En effet, un dictionnaire de langues, qui parait n'être qu'un dictionnaire de mots, doit être souvent un dictionnaire de choses quand il est bien fait : c'est alors un ouvrage très-philosophique. Voyez GRAMMAIRE.

Un dictionnaire de Science ne peut et ne doit être qu'un dictionnaire de faits, toutes les fois que les causes nous sont inconnues, c'est-à-dire presque toujours. Voyez PHYSIQUE, METAPHYSIQUE, etc. Enfin un dictionnaire historique fait par un philosophe, sera souvent un dictionnaire de choses : fait par un écrivain ordinaire, par un compilateur de Mémoires et de dates, il ne sera guère qu'un dictionnaire de mots.

Quoi qu'il en sait, nous diviserons cet article en trois parties, relatives à la division que nous adoptons pour les différentes espèces de dictionnaires.

DICTIONNAIRE DE LANGUES. On appelle ainsi un dictionnaire destiné à expliquer les mots les plus usuels et les plus ordinaires d'une langue ; il est distingué du dictionnaire historique, en ce qu'il exclut les faits, les noms propres de lieux, de personnes, etc. et il est distingué du dictionnaire de Sciences, en ce qu'il exclut les termes de Sciences trop peu connus et familiers aux seuls savants.

Nous observerons d'abord qu'un dictionnaire de langues est ou de la langue qu'on parle dans le pays où le dictionnaire se fait, par exemple, de la langue française à Paris ; ou de langue étrangère vivante, ou de langue morte.

Dictionnaire de langue française. Nous prenons ces sortes de dictionnaires pour exemple de dictionnaire de langue du pays ; ce que nous en dirons pourra s'appliquer facilement aux dictionnaires anglais faits à Londres, aux dictionnaires espagnols faits à Madrid, etc.

Dans un dictionnaire de langue française, il y a principalement trois choses à considérer ; la signification des mots, leur usage, et la nature de ceux qu'on doit faire entrer dans ce dictionnaire. La signification des mots s'établit par de bonnes définitions (voyez DEFINITION) ; leur usage, par une excellente syntaxe (voyez SYNTAXE) ; leur nature enfin, par l'objet du dictionnaire même. A ces trois objets principaux on peut en joindre trois autres subordonnés à ceux-ci ; la quantité ou la prononciation des mots, l'orthographe, et l'étymologie. Parcourons successivement ces six objets dans l'ordre que nous leur avons donné.

Les définitions doivent être claires, précises, et aussi courtes qu'il est possible ; car la briéveté en ce genre aide à la clarté. Quand on est forcé d'expliquer une idée par le moyen de plusieurs idées accessoires, il faut au moins que le nombre de ces idées soit le plus petit qu'il est possible. Ce n'est point en général la briéveté qui fait qu'on est obscur, c'est le peu de choix dans les idées, et le peu d'ordre qu'on met entr'elles. On est toujours court et clair quand on ne dit que ce qu'il faut, et de la manière qu'il le faut ; autrement on est tout-à-la-fais long et obscur. Les définitions et les démonstrations de Géométrie, quand elles sont bien faites, sont une preuve que la briéveté est plus amie qu'ennemie de la clarté.

Mais comme les définitions consistent à expliquer un mot par un ou plusieurs autres, il résulte nécessairement de-là qu'il est des mots qu'on ne doit jamais définir, puisqu'autrement toutes les définitions ne formeraient plus qu'une espèce de cercle vicieux, dans lequel un mot serait expliqué par un autre mot qu'il aurait servi à expliquer lui-même. De-là il s'ensuit d'abord que tout dictionnaire de langue dans lequel chaque mot sans exception sera défini, est nécessairement un mauvais dictionnaire, et l'ouvrage d'une tête peu philosophique. Mais quels sont ces mots de la langue qui ne peuvent ni ne doivent être définis ? Leur nombre est peut-être plus grand que l'on ne s'imagine ; ce qui le rend difficîle à déterminer, c'est qu'il y a des mots que certains auteurs regardent comme pouvant être définis, et que d'autres croient au contraire ne pouvoir l'être : tels sont par exemple les mots âme, espace, courbe, etc. mais il est au moins un grand nombre de mots, qui de l'aveu de tout le monde se refusent à quelqu'espèce de définition que ce puisse être ; ce sont principalement les mots qui désignent les propriétés générales des êtres, comme existence, étendue, pensée, sensation, temps, et un grand nombre d'autres.

Ainsi le premier objet que doit se proposer l'auteur d'un dictionnaire de langue, c'est de former, autant qu'il lui sera possible, une liste exacte de ces sortes de mots, qui seront comme les racines philosophiques de la langue : je les appelle ainsi, pour les distinguer des racines grammaticales, qui servent à former et non à expliquer les autres mots. Dans cette espèce de liste des mots originaux et primitifs, il y a deux vices à éviter : trop courte, elle tomberait souvent dans l'inconvénient d'expliquer ce qui n'a pas besoin de l'être, et aurait le défaut d'une grammaire dans laquelle des racines grammaticales seraient mises au nombre des dérivés ; trop longue, elle pourrait faire prendre pour deux mots de signification très-différente, ceux qui dans le fond enferment la même idée. Par exemple, les mots de durée et de temps, ne doivent point, ce me semble, se trouver l'un et l'autre dans la liste des mots primitifs ; il ne faut prendre que l'un des deux, parce que la même idée est enfermée dans chacun de ces deux mots. Sans-doute la définition qu'on donnera de l'un de ces mots, ne servira pas à en donner une idée plus claire, que celle qui est présentée naturellement par ce mot ; mais elle servira du moins à faire voir l'analogie et la liaison de ce mot avec celui qu'on aura pris pour terme radical et primitif. En général les mots qu'on aura pris pour radicaux doivent être tels, que chacun d'eux présente une idée absolument différente de l'autre ; et c'est-là peut-être la règle la plus sure et la plus simple pour former la liste de ces mots : car après avoir fait l'énumération la plus exacte de tous les mots d'une langue, on pourra former des espèces de tables de ceux qui ont entr'eux quelque rapport. Il est évident que le même mot se trouvera souvent dans plusieurs tables ; et dès-lors il sera aisé de voir par la nature de ce mot, et par la comparaison qu'on en fera avec ceux auquel il se rapporte, s'il doit être exclus de la liste des radicaux, ou s'il doit en faire partie. A l'égard des mots qui ne se trouveront que dans une seule table, on cherchera parmi ces mots celui qui renferme ou parait renfermer l'idée la plus simple ; ce sera le mot radical : je dis qui parait renfermer ; car il restera souvent un peu d'arbitraire dans ce choix ; les mots de temps et de durée, dont nous avons parlé plus haut, suffiraient pour s'en convaincre. Il en est de même des mots être, exister ; idée, perception, et autres semblables.

De plus, dans les tables dont nous parlons, il faudra observer de placer les mots suivant leur sens propre et primitif, et non suivant leur sens métaphorique ou figuré ; ce qui abregera beaucoup ces différentes tables : un autre moyen de les abreger encore, c'est d'en exclure d'abord tous les mots dérivés et composés qui viennent évidemment d'autres mots, tous les mots qui ne renfermant pas des idées simples, ont évidemment besoin d'être définis ; ce qu'on distinguera au premier coup d'oeil : par ce moyen les tables se réduiront et s'éclairciront sensiblement, et le travail sera extrêmement simplifié. Les racines philosophiques étant ainsi trouvées, il sera bon de les marquer dans le dictionnaire par un caractère particulier.

Après avoir établi des règles pour distinguer les mots qui doivent être définis d'avec ceux qui ne doivent pas l'être, passons maintenant aux définitions mêmes. Il est d'abord évident que la définition d'un mot doit tomber sur le sens précis de ce mot, et non sur le sens vague. Je m'explique ; le mot douleur, par exemple, s'applique également dans notre langue aux peines de l'âme, et aux sensations désagréables du corps : cependant la définition de ce mot ne doit pas renfermer ces deux sens à la fois ; c'est-là ce que j'appelle le sens vague, parce qu'il renferme à la fois le sens primitif et le sens par extension : le sens précis et originaire de ce mot désigne les sensations desagréables du corps, et on l'a étendu de-là aux chagrins de l'âme ; voilà ce qu'une définition doit faire bien sentir.

Ce que nous venons de dire du sens précis par rapport au sens vague, nous le dirons du sens propre par rapport au sens métaphorique ; la définition ne doit jamais tomber que sur le sens propre, et le sens métaphorique ne doit y être ajouté que comme une suite et une dépendance du premier. Mais il faut avoir grand soin d'expliquer ce sens métaphorique, qui fait une des principales richesses des langues, et par le moyen duquel, sans multiplier les mots, on est parvenu à exprimer un très-grand nombre d'idées. On peut remarquer, surtout dans les ouvrages de poésie et d'éloquence, qu'une partie très-considérable des mots y est employée dans le sens métaphorique, et que le sens propre des mots ainsi employés dans un sens métaphorique, désigne presque toujours quelque chose de sensible. Il est même des mots, comme aveuglement, bassesse, et quelques autres, qu'on n'emploie guère qu'au sens métaphorique : mais quoique ces mots pris au sens propre ne soient plus en usage, la définition doit néanmoins toujours tomber sur le sens propre, en avertissant qu'on y a substitué le sens figuré. Au reste comme la signification métaphorique d'un mot n'est pas toujours tellement fixée et limitée, qu'elle ne puisse recevoir quelqu'extension suivant le génie de celui qui écrit, il est visible qu'un dictionnaire ne peut tenir rigoureusement compte de toutes les significations et applications métaphoriques ; tout ce que l'on peut exiger, c'est qu'il fasse connaître au moins celles qui sont le plus en usage.

