On peut dire que Socrate et Platon qui ont jeté les premiers fondements de l'Académie, n'ont pas été à beaucoup près si loin que ceux qui leur ont succédé, je veux dire Arcésilas, Carnéade, Clitomaque, et Philon. Socrate, il est vrai, fit profession de ne rien savoir : mais son doute ne tombait que sur la Physique, qu'il avait d'abord cultivée diligemment, et qu'il reconnut enfin surpasser la portée de l'esprit humain. Si quelquefois il parlait le langage des Sceptiques, c'était par ironie ou par modestie, pour rabattre la vanité des Sophistes qui se vantaient sottement de ne rien ignorer, et d'être toujours prêts à discourir sur toutes sortes de matières.

Platon, père et instituteur de l'Académie, instruit par Socrate dans l'art de douter, et s'avouant son sectateur, s'en tint à sa manière de traiter les matières, et entreprit de combattre tous les Philosophes qui l'avaient précédé. Mais en recommandant à ses disciples de se défier et de douter de tout, il avait moins en vue de les laisser flottants et suspendus entre la vérité et l'erreur, que de les mettre en garde contre ces décisions téméraires et précipitées, pour lesquelles on a tant de penchant dans la jeunesse, et de les faire parvenir à une disposition d'esprit qui leur fit prendre des mesures contre ces surprises de l'erreur, en examinant tout, libres de tout préjugé.

Arcésilas entreprit de réformer l'ancienne Académie, et de former la nouvelle. On dit qu'il imita Pyrrhon, et qu'il conversa avec Timon ; de sorte que ayant enrichi l'époque, c'est-à-dire l'art de douter de Pyrrhon, de l'élégante érudition de Platon ; et l'ayant armée de la dialectique de Diodore, Ariston le comparait à la chimère, et lui appliquait plaisamment les vers où Homère dit qu'elle était lion par-devant, dragon par-derrière, et chèvre par le milieu. Ainsi Arcésilas était, selon lui, Platon par-devant, Pyrrhon par-derrière, et Diodore par le milieu. C'est pourquoi quelques-uns le rangent au nombre des Sceptiques, et Sextus Empiricus soutient qu'il y a fort peu de différence entre sa secte, qui est la Sceptique, et celle d'Arcésilas, qui est celle de la nouvelle Académie. Voyez les SCEPTICIENS.

En effet il enseignait que nous ne savons pas même si nous ne savons rien ; que la nature ne nous a donné aucune règle de vérité ; que les sens et l'entendement humain ne peuvent rien comprendre de vrai ; que dans toutes les choses il se trouve des raisons opposées d'une force égale : en un mot que tout est enveloppé de ténèbres, et que par conséquent il faut toujours suspendre son consentement. Sa doctrine ne fut pas fort goutée, parce qu'il semblait vouloir éteindre toute la lumière de la Science, jeter des ténèbres dans l'esprit, et renverser les fondements de la Philosophie. Lacyde fut le seul qui défendit la doctrine d'Arcésilas : il la transmit à Evandre, qui fut son disciple avec beaucoup d'autres. Evandre la fit passer à Hégesime, et Hégesime à Carnéade.

Carnéade ne suivait pas pourtant en toutes choses la doctrine d'Arcésilas, quoiqu'il en retint le gros et le sommaire. Cela le fit passer pour auteur d'une nouvelle Académie, qui fut nommée la troisième. Sans jamais découvrir son sentiment, il combattait avec beaucoup d'esprit et d'éloquence toutes les opinions qu'on lui proposait ; car il avait apporté à l'étude de la Philosophie une force d'esprit admirable, une mémoire fidèle, une grande facilité de parler, et un long usage de la Dialectique. Ce fut lui qui fit le premier connaître à Rome le pouvoir de l'éloquence et le mérite de la Philosophie ; et cette florissante jeunesse qui méditait dès lors l'Empire de l'Univers, attirée par la nouveauté et l'excellence de cette noble science, dont Carnéade faisait profession, le suivait avec tant d'empressement, que Caton, homme d'ailleurs d'un excellent jugement, mais rude, un peu sauvage, et manquant de cette politesse que donnent les Lettres, eut pour suspect ce nouveau genre d'érudition, avec lequel on persuadait tout ce qu'on voulait. Caton fut d'avis dans le Sénat qu'on accordât à Carnéade, et aux Députés qui l'accompagnaient, ce qu'ils demandaient, et qu'on les renvoyât promptement et avec honneur.

Avec une éloquence aussi séduisante il renversait tout ce qu'il avait entrepris de combattre, confondait la raison par la raison même, et demeurait invincible dans les opinions qu'il soutenait. Les Stoïciens, gens contentieux et subtils dans la dispute, avec qui Carnéade et Arcésilas avaient de fréquentes contestations, avaient peine à se débarrasser des piéges qu'il leur tendait. Aussi disaient-ils, pour diminuer sa réputation, qu'il n'apportait rien contre eux dont il fût l'inventeur, et qu'il avait pris ses objections dans les Livres du Stoïcien Chrysippe. Carnéade, cet homme à qui Ciceron accorde l'art de tout réfuter, n'en usait point dans cette occasion qui semblait si fort intéresser son amour propre : il convenait modestement que, sans le secours de Chrysippe, il n'aurait rien fait, et qu'il combattait Chrysippe par les propres armes de Chrysippe.

