Je définis cette vertu, une libéralité exercée envers les étrangers, surtout si on les reçoit dans sa maison : la juste mesure de cette espèce de bénéfice dépend de ce qui contribue le plus à la grande fin que les hommes doivent avoir pour but, savoir aux secours réciproques, à la fidélité, au commerce dans les divers états, à la concorde et aux devoirs des membres d'une même société civile.

De tous les temps les hommes ont eu dessein de voyager, de former des établissements, de connaître les pays et les mœurs des autres peuples ; mais comme les premiers voyageurs ne trouvaient point de lieu de retraite dans les endroits où ils arrivaient, ils étaient obligés de prier les habitants de les recevoir, et il s'en trouvait d'assez charitables pour leur donner un domicile, les soulager dans leurs fatigues, et leur fournir les diverses choses dont ils avaient besoin.

Abraham, pour commencer mes exemples par l'histoire sacrée, a été du nombre de ces gens compâtissants qui pratiquèrent la noble bénéficence envers les étrangers, goutèrent le plaisir de les recevoir et de leur procurer tous les secours possibles. Nous lisons dans la Genèse que ce digne patriarche rencontra, en sortant de sa tente, trois voyageurs, devant lesquels il se prosterna, leur offrit de l'eau pour laver leurs pieds, et du pain pour rétablir leurs forces. Il ordonna en même temps à Sara de pétrir trois mesures de farine, et de faire cuire des pains sous la cendre : il fit rôtir lui-même un veau qu'il servit à ses hôtes avec les pains de Sara, du beurre et du lait.

Je ne dissimulerai point que l'exercice de l'hospitalité se trouva resserré chez les Israélites dans des bornes beaucoup trop étroites, lorsqu'ils vinrent à rompre leur commerce avec les peuples voisins ; cependant, sans parler des Iduméens et des Egyptiens qui n'étaient pas compris dans cette rupture, l'esprit de cette charité ne s'éteignit pas entièrement dans leur cœur, du moins l'exercèrent-ils pour leurs frères, surtout pendant les tristes temps des captivités, où nous voyons que Tobie était pénétré de ce devoir. Dans les louanges que l'écriture lui donne, elle met la distribution qu'il faisait de trois en trois ans aux prosélytes et aux étrangers de sa part dans les dixmes. Job s'écrie au milieu de ses souffrances : " Je n'ai point laissé les étrangers dans la rue, et ma porte leur a toujours été ouverte ".

Les Egyptiens convaincus que les dieux mêmes prenaient souvent la forme de voyageurs, pour corriger l'injustice des hommes, reprimer leurs violences et leurs rapines, regardèrent les devoirs de l'hospitalité comme étant les plus sacrés et les plus inviolables : les voyages fréquents des sages de la Grèce en Egypte, l'accueil favorable qu'ils firent à Ménélas et à Helène du temps de la guerre de Troie, montrent assez combien ils s'occupaient de la pratique de cette vertu.

Les Ethiopiens n'étaient pas moins estimables à cet égard au rapport d'Héliodore : et c'est sans-doute ce qu'Homère a voulu peindre, quand il nous dit que ce peuple recevait les dieux, et les regalait avec magnificence pendant plusieurs jours.

Ce grand poète ayant une fois établi l'excellence de l'hospitalité sur l'opinion de ces prétendus voyages des dieux ; et les autres poètes de la Grèce ayant à leur tour publié que Jupiter était venu sur la terre, pour punir Lycaon qui égorgeait ses hôtes, il n'est pas étonnant que les Grecs regardassent l'hospitalité comme la vertu la plus agréable aux dieux. Aussi cette vertu était-elle poussée si loin dans la Grèce qu'on fonda dans plusieurs endroits des édifices publics où tous les étrangers étaient admis. C'est un beau trait de la vie d'Alexandre, que l'édit par lequel il déclara que les gens de bien de tous les pays étaient parents les uns des autres, et qu'il n'y avait que les méchants qui fussent exclus de cet honneur.

Les rois de Perse retirèrent de grands avantages de la reception favorable qu'ils firent à divers peuples, et surtout aux Grecs qui vinrent chercher dans leur empire une retraite contre la persécution de leur citoyens.

Malgré le caractère sauvage et la pauvreté des anciens peuples d'Italie, l'hospitalité y fut connue dès les premiers temps. L'asîle donné à Saturne par Janus, et à Enée par Latinus en sont des preuves suffisantes. Elien même rapporte qu'il y avait une loi en Lucanie qui condamnait à l'amende ceux qui auraient refusé de loger les étrangers qui arrivaient dans leur pays après le soleil couché.

