le déluge. Les textes sont à la vérité remplis de contradictions sur ce point, comme on a Ve plus haut ; mais il importe peu d'en connaître la durée. C'est de la connaissance des temps qui ont suivi le déluge, que dépendent la division des peuples, l'établissement des empires, et la succession des princes, conduite jusqu'à nous sans autre interruption que celle qui nait du changement des familles, de la chute des états, et des révolutions dans les gouvernements.

Nous observerons, avant que d'entrer dans cette matière, que l'autorité de Josephe est ici très-considérable, et qu'il ne faut point négliger cet auteur, soit pour le suivre, soit pour le corriger quand ses sentiments et sa chronologie diffèrent des textes de l'Ecriture.

Puisque ni ces textes, ni cet historien, ne sont d'accord entr'eux sur la chronologie, il faut nécessairement qu'il y ait faute : et puisqu'ils sont de même nature, sujets aux mêmes accidents, et par conséquent également fautifs, il peut y avoir faute dans tous, et il peut se faire aussi qu'il y en ait un exact. Voyons donc quel est celui qui a le préjugé en sa faveur dans la question dont il s'agit.

Premièrement, il me semble que le texte samaritain et les Septante ont eu raison d'accorder aux patriarches cent ans de plus que le texte hébreu, et d'étendre de cet intervalle la suite de leur ordre chronologique, soit parce que des trois textes il y en a deux qui conviennent en ce point, soit parce qu'il est plus facîle à un copiste d'omettre un mot ou un chiffre de son original que d'en ajouter un qui n'en est pas. Nous savons par expérience que les additions rares qui sont de la négligence des copistes consistent en répétitions, et les autres fautes, en omissions, corruptions, transpositions, etc. mais ce n'est pas de ces inexactitudes qu'il s'agit ici. D'ailleurs Josephe est conforme aux Septante et au samaritain, en comptant la durée des vies de chaque patriarche en particulier. Mais, dira-t-on, on retrouve dans la somme totale, celle de l'hébreu. Il faut en convenir, et c'est dans cet historien une faute très-bizarre. Mais il me semble qu'il est plus simple de supposer que Josephe s'est trompé dans une règle d'arithmétique que dans un fait historique, et que par conséquent l'erreur est plutôt dans le total que dans les sommes particulières. M. Arnaud, qui avertit en marge de sa destruction qu'il a corrigé cet endroit de Josephe sur les manuscrits, s'est bien gardé de toucher à la durée des vies, et d'en retrancher les cent ans. Il les a seulement suppléés dans le résultat de l'addition.

Nous inviterons en passant quelques-uns des membres savants de l'académie des inscriptions et belles-lettres, de nous donner un mémoire d'après l'expérience et la raison, sur les fautes qui doivent naturellement échapper aux copistes. Et poursuivant notre objet, nous remarquerons encore que dès les premiers temps qui ont suivi le déluge, on voit dans le texte hébreu même, des guerres et des tributs imposés sur des peuples subjugués, et que le temps marqué par ce texte parait bien court, quand on le compare avec les événements qu'il renferme. Les trois enfants de Noé se sont fait une postérité immense ; les peuples ont cessé de connaître leur commune origine ; ils se sont regardés comme des étrangers, et traités comme des ennemis ; et cela dans l'intervalle de trois cent soixante-sept ans. Car l'hébreu n'en accorde pas davantage au second âge. Ce second âge n'est que de trois cent soixante-sept ans. L'hébreu ne compte que trois cent soixante-sept ans depuis le déluge jusqu'à la sortie d'Abraham hors de la ville de Haran ou Charan en Mésopotamie ; et Sem en a vécu, selon le même texte, cinq cent deux depuis le déluge. La vie des hommes qui lui ont succédé immédiatement dans ce second âge, était de quatre cent ans. Noé lui-même en a survécu après le déluge trois cent cinquante. Ainsi les royaumes se seront fondés ; les guerres se seront faites de leur temps ; ou ils auront méconnu leurs enfants ; ou c'est en vain qu'ils auront crié à ces furieux : malheureux que faites-vous, vous êtes frères, et vous vous égorgez ? Abraham aura été contemporain de Noé ; Sem aura Ve Isaac pendant plus de trente ans, et les enfants d'un même père se seront ignorés du vivant même de leur père ; cela parait difficîle à croire. Et si la rapidité de ces événements ne nous permet pas de penser qu'on s'est trompé sur la naissance d'Adam et les temps qui ont précédé le déluge, elle forme une grande difficulté sur la certitude de ceux qui l'ont suivie. Combien cette difficulté ne s'augmente-t-elle pas encore par la promptitude et le prodige de la multiplication des enfants de Noé ! Il ne s'agit pas ici de la fable de Deucalion et de Pirrha qui changeaient en hommes les pierres qu'ils jetaient derrière eux, mais d'un fait, et d'un fait incontestable, qu'on ne pourrait nier sans se rendre coupable d'impiété.