Qu'il me soit permis de remarquer à cette occasion, comment la combinaison du sens métaphorique des mots, avec leur sens figuré, peut aider l'esprit et la mémoire dans l'étude des langues. Je suppose qu'on sache assez de mots d'une langue quelconque pour pouvoir entendre à-peu-près le sens de chaque phrase dans des livres qui soient écrits en cette langue, et dont la diction soit pure et la syntaxe facîle ; je dis que sans le secours d'un dictionnaire, et en se contentant de lire et de relire assidument les livres dont je parle, on apprendra le sens d'un grand nombre d'autres mots : car le sens de chaque phrase étant entendu à-peu-près, comme je le suppose, on en conclura quel est du moins à-peu-près le sens des mots qu'on n'entend point dans chaque phrase ; le sens qu'on attachera à ces mots sera, ou le sens propre, ou le sens figuré : dans le premier cas on aura trouvé le vrai sens du mot, et il ne faudra que le rencontrer encore une ou deux fois pour se convaincre qu'on a deviné juste : dans le second cas, si on rencontre encore le même mot ailleurs, ce qui ne peut guère manquer d'arriver, on comparera le nouveau sens qu'on donnera à ce mot, avec celui qu'on lui donnait dans le premier cas ; on cherchera dans ces deux sens ce qu'ils peuvent avoir d'analogue, l'idée commune qu'ils peuvent renfermer, et cette idée donnera le sens propre et primitif. Il est certain qu'on pourrait apprendre ainsi beaucoup de mots d'une langue en assez peu de temps. En effet il n'est point de langue étrangère que nous ne puissions apprendre, comme nous avons appris la nôtre ; et il est évident qu'en apprenant notre langue maternelle, nous avons deviné le sens d'un grand nombre de mots, sans le secours d'un dictionnaire qui nous les expliquât : c'est par des combinaisons multipliées, et quelquefois très-fines, que nous y sommes parvenus ; et c'est ce qui me fait croire, pour le dire en passant, que le plus grand effort de l'esprit est celui qu'on fait en apprenant à parler ; je le crois encore au-dessus de celui qu'il faut faire pour apprendre à lire : celui-ci est purement de mémoire, et machinal ; l'autre suppose au moins une sorte de raisonnement et d'analyse.

Je reviens à la distinction du sens précis et propre des mots, d'avec leur sens vague et métaphorique : cette distinction sera fort utîle pour le développement et l'explication des synonymes, autre objet très-important dans un dictionnaire de langues. L'expérience nous a appris qu'il n'y a pas dans notre langue deux mots qui soient parfaitement synonymes, c'est-à-dire qui en toute occasion puissent être substitués indifféremment l'un à l'autre : je dis en toute occasion ; car ce serait une imagination fausse et puérile, que de prétendre qu'il n'y a aucune circonstance, où deux mots puissent être employés sans choix l'un à la place de l'autre ; l'expérience prouverait le contraire, ainsi que la lecture de nos meilleurs ouvrages. Deux mots exactement et absolument synonymes, seraient sans-doute un défaut dans une langue, parce que l'on ne doit point multiplier sans nécessité les mots non plus que les êtres, et que la première qualité d'une langue, est de rendre clairement toutes les idées avec le moins de mots qu'il est possible : mais ce ne serait pas un moindre inconvénient, que de ne pouvoir jamais employer indifféremment un mot à la place d'un autre : non-seulement l'harmonie et l'agrément du discours en souffriraient, par l'obligation où l'on serait de répéter souvent les mêmes termes ; mais encore une telle langue serait nécessairement pauvre, et sans aucune finesse. Car qu'est-ce qui constitue deux ou plusieurs mots synonymes ? c'est un sens général qui est commun à ces mots : qu'est-ce qui fait ensuite que ces mots ne sont pas toujours synonymes ? ce sont des nuances souvent délicates, et quelquefois presqu'insensibles, qui modifient ce sens primitif et général. Donc toutes les fois que par la nature du sujet qu'on traite, on n'a point à exprimer ces nuances, et qu'on n'a besoin que du sens général, chacun des synonymes peut être indifféremment employé. Donc réciproquement toutes les fois qu'on ne pourra jamais employer deux mots l'un pour l'autre dans une langue, il s'ensuivra que le sens de ces deux mots différera, non par des nuances fines, mais par des différences très-marquées et très-grossières : ainsi les mots de la langue n'exprimeront plus ces nuances, et dès-lors la langue sera pauvre et sans finesse.

Les synonymes, en prenant ce mot dans le sens que nous venons d'expliquer, sont très-fréquents dans notre langue. Il faut d'abord, dans un dictionnaire, déterminer le sens général qui est commun à tous ces mots ; et c'est-là souvent le plus difficîle : il faut ensuite déterminer avec précision l'idée que chaque mot ajoute au sens général, et rendre le tout sensible par des exemples courts, clairs, et choisis.

Il faut encore distinguer dans les synonymes les différences qui sont uniquement de caprice et d'usage quelquefois bizarre, d'avec celles qui sont constantes et fondées sur des principes. On dit, p. ex. tout conspire à mon bonheur ; tout conjure ma perte : voilà conspirer qui se prend en bonne part, et conjurer en mauvaise ; et on serait peut-être tenté d'abord d'en faire une espèce de règle : cependant on dit également bien conjurer la perte de l'état, et conspirer contre l'état : on dit aussi la conspiration, et non la conjuration des poudres. De même on dit indifféremment des pleurs de joie, ou des larmes de joie : cependant on dit des larmes de sang, plutôt que des pleurs de sang ; et des pleurs de rage, plutôt que des larmes de rage : ce sont là des bizarreries de la langue, sur lesquelles est fondée en partie la connaissance des synonymes. Un auteur qui écrit sur cette matière, doit marquer avec soin ces différences, au moins par des exemples qui donnent occasion au lecteur de les observer. Je ne crois pas non plus qu'il soit nécessaire dans les exemples de synonymes qu'on donnera, que chacun des mots qui composent un article de synonymes, fournisse dans cet article un nombre égal d'exemples : ce serait une puérilité, que de ne vouloir jamais s'écarter de cette règle ; il serait même souvent impossible de la bien remplir : mais il est bon aussi de l'observer, le plus qu'il est possible, sans affectation et sans contrainte, parce que les exemples sont par ce moyen plus aisés à retenir. Enfin un article de synonymes n'en sera pas quelquefois moins bon, quoiqu'on puisse dans les exemples substituer un mot à la place de l'autre ; il faudra seulement que cette substitution ne puisse être réciproque : ainsi quand on voudra marquer la différence entre pleurs et larmes, on pourra donner pour exemple entre plusieurs autres, les larmes d'une mère, et les pleurs de la vigne ou de l'aurore, quoiqu'on puisse dire aussi-bien les pleurs d'une mère, que ses larmes ; parce qu'on ne peut pas dire de même les larmes de la vigne ou de l'aurore, pour les pleurs de l'une ou de l'autre. Les différents emplois des synonymes se démêlent en général par une définition exacte de la valeur précise de chaque mot, par les différentes circonstances dans lesquelles on en fait usage, les différents genres de styles où on les applique, les différents mots auxquels ils se joignent, leur usage au sens propre ou au figuré, etc. Voyez SYNONYME.

Nous n'avons parlé jusqu'à présent que de la signification des mots, passons maintenant à la construction et à la syntaxe. Remarquons d'abord que cette matière est plutôt l'objet d'un ouvrage suivi que d'un dictionnaire ; parce qu'une bonne syntaxe est le résultat d'un certain nombre de principes philosophiques, dont la force dépend en partie de leur ordre et de leur liaison, et qui ne pourraient être que dispersés, ou même quelquefois déplacés, dans un dictionnaire de langues. Néanmoins pour rendre un ouvrage de cette espèce le plus complet qu'il est possible, il est bon que les règles les plus difficiles de la syntaxe y soient expliquées, surtout celles qui regardent les articles, les participes, les prépositions, les conjugaisons de certains verbes : on pourrait même, dans un très-petit nombre d'articles généraux étendus, y donner une grammaire presque complete , et renvoyer à ces articles généraux dans les applications aux exemples et aux articles particuliers. J'insiste légèrement sur tous ces objets, tant pour ne point donner trop d'étendue à cet article, que parce qu'ils doivent pour la plupart être traités ailleurs plus à fond.

Ce qu'il ne faut pas oublier surtout, c'est de tâcher, autant qu'il est possible, de fixer la langue dans un dictionnaire. Il est vrai qu'une langue vivante, qui par conséquent change sans-cesse, ne peut guère être absolument fixée ; mais du moins peut-on empêcher qu'elle ne se dénature et ne se dégrade. Une langue se dénature de deux manières, par l'impropriété des mots, et par celle des tours : on remédiera au premier de ces deux défauts, non-seulement en marquant avec soin, comme nous avons dit, la signification générale, particulière, figurée, et métaphorique des mots ; mais encore en proscrivant expressément les significations impropres et étrangères qu'un abus négligé peut introduire, les applications ridicules et tout à fait éloignées de l'analogie, surtout lorsque ces significations et applications commenceront à s'autoriser par l'exemple et l'usage de ce qu'on appelle la bonne compagnie. J'en dis autant de l'impropriété des tours. C'est aux gens de lettres à fixer la langue, parce que leur état est de l'étudier, de la comparer aux autres langues, et d'en faire l'usage le plus exact et le plus vrai dans leurs ouvrages. Jamais cet avis ne leur fut plus nécessaire : nos livres se remplissent insensiblement d'un idiome tout à fait ridicule ; plusieurs pièces de théâtre modernes, jouées avec succès, ne seront pas entendues dans vingt années, parce qu'on s'y est trop assujetti au jargon de notre temps, qui deviendra bien-tôt suranné, et sera remplacé par un autre. Un bon écrivain, un philosophe qui fait un dictionnaire de langues, prévait toutes ces révolutions : le précieux, l'impropre, l'obscur, le bizarre, l'entortillé, choquent la justesse de son esprit ; il démêle dans les façons de parler nouvelles, ce qui enrichit réellement la langue, d'avec ce qui la rend pauvre ou ridicule ; il conserve et adopte l'un, et fait main-basse sur l'autre.

On nous permettra d'observer ici qu'un des moyens les plus propres pour se former à cet égard le style et le gout, c'est de lire et d'écrire beaucoup sur des matières philosophiques : car la sévérité de style, et la propriété des termes et des tours que ces matières exigent nécessairement, accoutumeront insensiblement l'esprit à acquérir ou à reconnaître ces qualités par-tout ailleurs, ou à sentir qu'elles y manquent : de plus, ces matières étant peu cultivées et peu connues des gens du monde, leur dictionnaire est moins sujet à s'altérer, et la manière de les traiter est plus invariable dans ses principes.

Concluons de tout ce que nous venons de dire, qu'un bon dictionnaire de langues est proprement l'histoire philosophique de son enfance, de ses progrès, de sa vigueur, de sa décadence. Un ouvrage fait dans ce gout, pourra joindre au titre de dictionnaire celui de raisonné, et ce sera un avantage de plus : non-seulement on saura assez exactement la grammaire de la langue, ce qui est assez rare ; mais ce qui est plus rare encore, on la saura en philosophe. Voyez GRAMMAIRE.

