On trouve néanmoins dans les écrits des anciens, une suite de témoignages qui démontrent, que la nécessité de cette distinction raisonnée s'était fait sentir de bonne heure ; qu'on avait institué des caractères pour cette fin, et que la tradition s'en conservait d'âge en âge ; ce qui apparemment aurait porté l'art de ponctuer à sa perfection, si l'Imprimerie, qui est si propre à éterniser les inventions de l'esprit humain, eut existé dès ces premiers temps.

Dans le VIIe siècle de l'ère chrétienne, Isidore de Séville parle ainsi des caractères de la ponctuation connue de son temps : quaedam sententiarum notae apud celeberrimos auctores fuerunt, quasque antiqui ad distinctionem scripturarum carminibus et historiis apposuerunt. Nota est figura propria in litterae modum posita, ad demonstrandam unamquamque verbi, sententiarumque, ac versuum rationem. Orig. I. 20.

Vers la fin du iv. siècle, et au commencement du Ve S. Jérome traduisit en latin l'Ecriture sainte qu'il trouva sans aucune distinction dans le texte original ; c'est sa version que l'Eglise a adoptée sous le nom de vulgate, excepté les pseaumes, qui sont presque entièrement de l'ancienne version. Or le saint docteur remarque dans plusieurs de ses préfaces, que l'on trouve à la tête des bibles vulgates (in Josue, in lib. paralip. in Ezéchiel), qu'il a distingué dans sa version les mots, les membres des phrases, et les versets.

Ciceron connaissait aussi ces notes distinctives, et l'usage qu'il convenait d'en faire. On peut voir (article ACCENT) un passage de cet orateur (Orat. lib. III. n. xliv.), où il est fait mention des Librariorum notis, comme de signes destinés à marquer des repos et des mesures.

Aristote, qui vivait il y a plus de 2000 ans, se plaint (Rhet. III. 5.) de ce qu'on ne pouvait pas ponctuer les écrits d'Héraclite, sans risquer de lui donner quelque contre-sens. Nam scripta Heracliti interpungère operosum est, quia incertum utri vox conjungenda, an priori, an verò posteriori, ut in principio ipsius libri ; ait enim : Rationis existentis semper imperiti homines nascuntur, () ; incertum est enim illud semper () utri interpunctione conjungas. Ce passage prouve que le philosophe de Stagyre, non-seulement sentait la nécessité de faire avec intelligence des pauses convenables dans l'énonciation du discours, et de les marquer dans le discours écrit, mais même qu'il connaissait l'usage des points pour cette distinction : car le mot original , rendu ici par interpungère et interpunctione, a pour racines le verbe , pungo, et la préposition , qui, selon l'auteur des racines grecques de P. R. vient de , divido ; en sorte que , signifie proprement pungère ad dividendum, ou punctis distinguere.

Comment est-il donc arrivé que si longtemps après l'invention des signes distinctifs de la ponctuation, il se soit trouvé des copistes, et peut-être des auteurs, qui écrivaient sans distinction, non-seulement de phrases ou de membres de phrases, mais même de mots ? Par rapport aux livres saints, il est facîle de le concevoir. Antérieurs de beaucoup, pour la plupart, à l'art de ponctuer, ils ont dû être écrits sans aucun signe de distinction. Les Israèlites faisant profession de n'avoir point de commerce avec les autres peuples, ne durent pas être instruits promptement de leurs inventions ; et les livres inspirés, même dans les derniers temps, durent être écrits comme les premiers, tant pour cette cause, que par respect pour la forme primitive. Ce même respect, porté par les Juifs jusqu'au scrupule et à la minutie, ne leur a pas permis depuis d'introduire dans le texte sacré le moindre caractère étranger. Ce ne fut que longtemps après leur dernière dispersion dans toutes les parties de la terre, et lorsque la langue sainte devenue une langue morte eut besoin de secours extraordinaires pour être entendue et conservée, que les docteurs juifs de l'école de Tibériade, aujourd'hui connus sous le nom de Massoretes, imaginèrent les points voyelles (voyez POINT), et les signes de la ponctuation que les Hébraïsans nomment accentus pausantes et distinguentes : mais les témoignages que je viens de rapporter d'une tradition plus ancienne qu'eux sur la ponctuation, prouvent qu'ils n'en inventèrent point l'art ; ils ne firent que le perfectionner, ou plutôt que l'adapter aux livres sacrés, pour en faciliter l'intelligence.

Pour ce qui est des autres nations, sans avoir le même attachement et le même respect que les Juifs pour les anciens usages, elles purent aisément préférer l'habitude ancienne aux nouveautés que les bons esprits leur présentaient : c'est une suite de la constitution naturelle de l'homme ; le peuple surtout se laisse aller volontiers à l'humeur singeresse dont parle Montagne, et il n'y a que trop de savants qui sont peuples, et qui ne savent qu'imiter ou même copier. D'ailleurs la communication des idées nouvelles, avant l'invention de l'Imprimerie, n'était ni si facile, ni si prompte, ni si universelle, qu'elle l'est aujourd'hui : et si nous sommes étonnés que les anciens aient fait si peu d'attention à l'art de ponctuer, il serait presque scandaleux, que dans un siècle éclairé comme le nôtre, et avec les moyens de communication que nous avons en main, nous négligeassions une partie si importante de la Grammaire.

" Il est très-vrai, dit M. l'Abbé Girard, (tome II. disc. XVIe pag. 435.) que par rapport à la pureté du langage, à la netteté de la phrase, à la beauté de l'expression, à la délicatesse et à la solidité des pensées, la ponctuation n'est que d'un mince mérite... mais... la ponctuation soulage et conduit le lecteur. Elle lui indique les endroits où il convient de se reposer pour prendre sa respiration, et combien de temps il y doit mettre. Elle contribue à l'honneur de l'intelligence, en dirigeant la lecture de manière que le stupide paraisse, comme l'homme d'esprit, comprendre ce qu'il lit. Elle tient en règle l'attention de ceux qui écoutent, et leur fixe les bornes du sens : elle remédie aux obscurités qui viennent du style ".

De même que l'on ne parle que pour être entendu, on n'écrit que pour transmettre ses pensées aux absens d'une manière intelligible. Or il en est à-peu-près de la parole écrite, comme de la parole prononcée : " le repos de la voix dans le discours, dit M. Diderot (article ENCYCLOPEDIE), et les signes de la ponctuation dans l'écriture, se correspondent toujours, indiquent également la liaison ou la disjonction des idées ". Ainsi il y aurait autant d'inconvénient à supprimer ou à mal placer dans l'écriture les signes de la ponctuation, qu'à supprimer ou à mal placer dans la parole les repos de la voix. Les uns comme les autres servent à déterminer le sens ; et il y a telle suite de mots qui n'aurait, sans le secours des pauses ou des caractères qui les indiquent, qu'une signification incertaine et équivoque, et qui pourrait même présenter des sens contradictoires, selon la manière dont on y grouperait les mots.

On rapporte que le général Fairfax, au lieu de signer simplement la sentence de mort du roi d'Angleterre Charles I. songea à se ménager un moyen pour se disculper dans le besoin, de ce qu'il y avait d'odieux dans cette démarche, et qu'il prit un détour, qui, bien apprécié, n'était qu'un crime de plus. Il écrivit sans ponctuation, au bas de la sentence : si omnes consentiunt ego non dissentio ; se réservant d'interprêter son dire, selon l'occurrence, en le ponctuant ainsi : si omnes consentiunt ; ego non ; dissentio, au lieu de le ponctuer conformément au sens naturel qui se présente d'abord, et que surement il voulait faire entendre dans le moment : si omnes consentiunt, ego non dissentio.

" C'est par une omission de points et de virgules bien marquées, dit le P. Buffier, (Grammaire fr. n°. 975.) qu'il s'est trouvé des difficultés insurmontables, soit dans le texte de l'Ecriture-sainte, soit dans l'exposition des dogmes de la Religion, soit dans l'énonciation des lais, des arrêts, et des contrats de la plus grande conséquence pour la vie civile. Cependant, ajoute-t-il, on n'est point encore convenu tout à fait de l'usage des divers signes de la ponctuation. La plupart du temps chaque auteur se fait un système sur cela ; et le système de plusieurs, c'est de n'en point avoir.... Il est vrai qu'il est très-difficile, ou même impossible, de faire sur la ponctuation un système juste et dont tout le monde convienne ; soit à cause de la variété infinie qui se rencontre dans la manière dont les phrases et les mots peuvent être arrangés, soit à cause des idées différentes que chacun se forme à cette occasion ".