Ce n'est pas tout que les objections tirées des faits précédents ; voici d'autres circonstances qui ne feront guère moins sentir le besoin d'étendre la durée du second âge. C'est une monnaie d'argent publique, qui a son coin, son titre, son poids, et son cours longtemps avant Abraham. La Genèse en fait mention comme d'une chose commune et d'une origine ancienne, à l'occasion du tombeau qu'Abraham acheta des fils de Heth. Voilà donc les mines découvertes ; et la manière de fondre, de purifier, et de travailler les métaux, pratiquée. Mais il n'y a que ceux qui connaissent le détail de ces travaux qui sachent combien l'invention en suppose de temps, et combien ici l'industrie des hommes marche lentement.

Convenons donc que, quand on ne renonce pas au bon sens, à la raison, et à l'expérience, on a de la peine à concevoir tous ces événements à la manière de quelques auteurs. Rien ne les embarrasse, les miracles ne leur coutent rien ; et ils ne s'aperçoivent pas que cette ressource est pour et contre, et qu'elle ne sert pas moins à lever les difficultés qu'ils proposent à leurs adversaires, qu'à lever celles qui leur sont proposées.

Mais que disent le bon sens, l'expérience, et la raison ? qu'en supposant, comme il est juste, l'autorité de l'Ecriture sainte ; les hommes ont vécu ensemble longtemps après le déluge ; qu'ils n'ont formé qu'une société jusqu'à ce qu'ils ayant été assez nombreux pour se séparer ; que quand Dieu dit aux enfants de Noé de peupler la terre et de se la partager, il ne leur ordonna pas de se disperser çà et là en solitaires, et de laisser le patriarche Noé tout seul ; que quand il les benit pour croitre, sa volonté était qu'ils ne s'étendissent qu'à mesure qu'ils croitraient ; que l'ordre, croissez, multipliez, et remplissez toute la terre, suppose une grande multiplication actuelle ; et que par conséquent ceux qui, avant la confusion des langues, envoyent Sem dans la Syrie ou dans la Chaldée, Cam en Egypte, et Japhet je ne sais où, fondent là-dessus des chronologies de royaumes, font régner Cam en Egypte sous le nom de Menez, et lui donnent, après soixante-neuf ans au plus écoulés, trois successeurs dans trois royaumes différents ; que ces auteurs, dis-je, fussent-ils cent fois plus habiles que Marsham, nous font l'histoire de leurs imaginations, et nullement celle des temps.