Venons présentement à la nature des mots qu'on doit faire entrer dans un dictionnaire de langues. Premièrement on doit en exclure, outre les noms propres, tous les termes de sciences qui ne sont point d'un usage ordinaire et familier ; mais il est nécessaire d'y faire entrer tous les mots scientifiques, que le commun des lecteurs est sujet à entendre prononcer, ou à trouver dans les livres ordinaires. J'en dis autant des termes d'arts, tant mécaniques que libéraux. On pourrait conclure de-là que souvent les figures seront nécessaires dans un dictionnaire de langues : car il est dans les Sciences et dans les Arts une grande quantité d'objets, même très-familiers, dont il est très-difficîle et souvent presque impossible de donner une définition exacte, sans présenter ces objets aux yeux ; du moins est-il bon de joindre souvent la figure avec la définition, sans quoi la définition sera vague ou difficîle à saisir. C'est le cas d'appliquer ici ce passage d'Horace : segnius irritant animos demissa per aurem, quam quae sunt oculis subjecta fidelibus. Rien n'est si puéril que de faire de grands efforts pour expliquer longuement sans figures, ce qui avec une figure très-simple n'aurait besoin que d'une courte explication. Il y a assez de difficultés réelles dans les objets dont nous nous occupons, sans que nous cherchions à multiplier gratuitement ces difficultés. Reservons nos efforts pour les occasions où ils sont absolument nécessaires : nous n'en aurons besoin que trop souvent.

A l'exception des termes d'arts et de sciences dont nous venons de parler un peu plus haut, tous les autres mots entreront dans un dictionnaire de langues. Il faut y distinguer ceux qui ne sont d'usage que dans la conversation, d'avec ceux qu'on emploie en écrivant : ceux que la prose et la poésie admettent également, d'avec ceux qui ne sont propres qu'à l'une ou à l'autre ; les mots qui sont employés dans le langage des honnêtes gens, d'avec ceux qui ne le sont que dans le langage du peuple ; les mots qu'on admet dans le style noble, d'avec ceux qui sont réservés au style familier ; les mots qui commencent à vieillir, d'avec ceux qui commencent à s'introduire, etc. Un auteur de dictionnaire ne doit sans-doute jamais créer de mots nouveaux, parce qu'il est l'historien, et non le réformateur de la langue ; cependant il est bon qu'il observe la nécessité dont il serait qu'on en fit plusieurs, pour désigner certaines idées qui ne peuvent être rendues qu'imparfaitement par des périphrases ; peut-être même pourrait-il se permettre d'en hasarder quelques-uns, avec retenue, et en avertissant de l'innovation ; il doit surtout réclamer les mots qu'on a laissé mal-à-propos vieillir, et dont la proscription a énervé et appauvri la langue au lieu de la polir.

Il faut quand il est question des noms substantifs, en désigner avec soin le genre, s'ils ont un plurier, ou s'ils n'en ont point ; distinguer les adjectifs propres, c'est-à-dire qui doivent être nécessairement joints à un substantif, d'avec les adjectifs pris substantivement, c'est-à-dire qu'on emploie comme substantifs, en sousentendant le substantif qui doit y être joint. Il faut marquer avec soin la terminaison des adjectifs pour chaque genre ; il faut pour les verbes distinguer s'ils sont actifs, passifs, ou neutres, et désigner leurs principaux temps, surtout lorsque la conjugaison est irrégulière ; il est bon même en ce cas de faire des articles séparés pour chacun de ces temps, en renvoyant à l'article principal : c'est le moyen de faciliter aux étrangers la connaissance de la langue. Il faut enfin pour les prépositions marquer avec soin leurs différents emplois, qui souvent sont en très-grand nombre (Voyez VERBE, NOM, CAS, GENRE, PARTICIPE, &c.) et les divers sens qu'elles désignent dans chacun de ces emplois. Voilà pour ce qui concerne la nature des mots, et la manière de les traiter. Il nous reste à parler de la quantité, de l'orthographe, et de l'étymologie.

La quantité, c'est-à-dire la prononciation longue et breve, ne doit pas être négligée. L'observation exacte des accens suffit souvent pour la marquer. Voyez ACCENT et QUANTITE. Dans les autres cas on pourrait se servir des longues et des breves, ce qui abregerait beaucoup le discours. Au reste la prosodie de notre langue n'est pas si décidée et si marquée que celle des Grecs et des Romains, dans laquelle presque toutes les syllabes avaient une quantité fixe et invariable. Il n'y en avait qu'un petit nombre dont la quantité était à volonté longue ou breve, et que pour cette raison on appelle communes. Nous en avons plusieurs de cette espèce, et on pourrait ou n'en point marquer la quantité, ou la désigner par un caractère particulier, semblable à celui dont on se sert pour désigner les syllabes communes en grec et en latin, et qui est de cette forme .

A l'egard de l'orthographe, la règle qu'on doit suivre sur cet article dans un dictionnaire, est de donner à chaque mot l'orthographe la plus communément reçue, et d'y joindre l'orthographe conforme à la prononciation, lorsque le mot ne se prononce pas comme il s'écrit. C'est ce qui arrive très-fréquemment dans notre langue, et certainement c'est un défaut considérable : mais quelque grand que soit cet inconvénient, c'en serait un plus grand encore que de changer et de renverser toute l'orthographe, surtout dans un dictionnaire. Cependant comme une réforme en ce genre serait fort à désirer, je crois qu'on ferait bien de joindre à l'orthographe convenue de chaque mot, celle qu'il devrait naturellement avoir suivant la prononciation. Qu'on nous permette de faire ici quelques réflexions sur cette différence entre la prononciation et l'orthographe ; elles appartiennent au sujet que nous traitons.

Il serait fort à souhaiter que cette différence fut proscrite dans toutes les langues. Il y a pourtant sur cela plusieurs difficultés à faire. La première, c'est que des mots qui signifient des choses très-différentes, et qui se prononcent ou à-peu-près, ou absolument de même, s'écriraient de la même façon, ce qui pourrait produire de l'obscurité dans le discours. Ainsi ces quatre mots, tan, tant, tend, temps, devraient à la rigueur s'écrire tous comme le premier ; parce que la prononciation de ces mots est la même, à quelques legeres différences près. Cependant ces quatre mots désignent quatre choses bien différentes. On peut répondre à cette difficulté, 1° que quand la prononciation des mots est absolument la même, et que ces mots signifient des choses différentes, il n'y a pas plus à craindre de les confondre dans la lecture, qu'on ne fait dans la conversation où on ne les confond jamais ; 2° que si la prononciation n'est pas exactement la même, comme dans tan et temps, un accent dont on conviendrait, marquerait aisément la différence sans multiplier d'ailleurs la manière d'écrire un même son : ainsi l'a long est distingué de l'a bref par un accent circonflexe : parce que l'usage de l'accent est de distinguer la quantité dans les sons qui d'ailleurs se ressemblent. Je remarquerai à cette occasion, que nous avons dans notre langue trop peu d'accens, et que nous nous servons même assez mal du peu d'accens que nous avons. Les Musiciens ont des rondes, des blanches, des noires, des croches, simples, doubles, triples, etc. et nous n'avons que trois accens ; cependant à consulter l'oreille, combien en faudrait-il pour la seule lettre e ? D'ailleurs l'accent ne devrait jamais servir qu'à marquer la quantité, ou à designer la prononciation, et nous nous en servons souvent pour d'autres usages : ainsi nous nous servons de l'accent grave dans succès, pour marquer la quantité de l'e, et nous nous en servons dans la préposition à, pour la distinguer du mot a, troisième personne du verbe avoir ; comme si le sens seul du discours ne suffisait pas pour faire cette distinction. Enfin un autre abus dans l'usage des accens, c'est que nous désignons souvent par des accens différents, des sons qui se ressemblent ; souvent nous employons l'accent grave et l'accent circonflexe, pour désigner des e dont la prononciation est sensiblement la même, comme dans bête, procès, &c.

Une seconde difficulté sur la réformation de l'orthographe, est celle qui est fondée sur les étymologies : si on supprime, dira-t-on, le ph pour lui substituer l'f, comment distinguera-t-on les mots qui viennent du grec, d'avec ceux qui n'en viennent pas ? Je réponds que cette distinction serait encore très-facile, par le moyen d'une espèce d'accent qu'on ferait porter à l'f dans ces sortes de mots : ce qui serait d'autant plus raisonnable, que dans philosophie, par exemple, nous n'aspirons certainement aucune des deux h, et que nous prononçons filosofie ; au lieu que le des Grecs dont nous avons formé notre ph, était aspiré. Pourquoi donc conserver l'h, qui est la marque de l'aspiration, dans les mots que nous n'aspirons point ? Pourquoi même conserver dans notre alphabet cette lettre, qui n'est jamais ou qu'une espèce d'accent, ou qu'une lettre qu'on conserve pour l'étymologie ? ou du moins pourquoi l'employer ailleurs que dans le ch, qu'on ferait peut-être mieux d'exprimer par un seul caractère ? Voyez ORTHOGRAPHE, et les remarques de M. Duclos sur la grammaire de P. R. imprimées avec cette grammaire à Paris, au commencement de cette année 1754.

Les deux difficultés auxquelles nous venons de répondre, n'empêcheraient donc point qu'on ne put du moins à plusieurs égards réformer notre orthographe ; mais il serait, ce me semble, presque impossible que cette reforme fût entière pour trois raisons. La première, c'est que dans un grand nombre de mots il y a des lettres, qui tantôt se prononcent et tantôt ne se prononcent point, suivant qu'elles se rencontrent ou non devant une voyelle : telle est, dans l'exemple proposé, la dernière lettre s du mot temps, etc. Ces lettres qui souvent ne se prononcent pas, doivent néanmoins s'écrire nécessairement ; et cet inconvénient est inévitable, à moins qu'on ne prit le parti de supprimer ces lettres dans les cas où elles ne se prononcent pas, et d'avoir par ce moyen deux orthographes différentes pour le même mot ; ce qui serait un autre inconvénient. Ajoutez à cela que souvent même la lettre surnuméraire devrait s'écrire autrement que l'usage ne le prescrit : ainsi l's dans temps devrait être un z, le d dans tend devrait être un t, et ainsi des autres. La seconde raison de l'impossibilité de réformer entièrement notre orthographe, c'est qu'il y a bien des mots dans lesquels le besoin ou le désir de conserver l'étymologie ne pourra être satisfait par de purs accens, à moins de multiplier tellement ces accens, que leur usage dans l'orthographe deviendrait une étude pénible. Il faudrait dans le mot temps un accent particulier au lieu de l's : dans le mot tend, un autre accent particulier au lieu du d ; dans le mot tant, un autre accent particulier au lieu du t, etc. et il faudrait savoir que le premier accent indique une s, et se prononce comme un z ; que le second indique un d, et se prononce comme un t ; que le troisième indique un t, et se prononce de même, etc. Ainsi notre façon d'écrire pourrait être plus régulière, mais elle serait encore plus incommode. Enfin la dernière raison de l'impossibilité d'une réforme exacte et rigoureuse de l'orthographe, c'est que si on prenait ce parti, il n'y aurait point de livre qu'on put lire, tant l'écriture des mots y différerait à l'oeil de ce qu'elle est ordinairement. La lecture des livres anciens qu'on ne réimprimerait pas, deviendrait un travail ; et dans ceux même qu'on réimprimerait, il serait presque aussi nécessaire de conserver l'orthographe que le style, comme on conserve encore l'orthographe surannée des vieux livres, pour montrer à ceux qui les lisent les changements arrivés dans cette orthographe et dans notre prononciation.