Il me semble que le P. Buffier n'a point touché, ou n'a touché que trop légérement la véritable cause de la difficulté qu'il peut y avoir à construire et à faire adopter un système de ponctuation. C'est que les principes en sont nécessairement liés à une métaphysique très-subtile, que tout le monde n'est pas en état de saisir et de bien appliquer ; ou qu'on ne veut pas prendre la peine d'examiner ; ou peut-être tout simplement, qu'on n'a pas encore assez déterminée, soit pour ne s'en être pas suffisamment occupé, soit pour l'avoir imaginée toute autre qu'elle n'est.

Tout le monde sent la justesse qu'il y a à définir la ponctuation, comme je l'ai fait dès le commencement ; l'art d'indiquer dans l'écriture, par les signes reçus, la proportion des pauses que l'on doit faire en parlant.

Les caractères usuels de la ponctuation, sont la virgule, qui marque la moindre de toutes les pauses, une pause presque insensible ; un point et une virgule, qui désigne une pause un peu plus grande ; les deux points qui annoncent un repos encore un peu plus considérable ; et le point qui marque la plus grande de toutes les pauses.

Le choix de ces caractères devant dépendre de la proportion qu'il convient d'établir dans les pauses, l'art de ponctuer se réduit à bien connaître les principes de cette proportion. Or il est évident qu'elle doit se régler sur les besoins de la respiration, combinés néanmoins avec les sens partiels qui constituent les propositions totales. Si l'on n'avait égard qu'aux besoins de la respiration, le discours devrait se partager en parties à-peu-près égales ; et souvent on suspendrait maladroitement un sens, qui pourrait même par-là devenir inintelligible ; d'autres fois on unirait ensemble des sens tout à fait dissemblables et sans liaison, ou la fin de l'expression d'un sens avec le commencement d'un autre. Si au contraire on ne se proposait que la distinction des sens partiels, sans égard aux besoins de la respiration ; chacun placerait les caractères distinctifs, selon qu'il jugerait convenable d'anatomiser plus ou moins les parties du discours : l'un le couperait par masses énormes, qui mettraient hors d'haleine ceux qui voudraient les prononcer de suite : l'autre le réduirait en particules qui feraient de la parole une espèce de bégayement, dans la bouche de ceux qui voudraient marquer toutes les pauses écrites.

Outre qu'il faut combiner les besoins des poumons avec les sens partiels, il est encore indispensable de prendre garde aux différents degrés de subordination qui conviennent à chacun de ces sens partiels dans l'ensemble d'une proposition ou d'une période, et d'en tenir compte dans la ponctuation par une gradation proportionnée dans le choix des signes. Sans cette attention, les parties subalternes du troisième ordre, par exemple, seraient séparées entr'elles par des intervalles égaux à ceux qui distinguent les parties du second ordre et du premier ; et cette égalité des intervalles amenerait dans la prononciation une sorte d'équivoque, puisqu'elle présenterait comme parties également dépendantes d'un même tout, des sens réellement subordonnés les uns aux autres, et distingués par différents degrés d'affinité.

Que faudrait-il donc penser d'un système de ponctuation qui exigerait, entre les parties subalternes d'un membre de période, des intervalles plus considérables qu'entre les membres primitifs de la période ? Tel est celui de M. l'abbé Girard, qui veut (tome II. page 463.) que l'on ponctue ainsi la période suivante :

Si l'on fait attention à la conformation délicate du corps féminin : si l'on connait l'influence des mouvements histériques : et si l'on sait que l'action en est aussi forte qu'irrégulière ; on excusera facilement les faiblesses des femmes.

C'est l'exemple qu'il allegue d'une règle qu'il énonce en ces termes : " Il n'est pas essentiel aux deux points de servir toujours à distinguer des membres principaux de période : il leur arrive quelquefois de se trouver entre les parties subalternes d'un membre principal qui n'est distingué de l'autre que par la virgule ponctuée. Cela a lieu lorsqu'on fait énumération de plusieurs choses indépendantes entr'elles, pour les rendre toutes dépendantes d'une autre qui acheve le sens ". Mais, je le demande, qu'importe à l'ensemble de la période l'indépendance intrinseque des parties que l'on y réunit ? S'il y faut faire attention pour bien ponctuer, et s'il faut ponctuer d'après la règle de l'académicien ; il faut donc écrire ainsi la phrase suivante :

L'officier : le soldat : et le valet se sont enrichis à cette expédition.

Cependant M. Girard lui-même n'y met que des virgules ; et il fait bien, quoiqu'il y ait énumération de plusieurs choses indépendantes entr'elles, rendues toutes dépendantes de l'attribut commun, se sont enrichis à cette expédition, lequel attribut acheve le sens. Ce grammairien a senti si vivement qu'il n'y avait qu'une bonne métaphysique qui put éclaircir les principes des langues, qu'il fait continuellement les frais d'aller la chercher fort loin, quoiqu'elle soit souvent assez simple et assez frappante : il lui arrive alors de laisser la bonne pour des pointilles ou du précieux.

Il s'est encore mépris sur le titre de son seizième discours, qu'il a intitulé de la ponctuation française. Un système de ponctuation construit sur de solides fondements, n'est pas plus propre à la langue française qu'à toute autre langue. C'est une partie de l'objet de la Grammaire générale ; et cette partie essentielle de l'Orthographe ne tient de l'usage national que le nombre, la figure, et la valeur des signes qu'elle emploie.

Mais passons au détail du système qui doit naître naturellement des principes que je viens d'établir. J'en réduis toutes les règles à quatre chefs principaux, relativement aux quatre espèces de caractères usités dans notre ponctuation.

I. De la virgule. La virgule doit être le seul caractère dont on fasse usage par-tout où l'on ne fait qu'une seule division des sens partiels, sans aucune soudivision subalterne. La raison de cette première règle générale est que la division dont il s'agit se faisant pour ménager la faiblesse ou de l'organe ou de l'intelligence, mais toujours un peu aux dépens de l'unité de la pensée totale, qui est réellement indivisible, il ne faut accorder aux besoins de l'humanité que ce qui leur est indispensablement nécessaire, et conserver le plus scrupuleusement qu'il est possible, la vérité et l'unité de la pensée dont la parole doit présenter une image fidèle. C'est donc le cas d'employer la virgule qui est suffisante pour marquer un repos ou une distinction, mais qui, indiquant le moindre de tous les repos, désigne aussi une division qui altère peu l'unité de l'expression et de la pensée. Appliquons cette règle générale aux cas particuliers.

1°. Les parties similaires d'une même proposition composée doivent être séparées par des virgules, pourvu qu'il y en ait plus de deux, et qu'aucune de ces parties ne soit soudivisée en d'autres parties subalternes.

Exemples pour plusieurs sujets : la richesse, le plaisir, la santé, deviennent des maux pour qui ne sait pas en user. Théor. des sent. ch. xiv.

Le regret du passé, le chagrin du présent, l'inquiétude sur l'avenir, sont les fléaux qui affligent le plus le genre humain. Ib.

Exemple de plusieurs attributs réunis sur un même sujet : un prince d'une naissance incertaine, nourri par une femme prostituée, élevé par des bergers, et depuis devenu chef de brigands, jeta les premiers fondements de la capitale du monde. Vertot, Révol. rom. liv. I.

Exemple de plusieurs verbes rapportés au même sujet : il alla dans cette caverne, trouva les instruments, abattit les peupliers, et mit en un seul jour un vaisseau en état de voguer. Télémaque, liv. VII.

Exemple de plusieurs compléments d'un même verbe : ainsi que d'autres encore plus anciens qui enseignèrent à se nourrir de blé, à se vêtir, à se faire des habitations, à se procurer les besoins de la vie, à se précautionner contre les bêtes féroces. Trad. par M. l'abbé d'Olivet, de cette phrase de Ciceron, qui peut aussi entrer en exemple : etiam superiores qui fruges, qui vestitum, qui tecta, qui cultum vitae, qui praesidia contrà feras invenerunt. Tuscul. I. 25.

M. l'abbé Girard (tom. II. pag. 456.) se conforme à la règle que l'on vient de proposer, et ponctue avec la virgule la phrase suivante.

Je connais quelqu'un qui loue sans estimer, qui décide sans connaître, qui contredit sans avoir d'opinion, qui parle sans penser, et qui s'occupe sans rien faire.