Que disent le bon sens, la raison, l'expérience, et la sainte Ecriture ? que les hommes choisirent après le déluge une habitation commune dans le lieu le plus commode dont ils se trouvèrent voisins. Que la plaine de Sennaar leur ayant plu, ils s'y établirent ; que ce fut-là qu'ils s'occupèrent à réparer le dégât et le ravage des eaux ; que ce ne fut d'abord qu'une famille peu nombreuse ; puis une parenté composée de plusieurs familles ; dans la suite un peuple : et qu'alors trop nombreux pour l'étendue de la plaine, et assez nombreux pour se séparer en grandes colonies, ils dirent : " Puisque nous sommes obligés de nous diviser, travaillons auparavant à un ouvrage commun, qui transmette à nos descendants la mémoire de leur origine, et qui soit un monument éternel de notre union ; élevons une tour dont le sommet atteigne le ciel ". Dessein extravagant, mais dont le succès leur parut si certain, que Moyse fait dire à Dieu dans la Genèse : Confondons leur langage ; car ils ne cesseront de travailler qu'ils n'aient achevé leur ouvrage. Ils avaient sans-doute proportionné leur projet à leur nombre ; mais à peine ont-ils commencé ce monument d'orgueil, que la confusion des langues les contraignit de l'abandonner. Ils formèrent des colonies ; ils se transportèrent en différentes contrées, entre lesquelles la nécessité de subsister mit plus ou moins de distance. D'un grand peuple il s'en forma plusieurs petits. Ces petits s'étendirent ; les distances qui les séparaient diminuèrent peu-à-peu, s'évanouirent ; et les membres épars d'une même famille se rejoignirent, mais après des siècles si reculés, que chacun d'eux se trouva tout-à-coup voisin d'un peuple qu'il ne connaissait pas, et dont il ignorait la langue, les idiomes s'étant altérés parmi eux, comme nous voyons qu'il est arrivé parmi nous. Nous avons appris à parler de nos pères, nos pères avaient appris des leurs, et ainsi de suite en remontant ; cependant s'ils ressuscitaient, ils n'entendraient plus notre langue, ni nous la leur. Ces colonies trouvèrent entr'elles tant de diversité, qu'il ne leur vint pas en pensée qu'elles partaient toutes d'une même tige. Ce voisinage étranger produisit les guerres ; les arts existaient déjà. Les disputes sur l'ancienneté d'origine commencèrent. Il y en eut d'assez fous pour se prétendre aborigènes de la terre même qu'ils habitaient. Mais les guerres qui semblent si fort diviser les hommes, firent alors par un effet contraire, qu'ils se mêlèrent, que les langues achevèrent de se défigurer, que les idiomes se multiplièrent encore, et que les grands empires se formèrent.

Voilà ce que le bon sens, l'expérience, et l'Ecriture font penser ; ce que l'antiquité prodigieuse des Chaldéens, des Egyptiens, et des Chinois, autorise ; ce que la fable même, qui n'est que la vérité cachée sous un voîle que le temps épaissit et que l'étude déchire, semble favoriser ; mais tout cela n'est pas l'ouvrage de trois siècles que le texte hébreu compte depuis le déluge jusqu'à Abraham. Que dirons-nous donc à ceux qui nous objecteront ce texte, les guerres, le nombre des peuples, les arts, les religions, les langues, etc. répondrons-nous avec quelques-uns, que les femmes ne manquaient jamais d'accoucher régulièrement tous les neuf mois d'un garçon et d'une fille à-la-fais ? ou tâcherons-nous plutôt d'affoiblir, sinon d'anéantir cette difficulté, en soutenant les Septante et le texte samaritain contre le texte hébreu, et en accordant cent ans de plus aux patriarches ? Mais quand les raisons qui précèdent ne nous engageraient pas dans ce parti, nous y serions bien-tôt jetés par les dynasties d'Egypte, les rois de la Chine, et d'autres chronologies qu'on ne saurait traiter de fabuleuses, que par petitesse d'esprit ou défaut de lecture, et qui remontent dans le temps bien au-de-là de l'époque du déluge, selon le calcul du texte hébreu. Eh, laissons au moins mourir les pères avant que de faire régner les enfants ; et donnons aux enfants le temps d'oublier leur origine et leur religion, et de se méconnaître, avant que de les armer les uns contre les autres.

Secondement, il me semble qu'il faudrait placer la naissance de Tharé, père d'Abraham, à la cent vingt-neuvième année de l'âge de Nacor, grand-pere d'Abraham, quoique le texte samaritain la fasse remonter à la soixante-dix-neuvième, et que le texte des Septante la mette à la cent soixante-dix-neuvième, le texte hébreu à la vingt-neuvième, et Josephe à la cent vingtième. Cette grande diversité permet de présumer qu'il y a faute par-tout ; et rien n'empêche de soupçonner que le samaritain a oublié le centenaire, et de corriger cette faute de copiste par les Septante et par Josephe, qui ne l'ont pas omis. Quant aux chiffres qui suivent le centenaire, il se peut faire que l'hébreu soit plus exact ; Josephe en approche davantage, et les neuf ans peuvent avoir été omis dans Josephe. On croira, si l'on veut encore, que le samaritain et les Septante doivent l'emporter, puisqu'ils se trouvent conformes dans le petit nombre. Dans ce cas, tout sera fautif dans cet endroit, excepté les Septante, et Tharé sera né à la cent soixante-dix-neuvième année de l'âge de Nacor son père.