Cette difference entre notre manière de lire et d'écrire, différence si bizarre et à laquelle il n'est plus temps aujourd'hui de remédier, vient de deux causes ; de ce que notre langue est un idiome qui a été formé sans règle de plusieurs idiomes mêlés, et de ce que cette langue ayant commencé par être barbare, on a tâché ensuite de la rendre régulière et douce. Les mots tirés des autres langues ont été défigurés en passant dans la nôtre ; ensuite quand la langue s'est formée et qu'on a commencé à l'écrire, on a voulu rendre à ces mots par l'orthographe, une partie de leur analogie avec les langues qui les avaient fournis, analogie qui s'était perdue ou altérée dans la prononciation : à l'égard de celle-ci, on ne pouvait guère la changer ; on s'est contenté de l'adoucir, et de-là est venue une seconde différence entre la prononciation et l'orthographe étymologique. C'est cette différence qui fait prononcer l's de temps comme un z, le d de tend comme un t, et ainsi du reste. Quoi qu'il en sait, et quelque réforme que notre langue subisse ou ne subisse pas à cet égard, un bon dictionnaire de langues n'en doit pas moins tenir compte de la différence entre l'orthographe et la prononciation, et des variétés qui se rencontrent dans la prononciation même. On aura soin de plus, lorsqu'un mot aura plusieurs orthographes reçues, de tenir compte de toutes ces différentes orthographes, et d'en faire même différents articles avec un renvoi à l'article principal : cet article principal doit être celui dont l'orthographe paraitra la plus régulière, soit par rapport à la prononciation, soit par rapport à l'étymologie ; ce qui dépend de l'auteur. Par exemple, les mots temps et temps sont aujourd'hui à-peu-près également en usage dans l'orthographe ; le premier est un peu plus conforme à la prononciation, le second à l'étymologie : c'est à l'auteur du dictionnaire de choisir lequel des deux il prendra pour l'article principal ; mais si par exemple il choisit temps, il faudra un article temps avec un renvoi à temps. A l'égard des mots où l'orthographe étymologique et la prononciation sont d'accord, comme savoir et savant qui viennent de sapere et non de scire, on doit les écrire ainsi : néanmoins comme l'orthographe savoir et savant, est encore assez en usage, il faudra faire des renvois de ces articles. Il faut de même user de renvois pour la commodité du lecteur, dans certains noms venus du grec par étymologie : ainsi il doit y avoir un renvoi d'antropomorphite à anthropomorphite ; car quoique cette dernière façon d'écrire soit plus conforme à l'étymologie, un grand nombre de lecteurs chercheraient le mot écrit de la première façon ; et ne s'avisant peut-être pas de l'autre, croiraient cet article oublié. Mais il faut surtout se souvenir de deux choses : 1°. de suivre dans tout l'ouvrage l'orthographe principale, adoptée pour chaque mot : 2°. de suivre un plan uniforme par rapport à l'orthographe, considérée relativement à la prononciation, c'est-à-dire de faire toujours prévaloir (dans les mots dont l'orthographe n'est pas universellement la même) ou l'orthographe à la prononciation, ou celle-ci à l'orthographe.

Il serait encore à propos, pour rendre un tel ouvrage plus utîle aux étrangers, de joindre à chaque mot la manière dont il devrait se prononcer suivant l'orthographe des autres nations. Exemple. On sait que les Italiens prononcent u et les Anglais vv, comme nous prononçons ou, etc. Ainsi au mot ou d'un dictionnaire, on pourrait dire : les Italiens prononcent ainsi l'u, et les Anglais l'w ; ou, ce qui serait encore plus précis, on pourrait joindre à ou les lettres u et vv, en marquant que toutes ces syllabes se prononcent comme ou, la première à Rome, la seconde à Londres : par ce moyen les étrangers et les François apprendraient plus aisément la prononciation de leurs langues réciproques. Mais un tel objet bien rempli, supposerait peut-être une connaissance exacte et rigoureuse de la prononciation de toutes les langues, ce qui est physiquement impossible ; il supposerait du moins un commerce assidu et raisonné avec des étrangers de toutes les nations qui parlassent bien : deux circonstances qu'il est encore fort difficîle de réunir. Ainsi ce que je propose est plutôt une vue pour rendre un dictionnaire parfaitement complet, qu'un projet dont on puisse espérer la parfaite exécution. Ajoutons néanmoins (puisque nous nous bornons ici à ce qui est simplement possible) qu'on ne ferait pas mal de former au commencement du dictionnaire une espèce d'alphabet universel, composé de tous les véritables sons simples, tant voyelles que consonnes et de se servir de cet alphabet pour indiquer non-seulement la prononciation dans notre langue, mais encore dans les autres, en y joignant pourtant l'orthographe usuelle dans toutes. Ainsi je suppose qu'on se servit d'un caractère particulier pour marquer la voyelle ou (car ce son est une voyelle, puisque c'est un son simple) on pourrait joindre aux syllabes ou, u, vv, etc. ce caractère particulier, que toutes les langues feraient bien d'adopter. Mais le projet d'un alphabet et d'une orthographe universelle, quelque raisonnable qu'il soit en lui-même, est aussi impossible aujourd'hui dans l'exécution que celui d'une langue et d'une écriture universelle. Les philosophes de chaque nation seraient peut-être inconciliables là-dessus : que serait-ce s'il fallait concilier des nations entières ?

Ce que nous venons de dire de l'orthographe nous conduit à parler des étymologies, voyez ce mot. Un bon dictionnaire de langues ne doit pas les négliger, surtout dans les mots qui viennent du grec ou du latin ; c'est le moyen de rappeler au lecteur les mots de ces langues, et de faire voir comment elles ont servi en partie à former la nôtre. Je crois ne devoir pas omettre ici une observation que plusieurs gens de lettres me semblent avoir faite comme moi ; c'est que la langue française est en général plus analogue dans ses tours avec la langue grecque qu'avec la langue latine, supposé ce fait vrai, comme je le crois, quelle peut en être la raison ? c'est aux savants à la chercher. Dans un bon dictionnaire on ne ferait peut-être pas mal de marquer cette analogie par des exemples : car ces tours empruntés d'une langue pour passer dans une autre, rentrent en quelque manière dans la classe des étymologies. Au reste, dans les étymologies qu'un dictionnaire peut donner, il faut exclure celles qui sont puériles, ou tirées de trop loin pour ne pas être douteuses, comme celle qui fait venir laquais du mot latin verna, par son dérivé vernacula. Nous avons aussi dans notre langue beaucoup de termes tirés de l'ancienne langue celtique, dont il est bon de tenir compte dans un dictionnaire ; mais comme cette langue n'existe plus, ces étymologies sont bien inférieures pour l'utilité aux étymologies grecques et latines, et ne peuvent guère être que de simple curiosité.

Indépendamment des racines étrangères d'une langue, et des racines Philosophiques dont nous avons parlé plus haut ; je crois qu'il serait bon d'inserer aussi dans un dictionnaire les mots radicaux de la langue même, en les indiquant par un caractère particulier. Ces mots radicaux peuvent être de deux espèces ; il y en a qui n'ont de racines ni ailleurs, ni dans la langue même, et ce sont là les vrais radicaux ; il y en a qui ont leurs racines dans une autre langue, mais qui sont eux mêmes dans la leur racines d'un grand nombre de dérivés et de composés. Ces deux espèces de mots radicaux étant marqués et désignés, on reconnaitra aisément, et on marquera les dérivés et les composés. Il faut distinguer entre dérivés et composés : tout mot composé est dérivé ; tout dérivé n'est pas composé. Un composé est formé de plusieurs racines, comme abaissement, de à et bas, etc. Un dérivé est formé d'une seule racine avec quelques différences dans la terminaison, comme fortement, de fort, etc. Un mot peut être à la fois dérivé et composé, comme abaissement, dérivé de abaissé, qui est lui-même composé de à et de bas. On peut observer que les mots composés de racines étrangères sont plus fréquents dans notre langue que les mots composés de racines même de la langue ; on trouvera cent composés tirés du grec, contre un composé de mots français, comme dioptrique, catoptrique, misanthrope, anthropophage. Toutes ces remarques ne doivent pas échapper à un auteur de dictionnaire. Elles font connaître la nature et l'analogie mutuelle des langues.

Il y a quelquefois de l'arbitraire dans le choix des racines : par exemple, amour et aimer peuvent être pris pour racines indifféremment. J'aimerais mieux cependant prendre aimer pour racine, parce qu'aimer a bien plus de dérivés qu'amour ; tous ces dérivés sont les différents temps du verbe aimer. Dans les verbes il faut toujours prendre l'infinitif pour la racine des dérivés, parce que l'infinitif exprime une action indéfinie, et que les autres temps désignent quelque circonstance jointe à l'action, celle de la personne, du temps, etc. et par conséquent ajoutent une idée à celle de l'infinitif. Voyez DERIVE, etc.