Quatre lignes plus bas, il ponctue avec les deux points une autre phrase tout à fait semblable à celle-là, et qui par conséquent n'exigeait pareillement que la virgule.

C'est un mortel qui se moque du qu'en dira-t-on : qui n'est occupé que du plaisir : qui critique hardiment tout ce qui lui déplait : dont l'esprit est fécond en systèmes, et le cœur peu susceptible d'attachement : que tout le monde recherche et veut avoir à sa compagnie.

Dire pour justifier cette disparate, que les parties similaires du premier exemple sont en rapport d'union, et celles du second en rapport de partie intégrante, c'est fonder une différence trop réelle sur une distinction purement nominale, parce que le rapport de partie intégrante est un vrai rapport d'union, puisque les parties intégrantes ont entr'elles une union nécessaire pour l'intégrité du tout : d'ailleurs quelque réelle que put être cette distinction, elle ne pourrait jamais être mise à la portée du grand nombre, même du grand nombre des gens de lettres ; et ce serait un abus que d'en faire un principe dans l'art de ponctuer, qui doit être accessible à tous. Il ne faut donc que la virgule au lieu des deux points dont s'est servi l'académicien, et la seule virgule qu'il a employée, il faut la supprimer en vertu de la règle suivante.

2°. Lorsqu'il n'y a que deux parties similaires, si elles ne sont que rapprochées sans conjonction, le besoin d'indiquer la diversité de ces parties, exige entre-deux une virgule dans l'orthographe et une pause dans la prononciation. Exemple : des anciennes mœurs, un certain usage de la pauvreté, rendaient à Rome les fortunes à-peu-près égales. Montesquieu, grandeur et décad. des Rom. ch. iv.

Si les deux parties similaires sont liées par une conjonction, et que les deux ensemble n'excédent pas la portée commune de la respiration, la conjonction suffit pour marquer la diversité des parties, et la virgule romprait mal-à-propos l'unité du tout qu'elles constituent, puisque l'organe n'exige point de repos. Exemples : l'imagination et le jugement ne sont pas toujours d'accord. Grammaire de Buffier, n°. 980. Il parle de ce qu'il ne sait point ou de ce qu'il sait mal. La Bruyère, ch. XIe

Mais si les deux parties similaires réunies par la conjonction, ont une certaine étendue qui empêche qu'on ne puisse aisément les prononcer tout de suite sans respirer ; alors, nonobstant la conjonction qui marque la diversité, il faut faire usage de la virgule pour indiquer la pause : c'est le besoin seul de l'organe qui fait ici la loi. Exemples : il formait ces foudres dont le bruit a retenti par-tout le monde, et ceux qui grondent encore sur le point d'éclater. Pelisson. Elle (l'Eglise) n'a jamais regardé comme purement inspiré de Dieu, que ce que les Apôtres ont écrit, ou ce qu'ils ont confirmé par leur autorité. Bossuet, Disc. sur l'hist. univ. part. II.

M. Restaut (ch. xvj.) veut qu'on écrive sans virgule : l'exercice et la frugalité fortifient le tempérament. Je ne veux plus vous voir ni vous parler. Et il fait bien. " Mais on met la virgule, dit-il, avant ces conjonctions, si les termes qu'elles assemblent sont accompagnés de circonstances ou de phrases incidentes, comme quand on dit : l'exercice que l'on prend à la chasse, et la frugalité que l'on observe dans le repas, fortifient le tempérament. Je ne veux plus vous voir dans l'état où vous êtes, ni vous parler des risques que vous courez ". Cette remarque indique une raison fausse : l'addition d'une circonstance ou d'une phrase incidente ne rompt jamais l'unité de l'expression totale, et conséquemment n'amène jamais le besoin d'en séparer les parties par des pauses : ce n'est que quand les parties s'allongent assez pour fatiguer l'organe de la prononciation, qu'il faut indiquer un repos entre-deux par la virgule ; si l'addition n'est pas assez considérable pour cela, il ne faudra point de virgule, et l'on dira très-bien sans pause : un exercice modéré et une frugalité honnête fortifient le tempérament. Je ne veux plus vous voir ici ni vous parler sans témoins : dans ce cas la règle de M. Restaut est fausse, pour être trop générale.

3° Ce qui vient d'être dit de deux parties similaires d'une proposition composée, doit encore se dire des membres d'une période qui n'en a que deux, lorsque ni l'un ni l'autre n'est subdivisé en parties subalternes, dont la distinction exige la virgule : il faut alors en séparer les deux membres par une simple virgule. Exemples : la certitude de nos connaissances ne suffit pas pour les rendre précieuses, c'est leur importance qui en fait le prix. Théor. des sent. ch. j. On croit quelquefois haïr la flatterie, mais on ne hait que la manière de flatter. La Rochefoucault, pensée 329. éd. de 1741. Si nous n'avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres. Id. pensée 31.

M. l'abbé Girard, au lieu d'employer un point et une virgule dans les périodes suivantes (tom. I. pag. 458), aurait donc dû les ponctuer par une simple virgule, en cette manière : l'homme manque souvent de raison quoiqu'il se définisse un être raisonnable. Si César eut eu la justice de son côté, Caton ne se serait pas déclaré pour Pompée. Non-seulement il lui a refusé sa protection, mais il lui a encore rendu de mauvais services.

4°. Dans le style coupé, où un sens total est énoncé par plusieurs propositions qui se succedent rapidement, et dont chacune a un sens fini, et qui semble complet, la simple virgule suffit encore pour séparer ces propositions, si aucune d'elles n'est divisée en d'autres parties subalternes qui exigent la virgule. Exemple : les voilà comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer ; le feu brille dans leurs yeux, ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils se baissent, ils se relèvent, ils s'élancent, ils sont altérés de sang. Télémaque, liv. XVI. On débute par une proposition générale : les voilà comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer ; et elle est séparée du reste par une ponctuation plus forte ; les autres propositions sont comme différents aspects et divers développements de la première.

Autre exemple : il vient une nouvelle, on en rapporte les circonstances les plus marquées, elle passe dans la bouche de tout le monde, ceux qui en doivent être les mieux instruits la croient et la répandent, j'agis sur cela ; je ne crois pas être blâmable. " Toutes les parties de cette période, dit le P. Buffier (Grammaire fr. n°. 997.), ne sont que des circonstances ou des jours particuliers de cette proposition principale : je ne crois pas être blâmable ". C'est aussi pour cela que je l'ai séparée du reste par une ponctuation plus forte ; ce que n'a pas fait le P. Buffier.

Quoique chacune des propositions dont il s'agit ici soit isolée par rapport à sa constitution grammaticale, elle a cependant avec les autres une affinité logique, qui les rend toutes parties similaires d'un sens unique et principal ; si elles ne sont unies sensiblement par aucune conjonction expresse, c'est pour arrêter moins la marche de l'esprit par l'attirail trainant de mots superflus, et pour donner au style plus de feu et de vivacité. L'exemple du Télémaque offre une peinture bien plus animée, et celui du P. Buffier est une apologie qui a beaucoup plus de chaleur que si l'on avait lié scrupuleusement par des conjonctions expresses les parties de ces deux ensembles. Ce serait donc aller directement contre l'esprit du style coupé, et détruire sans besoin la vérité et l'unité de la pensée totale, que d'en assujettir l'expression à une prononciation appesantie par des intervalles trop grands. Il en faut pour la distinction des sens partiels et pour les repos de l'organe ; mais rendons-les les plus courts qu'il est possible, et contentons-nous de la virgule quand une division subalterne n'exige rien de plus.

C'est pourtant l'usage de la plupart des écrivains, et la règle prescrite par le grand nombre des grammairiens, de séparer ces propositions coupées par un point et une virgule, ou même par deux points. Mais outre que je suis persuadé, comme je l'ai déjà dit, que l'autorité dans cette matière ne doit être considérée qu'autant qu'elle vient à l'appui des principes raisonnés ; si l'on examine ceux qui ont dirigé les grammairiens dont il s'agit, il sera facîle de reconnaître qu'ils sont erronés.

" On le met, dit M. Restaut parlant du point (ch. xvj.), à la fin d'une phrase ou d'une période dont le sens est absolument fini, c'est-à-dire lorsque ce qui la suit en est tout à fait indépendant. Nous observerons, ajoute-t-il un peu après, que dans le style concis et coupé, on met souvent les deux points à la place du point, parce que les phrases étant courtes, elles semblent moins détachées les unes des autres ".