Traisiemement, il parait que Caïnan mis par les Septante pour troisième patriarche en comptant depuis Sem, ou pour quatrième depuis Noé, doit être rayé de ce rang : c'est le consentement de l'hébreu, du samaritain, et de Josephe ; et il est omis au premier chapitre du premier livre des Paralipomenes dans les Septante même, où la suite des patriarches designés dans la Genèse est repétée. Origène ne l'avait pas admis dans ses hexaples ; ce qui semble prouver qu'il ne se trouvait pas dans les meilleurs exemplaires des Septante : Origène dit, dans l'homélie vingtième sur S. Jean, qu'Abraham a été le vingtième depuis Adam, et le dixième depuis Noé ; on lit la même chose dans les antiquités de Josephe. Ni l'un ni l'autre n'ont donné place à ce Caïnan parmi les patriarches qui ont suivi le déluge. S'il s'y rencontrait dans quelques exemplaires, ce serait une contradiction à laquelle il ne faudrait avoir aucun égard. Théophîle d'Antioche, Jule Africain, Eusebe, l'ont traité comme Origène et Josephe. On ne manquera pas d'objecter le troisième chapitre de saint Luc ; mais ce témoignage peut être affoibli par le manuscrit de Cambridge où Caïnan ne se trouve point : d'où il s'ensuit qu'il s'était déjà glissé par la faute des copistes dans quelques exemplaires de S. Luc et des Septante. Il y a grande apparence que ce personnage est le même que le Caïnan d'avant le déluge, et que son nom a passé d'une généalogie dans l'autre, où il se trouve précisément au même rang, le quatrième depuis Noé, comme il est le quatrième depuis Adam.

Quatriemement, il est vraisemblable que la somme totale de la vie des patriarches, marquée dans l'hébreu et le samaritain, est celle qu'il faut admettre : ces deux textes ne diffèrent que pour Heber et Tharé. L'hébreu fait vivre Heber quatre cent soixante-quatre ans, et le samaritain lui ôte soixante ans : mais cette différence n'a rien d'important ; parce qu'il ne s'agit pas de la durée de leur vie, mais du temps de leur naissance. Cependant pour dire ce que je pense sur la vie d'Heber, le samaritain me parait plus correct que l'hébreu, soit parce qu'il s'accorde avec les Septante, soit parce que la vie de ces patriarches Ve toujours en diminuant à mesure qu'ils s'éloignent du déluge ; au lieu que si on accorde à Heber quatre cent soixante-quatre ans, cet ordre de diminution sera interrompu : Heber aura plus vécu que son père et plus que son ayeul. On trouvera cette conjecture assez faible ; mais il faut bien s'en contenter au défaut d'une plus grande preuve. Quant à la différence qu'il y a entre l'hébreu et le samaritain sur le temps que Tharé a vécu, comme elle fait une difficulté plus essentielle, et qu'elle touche à la naissance d'Abraham, nous l'examinerons plus au long.

Au reste il résulte de ce qui précède, que des trois textes le samaritain est le plus correct, relativement à l'endroit de la chronologie que nous venons d'examiner ; il ne se trouve fautif que sur le temps où Nacor engendra Tharé : là le centenaire a été omis.

Il ne nous reste plus qu'à examiner le temps de la naissance d'Abraham, et celui de la mort de Tharé. Quoique Josephe et tous les textes s'accordent à mettre la naissance d'Abraham à la soixante-dixième année de l'âge de Tharé, cela n'a pas empêché plusieurs chronologistes de la reculer jusqu'à la cent trentième : et voici leurs raisons.

Selon la Genèse, disent-ils, Abraham est sorti de Haran à l'âge de soixante-quinze ans ; et selon saint Etienne, chap. VIIe des actes des apôtres, il n'en est sorti qu'après la mort de son père. Mais Tharé ayant vécu deux cent cinq ans, comme nous l'apprennent l'hébreu et les Septante, il faut qu'Abraham ne soit venu au monde que l'an cent trente de Tharé ; car si l'on ôte 75 de 205, reste 130.