Tels sont les principaux objets qui doivent entrer dans un dictionnaire de langues, lorsqu'on voudra le rendre le plus complet et le plus parfait qu'il sera possible. On peut sans-doute faire des dictionnaires de langues, et même des dictionnaires estimables, où quelques-uns de ces objets ne seront pas remplis ; il vaut même beaucoup mieux ne les point remplir du tout que les remplir imparfaitement ; mais un dictionnaire de langues, pour ne rien laisser à désirer, doit réunir tous les avantages dont nous venons de faire mention. On peut juger après cela si cet ouvrage est celui d'un simple grammairien ordinaire, ou d'un grammairien profond et philosophe ; d'un homme de lettres retiré et isolé, ou d'un homme de lettres qui fréquente le grand monde ; d'un homme qui n'a étudié que sa langue, ou de celui qui y a joint l'étude des langues anciennes ; d'un homme de lettres seul, ou d'une société de savants, de littérateurs, et même d'artistes ; enfin, on pourra juger aisément, si en supposant cet ouvrage fait par une société, tous les membres doivent y travailler en commun, ou s'il n'est pas plus avantageux que chacun se charge de la partie dans laquelle il est le plus versé, et que le tout soit ensuite discuté dans des assemblées générales. Quoi qu'il en soit de ces réflexions que nous ne faisons que proposer, on ne peut nier que le dictionnaire de l'académie française ne sait, sans contredit, notre meilleur dictionnaire de langue, malgré tous les défauts qu'on lui a reprochés ; défauts qui étaient peut-être inévitables, surtout dans les premières éditions, et que cette compagnie travaille à réformer de jour en jour. Ceux qui ont attaqué cet ouvrage auraient été bien embarrassés pour en faire un meilleur ; et il est d'ailleurs si aisé de faire d'un excellent dictionnaire une critique tout à la fois très-vraie et très-injuste ! Dix articles faibles qu'on relevera, contre mille excellents dont on ne dira rien, en imposeront au lecteur. Un ouvrage est bon lorsqu'il s'y trouve plus de bonnes choses que de mauvaises ; il est excellent lorsque les bonnes choses y sont excellentes, ou lorsque les bonnes surpassent de beaucoup les mauvaises. Il n'y a point d'ouvrages que l'on doive plus juger d'après cette règle, qu'un dictionnaire, par la variété et la quantité de matières qu'il renferme et qu'il est moralement impossible de traiter toutes également.

Avant de finir sur les dictionnaires de langues, je dirai encore un mot des dictionnaires de rimes. Ces sortes de dictionnaires ont sans-doute leur utilité : mais que de mauvais vers ils produisent ! Si une liste de rimes peut quelquefois faire naître une idée heureuse à un excellent poète, en revanche un poète médiocre ne s'en sert que pour mettre la raison et le bons sens à la torture.

Dictionnaires de langues étrangères mortes ou vivantes. Après le détail assez considérable dans lequel nous sommes entrés sur les dictionnaires de langue française, nous serons beaucoup plus courts sur les autres ; parce que les principes établis précédemment pour ceux-ci, peuvent en grande partie s'appliquer à ceux-là. Nous nous contenterons donc de marquer les différences principales qu'il doit y avoir entre un dictionnaire de langue française et un dictionnaire de langue étrangère morte ou vivante ; et nous dirons de plus ce qui doit être observé dans ces deux espèces de dictionnaire de langues étrangères.

En premier lieu, comme il n'est question ici de dictionnaires de langues étrangères qu'en tant que ces dictionnaires servent à faire entendre une langue par une autre ; tout ce que nous avons dit au commencement de cet article sur les définitions dans un dictionnaire de langues n'a pas lieu pour ceux dont il s'agit ; car les définitions y doivent être supprimées. A l'égard de la signification des termes, je pense que c'est un abus d'en entasser un grand nombre pour un même mot, à moins qu'on ne distingue exactement la signification propre et précise d'avec celle qui n'est qu'une extension ou une métaphore ; ainsi quand on lit dans un dictionnaire latin impellere, pousser, forcer, faire entrer ou sortir, exciter, engager, il est nécessaire qu'on y puisse distinguer le mot pousser de tous les autres, comme étant le sens propre. On peut faire cette distinction en deux manières, ou en écrivant ce mot dans un caractère différent, ou en l'écrivant le premier, et ensuite les autres suivant leur degré de propriété et d'analogie avec le premier ; mais je crois qu'il vaudrait mieux encore s'en tenir au seul sens propre, sans y en joindre aucun autre ; c'est charger, ce me semble, la mémoire assez inutilement ; et le sens de l'auteur qu'on traduit suffira toujours pour déterminer si la signification du mot est au propre ou au figuré. Les enfants, dira-t-on peut-être, y seront plus embarrassés, au lieu qu'ils démêleront dans plusieurs significations jointes à un même mot, celle qu'ils doivent choisir. Je réponds premièrement que si un enfant a assez de discernement pour bien faire ce choix ; il en aura assez pour sentir de lui-même la vraie signification du mot appliqué à la circonstance et au cas dont il est question dans l'auteur : les enfants qui apprennent à parler, et qui le savent à l'âge de trois ou quatre ans au plus, ont fait bien d'autres combinaisons plus difficiles. Je réponds en second lieu que quand on s'écarterait de la règle que je propose ici dans les dictionnaires faits pour les enfants, il me semble qu'il faudrait s'y conformer dans les autres ; une langue étrangère en serait plutôt apprise, et plus exactement sue.

Dans les dictionnaires de langues mortes, il faut marquer avec soin les auteurs qui ont employé chaque mot ; c'est ce qu'on exécute pour l'ordinaire avec beaucoup de négligence, et c'est pourtant ce qui peut être le plus utîle pour écrire dans une langue morte (lorsqu'on y est obligé) avec autant de pureté qu'on peut écrire dans une telle langue. D'ailleurs il ne faut pas croire qu'un mot latin ou grec, pour avoir été employé par un bon auteur, soit toujours dans le cas de pouvoir l'être. Térence, qui passe pour un auteur de la bonne latinité, ayant écrit des comédies, a dû. ou du moins a pu, souvent employer des mots qui n'étaient d'usage que dans la conversation, et qu'on ne devrait pas employer dans le discours oratoire ; c'est ce qu'un auteur de dictionnaire doit faire observer, d'autant que plusieurs de nos humanistes modernes sont quelquefois tombés en faute sur cet article. Voyez LATINITE. Ainsi quand on cite Térence, par exemple, ou Plaute, il faut, ce me semble, avoir soin d'y joindre la pièce et la scène, afin qu'en recourant à l'endroit même, on puisse juger si on doit se servir du mot en question. Que ce soit un valet qui parle, il faudra être en garde pour employer l'expression ou le tour dont il s'agit, et ne se résoudre à en faire usage qu'après s'être assuré que cette façon de parler est bonne en elle-même, indépendamment et du personnage, et de la circonstance où il est. Ce n'est pas tout : il faut même prendre des précautions pour distinguer les termes et les tours employés par un seul auteur, quelque excellent qu'il puisse être. Cicéron, qu'on regarde comme le modèle de la bonne latinité, a écrit différentes sortes d'ouvrages, dans lesquels ni les expressions, ni les tours n'ont dû être de la même nature et du même genre. Il a varié son style selon les matières qu'il traitait ; ses harangues diffèrent beaucoup par la diction de ses livres sur la Rhétorique, ceux-ci de ses ouvrages philosophiques ; et tous diffèrent extrémement de ses épitres familières. Il faut donc, quand on attribue à Cicéron un terme ou une façon de dire, marquer l'ouvrage et l'endroit d'où on l'a tiré. Il en est ainsi en général de tout auteur, même de ceux qui n'ont fait que des ouvrages d'un seul genre, parce que dans aucun ouvrage le style ne doit être uniforme, et que le ton qu'on y prend, et la couleur qu'on y emploie dépendent de la nature des choses qu'on a à dire. Les harangues de Tite-Live ne sont point écrites comme ses préfaces, ni celles-ci comme ses narrations. De plus, quand on cite un mot ou un tour comme appartenant à un auteur qui n'a pas été du bon siècle, ou qui ne passe pas pour un modèle irreprochable, il faut marquer avec soin si ce tour ou ce mot a été employé par quelqu'un des bons auteurs, et citer l'endroit ; ou plutôt on pourrait pour s'épargner cette peine ne citer jamais un mot ou un tour comme employé par un auteur suspect, lorsque ce mot a été employé par de bons auteurs, et se contenter de citer ceux-ci. Enfin quand un mot ou un tout est employé par un bon auteur, il faut marquer encore s'il se trouve dans les autres bons auteurs du même temps, poètes, historiens etc. afin de connaître si ce mot appartient également bien à tous les styles. Ce travail parait immense, et comme impraticable ; mais il est plus long que difficile, et les concordances qu'on a faites des meilleurs auteurs y aideront beaucoup.

Dans ce même dictionnaire il sera bon de marquer par des exemples choisis les différents emplois d'un mot ; il sera bon d'y faire sentir même les synonymes autant qu'il est possible dans un dictionnaire de langue morte : par exemple ; la différence de vereor et de metuo, si bien marquée au commencement de l'oraison de Cicéron pour Quintius ; celle d'aegritudo, meror, aerumna, luctus, lamentatio, détaillée au quatrième livre des Tusculanes, et tant d'autres qui doivent rendre les écrivains latins modernes fort suspects, et leurs admirateurs fort circonspects.

Dans un dictionnaire latin on pourra joindre au mot de la langue les étymologies tirées du grec. On pourra placer les longues et les breves sur les mots ; cette précaution, il est vrai, ne remédiera pas à la manière ridicule dont nous prononçons un très-grand nombre de mots latins en faisant long ce qui est bref, et bref ce qui est long ; mais elle empêchera du moins que la prononciation ne devienne encore plus vitieuse. Enfin, il serait peut-être à-propos dans les dictionnaires latins et grecs de disposer les mots par racines, suivies de tous leurs dérivés, et d'y joindre un vocabulaire par ordre alphabétique qui indiquerait la place de chaque mot, comme on a fait dans le dictionnaire grec de Scapula, et dans quelques autres. Un lecteur doué d'une mémoire heureuse pourrait apprendre de suite ces racines, et par ce moyen avancerait beaucoup et en peu de temps dans la connaissance de la langue ; car avec un peu d'usage et de syntaxe, il reconnaitrait bien-tôt aisément les dérivés.

Il ne faut pas croire cependant qu'avec un dictionnaire tel que je viens de le tracer, on eut une connaissance bien entière d'aucune langue morte. On ne la saura jamais que très-imparfaitement. Il est premièrement une infinité de termes d'art et de conversation qui sont nécessairement perdus, et que par conséquent on ne saura jamais : il est de plus une infinité de finesses, de fautes, et de négligences qui nous échapperont toujours. Voyez LATINITE.