Il est évident que ce grammairien donne en preuve une chose qui est absolument fausse ; car c'est une erreur sensible de faire dépendre le degré d'affinité des phrases de leur plus ou moins d'étendue ; un atôme n'a pas plus de liaison avec un atôme, qu'une montagne avec une montagne : d'ailleurs c'est une méprise réelle de faire consister la plénitude du sens dans la plénitude grammaticale de la proposition, s'il est permis de parler ainsi ; les deux exemples que l'on vient de voir le démontrent assez ; et M. l'abbé Girard Ve le démontrer encore dans un raisonnement dont j'adopte volontiers l'hypothèse, quoique j'en rejette la conséquence, ou que j'en déduise une toute opposée.

Il propose l'exemple que voici dans le style coupé, et il en sépare les propositions partielles par les deux points : l'amour est une passion de pur caprice : il attribue du mérite à l'objet dont on est touché : il ne fait pourtant pas aimer le mérite : jamais il ne se conduit par reconnaissance : tout est chez lui goût ou sensation : rien n'y est lumière ni vertu : " Pour rendre plus sensible, dit-il, ensuite (tom. II. p. 461.) la différence qu'il y a entre la distinction que doivent marquer les deux points et celle à qui la virgule ponctuée est affectée, je vais donner à l'exemple rapporté un autre tour, qui, en mettant une liaison de dépendance entre les portions qui les composent, exigera que la distinction soit alors représentée autrement que par les deux points : l'amour est une passion de pur caprice ; qui attribue du mérite à l'objet aimé ; mais qui ne fait pas aimer le mérite ; à qui la reconnaissance est inconnue ; parce que chez lui tout se porte à la volupté ; et que rien n'y est lumière ni ne tend à la vertu ".

Il est vrai, et c'est l'hypothèse que j'adopte, et qu'on ne peut pas refuser d'admettre ; il est vrai que c'est le même fonds de pensée sous deux formes différentes ; que la liaison des parties n'est que présumée, pour ainsi dire, ou sentie sous la première forme, et qu'elle est expressément énoncée dans la seconde ; mais qu'elle est effectivement la même de part et d'autre. Que suit-il de-là ? L'académicien en conclut qu'il faut une ponctuation plus forte dans le premier cas, parce que la liaison y est moins sensible ; et qu'il faut une ponctuation moins forte dans le second cas, parce que l'affinité des parties y est exprimée positivement. J'ose prétendre au contraire que la ponctuation doit être la même de part et d'autre, parce que de part et d'autre il y a réellement la même liaison, la même affinité, et que les pauses dans la prononciation, comme les signes qui les marquent dans l'écriture, doivent être proportionnées aux degrés réels d'affinité qui se trouvent entre les sens partiels d'une énonciation totale.

Mais il est certain que dans tous les exemples que l'on rapporte du style coupé, il y a, entre les propositions élémentaires qui font un ensemble, une liaison aussi réelle que si elle était marquée par des conjonctions expresses, quand même on ne pourrait pas les réduire à cette forme conjonctive : tous ces sens partiels concourent à la formation d'un sens total et unique, dont il ne faut altérer l'unité que le moins qu'il est possible, et dont par conséquent on ne doit séparer les parties, que par les moindres intervalles possibles dans la prononciation, et par des virgules dans l'écriture.

5°. Si une proposition est simple et sans hyperbate, et que l'étendue n'en excéde pas la portée commune de la respiration ; elle doit s'écrire de suite sans aucun signe de ponctuation. Exemples : L'homme injuste ne voit la mort que comme un fantôme affreux. Théor. des sent. ch. xiv. Il est plus honteux de se défier de ses amis que d'en être trompé. La Rochefoucault, pens. 84. Mea mihi conscientia pluris est quàm omnium sermo. Cic. ad Attic. XIIe 28. Je préfère le témoignage de ma conscience à tous les discours qu'on peut tenir de moi. M. l'abbé d'Olivet, trad. de cette pensée de Ciceron.

Mais si l'étendue d'une proposition excède la portée ordinaire de la respiration, dont la mesure est à-peu-près dans le dernier exemple que je viens de citer ; il faut y marquer des repos par des virgules, placées de manière qu'elles servent à y distinguer quelques-unes des parties constitutives, comme le sujet logique, la totalité d'un complément objectif, d'un complément accessoire ou circonstanciel du verbe, un attribut total, etc.

Exemple où la virgule distingue le sujet logique : La venue des faux christs et des faux prophêtes, semblait être un plus prochain acheminement à la dernière ruine. Bossuet, disc. sur l'hist. univ. part. II.

Exemple où la virgule sépare un complément circonstanciel : Chaque connaissance ne se développe, qu'après qu'un certain nombre de connaissances précédentes se sont développées. Fontenelle, préf. des élém. de la Géom. de l'infini.

Exemple où la virgule sert à distinguer un complément accessoire : L'homme impatient est entrainé par ses désirs indomptés et farouches, dans un abîme de malheurs. Télémaque, liv. XXIV.

Lorsque l'ordre naturel d'une proposition simple est troublée par quelque hyperbate ; la partie transposée doit être terminée par une virgule, si elle commence la proposition ; elle doit être entre deux virgules, si elle est enclavée dans d'autres parties de la proposition.

Exemple de la première espèce : Toutes les vérités produites seulement par le calcul, on les pourrait traiter de vérités d'expérience. Fontenelle, ibid. C'est le complément objectif qui se trouve ici à la tête de la phrase entière.

Exemple de la seconde espèce : La versification des Grecs et des Latins, par un ordre réglé de syllabes brèves et longues, donnait à la mémoire une prise suffisante. Théor. des sent. ch. IIIe Ici c'est un complément modificatif qui se trouve jeté entre le sujet logique et le verbe.

Il n'en est pas de même du complément déterminatif d'un nom ; quoique l'hyperbate en dispose, comme cela arrive fréquemment dans la poésie, on n'y emploie pas la virgule, à moins que le trop d'étendue de la phrase ne l'exige pour le soulagement de la poitrine. Le grand prêtre Joad parle ainsi à Abner. Athalie, act. I. sc. j.

Celui qui met un frein à la fureur des flots,

Sait aussi des méchants arrêter les complots.

Rousseau (Ode sacrée tirée du ps. 90.) emploie une semblable hyperbate :

Le juste est invulnérable ;

De son bonheur immuable,

Les anges sont les garants.

Remarquez encore que je n'indique l'usage de la virgule, que pour les cas où l'ordre naturel de la proposition est troublé par l'hyperbate ; car s'il n'y avait qu'inversion, la virgule n'y serait nécessaire qu'autant qu'elle pourrait l'être dans le cas même où la construction serait directe.

De tant d'objets divers le bizarre assemblage. Racine.

Je ne sentis point devant lui le désordre où nous jette ordinairement la présence des grands hommes. Dialog. de Sylla et d'Eucrate. Il ne faut point de virgule en ces exemples, parce qu'on n'y en mettrait point si l'on disait sans inversion : Le bizarre assemblage de tant d'objets divers ; je ne sentis point devant lui le désordre où la présence des grands hommes nous jette ordinairement.

La raison de ceci est simple. Le renversement d'ordre, amené par l'inversion, ne rompt pas la liaison des idées consécutives, et la ponctuation serait en contradiction avec l'ordre actuel de la phrase, si l'on introduisait des pauses où la liaison des idées est continue.

6°. Il faut mettre entre deux virgules toute proposition incidente purement explicative, et écrire de suite sans virgule toute proposition incidente déterminative. Une proposition incidente explicative est une espèce de remarque interjective, qui n'a pas, avec l'antécédent, une liaison nécessaire, puisqu'on peut la retrancher sans altérer le sens de la proposition principale ; elle ne fait pas avec l'antécédent un tout indivisible, c'est plutôt une répétition du même antécédent sous une forme plus développée. Mais une proposition incidente déterminative est une partie essentielle du tout logique qu'elle constitue avec l'antécédent ; l'antécédent exprime une idée partielle, la proposition incidente déterminative en exprime une autre, et toutes deux constituent une seule idée totale indivisible, de manière que la suppression de la proposition incidente changerait le sens de la principale, quelquefois jusqu'à la rendre fausse. Il y a donc un fondement juste et raisonnable à employer la virgule pour celle qui est explicative, et à ne pas s'en servir pour celle qui est déterminative : dans le premier cas, la virgule indique la diversité des aspects sous lesquels est présentée la même idée, et le peu de liaison de l'incidente avec l'antécédent ; dans le second cas, la suppression de la virgule indique l'union intime et indissoluble des deux idées partielles exprimées par l'antécédent et par l'incidente.