Quand on leur objecte qu'il est dit dans la Genèse qu'Abraham naquit à la soixante et dixième année de Tharé, ils répondent que la Genèse ne parle point d'Abraham seul, mais qu'elle nous apprend en général qu'il avait à cet âge Abraham, Nacor, et Haran ; ou qu'après avoir vécu soixante-dix années, il eut en différents temps ces trois enfants ; et qu'en les nommant tous les trois ensemble, il est évident que l'auteur de la Genèse n'a pas eu dessein de déterminer le temps précis de la naissance de chacun. Si Abraham est nommé le premier, ajoutent-ils, c'est par honneur, et non par droit d'ainesse.

Ces considérations ont suffi à Marsham, au père Pezron, et à d'autres, pour fixer la naissance d'Abraham à l'an 170 de l'âge de son père Tharé. Mais le P. Petau, Calvisius, et d'autres, n'en ont point été ébranlés, et ont persisté à faire naître Abraham l'an 70 de Tharé : ceux-ci prétendent qu'il est contre toute vraisemblance que Moyse ait négligé de marquer le temps précis de la naissance d'Abraham ; lui qui semble n'avoir fait toute la chronologie des anciens patriarches que pour en venir au père des croyans, et qui suit d'ailleurs avec la dernière exactitude les autres années de la vie de ce patriarche : ils disent qu'il est beaucoup plus vraisemblable que dans un discours fait sur le champ, S. Etienne ait un peu confondu l'ordre des temps ; que le peu d'exactitude de ce discours parait encore, lorsqu'il assure que Dieu apparut à Abraham en Mésopotamie, avant que le patriarche habitât à Charran, quoique Charran soit en Mésopotamie ; en un mot, qu'il importait peu au premier martyr et à la preuve qu'il prétendait tirer du passage pour la venue du Messie, d'être exact sur des circonstances de géographie et de chronologie : au lieu que ces négligences auraient été impardonnables à Moyse qui faisait une histoire.

On répond à ces raisons, que les circonstances de temps et de lieu ne faisant rien à la preuve de saint Etienne, il pouvait se dispenser de les rapporter ; d'autant plus que si la fidélité dans ces minuties marque un homme instruit, l'erreur en un point rend suspect sur les autres, et donne à l'orateur l'air d'un homme peu sur de ce qu'il avance.

On replique que S. Etienne ayant lu dans la Genèse la mort de Tharé, au chapitre qui précède celui de la sortie d'Abraham, ou ayant peut-être suivi quelques traditions juives de son temps, il s'est trompé, sans que son erreur nuisit, soit à son raisonnement, soit à l'autorité des actes des apôtres qui rapportent, sans approuver, ce que le saint martyr a dit. Cette réponse sauve l'autorité des actes, mais elle parait ébranler l'autorité de saint Etienne. C'est ce que le père Petau a bien senti : aussi s'y prend-il autrement dans son rationarium temporum. Il suppose un retour d'Abraham dans la ville de Charran, quelque temps après sa première sortie : il la quitta, dit cet auteur, à l'âge de soixante-quinze ans par l'ordre de Dieu, pour aller en Canaan ; mais il conserva toujours des relations avec sa famille ; puisqu'il est dit au chap. xxij. de la Genèse, qu'on lui fit savoir le nombre des enfants de son frère Nacor. Long-temps après il revint dans sa famille à Charran, recueillit les biens qu'il y avait laissés, et se retira pour toujours. La première fois il n'emporta qu'une partie de ses biens ; et c'est de cette sortie qu'il est dit dans la Genèse, et egressus est. Il ne laissa rien de ce qui lui appartenait à la seconde fois ; et c'est de cette seconde sortie que saint Etienne a dit transtulit, ou qui est encore plus énergique, et qui n'arriva qu'après la mort de Tharé, à qui Abraham eut sans-doute la consolation de demander la bénédiction et de fermer les yeux.