Quand j'ai parlé plus haut des synonymes dans les langues mortes, je n'ai point voulu parler de ceux qu'on entasse sans vérité, sans choix, et sans goût dans les dictionnaires latins, qu'on appelle ordinairement dans les colléges du nom de synonymes, et qui ne servent qu'à faire produire aux enfants de très-mauvaise poésie latine. Ces dictionnaires, j'ose le dire, me paraissent fort inutiles, à moins qu'ils ne se bornent à marquer la quantité et à recueillir sous chaque mot les meilleurs passages des excellents poètes. Tout le reste n'est bon qu'à gâter le gout. Un enfant né avec du talent ne doit point s'aider de pareils ouvrages pour faire des vers latins, supposé même qu'il soit bon qu'il en fasse ; et il est absurde d'en faire faire aux autres. Voyez COLLEGE et ÉDUCATION.

Dans les dictionnaires de langue vivante étrangère on observera, pour ce qui regarde la syntaxe et l'emploi des mots, ce qui a été prescrit plus haut sur cet article pour les dictionnaires de langue vivante maternelle ; il sera bon de joindre à la signification française des mots leur signification latine, pour graver par plus de moyens cette signification dans la mémoire. On pourrait même croire qu'il serait à propos de s'en tenir à cette signification, parce que le latin étant une langue que l'on apprend ordinairement dès l'enfance, on y est pour l'ordinaire plus versé que dans une langue étrangère vivante que l'on apprend plus tard et plus imparfaitement, et qu'ainsi un auteur de dictionnaire traduira mieux d'anglais en latin que d'anglais en français ; parce moyen la langue latine pourrait devenir en quelque sorte la commune mesure de toutes les autres. Cette considération mérite sans-doute beaucoup d'égard ; néanmoins il faut observer que le latin étant une langue morte, nous ne sommes pas toujours aussi à portée de connaître le sens précis et rigoureux de chaque terme, que nous le sommes dans une langue étrangère vivante ; que d'ailleurs il y a une infinité de termes de sciences, d'arts, d'oeconomie domestique, de conversation, qui n'ont pas d'équivalent en latin ; et qu'enfin nous supposons que le dictionnaire soit l'ouvrage d'un homme très-versé dans les deux langues, ce qui n'est ni impossible, ni même fort rare. Enfin, il ne faut pas s'imaginer que quand on traduit des mots d'une langue dans l'autre, il soit toujours possible, quelque versé qu'on soit dans les deux langues, d'employer des équivalents exacts et rigoureux ; on n'a souvent que des à-peu-près. Plusieurs mots d'une langue n'ont point de correspondant dans une autre, plusieurs n'en ont qu'en apparence, et différent par des nuances plus ou moins sensibles des équivalents qu'on croit leur donner. Ce que nous disons ici des mots, est encore plus vrai et plus ordinaire par rapport aux tours ; il ne faut que savoir, même imparfaitement, deux langues, pour en être convaincu : cette différence d'expression et de construction constitue principalement ce qu'on appelle le génie des langues, qui n'est autre chose que la propriété d'exprimer certaines idées plus ou moins heureusement. Voyez sur cela une excellente note que M. de Voltaire a placée dans son discours à l'académie Française, tome II. de ses œuvres, Paris 1751, page 121. Voyez aussi LANGUE, TRADUCTION, etc.

La disposition des mots par racines est plus difficile, et moins nécessaire dans un dictionnaire de langue vivante, que dans un dictionnaire de langue morte ; cependant comme il n'y a point de langue qui n'ait des mots primitifs et des mots dérivés, je crois que cette disposition, à tout prendre, pourrait être utile, et abregerait beaucoup l'étude de la langue, par exemple celle de la langue anglaise, qui a tant de mots composés, et celle de l'italienne, qui a tant de diminutifs, et d'analogie avec le latin. A l'égard de la prononciation de chaque mot, il faut aussi la marquer exactement ; conformément à l'orthographe de la langue dans laquelle on traduit, et non de la langue étrangère. Par exemple, on sait que l'e en anglais se prononce souvent comme notre i ; ainsi au mot sphère on dira que ce mot se prononce sphire. Cette dernière orthographe est relative à la prononciation française, et non à l'anglaise ; car l'i en anglais se prononce quelquefois comme aï : ainsi sphire, si on le prononçait à l'anglaise, pourrait faire sphaïre.

Voilà tout ce que nous avions à dire sur les dictionnaires de langue. Nous n'avons qu'un mot à ajouter sur les dictionnaires de la langue française, traduits en langue étrangère, soit morte, soit vivante. Nous parlerons de l'usage des premiers à l'article LATINITE ; et à l'égard des autres, ils ne serviraient (si on s'y bornoit) qu'à apprendre très-imparfaitement la langue ; l'étude des bons auteurs dans cette langue, et le commerce de ceux qui la parlent bien, sont le seul moyen d'y faire de véritables et solides progrès.

Mais en général le meilleur moyen d'apprendre promptement une langue quelconque, c'est de se mettre d'abord dans la mémoire le plus de mots qu'il est possible : avec cette provision et beaucoup de lecture, on apprendra la syntaxe par le seul usage, surtout celle de plusieurs langues modernes, qui est fort courte ; et on n'aura guère besoin de lire des livres de Grammaire, surtout si on ne veut pas écrire ou parler la langue, et qu'on se contente de lire les auteurs ; car quand il ne s'agit que d'entendre, et qu'on connait les mots, il est presque toujours facîle de trouver le sens. Voulez-vous donc apprendre promptement une langue, et avez-vous de la mémoire ? apprenez un dictionnaire, si vous pouvez, et lisez beaucoup ; c'est ainsi qu'en ont usé plusieurs gens de lettres.

DICTIONNAIRES HISTORIQUES. Les dictionnaires de cette espèce sont ou généraux ou particuliers, et dans l'un et l'autre cas ils ne sont proprement qu'une histoire générale ou particulière ; dont les matières sont distribuées par ordre alphabétique. Ces sortes d'ouvrages sont extrêmement commodes, parce qu'on y trouve, quand ils sont bien faits, plus aisément même que dans une histoire suivie, les choses dont on veut s'instruire. Nous ne parlerons ici que des dictionnaires généraux, c'est-à-dire qui ont pour objet l'histoire universelle ; ce que nous en dirons, s'appliquera facilement aux dictionnaires particuliers qui se bornent à un objet limité.

Ces dictionnaires renferment en général trois grands objets ; l'Histoire proprement dite, c'est-à-dire le récit des événements ; la Chronologie, qui marque le temps où ils sont arrivés ; et la Géographie, qui en indique le lieu. Commençons par l'Histoire proprement dite.

L'histoire est ou des peuples en général, ou des hommes. L'histoire des peuples renferme celle de leur première origine, des pays qu'ils ont habités avant celui qu'ils possèdent actuellement, de leur gouvernement passé et présent, de leurs mœurs, de leurs progrès dans les Sciences et dans les Arts, de leur commerce, de leur industrie, de leurs guerres : tout cela doit être exposé succinctement dans un dictionnaire, mais pourtant d'une manière suffisante, sans s'appesantir sur les détails, et sans négliger ou passer trop rapidement les circonstances essentielles : le tout doit être entremêlé des réflexions philosophiques que le sujet fournit, car la Philosophie est l'âme de l'Histoire. On ne doit pas oublier d'indiquer les auteurs qui ont le mieux écrit du peuple dont on parle, le degré de foi qu'ils méritent, et l'ordre dans lequel l'on doit les lire pour s'instruire plus à fond.

L'histoire des hommes comprend les princes, les grands, les hommes célèbres par leurs talents et par leurs actions. L'histoire des princes doit être plus ou moins détaillée, à proportion de ce qu'ils ont fait de mémorable ; il en est plusieurs dont il faut se contenter de marquer la naissance et la mort, et renvoyer pour ce qui s'est fait sous leur règne, aux articles de leurs généraux et de leurs ministres. C'est surtout dans un tel ouvrage qu'il faut préparer les princes vivants à ce qu'on dira d'eux, par la manière dont on parle des morts. Car comme un dictionnaire historique est un livre que presque tout le monde se procure pour sa commodité, et qu'on consulte à chaque instant, il peut être pour les princes une leçon forcée, et par conséquent plus sure que l'histoire. La vérité, si on peut parler ainsi, peut entrer dans ce livre par toutes les portes ; et elle le doit, puisqu'elle le peut.

On en usera encore plus librement pour les grands. On sera surtout très-attentif sur la vérité des généalogies : rien sans-doute n'est plus indifférent en soi-même ; mais dans l'état où sont aujourd'hui les choses, rien n'est quelquefois plus nécessaire. On aura donc soin de la donner exacte, et surtout de ne la pas faire remonter au-delà de ce que prouvent les titres certains. On accuse Morery de n'avoir pas été assez scrupuleux sur cet article. La connaissance des généalogies emporte celle du blason : dont nos ayeux ignorants ont jugé à propos de faire une science ; et qui malheureusement en est devenue une, parce qu'on a mieux aimé, comme l'observe M. Fleury, dire gueule et sinople, que rouge et verd. Les anciens ne connaissaient pas cette nouvelle livrée de la vanité ; mais les hommes iront toujours en se perfectionnant de ce côté-là. Voilà donc encore un article qu'un dictionnaire historique ne doit pas négliger.

Enfin un dictionnaire historique doit faire mention des hommes illustres dans les Sciences, dans les Arts libéraux, &, autant qu'il est possible, dans les Arts mécaniques même. Pourquoi en effet un célèbre horloger ne mériterait-il pas dans un dictionnaire, une place que tant de mauvais écrivains y usurpent ? Ce n'est pas néanmoins que l'on doive exclure entièrement d'un dictionnaire les mauvais écrivains ; il est quelquefois nécessaire de connaître au moins le nom de leurs ouvrages : mais leurs articles ne sauraient être trop courts. S'il y a quelques écrivains qu'on doive, pour l'honneur des lettres, bannir entièrement d'un dictionnaire, ce sont les écrivains satyriques, qui pour la plupart sans talent, n'ont pas même souvent le mince avantage de réussir dans ce genre bas et facîle : le mépris doit être leur récompense pendant leur vie, et l'oubli l'est après leur mort. La postérité eut ignoré jusqu'aux noms de Bavius et de Mévius, si Virgile n'avait eu la faiblesse de lancer un trait contr'eux dans un de ses vers.