Il faut donc écrire avec la virgule : Les passions, qui sont les maladies de l'âme, ne viennent que de notre révolte contre la raison. Pens. de Cic. par M. l'abbé d'Olivet. Il faut écrire sans virgule : La gloire des grands hommes se doit toujours mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour l'acquérir. La Rochefoucault, pens. 157.

Les propositions incidentes ne sont pas toujours amenées par qui, que. dont, lequel, duquel, auquel, laquelle, lesquels, desquels, auxquels, où, comment, etc. c'est quelquefois un simple adjectif ou un participe suivi de quelques compléments, mais il peut toujours être ramené au tour conjonctif. Ces additions sont explicatives quand elles précèdent l'antécédent, ou que l'antécédent précède le verbe, tandis que l'addition ne vient qu'après : dans l'un et l'autre cas il faut user de la virgule pour la raison déjà alléguée. Exemples.

Soumis avec respect à sa volonté sainte,

Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte.

Athalie, act. I. sc. j.

Avides de plaisir, nous nous flattons d'en recevoir de tous les objets inconnus qui semblent nous en promettre. Théor. des sent. ch. iv.

Le fruit meurt en naissant, dans son germe infecté.

Henriade, ch. iv.

Si ces additions suivent immédiatement l'antécédent, on peut conclure qu'elles sont explicatives, si on peut les retrancher sans altérer le sens de la proposition principale ; et dans ce cas on doit employer la virgule.

Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle

Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur,

De la chute des rois funeste avant-coureur.

Athalie, I. j.

7°. Toute addition mise à la tête ou dans le corps d'une phrase, et qui ne peut être regardée comme faisant partie de sa constitution grammaticale, doit être distinguée du reste par une virgule mise après, si l'addition est à la tête ; et si elle est enclavée dans le corps de la phrase, elle doit être entre deux virgules. Exemples :

Contre une fille qui devient de jour en jour plus insolente, qui me manque, à moi, qui vous manquera bientôt, à vous. Le père de famille, act. III. sc. VIIe Cet à moi, et cet à vous sont deux véritables hors-d'œuvres, introduits par énergie dans l'ensemble de la phrase, mais entièrement inutiles à sa constitution grammaticale.

Oculorum, inquit Plato, est in nobis sensus acerrimus, quibus sapientiam non cernimus. Cic. de Finibus, II. 16. Ici l'on voit la petite proposition, inquit Plato, insérée accidentellement dans la principale, à laquelle elle n'a aucun rapport grammatical, quoiqu'elle ait avec elle une liaison logique.

Non, non, bien loin d'être des demi-dieux, ce ne sont pas même des hommes. Télémaque, liv. XVII. Ces deux non qui commencent la phrase n'ont avec elle aucun lien grammatical ; c'est une addition emphatique dictée par la vive persuasion de la vérité qu'énonce ensuite Télémaque.

O mortels, l'espérance enivre. Médit. sur la foi, par M. de Vauvenargues. Ces deux mots ô mortels, sont entièrement indépendants de la syntaxe de la proposition suivante, et doivent en être séparés par la virgule ; c'est le sujet d'un verbe sousentendu à la seconde personne du pluriel, par exemple, du verbe écoutez, ou prenez-y garde : or si l'auteur avait dit, mortels, prenez-y garde, l'espérance enivre, il aurait énoncé deux propositions distinctes qu'il aurait dû séparer par la virgule ; cette distinction n'est pas moins nécessaire parce que la première proposition devient elliptique, ou plutôt elle l'est encore plus, pour empêcher qu'on ne cherche à rapporter à la seconde un mot qui ne peut lui convenir.

Il suit de cette remarque que, quand l'apostrophe est avant un verbe à la seconde personne, on ne doit pas l'en séparer par la virgule, parce que le sujet ne doit pas être séparé de son verbe ; il faut donc écrire sans virgule : Tribuns cédez la place aux consuls. Révol. rom. liv. II. Cependant l'usage universel est d'employer la virgule dans ce cas-là même ; mais c'est un abus introduit par le besoin de ponctuer ainsi dans les occurrences où l'apostrophe n'est pas sujet du verbe, et ces occurrences sont très-fréquentes.

Vous avez vaincu, plébéiens. Ib. Il faut ici la virgule, quoique le mot plébéiens soit sujet de avez vaincu ; mais ce sujet est d'abord exprimé par vous, lequel est à sa place naturelle, et le mot plébéiens n'est plus qu'un hors-d'œuvre grammatical.

Pour mademoiselle, elle parait trop instruite de sa beauté. M. l'abbé Girard. Ces deux mots, pour mademoiselle, doivent être distingués du reste par la virgule, parce qu'ils ne peuvent se lier grammaticalement avec aucune partie de la proposition suivante, et qu'ils doivent en conséquence être regardés comme tenant à une autre proposition elliptique, par exemple : Je parle pour mademoiselle.

Il serait apparemment très-facîle de multiplier beaucoup davantage les observations que l'on pourrait faire sur l'usage de la virgule, en entrant dans le détail minutieux de tous les cas particuliers. Mais je crois qu'il suffit d'avoir exposé les règles les plus générales et qui sont d'une nécessité plus commune ; parce que quand on en aura compris le sens, la raison, et le fondement, on saura très-bien ponctuer dans les autres cas qui ne sont point ici détaillés : il suffira de se rappeler que la ponctuation doit marquer ou repos, ou distinction, ou l'un et l'autre à-la-fais, et qu'elle doit être proportionnée à la subordination des sens.

Mais avant que de passer au second article, je terminerai celui-ci par une remarque de M. l'abbé Girard, dont j'adopte volontiers la doctrine sur ce point, sans garantir le ton dont il l'énonce. " Quelques personnes, dit-il, (disc. 16. tom. II. pag. 445.) ne mettent jamais de virgule avant la conjonction &, même dans l'énumération ; en quoi on ne doit pas les imiter, du moins dans la dernière circonstance ; car tous les énumératifs ont droit de distinction, et l'un n'en a pas plus que l'autre. La virgule est alors d'autant plus nécessaire avant la conjonction, qu'elle y sert à faire connaître que celle-ci emporte là une idée de clôture, par laquelle elle indique la fin de l'énumération ; et cette virgule y sert de plus à montrer que le dernier membre n'a pas, avec celui qui le précéde immédiatement, une liaison plus étroite qu'avec les autres. Ainsi la raison qui fait distinguer le second du premier, fait également distinguer le troisième du second, et successivement tous ceux dont l'énumération est composée : il faut donc que la virgule se trouve entre chaque énumératif sans exception " J'ajouterai que, si les parties de l'énumération doivent être séparées par une ponctuation plus forte que la virgule, pour quelqu'une des causes que l'on verra par la suite, cette ponctuation forte doit rester la même avant la conjonction qui amène la dernière partie.

II. Du point avec une virgule. Lorsque les parties principales dans lesquelles une proposition est d'abord partagée, sont soudivisées en parties subalternes, les parties subalternes doivent être séparées entr'elles par une simple virgule, et les parties principales par un point et une virgule.

On ne doit rompre l'unité de la proposition entière que le moins qu'il est possible ; mais on doit encore préférer la netteté de l'énonciation orale ou écrite, à la représentation trop scrupuleuse de l'unité du sens total, laquelle, après tout, se fait assez connaître par l'ensemble de la phrase, et dont l'idée subsiste toujours tant qu'on ne la détruit pas par des repos trop considérables, ou par des ponctuations trop fortes : or la netteté de l'énonciation exige que la subordination respective des sens partiels y soit rendue sensible, ce qui ne peut se faire que par la différence marquée des repos et des caractères qui les représentent.

S'il n'y a donc dans un sens total que deux divisions subordonnées, il ne faut employer que deux espèces de ponctuations, parce qu'on ne doit pas employer plus de signes qu'il n'y a de choses à signifier ; il faut y employer la virgule pour l'une des deux divisions, et un point avec une virgule pour l'autre, parce que ce sont les deux ponctuations les moins fortes, et qu'il ne faut rompre que le moins qu'il est possible l'unité du sens total : le point avec une virgule doit distinguer entr'elles les parties principales ou de la première division, et la simple virgule doit distinguer les parties subalternes ou de la soudivision, parce que les parties subalternes ont une affinité plus intime entr'elles que les parties principales, et qu'elles doivent en conséquence être moins désunies. Tels sont les différents degrés de la proportion requise dans l'art de ponctuer. Passons aux cas particuliers.

