Il s'ensuit de-là que l'amour des livres, quand il n'est pas guidé par la Philosophie et par un esprit éclairé, est une des passions les plus ridicules. Ce serait à-peu-près la folie d'un homme qui entasserait cinq ou six diamants sous un monceau de cailloux.

L'amour des livres n'est estimable que dans deux cas ; 1°. lorsqu'on sait les estimer ce qu'ils valent, qu'on les lit en philosophe, pour profiter de ce qu'il peut y avoir de bon, et rire de ce qu'ils contiennent de mauvais ; 2°. lorsqu'on les possède pour les autres autant que pour soi, et qu'on leur en fait part avec plaisir et sans réserve. On peut sur ces deux points proposer M. Falconet pour modèle à tous ceux qui possèdent des bibliothèques, ou qui en posséderont à l'avenir.

J'ai oui dire à un des plus beaux esprits de ce siècle ; qu'il était parvenu à se faire, par un moyen assez singulier, une bibliothèque très-choisie, assez nombreuse, et qui pourtant n'occupe pas beaucoup de place. S'il achète, par exemple, un ouvrage en douze volumes, où il n'y ait que six pages qui méritent d'être lues, il sépare ces six pages du reste, et jette l'ouvrage au feu. Cette manière de former une bibliothèque m'accommoderait assez.

La passion d'avoir des livres est quelquefois poussée jusqu'à une avarice très-sordide. J'ai connu un fou qui avait conçu une extrême passion pour tous les livres d'Astronomie, quoiqu'il ne sut pas un mot de cette science ; il les achetait à un prix exorbitant, et les renfermait proprement dans une cassette sans les regarder. Il ne les eut pas prêté ni même laissé voir à M. Haller ou à M. Monnier, s'ils en eussent eu besoin. Un autre faisait relier les siens très-proprement ; et de peur de les gâter, il les empruntait à d'autres quand il en avait besoin, quoiqu'il les eut dans sa bibliothèque. Il avait mis sur la porte de sa bibliothèque, ite ad vendentes : aussi ne prêtait-il de livres à personne.

En général, la bibliomanie, à quelques exceptions près, est comme la passion des tableaux, des curiosités, des maisons ; ceux qui les possèdent n'en jouissent guère. Ainsi un philosophe en entrant dans une bibliothèque, pourrait dire de presque tous les livres qu'il y voit, ce qu'un philosophe disait autrefois en entrant dans une maison fort ornée, quam multis non indigeo, que de choses dont je n'ai que faire ! (O)