On a reproché au dictionnaire de Bayle de faire mention d'un assez grand nombre d'auteurs peu connus, et d'en avoir omis de fort célèbres. Cette critique n'est pas tout à fait sans fondement ; néanmoins on peut répondre que le dictionnaire de Bayle (en tant qu'historique) n'étant que le supplément de Morery, Bayle n'est censé avoir omis que les articles qui n'avaient pas besoin de correction ni d'addition. On peut ajouter que le dictionnaire de Bayle n'est qu'improprement un dictionnaire historique ; c'est un dictionnaire philosophique et critique, où le texte n'est que le prétexte des notes : ouvrage que l'auteur aurait rendu infiniment estimable, en y supprimant ce qui peut blesser la religion et les mœurs.

Je ferai ici deux observations qui me paraissent nécessaires à la perfection des dictionnaires historiques. La première est que dans l'histoire des artistes on a, ce me semble, été plus occupé des Peintres que des Sculpteurs et des Architectes, et des uns et des autres, que des Musiciens ; j'ignore par quelle raison. Il serait à souhaiter que cette partie de l'histoire des Arts ne fût pas aussi négligée. N'est-ce pas, par exemple, une chose honteuse à notre siècle, de n'avoir recueilli presqu'aucune circonstance de la vie des célèbres musiciens qui ont tant honoré l'Italie, Corelli, Vinci, Léo, Pergolese, Terradellas et beaucoup d'autres ? on ne trouve pas même leurs noms dans nos dictionnaires historiques. C'est un avis que nous donnons aux gens de lettres, et nous souhaitons qu'il produise son effet.

Notre seconde observation a pour objet l'usage où l'on est dans les dictionnaires historiques, de ne point parler des auteurs vivants ; il me semble que l'on devrait en faire mention, ne fût-ce que pour donner le catalogue de leurs ouvrages, qui font une partie essentielle de l'histoire littéraire actuelle : je ne vois pas même pourquoi on s'interdirait les éloges, lorsqu'ils les méritent. Il est trop pénible et trop injuste, comme l'a très-bien remarqué M. Marmontel dans l'art. CRITIQUE, d'attendre la mort des hommes célèbres pour leur rendre l'hommage qui leur est dû. Quand l'écriture défend de louer personne avant sa mort, elle veut dire seulement qu'on ne doit point donner aux hommes avant leur mort d'éloge général et sans restriction sur leur conduite, parce que cette conduite peut changer ; mais jamais il n'a été défendu de louer personne de son vivant sur ce qu'il a fait d'estimable : nous trouverions facilement dans l'écriture même, des exemples du contraire. Pour les satyres, il faut se les interdire sévèrement. Je ne parle point ici seulement de celles qui outragent directement la probité ou les mœurs des citoyens, et qui sont punies ou doivent l'être par les lois ; je parle de celles même qui attaquent un écrivain par des injures grossières, ou par le ridicule qu'on cherche à lui donner : si elles tombent sur un écrivain estimable qui n'y ait point donné lieu, ou dont les talents doivent faire excuser les fautes, elles sont odieuses et injustes : si elles tombent sur un mauvais écrivain, elles sont en pure perte, sans honneur et sans mérite pour celui qui les fait, et sans utilité ni pour le public, ni pour celui sur qui elles tombent.

En proscrivant la satyre, on ne saurait au contraire trop recommander la critique dans un dictionnaire littéraire ; c'est le moyen de le rendre instructif et intéressant : mais il faut que cette critique soit raisonnée, sérieuse et impartiale ; qu'elle approuve et censure à propos, et jamais d'une manière vague ; qu'elle ne s'exerce enfin que sur des ouvrages qui en vaillent la peine, et que par conséquent elle soit pleine de politesse et d'égards. Cette manière de critiquer est la plus difficile, et par conséquent la plus rare ; mais elle est la seule qui survive à ses auteurs. Une discussion fine et délicate est plus utîle ; et plus agréable même aux bons esprits, qu'une ironie souvent déplacée. Voyez CRITIQUE et SATYRE.

Je reviens aux éloges, et j'ajoute qu'il faut être circonspect dans le choix des hommes à qui on les donne, dans la manière de les donner, et dans l'objet sur lequel on les fait tomber. Un dictionnaire, tel que celui dont nous parlons, est fait par sa nature même pour passer à la postérité. La justice ou l'injustice des éloges, est un des moyens sur lesquels le reste de l'ouvrage sera jugé par cette postérité si redoutable, par ce fleau des critiques et des louanges, des protecteurs et des protégés, des noms et des titres, qui saura, sans fiel et sans flatterie, apprécier les écrivains, non sur ce qu'ils auront été ni sur ce qu'on aura dit d'eux, mais sur ce qu'ils auront fait. L'auteur d'un dictionnaire historique doit pressentir dans tout ce qu'il écrit, le jugement que les siècles assemblés en porteront, et se dire continuellement à lui-même ces mots de Cicéron à Fannius, dans sa harangue pro Roscio Amerino : Quant a multitudo hominum ad hoc judicium vides ; quae sit omnium mortalium expectatio, ut severa judicia fiant, intelligis. De plus, dans les éloges qu'on donne aux écrivains et aux artistes, soit morts, soit vivants, il faut avoir égard non-seulement à ce qu'ils ont fait, mais à ce qui avait été fait avant eux ; au progrés qu'ils ont fait faire à la science ou à l'art. Corneille n'eut-il fait que Mélite, il eut mérité des éloges, parce que cette pièce, toute imparfaite qu'elle est, est très-supérieure à tout ce qui avait précédé. De même, quelque parti qu'on prenne sur la musique française, on ne peut nier au moins que quelques-uns de nos musiciens n'aient fait faire à cet art de grands progrès parmi nous, eu égard au point d'où ils sont partis. On ne peut donc leur refuser des éloges, comme on n'en peut refuser à Descartes, quelque système de philosophie qu'on suive.

Nous ne dirons qu'un mot de la chronologie qu'on doit observer dans un dictionnaire historique : les dates y doivent être jointes, autant qu'on le peut, à chaque fait tant soit peu considérable. Il est inutîle d'ajouter qu'elles doivent être fort exactes, principalement lorsque ces dates sont modernes. Sur les dates anciennes (surtout quand elles sont disputées) on peut se donner plus de licence, soit en rendant compte de la diversité d'opinions entre les auteurs, soit en se fixant à ce qui parait le plus probable. Pour la chronologie incertaine des premiers âges, on peut s'en tenir à ce qui a été dit sur ce sujet dans l'article CHRONOLOGIE, et s'attacher à quelqu'auteur accrédité qu'on suivra. Ce n'est pas que dans les articles importants, et surtout dans les articles généraux de chronologie, on doive tout à fait négliger les discussions ; mais il faut, comme dans les faits historiques, s'y borner à ce qu'il y a d'essentiel et d'instructif, et renvoyer pour le reste aux auteurs qui en ont le mieux traité.

A l'égard de la Géographie, elle renferme deux branches ; l'ancienne Géographie, et la moderne : par conséquent les articles de Géographie doivent faire mention, 1° des différents noms qu'on a donnés au pays ou à la ville dont on parle : 2° des différents peuples qui l'ont habitée : 3° des différents maîtres qu'elle a eus : 4° de sa situation, de son terroir, de son commerce ancien et moderne : 5° de la latitude et de la longitude, en distinguant avec soin celle qui est connue par observation immédiate, d'avec celle qui est connue seulement par estimation : 6° des mesures itinéraires anciennes et modernes ; matière immense, et d'une discussion très-épineuse. On voit par-là quelle connaissance profonde de l'Histoire, et même à quelques égards de l'Astronomie, supposent de pareils articles : il ne suffit donc pas d'avoir lu superficiellement l'Histoire, ou même avec une attention ordinaire, pour être bon géographe. Souvent un fait essentiel se découvre en un endroit dans lequel personne ne l'avait vu, ou ne songeait à le trouver. Aussi cette partie est-elle fort imparfaite et fort négligée dans tous les dictionnaires : nous apprenons même qu'on la trouve souvent peu exacte dans l'Encyclopédie, où elle n'a été traitée que fort en abrégé. Si ce reproche est fondé, comme nous le croyons sans peine, c'est à la disette de bonnes sources en matière de Géographie, que nos lecteurs doivent s'en prendre. Un bon dictionnaire géographique serait un ouvrage bien digne des soins et des connaissances de M. d'Anville, de l'académie des Belles-Lettres, l'homme de l'Europe peut-être le plus versé aujourd'hui dans cette partie de l'histoire ; un pareil travail demanderait à être encouragé par le gouvernement.

Nous n'avons parlé jusqu'ici que de la Géographie purement historique ; celle qui tient à l'Astronomie, et qui consiste à connaître par observation la position des lieux de la terre et de la mer où on est, appartient proprement à un dictionnaire des Sciences : elle n'est pas l'objet du Dictionnaire dont il s'agit, si ce n'est peut-être indirectement, en tant que ce Dictionnaire renferme les latitudes et longitudes. Voyez GEOGRAPHIE.

Quoiqu'un dictionnaire historique ne doive point contenir d'articles de Sciences, il serait cependant à-propos, pour le rendre plus utile, d'y joindre aussi, soit dans un vocabulaire à part, soit dans le corps du dictionnaire même, des articles abrégés qui renfermassent seulement l'explication des termes principaux des Sciences ou des Arts, parce que ces termes reviennent sans-cesse dans l'histoire des gens de lettres, et qu'il est incommode d'avoir recours à un autre ouvrage pour en avoir l'explication. J'exclus de ce nombre les termes de Science ou d'Art qui sont connus de tout le monde, et ceux qui étant employés rarement, ne se trouveront point dans les articles historiques.

DICTIONNAIRES DE SCIENCES et D'ARTS, TANT LIBERAUX QUE MECHANIQUES. M. Diderot a traité cette matière avec tant de soin et de précision dans le Prospectus de cet Ouvrage, imprimé depuis à la suite du Discours Préliminaire, que nous n'avons rien à y ajouter. Nous ne nous arrêterons ici que sur deux choses, sur l'utilité des ouvrages de cette espèce, et (ce qui nous touche de plus près) sur les dictionnaires de Sciences et d'Arts, qui sont de plus encyclopédiques.