1°. Lorsque les parties similaires d'une proposition composée ou les membres d'une période, ont d'autres parties subalternes distinguées par la virgule, pour quelqu'une des raisons énoncées ci-devant ; ces parties similaires ou ces membres doivent être séparés les uns des autres par un point et une virgule. Exemples :

Quelle pensez-vous qu'ait été sa douleur, de quitter Rome, sans l'avoir réduite en cendres ; d'y laisser encore des citoyens, sans les avoir passés au fil de l'épée ; de voir que nous lui avons arraché le fer d'entre les mains, avant qu'il l'ait teint de notre sang ? II. Catil. trad. par M. l'abbé d'Olivet. Les parties similaires distinguées ici par un point et une virgule, sont des compléments déterminatifs du nom douleur.

Qu'un vieillard joue le rôle d'un jeune homme, lorsqu'un jeune homme jouera le rôle d'un vieillard ; que les décorations soient champêtres, quoique la scène soit dans un palais ; que les habillements ne répondent point à la dignité des personnages ; toutes ces discordances nous blesseront. Théor. des sent. ch. IIIe C'est ici l'idée générale de discordance présentée sous trois aspects différents ; et le tout forme le sujet logique de blesseront.

Quoique vous ayez de la naissance, que votre mérite soit connu, et que vous ne manquiez pas d'amis ; vos projets ne réussiront pourtant point sans l'aide de Plutus. M. l'abbé Girard, tom. II. p. 460. C'est une période de deux membres, dont le premier est séparé du second par un point et une virgule, parce qu'il est divisé en trois parties similaires subordonnées à la seule conjonction quoique.

Comme l'un des caractères de la vraie religion a toujours été d'autoriser les princes de la terre ; aussi, par un retour de piété, que la reconnaissance même semblait exiger, l'un des devoirs essentiels des princes de la terre, a toujours été de maintenir et de défendre la vraie religion. Bourdaloue, or. fun. de Henri de Bourbon prince de Condé, II. part. C'est une autre période de deux membres séparés l'un de l'autre par un point et une virgule, parce que le second est séparé par des virgules en diverses parties pour différentes raisons ; par un retour de piété, que la reconnaissance même semblait exiger, se trouve entre deux virgules par la cinquième règle du I. article, parce qu'il y a hyperbate ; cette même phrase est coupée en deux par une autre virgule, par la VI. règle, parce que la proposition incidente est explicative ; il y a une virgule après l'un des devoirs essentiels des princes de la terre, par la V. règle, qui veut que l'on assigne des repos dans les propositions trop longues pour être énoncées de suite avec aisance.

2°. Lorsque plusieurs propositions incidentes sont accumulées sur le même antécédent, et que toutes ou quelques-unes d'entr'elles sont soudivisées par des virgules qui y marquent des repos ou des distinctions ; il faut les séparer les unes des autres par un point et une virgule : si elles sont déterminatives, la première tiendra immédiatement à l'antécédent sans aucune ponctuation ; si elles sont explicatives, la première sera séparée de l'antécédent par une virgule, selon la VI. règle du I. article.

Exemple : Politesse noble, qui sait approuver sans fadeur, louer sans jalousie, railler sans aigreur ; qui saisit les ridicules avec plus de gaieté que de malice ; qui jette de l'agrément sur les choses les plus sérieuses, soit par le sel de l'ironie, soit par la finesse de l'expression ; qui passe légérement du grave à l'enjoué, sait se faire entendre en se faisant deviner, montre de l'esprit sans en chercher, et donne à des sentiments vertueux le ton et les couleurs d'une joie douce. Théor. des sent. ch. Ve Ce sont ici des propositions incidentes explicatives, et c'est pour cela qu'il y a une virgule après l'antécédent, politesse noble. Si au contraire on disait, par exemple : Eudoxe est un homme qui sait approuver, etc. comme les mêmes propositions incidentes deviendraient déterminatives de l'antécédent homme, on ne mettrait point de virgule entre cet antécédent et la première incidente : mais la ponctuation resterait la même partout ailleurs.

3°. Dans le style coupé, si quelqu'une des propositions détachées qui forment le sens total, est divisée, par quelque cause que ce sait, en parties subalternes distinguées par des virgules ; il faut séparer par un point et une virgule les propositions partielles du sens total.

Exemple : Cette persuasion, sans l'évidence qui l'accompagne, n'aurait pas été si ferme et si durable ; elle n'aurait pas acquis de nouvelles forces en vieillissant ; elle n'aurait pu résister au torrent des années, et passer de siècle en siècle jusqu'à nous. Pens. de Cic. par M. l'abbé d'Olivet. Ciceron parle ici de la persuasion de l'existence de la divinité, aliquod numen praestantissimae mentis. Nat. deor. II. 2.

4°. Dans l'énumération de plusieurs choses opposées ou seulement différentes, que l'on compare deux à deux, il faut séparer les uns des autres par un point et une virgule, les membres de l'énumération qui renferment une comparaison ; et par une simple virgule, les parties subalternes de ces membres comparatifs. Exemples :

Nec erit alia lex Romae, alia Athenis ; alia nunc, alia posthac. Cic. frag. lib. III. de rep.

M. l'abbé d'Olivet rend ainsi cette pensée, avec les mêmes signes de distinction : elle n'est point autre à Rome, autre à Athènes ; autre aujourd'hui, et autre demain.

En général, dans toute énumération dont les principaux articles sont subdivisés pour quelque raison que ce puisse être ; il faut distinguer les parties subalternes par la virgule, et les articles principaux par un point et une virgule. Exemple :

Là brillent d'un éclat immortel les vertus politiques, morales et chrétiennes des le Telliers, des Lamoignons, et des Montausiers ; là les reines, les princesses, les héroïnes chrétiennes, reçoivent une couronne de louange qui ne périra jamais ; là Turenne parait aussi grand qu'il l'était à la tête des armées et dans le sein de la victoire. M. l'abbé Colin, dans la préface de sa traduction de l'Orateur de Ciceron, parle ainsi des oraisons funèbres de M. Fléchier.

III. Des deux points. La même proportion qui règle l'emploi respectif de la virgule et du point avec une virgule, lorsqu'il y a division et soudivision de sens partiels, doit encore décider de l'usage des deux points, pour les cas où il y a trois divisions subordonnées les unes aux autres. Ainsi

1°. Si ce que les Rhéteurs appellent la protase ou l'apodose d'une période, renferme plusieurs propositions soudivisées en parties subalternes ; il faudra distinguer ces parties subalternes entr'elles par une virgule, les propositions intégrantes de la protase ou de l'apodose par un point et une virgule, et les deux parties principales par les deux points. Exemples :

Si vous ne trouvez aucune manière de gagner honteuse, vous qui êtes d'un rang pour lequel il n'y en a point d'honnête ; si tous les jours c'est quelque fourberie nouvelle, quelque traité frauduleux, quelque tour de fripon, quelque vol ; si vous pillez et les alliés et le trésor public ; si vous mendiez des testaments qui vous soient favorables, ou si même vous en fabriquez (protase) : dites-moi, sont-ce là des signes d'opulence ou d'indigence ? (apodose). Pensées de Cic. par M. l'abbé d'Olivet.

Etsi ea perturbatio est omnium rerum, ut suae quemque fortunae maximè poeniteat ; nemoque sit quin ubivis, quàm ibi ubi est esse malit (protase) : tamen mihi dubium non est quin hoc tempore, bono viro, Romae esse miserrimum sit (apodose). Cic. ad Torquatum.

2°. Si après une proposition qui a par elle-même un sens complet, et dont le tour ne donne pas lieu d'attendre autre chose, on ajoute une autre proposition qui serve d'explication ou d'extension à la première ; il faut séparer l'une de l'autre par une ponctuation plus forte d'un degré que celle qui aurait distingué les parties de l'une ou de l'autre.

Si les deux propositions sont simples et sans division, une virgule est suffisante entre deux. Exemple : La plupart des hommes s'exposent assez dans la guerre pour sauver leur honneur, mais peu se veulent exposer autant qu'il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils s'exposent. La Rochefoucault, pensée ccxix.

