Mais on peut faire aux Néographes un reproche mieux fondé ; c'est qu'ils violent les lois de l'usage dans le temps même qu'ils affectent d'en consulter les décisions et d'en reconnaître l'autorité. C'est à l'usage légitime qu'ils s'en rapportent sur la prononciation, et ils font très-bien ; mais c'est au même usage qu'ils doivent s'en rapporter pour l'orthographe : son autorité est la même de part et d'autre ; de part et d'autre elle est fondée sur les mêmes titres, et l'on court le même risque à s'y soustraire dans les deux points, le risque d'être ou ridicule ou inintelligible.

Les lettres, peut-on dire, étant instituées pour représenter les éléments de la voix, l'écriture doit se conformer à la prononciation : c'est-là le fondement de la véritable orthographe et le prétexte du néographisme ; mais il est aisé d'en abuser. Les lettres, il est vrai, sont établies pour représenter les éléments de la voix ; mais comme elles n'en sont pas les signes naturels, elles ne peuvent les signifier qu'en vertu de la convention la plus unanime, qui ne peut jamais se reconnaître que par l'usage le plus général de la plus nombreuse partie des gens de lettres. Il y aura, si vous voulez, plusieurs articles de cette convention qui auraient pu être plus généraux, plus conséquents, plus faciles à saisir, mais enfin ils ne le sont pas, et il faut s'en tenir aux termes de la convention : irez-vous écrire kek abil ome ke vous soiïez, pour quelque habîle homme que vous soyez ? on ne saura ce que vous voulez dire, ou si on le devine, vous apprêterez à rire.

On repliquera qu'un néographe sage ne s'avisera point de fronder si généralement l'usage, et qu'il se contentera d'introduire quelque léger changement, qui étant suivi d'un autre quelque temps après, amenera successivement la réforme entière sans révolter personne. Mais en premier lieu, si l'on est bien persuadé de la vérité du principe sur lequel on établit son néographisme, je ne vois pas qu'il y ait plus de sagesse à n'en tirer qu'une conséquence qu'à en tirer mille ; rien de raisonnable n'est contraire à la sagesse, et je ne tiendrai jamais M. Duclos pour moins sage que M. de Voltaire. J'ajoute que cette circonspection prétendue plus sage est un aveu qu'on n'a pas le droit d'innover contre l'usage reçu, et une imitation de cette espèce de prudence qui fait que l'on cherche à surprendre un homme que l'on veut perdre, pour ne pas s'exposer aux risques que l'on pourrait courir en l'attaquant de front.

Au reste, c'est se faire illusion que de croire que l'honneur de notre langue soit intéressé au succès de toutes les réformes qu'on imagine. Il n'y en a peut-être pas une seule qui n'ait dans sa manière d'écrire quelques-unes de ces irrégularités apparentes dont le néographisme fait un crime à la nôtre : les lettres quiescentes des Hébreux ne sont que des caractères écrits dans l'orthographe, et muets dans la prononciation ; les Grecs écrivaient , et prononçaient comme nous ferions ; on n'a qu'à lire Priscien sur les lettres romaines, pour voir que l'orthographe latine avait autant d'anomalies que la nôtre ; l'italien et l'espagnol n'en ont pas moins, et en ont quelques-unes de communes avec nous ; il y en a en allemand d'aussi choquantes pour ceux qui veulent par-tout la précision géométrique ; et l'anglais qui est pourtant en quelque sorte la langue des Géomètres, en a plus qu'aucune autre. Par quelle fatalité l'honneur de notre langue serait-il plus compromis par les inconséquences de son orthographe, et plus intéressé au succès de tous les systèmes que l'on propose pour la réformer ? Sa gloire n'est véritablement intéressée qu'au maintien de ses usages, parce que ses usages font ses lais, ses richesses et ses beautés ; semblable en cela à tous les autres idiomes, parce que chaque langue est la totalité des usages propres à la nation qui la parle, pour exprimer les pensées par la voix. Voyez LANGUE, (B. E. R. M.)