Nous avons déjà parlé assez au long du premier objet dans le Discours Préliminaire, pag. xxxjv. et dans l'avertissement du troisième volume, p. VIe Ces sortes d'ouvrages sont un secours pour les savants, et sont pour les ignorants un moyen de ne l'être pas tout à fait : mais jamais aucun auteur de dictionnaire n'a prétendu qu'on put dans un livre de cette espèce, s'instruire à fond de la science qui en fait l'objet ; indépendamment de tout autre obstacle, l'ordre alphabétique seul en empêche. Un dictionnaire bien fait est un ouvrage que les vrais savants se bornent à consulter, et que les autres lisent pour en tirer quelques lumières superficielles. Voilà pourquoi un dictionnaire peut et souvent même doit être autre chose qu'un simple vocabulaire, sans qu'il en résulte aucun inconvénient. Et quel mal peuvent faire aux Sciences des dictionnaires où l'on ne se borne pas à expliquer les mots, mais où l'on traite les matières jusqu'à un certain point, surtout quand ces dictionnaires, comme l'Encyclopédie, renferment des choses nouvelles ?

Ces sortes d'ouvrages ne favorisent la paresse que de ceux qui n'auraient jamais eu par eux-mêmes la patience d'aller puiser dans les sources. Il est vrai que le nombre des vrais savants diminue tous les jours, et que le nombre des dictionnaires semble augmenter à proportion ; mais bien loin que le premier de ces deux effets soit la suite du second, je crois que c'est tout le contraire. C'est la fureur du bel esprit qui a diminué le goût de l'étude, et par conséquent les savants ; et c'est la diminution de ce goût qui a obligé de multiplier et de faciliter les moyens de s'instruire.

Enfin on pourrait demander aux censeurs des dictionnaires, s'ils ne croient pas que les journaux littéraires soient utiles, du moins quand ils sont bien faits ; cependant on peut faire à ces sortes d'ouvrages le même reproche que l'on fait aux dictionnaires, celui de contribuer à étendre les connaissances en superficie, et à diminuer par ce moyen le véritable savoir. La multiplication des journaux est même en un sens moins utîle que celle des dictionnaires, parce que tous les journaux ont ou doivent avoir par leur nature à-peu-près le même objet, et que les dictionnaires au contraire peuvent varier à l'infini, soit par leur exécution, soit par la matière qu'ils traitent.

A l'égard de l'ordre encyclopédique d'un dictionnaire, nous en avons aussi parlé dans le Discours Préliminaire, page XVIIIe et p. xxxvj. Nous avons fait voir en quoi consistait cet ordre, et de quelle manière il pouvait s'allier avec l'ordre alphabétique. Ajoutons ici les réflexions suivantes. Si on voulait donner à quelqu'un l'idée d'une machine un peu compliquée, on commencerait par démonter cette machine, par en faire voir séparement et distinctement toutes les pièces, et ensuite on expliquerait le rapport de chacune de ces pièces à ses voisines ; et en procedant ainsi, on ferait entendre clairement le jeu de toute la machine, sans même être obligé de la remonter. Que doivent donc faire les auteurs d'un dictionnaire encyclopédique ? C'est de dresser d'abord, comme nous l'avons fait, une table générale des principaux objets des connaissances humaines. Voilà la machine démontée pour ainsi dire en gros : pour la démonter plus en détail, il faut ensuite faire sur chaque partie de la machine, ce qu'on a fait sur la machine entière : il faut dresser une table des différents objets de cette partie, des termes principaux qui y sont en usage : il faut, pour voir la liaison et l'analogie des différents objets, et l'usage des différents termes, former dans sa tête et à part le plan d'un traité de cette Science bien lié et bien suivi : il faut ensuite observer quelles seraient dans ce traité les parties et propositions principales, et remarquer non-seulement leur dépendance avec ce qui précède et ce qui suit, mais encore l'usage de ces propositions dans d'autres Sciences, où l'usage qu'on a fait des autres Sciences pour trouver ces propositions. Ce plan bien exécuté, le dictionnaire ne sera plus difficile. On prendra ces propositions ou parties principales ; on en fera des articles étendus et distingués ; on marquera avec soin par des renvois la liaison de ces articles avec ceux qui en dépendent ou dont ils dépendent, soit dans la Science même dont il s'agit, soit dans d'autres Sciences ; on fera pour les simples termes d'Art particuliers à la Science, des articles abrégés avec un renvoi à l'article principal, sans craindre même de tomber dans des redites, lorsque ces redites seront peu considérables, et qu'elles pourront épargner au lecteur la peine d'avoir recours à plusieurs articles sans nécessité ; et le dictionnaire encyclopédique sera achevé. Il ne s'agit pas de savoir si ce plan a été observé exactement dans notre ouvrage ; nous croyons qu'il l'a été dans plusieurs parties, et dans les plus importantes ; mais quoi qu'il en sait, il suffit d'avoir montré qu'il est très-possible de l'exécuter. Il est vrai que dans un ouvrage de cette espèce on ne verra pas la liaison des matières aussi clairement et aussi immédiatement que dans un ouvrage suivi. Mais il est évident qu'on y suppléera par des renvois, qui serviront principalement à montrer l'ordre encyclopédique, et non pas seulement comme dans les autres dictionnaires à expliquer un mot par un autre. D'ailleurs on n'a jamais prétendu, encore une fais, ou étudier ou enseigner de suite quelque Science que ce puisse être dans un dictionnaire. Ces sortes d'ouvrages sont faits pour être consultés sur quelque objet particulier : on y trouve plus commodément qu'ailleurs ce qu'on cherche, comme nous l'avons déjà dit, et c'est-là leur principale utilité. Un dictionnaire encyclopédique joint à cet avantage celui de montrer la liaison scientifique de l'article qu'on lit, avec d'autres articles qu'on est le maître, si l'on veut, d'aller chercher. D'ailleurs si la liaison particulière des objets d'une science ne se voit pas aussi-bien dans un dictionnaire encyclopédique que dans un ouvrage suivi, du moins la liaison de ces objets avec les objets d'une autre science, se verra mieux dans ce dictionnaire que dans un traité particulier, qui borné à l'objet de la science dont il traite, ne fait pour l'ordinaire aucune mention du rapport qu'elle peut avoir aux autres sciences. Voyez le Prospectus et le discours préliminaire déjà cités.

Du style des dictionnaires en général. Nous ne dirons qu'un mot sur cet article ; le style d'un dictionnaire doit être simple comme celui de la conversation, mais précis et correct. Il doit aussi être varié suivant les matières que l'on traite, comme le ton de la conversation varie lui-même suivant les matières dont on parle.

Il nous resterait pour finir cet article à parler des différents dictionnaires ; mais la plupart sont assez connus, et la liste serait trop longue si on voulait n'en omettre aucun. C'est au lecteur à juger sur les principes que nous avons établis, du degré de mérite que peuvent avoir ces ouvrages. Il en est d'ailleurs quelques-uns, et même des plus connus et des plus en usage, dont nous ne pourrions parler sans en dire peut-être beaucoup de mal ; et notre travail, comme nous l'avons dit ailleurs, ne consiste point à décrier celui de personne. A l'égard de l'Encyclopédie, tout ce que nous nous permettons de dire, c'est que nous ne négligerons rien pour donner le degré de perfection dont nous sommes capables, toujours persuadés néanmoins que nous y laisserons beaucoup à faire. Dans cette vue nous recevrons avec reconnaissance tout ce qu'on voudra bien nous adresser sur ce dictionnaire, remarques, additions, corrections, critiques, injures même, quand elles renfermeront des avis utiles : omnia probate, quod bonum est tenete. L'empire des Sciences et des Lettres, s'il est permis de se servir de cette comparaison, ressemble à ces lieux publics où s'assemblent tous les jours un certain nombre de gens aisifs, les uns pour jouer, les autres pour regarder ceux qui jouent : le silence par les lois du jeu est ordonné aux spectateurs, à moins qu'on ne leur demande expressément leur avis ; et plusieurs gens de lettres, trop amoureux de leurs productions, voudraient qu'il en fût ainsi dans l'empire littéraire : pour nous, quand nous serions assez puissants pour détourner la critique, nous ne serions pas assez ennemis de notre ouvrage pour user de ce droit. Voilà nos dispositions : nous n'avons souhaité de guerre avec personne ; nous n'avons rien fait pour l'attirer ; nous ne l'avons point commencée, ce sont là des faits constants ; nous avons consenti à la paix, dès qu'on nous a paru le désirer, et nous souhaitons qu'elle soit durable. Si nous avons répondu à quelques critiques, nous avons cru le devoir à l'importance de l'ouvrage, à nos collègues, à la nature des reproches qui nous regardaient personnellement, et sur lesquels trop d'indifférence nous eut rendus coupables. Nous eussions gardé le silence si la critique n'eut attaqué que nous, et n'eut été que littéraire. Occupés désormais uniquement de notre travail, nous suivrons par rapport aux critiques (quels qu'ils puissent être), l'exemple d'un grand monarque de nos jours, qui n'a jamais voulu répondre ni souffrir qu'on répondit à une satyre absurde et scandaleuse, publiée il y a quelques mois contre lui : c'est à moi, dit-il, à mépriser ce qui est faux dans cette satyre, et à me corriger s'il y a du vrai. Parole bien digne d'être conservée à la postérité, comme le plus grand éloge de ce monarque, et le plus beau modèle que puissent se proposer des gens de lettres. (O)

DICTIONNAIRE, VOCABULAIRE, GLOSSAIRE, synonymes. (Grammaire) Après tout ce que nous avons dit dans l'article précédent, il sera aisé de sentir quelle est la différente acception de ces mots. Ils signifient en général tout ouvrage, où un grand nombre de mots sont rangés suivant un certain ordre, pour les retrouver plus facilement lorsqu'on en a besoin. Mais il y a cette différence, 1°. que vocabulaire et glossaire ne s'appliquent guère qu'à de purs dictionnaires de mots, au lieu que dictionnaire en général comprend non-seulement les dictionnaires de langues, mais encore les dictionnaires historiques, et ceux de sciences et d'arts : 2°. que dans un vocabulaire les mots peuvent n'être pas distribués par ordre alphabétique, et peuvent même n'être pas expliqués. Par exemple, si on voulait faire un ouvrage qui contint tous les termes d'une science ou d'un art, rapportés à différents titres généraux, dans un ordre différent de l'ordre alphabétique, et dans la vue de faire seulement l'énumération de ces termes sans les expliquer, ce serait un vocabulaire. C'en serait même encore un, à proprement parler, si l'ouvrage était par ordre alphabétique, et avec explication des termes, pourvu que l'explication fut très-courte, presque toujours en un seul mot, et non raisonnée : 3°. à l'égard du mot de glossaire, il ne s'applique guère qu'aux dictionnaires de mots peu connus, barbares ou surannés. Tel est le glossaire du savant M. Ducange, ad scriptores mediae et infimae latinitatis, et le glossaire du même auteur pour la langue grecque. (O)