Il y a une autre espèce de contre-sens dont on a moins parlé, et qui est pourtant plus blâmable encore, parce qu'il est, pour ainsi dire, plus incurable ; c'est celui qu'on fait en s'écartant du génie et du caractère de son auteur. La traduction ressemble alors à un portrait qui rendrait grossièrement les traits sans rendre la physionomie, ou en la rendant autre qu'elle n'est, ce qui est encore pis. Par exemple, une traduction de Tacite, dont le style ne serait point vif et serré, quoique bien écrite d'ailleurs, serait en quelque manière un contre-sens perpétuel, et ainsi des autres. Que de traductions sont dans le cas dont nous parlons, surtout la plupart de nos traductions de poètes !

La Musique, et surtout la Musique vocale, n'étant et ne devant être qu'une traduction des paroles qu'on met en chant, il est visible qu'on peut aussi, et qu'on doit même souvent y tomber dans des contre-sens : contre-sens dans l'expression, lorsque la Musique est triste au lieu d'être gaie, gaie au lieu d'être triste ; légère au lieu d'être grave, grave au lieu d'être légère, etc. contre-sens dans la prosodie, lorsqu'on est bref sur les syllabes longues, long sur des syllabes breves ; qu'on n'observe point l'accent de la langue, etc. contre-sens dans la déclamation, lorsqu'on y exprime par la même modulation des sentiments différents ou opposés, lorsqu'on y peint les mots plus que le sentiment, lorsqu'on s'y appesantit sur des détails sur lesquels on doit glisser, lorsque les répétitions sont entassées sans nécessité : contre-sens dans la ponctuation, lorsque la phrase de Musique se termine par une cadence parfaite dans les endroits où le sens littéral est suspendu.

Il y a un contre-sens frappant de cette dernière espèce, entre beaucoup d'autres, dans un endroit de l'opéra d'Omphale ; le musicien a noté les paroles suivantes, comme si elles étaient ainsi ponctuées :

Que nos jours sont dignes d'envie !

Quand l'amour répond à nos vœux,

L'amour même le moins heureux

Nous attache encore à la vie.

Où l'on voit que le premier vers est entièrement séparé du second, auquel il doit être nécessairement joint ; la cadence parfaite ne doit tomber que sur le second vers. Le musicien a fait une phrase du premier vers, et une des trois autres, ce qui forme un galimathias ridicule.

Les Italiens, si on en croit toute l'Europe, ayant poussé en Musique l'expression fort loin, il n'est pas extraordinaire qu'ils tombent quelquefois dans des contre-sens, parce qu'ils outrent l'expression en voulant trop la rendre. D'ailleurs, comme ils ont beaucoup de compositeurs et de musique, il est nécessaire qu'ils en aient beaucoup de mauvaise. A l'égard de notre Musique Française, quoique les étrangers l'accusent de manquer souvent d'expression, elle n'en est pas moins sujette aux contre-sens, c'est ce que nous pourrions prouver par les Operas de Lully même, auquel nous rendons d'ailleurs la justice qui lui est dû.. Nous parlons ici des contre-sens pris dans la rigueur du mot ; mais le manque d'expression est peut-être le plus énorme de tous, et cela est vrai en général dans tous les beaux arts. Les fautes grossières de Paul Veronese contre le costume, font moins de tort à ses tableaux que n'aurait fait une expression froide et languissante. (O)