Mais les Romains qui succedèrent surpassèrent toutes les autres nations dans la pratique de cette vertu ; ils établirent à l'imitation des Grecs des lieux exprès pour domicilier les étrangers ; ils nommèrent ces lieux hospitalia ou hospitia, parce qu'ils donnaient aux étrangers le nom de hospites. Pendant la solennité des Lectisternes à Rome on était obligé d'exercer l'hospitalité envers toutes sortes de gens connus ou inconnus ; les maisons des particuliers étaient ouvertes à tout le monde, et chacun avait la liberté de se servir de tout ce qu'il y trouvait. L'ordonnance des Achéens, par laquelle ils défendaient de recevoir dans leurs villes aucun Macédonien, est appelée dans Tite-Live une exécrable violation des droits de l'humanité. Les plus grandes maisons tiraient leur principale gloire de ce que leurs palais étaient toujours ouverts aux étrangers ; la famille des Marciens était unie par droit d'hospitalité avec Persée, roi de Macédoine ; et Jules-César, sans parler de tant d'autres Romains, était attaché par les mêmes nœuds à Nicomède, roi de Bithynie. " Rien n'est plus beau, disait Cicéron, que de voir les maisons des personnes illustres ouvertes à d'illustres hôtes, et la république est intéressée à maintenir cette sorte de libéralité ; rien même, ajoute-t-il, n'est plus utîle pour ceux qui veulent acquérir, par des voies légitimes, un grand crédit dans l'état, que d'en avoir beaucoup au-dehors ".

Il est aisé de s'imaginer comment les habitants des autres villes et colonies romaines, prévenus de ces sentiments, recevaient les étrangers à l'exemple de la capitale. Ils leur tendaient la main pour les conduire dans l'endroit qui leur était destiné ; ils leur lavaient les pieds, ils les menaient aux bains publics, aux jeux, aux spectacles, aux fêtes. En un mot, on n'oubliait rien de ce qui pouvait plaire à l'hôte et adoucir sa lassitude.

Il n'était pas possible après cela que les Romains n'admissent les mêmes dieux que les Grecs pour protecteurs de l'hospitalité. Ils ne manquèrent pas d'adjuger en cette qualité un des plus hauts rangs à Vénus, déesse de la tendresse et de l'amitié. Minerve, Hercule, Castor et Pollux jouirent aussi du même honneur, et l'on n'eut garde d'en priver les dieux voyageurs, dii viales. Jupiter eut avec raison la première place ; ils le déclarèrent par excellence le dieu vangeur de l'hospitalité, et le surnommèrent Jupiter hospitalier, Jupiter hospitalis. Cicéron, écrivant à son frère Quintus, appelle toujours Jupiter de ce beau nom ; mais il faut voir avec quel art Virgile annoblit cette épithète dans l'Enéide.

Jupiter, hospitibus nam te dare jura loquuntur,

Hunc laetum, Tyriisque diem, Trojâque profectis

Esse velis, nostrosque hujus meminisse minores.

Notre poésie n'a point de telles ressources, ni de si belles images.

Les Germains, les Gaulois, les Celtibériens, les peuples Atlantiques, et presque toutes les nations du monde, observèrent aussi régulièrement les droits de l'hospitalité. C'était un sacrilège chez les Germains, dit Tacite, de fermer sa porte à quelque homme que ce fût, connu ou inconnu. Celui qui a exercé l'hospitalité envers un étranger, ajoute-t-il, Ve lui montrer une autre maison, où on l'exerce encore, et il y est reçu avec la même humanité. Les lois des Celtes punissaient beaucoup plus rigoureusement le meurtre d'un étranger, que celui d'un citoyen.

Les Indiens, ce peuple compatissant, qui traitait les esclaves comme eux-mêmes, pouvaient-ils ne pas bien accueillir les voyageurs ? ils allèrent jusqu'à établir, et des hospices, et des magistrats particuliers, pour leur fournir les choses nécessaires à la vie, et prendre soin des funérailles de ceux qui mouraient dans leurs pays.

Je viens de prouver suffisamment, qu'autrefois l'hospitalité était exercée par presque tous les peuples du monde ; mais le lecteur sera bien aise d'être instruit de quelques pratiques les plus universelles de cette vertu, et de l'étendue de ses droits : il faut tâcher de contenter sa curiosité.

Lorsqu'on était averti qu'un étranger arrivait, celui qui devait le recevoir, allait au devant de lui, et après l'avoir salué, et lui avoir donné le nom de père, de frère, et d'ami, plutôt selon son âge, que par rapport à sa qualité, il lui tendait la main, le menait dans sa maison, le faisait asseoir, et lui présentait du pain, du vin, et du sel. Cette cérémonie était une espèce de sacrifice, que l'on offrait à Jupiter-Hospitalier.