Si l'une des deux ou si toutes deux sont divisées par des virgules, soit pour les besoins de l'organe, soit pour la distinction des membres dont elles sont composées comme périodes ; il faut les distinguer l'une de l'autre par un point et une virgule. Exemple : Roscius est un si excellent acteur, qu'il parait seul digne de monter sur le théâtre ; mais d'un autre côté il est si homme de bien, qu'il parait seul digne de n'y monter jamais. Cic. pour Roscius, trad. par M. Restaut, ch. XVIe

Enfin si les divisions subalternes de l'une des deux propositions ou de toutes deux exigent un point et une virgule ; il faut deux points entre les deux. Exemple : Si les beautés de l'élocution oratoire ou poétique étaient palpables, qu'on put les toucher au doigt et à l'oeil, comme on dit ; rien ne serait si commun que l'éloquence, un médiocre génie pourrait y atteindre : et quelquefois, faute de les connaître assez, un homme né pour l'éloquence reste en chemin ou s'égare dans la route. M. Batteux, princ. de la littérat. part. III. art. IIIe §. 9.

3°. Si une énumération est précédée d'une proposition détachée qui l'annonce, ou qui en montre l'objet sous un aspect général ; cette proposition doit être distinguée du détail par deux points, et le détail doit être ponctué comme il a été dit, règle 4. du II. article. Exemples :

Il y a dans la nature de l'homme deux principes opposés : l'amour-propre, qui nous rappelle à nous ; et la bienveillance, qui nous répand. M. Diderot, ép. dédic. du Père de famille.

Il y a diverses sortes de curiosités : l'une d'intérêt, qui nous porte à désirer d'apprendre ce qui nous peut être utîle ; et l'autre d'orgueil, qui vient du désir de savoir ce que les autres ignorent. La Rochefoucault, pensée clxxiij.

4°. Il me semble qu'un détail de maximes relatives à un point capital, de sentences adaptées à une même fin, si elles sont toutes construites à-peu-près de la même manière, peuvent et doivent être distinguées par les deux points. Chacune étant une proposition complete grammaticalement, et même indépendante des autres quant au sens, du-moins jusqu'à un certain point, elles doivent être séparées autant qu'il est possible ; mais comme elles sont pourtant relatives à une même fin, à un même point capital, il faut les rapprocher en ne les distinguant pas par la plus forte des ponctuations : c'est donc les deux points qu'il y faut employer. Exemple :

L'heureuse conformation des organes s'annonce par un air de force : celle des fluides, par un air de vivacité : un air fin est comme l'étincelle de l'esprit : un air doux promet des égards flatteurs : un air noble marque l'élévation des sentiments : un air tendre semble être le garant d'un retour d'amitié. Théor. des sent. ch. Ve

5°. C'est un usage universel et fondé en raison, de mettre les deux points après qu'on a annoncé un discours direct que l'on Ve rapporter, soit qu'on le cite comme ayant été dit ou écrit, soit qu'on le propose comme pouvant être dit ou par un autre ou par soi-même. Ce discours tient, comme complément, à la proposition qui l'a annoncé ; et il y aurait une sorte d'inconséquence à l'en séparer par un point simple, qui marque une indépendance entière : mais il en est pourtant très-distingué, puisqu'il n'appartient pas à celui qui le rapporte, ou qu'il ne lui appartient qu'historiquement, au lieu que l'annonce est actuelle ; il est donc raisonnable de séparer le discours direct de l'annonce par la ponctuation la plus forte au-dessous du point, c'est-à-dire par les deux points. Exemples :

Lorsque j'entendis les scènes du paysan dans le faux généreux, je dis : " voilà qui plaira à toute la terre et dans tous les temps, voilà qui fera fondre en larmes ". M. Diderot, de la Poésie dramatique.

La Mollesse en pleurant, sur un bras se releve,

Ouvre un oeil languissant, et d'une faible voix,

Laisse tomber ces mots, qu'elle interrompt vingt fois :

" O nuit, que m'as-tu dit ? quel demon sur la terre

Souffle dans tous les cœurs la fatigue et la guerre ?

Helas ! qu'est devenu ce temps, ces heureux temps

Où les rois s'honoraient du nom de fainéans,

S'endormaient sur le trône, etc. " Despréaux.

Dans la tragédie d'Edouard III. M. Gresset fait parler ainsi Alzonde, héritière du royaume d'Ecosse : (act. j. sc. j.)

S'élevant contre moi de la nuit éternelle,

La voix de mes ayeux dans leur séjour m'appelle ;

Je les entends encor : " Nous regnons, et tu sers !

Nous te laissons un sceptre, et tu portes des fers !

Règne : ou prête à tomber si l'Ecosse chancelle,

Si son règne est passé ; tombe, expire avant elle :

Il n'est dans l'univers, dans ce malheur nouveau,

Que deux places pour toi, le trône ou le tombeau ".

Il faut remarquer que le discours direct que l'on rapporte, doit commencer par une lettre capitale, quoiqu'on ne mette pas un point à la fin de la phrase précédente. Si c'est un discours feint, comme ceux des exemples précédents, on a coutume de le distinguer du reste par des guillemets : si c'est un discours écrit que l'on cite, il est assez ordinaire de le rapporter en un autre caractère que le reste du discours où celui-là est introduit, soit en opposant l'italique au romain, soit en opposant différents corps de caractères, de l'une ou de l'autre de ces deux espèces. Voyez CARACTERE.

IV. Du point. Il y a trois sortes de points ; le point simple, le point interrogatif, et le point admiratif ou exclamatif.

1°. Le point simple est sujet à l'influence de la proportion qui jusqu'ici a paru régler l'usage des autres signes de ponctuation : ainsi il doit être mis après une période ou une proposition composée, dans laquelle on a fait usage des deux points en vertu de quelqu'une des règles précédentes ; mais on l'emploie encore après toutes les propositions qui ont un sens absolument terminé, telle, par exemple, que la conclusion d'un raisonnement, quand elle est précédée de ses prémisses.

On peut encore remarquer que le besoin de prendre des repos un peu considérables, combiné avec les différents degrés de relation qui se trouvent entre les sens partiels d'un ensemble, donne encore lieu d'employer le point. Par exemple, un récit peut se diviser par le secours du point, relativement aux faits élémentaires, si je puis le dire, qui en font la matière.

En un mot, on le met à la fin de toutes les phrases qui ont un sens tout à fait indépendant de ce qui suit, ou du-moins qui n'ont de liaison avec la suite que par la convenance de la matière et l'analogie générale des pensées dirigées vers une même fin. Je voudrais seulement que l'on y prit garde de plus près que l'on ne fait ordinairement : la plupart des écrivains multiplient trop l'usage du point, et tombent par-là dans l'inconvénient de trop diviser des sens qui tiennent ensemble par des liens plus forts que ceux dont on laisse subsister les traces. Ce n'est pas que ces auteurs ne voient pas parfaitement toute la liaison des parties de leur ouvrage ; mais ou ils ignorent l'usage précis des ponctuations, ou ils négligent d'y donner l'attention convenable : par-là ils mettent dans la lecture de leurs œuvres, une difficulté réelle pour ceux mêmes qui savent le mieux lire.

Je me dispenserai de rapporter ici des exemples exprès pour le point : on ne peut rien lire sans en rencontrer ; et les principes de proportion que l'on a appliqués ci-devant aux autres caractères de la ponctuation, s'ils ont été bien entendus, peuvent aisément s'appliquer à celui-ci, et mettre le lecteur en état de juger s'il est employé avec intelligence dans les écrits qu'il examine.

2°. Le point interrogatif se met à la fin de toute proposition qui interroge, soit qu'elle fasse partie du discours où elle se trouve, soit qu'elle y soit seulement rapportée comme prononcée directement par un autre.

Premier exemple : En effet, s'ils sont injustes et ambitieux (les voisins d'un roi juste), que ne doivent-ils pas craindre de cette réputation universelle de probité qui lui attire l'admiration de toute la terre, la confiance de ses alliés, l'amour de ses peuples, l'estime et l'affection de ses troupes ? De quoi n'est pas capable une armée prévenue de cette opinion, et disciplinée sous les ordres d'un tel prince ? M. l'abbé Colin, disc. couronné à l'acad. Franç. en 1705. Ces interrogations font partie du discours total.

Second exemple où l'interrogation est rapportée directement : Miserunt Judaei ab Jerosolymis sacerdotes et levitas ad eum, ut interrogarent eum : Tu quis es ? Joan. j. 19.