Il faut avouer que pour peu qu'il y eut de vérité ou de ressemblance au retour dans Charran et à la seconde sortie d'Abraham, il ne faudrait pas chercher d'autre dénouement à lai difficulté proposée. Mais avec tout le respect qu'on doit au père Petau, rien n'a moins de fondement et n'est plus mal inventé que la double sortie : il n'y en a pas le moindre vestige dans la Genèse. Moyse qui suit pas-à-pas Abraham, n'en dit pas un mot. D'ailleurs Abraham n'aurait pu retourner en Mésopotamie que soixante ans ou environ après sa première sortie, ou à l'âge de 135 ans, sur la fin des jours de Tharé qui en a survécu soixante à la première sortie, en lui accordant, avec le père Petau, 205 ans de vie ; ou dans la trente-cinquième année d'Isaac. Mais quelle apparence qu'Abraham à cet âge soit revenu dans son pays ! S'il y est revenu, pourquoi ne pas choisir lui-même une femme à son fils, au lieu de s'en rapporter peu de temps après sur ce choix aux soins d'un serviteur ? Ajoutez que ce serviteur apprend à la famille de Bathuel ce qu'Abraham ne lui eut pas laissé ignorer, s'il était retourné en Mésopotamie, qu'il avait eu un fils dans sa vieillesse, et que ce fils avait trente-cinq ans. Quoi, pour soutenir ce voyage, le reculera-t-on jusqu'après le mariage d'Isaac, la mort de Sara, et le mariage d'Abraham avec une Cananéenne, en un mot jusqu'à sa dernière vieillesse, et cela sous prétexte de recueillir un reste de succession ? Mais Moyse, parlant de la sortie que le père Petau regarde comme la première, ne dit-il pas que ce patriarche emmena avec lui sa femme Sara, son neveu Loth, et tous leurs biens ; universamque substantiam quam posséderant et animas quas fecerant, in Haran. Il faut donc laisser là les imaginations du père Petau, et concilier par d'autres voies Moyse avec saint Etienne.

Avant que de proposer là-dessus quelques idées, j'observerai que dans l'endroit des actes où S. Etienne semble mettre Charran hors de la Mésopotamie, il pourrait bien y avoir une transposition de la conjonction &, qui remise à sa place, ferait disparaitre la faute de géographie qu'on lui reproche. On lit dans les actes, Deus gloriae apparuit patri nostro Abrahae, cum esset in Mesopotamia, priusquam moraretur in Charran, et dixit ad illum, exi, etc. mettez l'&, qui est avant dixit, un peu plus haut, avant priusquam, et le sens du discours ne sera plus qu'Abraham fut en Mésopotamie avant que de demeurer à Charran, mais que Dieu lui dit avant qu'il demeurât dans cette ville, de sortir de son pays.

On peut encore répondre à cette difficulté de géographie, sans corriger le texte ni supposer aucune faute, en disant que S. Etienne n'a pas mis Charran hors de la Mésopotamie, mais qu'il a cru qu'Abraham avait habité un autre endroit de la Mésopotamie avant que de venir à Charran ; que Dieu lui apparut dans l'un et l'autre lieu ; que par cette raison il ne dit pas dans le verset suivant qu'Abraham sortit de Mésopotamie pour venir à Charran, mais de la terre des Chaldéens ; et qu'ainsi il semble placer la Chaldée dans la Mésopotamie, et donner ce nom non-seulement au pays qui est entre l'Euphrate et le Tigre, mais aux environs de ce dernier fleuve.

Ou même l'on peut prétendre que Ur d'où sortit Tharé, était une ville de Mésopotamie, mais dépendante de la domination des Chaldéens ; et que c'est pour cela qu'on l'appelle Ur Chaldaeorum, Ur des Chaldéens. Ce sentiment est peut-être le plus conforme à la vérité : car Moyse dit, chap. IVe de la Genèse, du serviteur qu'Abraham envoyait en son pays chercher une femme à Isaac, qu'il alla en Mésopotamie, à la ville de Nacor. Cette ville était sans-doute celle que Tharé avait quittée, et où il avait laissé Nacor, n'emmenant avec lui qu'Abraham et Loth. Il est vrai que quelques-uns ont dit que cette ville de Nacor était Charran ; mais si Tharé l'y avait emmené avec lui, Moyse l'aurait dit, comme il l'a dit de Loth et de Sara. Mais revenons à nos conjectures sur la naissance et la sortie d'Abraham.