Les correctifs que Carnéade apporta à la doctrine d'Arcésilas sont très-legers. Il est aisé de concilier ce que disait Arcésilas, qu'il ne se trouve aucune vérité dans les choses, avec ce que disait Carnéade, qu'il ne niait point qu'il n'y eut quelque vérité dans les choses, mais que nous n'avons aucune règle pour les discerner. Car il y a deux sortes de vérité ; l'une que l'on appelle vérité d'existence, l'autre que l'on appelle vérité de jugement. Or il est clair que ces deux propositions d'Arcésilas et de Carnéade regardent la vérité de jugement : mais la vérité de jugement est du nombre des choses relatives qui doivent être considérées comme ayant rapport à notre esprit ; donc quand Arcésilas a dit qu'il n'y a rien de vrai dans les choses, il a voulu dire qu'il n'y a rien dans les choses que l'esprit humain puisse connaître avec certitude ; et c'est cela même que Carnéade soutenait.

Arcésilas disait que rien ne pouvait être compris, et que toutes choses étaient obscures. Carnéade convenait que rien ne pouvait être compris : mais il ne convenait pas pour cela que toutes choses fussent obscures, parce que les choses probables auxquelles il voulait que l'homme s'attachât, n'étaient pas obscures, selon lui. Mais encore qu'il se trouve en cela quelque différence d'expression, il ne s'y trouve aucune différence en effet ; car Arcésilas ne soutenait que les choses sont obscures, qu'autant qu'elles ne peuvent être comprises : mais il ne les dépouillait pas de toute vraisemblance ou de toute probabilité : c'était-là le sentiment de Carnéade ; car quand il disait que les choses n'étaient pas assez obscures pour qu'on ne put pas discerner celles qui doivent être préférées dans l'usage de la vie ; il ne prétendait pas qu'elles fussent assez claires pour pouvoir être comprises.

Il s'ensuit de-là qu'il n'y avait pas même de diversité de sentiments entr'eux, lorsque Carnéade permettait à l'homme sage d'avoir des opinions, et peut-être même de donner quelquefois son consentement ; et lorsqu'Arcésilas défendait l'un et l'autre, Carnéade prétendait seulement que l'homme sage devait se servir des choses probables dans le commun usage de la vie, et sans lesquelles on ne pourrait vivre, mais non pas dans la conduite de l'esprit, et dans la recherche de la vérité, d'où seulement Arcésilas bannissait l'opinion et le consentement. Tous leurs différends ne consistaient donc que dans les expressions, mais non dans les choses mêmes.

Philon disciple de Clitomaque, qui l'avait été de Carnéade, pour s'être éloigné sur de certains points des sentiments de ce même Carnéade, mérita d'être appelé avec Charmide, fondateur de la quatrième Académie. Il disait que les choses sont compréhensibles par elles-mêmes, mais que nous ne pouvons pas toutefois les comprendre.

Antiochus fut fondateur de la cinquième Académie : il avait été disciple de Philon pendant plusieurs années, et il avait soutenu la doctrine de Carnéade : mais enfin il quitta le parti de ses Maitres sur ses vieux jours, et fit repasser dans l'Académie les dogmes des Stoïciens qu'il attribuait à Platon, soutenant que la doctrine des Stoïciens n'était point nouvelle, mais qu'elle était une réformation de l'ancienne Académie. Cette cinquième Académie ne fut donc autre chose qu'une association de l'ancienne Académie et de la Philosophie des Stoïciens ; ou plutôt c'était la Philosophie même des Stoïciens, avec l'habit et les livrées de l'ancienne Académie, je veux dire, de celle qui fut florissante sous Platon et sous Arcésilas.

Quelques-uns ont prétendu qu'il n'y a eu qu'une seule Académie ; car, disent-ils, comme plusieurs branches qui sortent d'un même tronc, et qui s'étendent vers différents côtés, ne sont pas des arbres différents ; de même toutes ces sectes, qui sont sorties de ce tronc unique de la doctrine de Socrate, que l'homme ne sait rien, quoique partagées en diverses écoles, ne sont cependant qu'une seule Académie. Mais si nous y regardons de plus près, il se trouve une telle différence entre l'ancienne et la nouvelle Académie, qu'il faut nécessairement reconnaître deux Académies : l'ancienne, qui fut celle de Socrate et d'Antiochus ; et la nouvelle, qui fut celle d'Arcésilas, de Carnéade, et de Philon. La première fut dogmatique dans quelques points ; on y respecta du moins les premiers principes et quelques vérités morales, au lieu que la nouvelle se rapprocha presque entièrement du Scepticisme. Voyez SCEPTICIENS. (X)