S'il y a de suite plusieurs phrases interrogatives tendantes à une même fin, et qui soient d'une étendue médiocre, en sorte qu'elles constituent ce qu'on appelle le style coupé ; on ne les commence pas par une lettre capitale : le point interrogatif n'indique pas une pause plus grande que les deux points, que le point avec la virgule, que la virgule même, selon l'étendue des phrases et le degré de liaison qu'elles ont entr'elles. Peut-être serait-il à souhaiter qu'on eut introduit dans l'orthographe des ponctuations interrogatives graduées, comme il y en a de positives. Mais pour qui sont tous ces apprêts ? à qui ce magnifique séjour est-il destiné ? pour qui sont tous ces domestiques et ce grand héritage ? Histoire du ciel, l. III. §. 2. Quid enim, Tubero, tuus ille districtus in acie pharsalicâ gladius agebat ? cujus latus ille mucro petebat ? qui sensus erat tuorum armorum ? quae tua ments, oculi, manus, ardor animi ? quid cupiebas ? quid optabas ? Cic. pro Ligario.

Si la phrase interrogative n'est pas directe, et que la forme en soit rendue dépendante de la constitution grammaticale de la proposition expositive où elle est rapportée ; on ne doit pas mettre le point interrogatif : la ponctuation appartient à la proposition principale, dans laquelle celle-ci n'est qu'incidente. Mentor demanda ensuite à Idomenée quelle était la conduite de Protesilas dans ce changement des affaires. Télémaque, l. XIII.

3°. La véritable place du point exclamatif est après toutes les phrases qui expriment la surprise, la terreur, ou quelque autre sentiment affectueux, comme de tendresse, de pitié, etc. Exemples :

Que les sages sont en petit nombre ! Qu'il est rare d'en trouver ! M. l'abbé Girard, tom. II. pag. 467. admiration.

O que les rois sont à plaindre ! O que ceux qui les servent sont dignes de compassion ! S'ils sont mécans, combien font-ils souffrir les hommes, et quels tourments leur sont préparés dans le noir tartare ! S'ils sont bons, quelles difficultés n'ont-ils pas à vaincre ! quels piéges à éviter ! que de maux à souffrir ! Télémaque, l. XIV. sentiments d'admiration, de pitié, d'horreur, etc.

J'ajouterai encore un exemple pris d'une lettre de madame de Sévigné, dans lequel on verra l'usage des trois points tout-à-la-fais : En effet, dès qu'elle parut : Ah ! mademoiselle, comment se porte M. mon frère ? Sa pensée n'osa aller plus loin. Madame, il se porte bien de sa blessure. Et mon fils ? On ne lui répondit rien. Ah ! mademoiselle ? mon fils ! mon cher enfant ! répondez-moi, est-il mort sur-le-champ ? n'a-t-il pas eu un seul moment ? ah ! mon Dieu ! quel sacrifice !

Je me suis peut-être assez étendu sur la ponctuation, pour paraitre prolixe à bien des lecteurs. Mais ce qu'en ont écrit la plupart des grammairiens m'a paru si superficiel, si peu approfondi, si vague, que j'ai cru devoir essayer de poser du moins quelques principes généraux qui pussent servir de fondement à un art qui n'est rien moins qu'indifférent, et qui, comme tout autre, a ses finesses. Je ne me flatte pas de les avoir toutes saisies, et j'ai été contraint d'abandonner bien des choses à la décision du goût : mais j'ai osé prétendre à l'éclairer. Si je me suis fait illusion à moi-même, comme cela n'est que trop facile, c'est un malheur : mais ce n'est qu'un malheur. Au reste, en faisant dépendre la ponctuation de la proportion des sens partiels combinée avec celle des repos nécessaires à l'organe, j'ai posé le fondement naturel de tous les systèmes imaginables de ponctuation : car rien n'est plus aisé que d'en imaginer d'autres que celui que nous avons adopté ; on pourrait imaginer plus de caractères et plus de degrés dans la subordination des sens partiels, et peut-être l'expression écrite y gagnerait-elle plus de netteté.

L'ancienne ponctuation n'avait pas les mêmes signes que la nôtre ; celle des livres grecs a encore parmi nous quelque différence avec la vulgaire ; et celle des livres hébreux lui ressemble bien peu.

" Les anciens, soit grecs, soit latins, dit la méthode grecque de P. R. liv. VII. Introd. §. 3. n'avaient que le point pour toutes ces différences, le plaçant seulement en diverses manières, pour marquer la diversité des pauses. Pour marquer la fin de la période et la distinction parfaite, ils mettaient le point au haut du dernier mot : pour marquer la médiation, ils le mettaient au milieu : et pour marquer la respiration, ils le mettaient au bas, et presque sous la dernière lettre ; d'où vient qu'ils appelaient cela subdistinctio ". J'aimerais autant croire que ce nom était relatif à la soudistinction des sens subalternes, telle que je l'ai présentée ci-devant, qu'à la position du caractère distinctif : car cette gradation des sens subordonnés a dû influer de bonne heure sur l'art de ponctuer, quand même on ne l'aurait pas envisagée d'abord d'une manière nette, précise, et exclusive. Quoi qu'il en sait, cette ponctuation des anciens est attestée par Diomède, liv. II. par Donat, edit. prim. cap. ult. par saint Isidore, Orig. j. 19. et par Alstedius, Encyclop. lib. VI. de Gram. lat. cap. xix. et cette manière de ponctuer se voit encore dans de très-excellents manuscrits.

" Mais aujourd'hui, dit encore l'auteur de la Méthode, la plupart des livres grecs imprimés marquent leur médiation en mettant le point au haut du dernier mot, et le sens parfait en mettant le point au bas ; ce qui est contre la coutume des anciens, laquelle M. de Valais a tâché de rappeler dans son Eusebe : mais pour le sens imparfait, il se sert de la virgule comme tous les autres. L'interrogation se marque en grec au contraire du latin. Car au lieu qu'en latin on met un point et la virgule dessus (?) en grec on met le point et la virgule dessous ainsi (;) ".

Vossius, dans sa petite Grammaire latine, p. 273. destine le point à marquer les sens indépendants et absolus ; et il veut, si les phrases sont courtes, qu'après le point on ne mette pas de lettres capitales. L'auteur de la Méthode latine de P. R. adopte cette règle de Vossius et cite les mêmes exemples que ce grammairien. C'était apparemment l'usage des littérateurs et des éditeurs de ce temps-là : mais on l'a entièrement abandonné, et il n'y a plus que les phrases interrogatives ou exclamatives dans le style coupé, après lesquelles on ne mette point de lettres capitales.

M. Lancelot a encore copié, dans le même ouvrage de Vossius, un principe faux sur l'usage du point interrogatif : c'est que si le sens Ve si loin que l'interrogation qui paraissait au commencement vienne à s'allentir et à perdre sa force, on ne la marque plus ; ce sont les termes de Lancelot, qui cite ensuite le même exemple que Vossius. Pour moi, il me semble que la raison qu'ils alleguent pour supprimer le point interrogatif, est au contraire un motif de plus pour le marquer : moins le tour ou la longueur de la phrase est propre à rendre sensible l'interrogation, plus il faut s'attacher au caractère qui la figure aux yeux ; il fait dans l'écriture le même effet que le ton dans la prononciation. Le savant Louis Capel sentait beaucoup mieux l'importance de ces secours oculaires pour l'intelligence des sens écrits ; et il se plaint avec feu de l'inattention des Massoretes, qui, en inventant la ponctuation hébraïque, ont négligé d'y introduire des signes pour l'interrogation et pour l'exclamation. Lib. I. de punctorum antiquittate, cap. XVIIe n. 16.

Finissons par une remarque que fait Masclef, au sujet des livres hébreux, et que je généraliserai davantage : c'est qu'il serait à souhaiter que, dans quelque langue que fussent écrits les livres que l'on imprime aujourd'hui, les éditeurs y introduisissent le système de ponctuation qui est usité dans nos langues vivantes de l'Europe. Outre que l'on diminuerait par-là le danger des méprises, ce système fournit abondamment à toutes les distinctions possibles des sens, surtout en ajoutant aux six caractères dont il a été question dans cet article, le signe de la parenthèse, les trois points suspensifs, les guillemets, et les alinéa. Voyez PARENTHESE, POINT, GUILLEMET, INEAINEA. (E. R. M. B.)