Les Orientaux, avant le festin, lavaient les pieds à leurs hôtes ; cette pratique était encore en usage parmi les Juifs, et Notre-Seigneur reproche au pharisien qui le recevait à sa table, de l'avoir négligée. Les dames même de la première distinction, parmi les anciens, prenaient ce soin à l'égard de leurs hôtes. Les filles de Cocalus roi de Sicile, conduisirent Dédale dans le bain, au rapport d'Athénée. Homère en fournit plusieurs autres exemples, en parlant de Nausicaa, de Polycaste, et d'Helene. Le bain était suivi de fêtes, où l'on n'épargnait rien pour divertir les hôtes : les Perses, pour leur plaire encore davantage, admettaient dans ces fêtes et leurs femmes, et leurs filles.

La fête qui avait commencé par des libations, finissait de la même manière, en invoquant les dieux protecteurs de l'hospitalité. Ce n'était ordinairement qu'après le repas, qu'on s'informait du nom de ses hôtes, et du sujet de leur voyage, ensuite on les menait dans l'appartement qu'on leur avait préparé.

Il était de l'usage, et de la décence, de ne point laisser partir ses hôtes, sans leur faire des présents, qu'on appelait xenia ; ceux qui les recevaient les gardaient soigneusement, comme des gages d'une alliance consacrée par la religion.

Pour laisser à la postérité une marque de l'hospitalité, qu'on avait contractée avec quelqu'un, des familles entières, et des villes même, formaient ensemble ce contrat. On rompait une pièce de monnaie, ou plus communément l'on sciait en deux un morceau de bois ou d'ivoire, dont chacun des contractants gardait la moitié ; c'est ce qui est appelé par les anciens, tessera hospitalitatis, tessere d'hospitalité. Voyez TESSERE DE L'HOSPITALITE.

On en trouve encore de ces tesseres dans les cabinets des curieux, où les noms des deux amis sont écrits ; et lorsque les villes accordaient l'hospitalité à quelqu'un, elles en faisaient expédier un decret en forme, dont on lui délivrait copie.

Les droits de l'hospitalité étaient si sacrés, qu'on regardait le meurtre d'un hôte, comme le crime le plus irrémissible ; et quoiqu'il fût quelquefois involontaire, on croyait qu'il attirait la vengeance de tous les dieux. Le droit de la guerre même ne détruisait point celui de l'hospitalité, parce qu'il était censé éternel, à moins qu'on n'y renonçât d'une manière authentique. Une des cérémonies qui se pratiquait en cette rencontre, était de briser la marque, le tessere de l'hospitalité, et de dénoncer à un ami infidèle, qu'on avait rompu pour jamais avec lui.

Nous ne connaissons plus ce beau lien de l'hospitalité, et l'on doit convenir que les temps ont produit de si grands changements parmi les peuples et surtout parmi nous, que nous sommes beaucoup moins obligés aux lois saintes et respectables de ce devoir, que ne l'étaient les anciens.

Il semble même, que pour être tenu par la loi naturelle, aux services de l'hospitalité, pris dans toute leur étendue, il faut 1°. que celui qui les demande soit hors de sa patrie, pour quelque raison valable, ou du moins innocente ; 2°. qu'il y ait lieu de le présumer honnête homme, ou du moins qu'il n'a aucun dessein de nous porter préjudice ; 3°. enfin, qu'il ne trouve pas ailleurs, ou que nous ne trouvions pas de notre côté à le loger pour de l'argent. Ainsi cet acte d'humanité était incomparablement plus indispensable, lorsque des maisons publiques, commodes, et à différents prix, n'existaient point encore parmi nous.

L'hospitalité s'est donc perdue naturellement dans toute l'Europe, parce que toute l'Europe est devenue voyageante et commerçante. La circulation des espèces par les lettres de change, la sûreté des chemins, la facilité de se transporter en tous lieux sans danger, la commodité des vaisseaux, des postes, et autres voitures ; les hôtelleries établies dans toutes les villes, et sur toutes les routes, pour héberger les voyageurs, ont suppléé aux secours généreux de l'hospitalité des anciens.

L'esprit de commerce, en unissant toutes les nations, a rompu les chainons de bienfaisance des particuliers ; il a fait beaucoup de bien et de mal ; il a produit des commodités sans nombre, des connaissances plus étendues, un luxe facile, et l'amour de l'intérêt. Cet amour a pris la place des mouvements secrets de la nature, qui liaient autrefois les hommes par des nœuds tendres et touchans. Les gens riches y ont gagné dans leurs voyages, la jouissance de tous les agréments du pays où ils se rendent, jointe à l'accueil poli qu'on leur accorde à proportion de leur dépense. On les voit avec plaisir, et sans attachement, comme ces fleuves qui fertilisent plus ou moins les terres par lesquelles ils passent. (D.J.)