1°. Abraham n'est point revenu dans son pays après l'avoir quitté, et il n'est sorti de Haran qu'après la mort de son père Tharé. Saint Etienne le dit expressément dans les actes des apôtres, et la Genèse l'insinue : elle dit de la sortie de Chaldée, que Tharé emmena avec lui Abraham, Loth, et Sara, pour aller habiter en Chanaan ; qu'ils vinrent jusqu'à Haran où ils s'arrêtèrent, et que Tharé y mourut. Ce qui prouve que le dessein de Tharé était d'arriver en Chanaan, mais qu'il fut prévenu par la mort dans Haran. Immédiatement après, Moyse raconte la sortie d'Abraham de la ville de Haran avec Loth, son neveu, et tous leurs biens. Abraham n'abandonna point dans une ville étrangère son père, dont le dessein était de passer en Chanaan. S'il emmena Loth avec lui, c'est que Loth avait suivi Tharé jusque dans Haran, et qu'en qualité d'oncle, il en devait prendre soin après la mort du grand-pere.

2°. L'autorité de S. Etienne ne détermine pas l'année de la naissance d'Abraham ; mais elle oblige seulement à la placer de manière que Tharé soit mort avant qu'Abraham ait 75 ans : mais comme Tharé pouvait être mort longtemps avant que son fils eut atteint cet âge, le discours de S. Etienne ne jette aucune lumière sur la chronologie.

3°. Moyse a exactement marqué le temps de la naissance d'Abraham. C'était son but, et la fin de sa chronologie. Abraham est le héros de son histoire : c'est par lui qu'il commence à distinguer le peuple hébreu de tous les autres peuples de la terre ; et il a apporté la dernière exactitude à marquer les circonstances de la vie, et à compter les années de ce patriarche.

4°. On pourrait conjecturer que Tharé n'a engendré qu'à 170 ans, et qu'on a omis dans le calcul de son âge, le centenaire qui se trouve dans celui de tous ses ancêtres : mais cette conjecture manquerait de vraisemblance ; car il est dit de Sara, avant même qu'elle sortit de Chaldée, qu'elle était stérîle : néanmoins dans ce système elle n'aurait été âgée que de 25 ans, et Abraham de 35 au plus ; et d'Abraham qu'il regardait comme une chose impossible d'engendrer à cent ans, ce qu'il n'aurait jamais pensé, si lui-même n'était venu au monde qu'à la cent soixante-dixième année de son père : d'ailleurs tous les textes de l'Ecriture et Josephe s'accordant à ne point mettre ce centenaire, ce serait supposer des oublis et multiplier des fautes sans raison, que de l'exiger.

5°. Il parait qu'Abraham est né l'an 70 de Tharé, comme le dit Josephe, et comme il est écrit dans toutes les versions : mais puisqu'on ne recule point la naissance de ce patriarche, il est évident que le seul moyen qui reste d'accorder Moyse avec S. Etienne, c'est de diminuer la vie de Tharé.

Le temps que Tharé a vécu est marqué diversement dans les trois textes : donc il y a faute dans quelques-uns ou dans tous. Les Septante et l'hébreu s'accordent à donner à ce patriarche 205 ans, et le samaritain ne lui en donne que 145 : mais ce dernier texte me parait ici plus correct que les deux autres. Le dénouement de la difficulté qu'il s'agit de résoudre en est, ce me semble, une assez bonne preuve : 70 ans qu'avait Tharé lorsqu'il engendra Abraham, et 75 qu'Abraham a vécu avant que de sortir de Haran, font les 145 ans du texte samaritain ; ainsi Abraham sera sorti de cette ville après la mort de son père, comme le dit S. Etienne ; et il sera né à 70 ans de Tharé, comme on le lit dans Moyse.

Quelques critiques soupçonnent le texte Samaritain de corruption, et ils fondent ce soupçon sur la facilité avec laquelle il accorde ces événements : mais il me semble qu'ils en devraient plutôt conclure son intégrité. Le caractère de la vérité dans l'histoire, c'est de n'y faire aucun embarras ; et de deux leçons d'un même auteur, dont l'une est nette et l'autre embarrassée, il faut toujours préférer la première, à-moins que la clarté ne vienne évidemment d'un passage altéré ou fait après coup : or c'est ce dont on n'a ici aucune preuve. La leçon du samaritain est plus ancienne qu'Eusebe qui l'a insérée dans ses canons chronologiques. Avant les canons d'Eusebe, qui l'aurait changée ? Les Chrétiens ? ils ne se servaient que des Septante ou de l'hébreu commun. Les Samaritains ? quel intérêt avaient-ils à donner à Tharé plutôt 145 ans de vie que 205 ? ils pouvaient s'en tenir à leurs écritures, et penser comme les Juifs pensent encore, qu'Abraham avait laissé son père vivant dans Haran ; d'autant plus que Dieu lui dit dans la Genèse, egredere de domo patris tui, sortez de la maison de votre père.

Il s'ensuit de-là que la faute n'est point dans le samaritain, mais dans les Septante et dans l'hébreu ; 1°. parce que la solution des difficultés, la justesse et l'accord des temps, prouvent d'un côté la pureté d'une leçon, et que les contradictions et les difficultés font soupçonner de l'autre l'altération d'un exemplaire ; 2°. parce que les Septante étant fautifs dans le calcul du temps que les patriarches ont vécu après avoir engendré, comme on ne peut s'empêcher de le penser sur l'accord de l'hébreu et du samaritain qui conviennent en tout, excepté dans la vie de Tharé, il est à croire que la faute sur cette vie s'est glissée ou des Septante dans l'hébreu d'à-présent, ou d'un ancien exemplaire hébreu, sur lequel les Septante ont traduit, dans un autre exemplaire sur lequel l'hébreu d'aujourd'hui a été copié ; 3°. parce que l'on remarque dans tous les textes que la vie des patriarches diminue successivement : ainsi le père de Tharé n'ayant vécu que 148 ans, il est vraisemblable que Tharé n'en a pas vécu 205 ; d'ailleurs les Septante même autorisent cette diminution, et prouvent que Nacor père de Tharé, a vécu plus longtemps que son fils, car s'ils donnent à celui-ci 205 ans de vie, ils en accordent à celui-là 304 ; 4°. parce que Dieu promettant à Abraham une longue vie et une belle vieillesse, ibis, lui dit-il, ad patres tuos in senectute bona, cette promesse doit s'entendre du moins jusqu'à la vie de son père. Abraham était plus chéri de Dieu que Tharé, et la longue vie était alors un effet de la prédilection divine : cependant ce fils chéri de Dieu n'aurait pas vécu les jours de son père, si celui-ci avait vécu 205 ans ; car Abraham n'en a vécu que 175, ainsi qu'il est marqué dans la Genèse.

Il est donc plus vraisemblable que Dieu a prolongé la vie d'Abraham de trente ans au-delà de celle de Tharé ; que Tharé n'a vécu que 145 ans ; que le texte samaritain est correct ; que Moyse a été exact dans son histoire et sa chronologie ; et que S. Etienne, loin de s'être trompé, a parlé selon la vérité qu'il avait puisée dans quelque exemplaire hébreu de son temps, plus correct que les exemplaires d'aujourd'hui.

Finissons ces discussions par une réflexion que nous devons à l'intérêt de la vérité et à l'honneur des fameux chronologistes : c'est que la plupart de ceux qui leur reprochent les vérités de leurs résultats, ne paraissent pas avoir senti l'impossibilité morale de la précision qu'ils en exigent : s'ils avaient considéré mûrement la multitude prodigieuse de faits à combiner ; la variété de génie des peuples chez lesquels les faits se sont passés ; le peu d'exactitude des dates inévitables dans les temps où les événements ne se transmettaient que par tradition ; la manie de l'ancienneté dont presque toutes les nations ont été infectées ; les mensonges des historiens, leurs erreurs involontaires ; la ressemblance des noms qui a souvent diminué le nombre des personnages ; leur différence qui les a multipliées plus souvent encore ; les fables présentées comme des vérités ; les vérités métamorphosées en fables ; la diversité des langues ; celle des mesures du temps, et une infinité d'autres circonstances qui concourent toutes à former des ténèbres : s'ils avaient, dis-je, considéré mûrement ces choses, ils seraient surpris, non qu'il se soit trouvé des différences entre les systèmes chronologiques qu'on a inventés, mais qu'on en ait jamais pu inventer aucun.