Il ne faut pas confondre les Syncrétistes avec les Eclectiques : ceux-ci, sans s'attacher à personne, ramenant les opinions à la discussion la plus rigoureuse, ne recevaient d'un système que les propositions qui leur semblaient réductibles à des notions évidentes par elles-mêmes. Les Syncrétistes au contraire ne discutaient rien en soi-même ; ils ne cherchaient point à découvrir si une assertion était vraie ou fausse ; mais ils s'occupaient seulement des moyens de concilier des assertions diverses, sans aucun égard ou à leur fausseté, ou à leur vérité.

Ce n'était pas qu'ils ne crussent qu'il convenait de tolérer tous les systèmes, parce qu'il n'y en avait aucun qui n'offrit quelque vérité ; que cette exclusion qui nous fait rejeter une idée, parce qu'elle est de telle ou de telle école, et non parce qu'elle est contraire à la nature ou à l'expérience, marquait de la prévention, de la servitude, de la petitesse d'esprit, et qu'elle était indigne d'un philosophe ; qu'il est si facîle de se tromper, qu'on ne peut être trop réservé dans ses jugements ; que les philosophes qui se disputent avec le plus d'acharnement, seraient souvent d'accord, s'ils se donnaient le temps de s'entendre ; qu'il ne s'agit le plus ordinairement que d'expliquer les mots, pour faire sentir ou la diversité ou l'identité de deux propositions ; qu'il est ridicule d'imaginer qu'on a toute la sagesse de son côté ; qu'il faut aimer, plaindre et servir ceux mêmes qui sont dans l'erreur, et qu'il était honteux que la différence des sentiments fût aussi souvent une source de haine.

Ce n'était pas non plus qu'ils s'en tinssent à comparer les systèmes, et à montrer ce qu'ils avaient de commun ou de particulier, sans rien prononcer sur le fond.

Le syncrétiste était entre les Philosophes, ce que serait entre des hommes qui disputent, un arbitre captieux qui les tromperait et qui établirait entre eux une fausse paix.

Le Syncrétisme paraitra si bizarre sous ce coup d'oeil, qu'on n'imaginera pas comment il a pu naître, à-moins qu'on ne remonte à l'origine de quelque secte particulière, qui ayant intérêt à attirer dans son sein des hommes divisés par une infinité d'opinions contradictoires, et à établir entr'eux la concorde, lorsqu'ils y avaient été reçus, se trouvait contrainte tantôt à plier ses dogmes aux leurs, tantôt à pallier l'opposition qu'il y avait entre leurs opinions et les siennes, ou entre leurs propres opinions.

Que fait alors le prétendu pacificateur ? Il change l'acception des termes ; il écarte adroitement une idée ; il en substitue une autre à sa place ; il fait à celui-ci une question vague ; à celui-là une question plus vague encore ; il empêche qu'on n'approfondisse ; il demande à l'un, croyez-vous cela ? à l'autre, n'est-ce pas là votre avis ? Il dit à un troisième, ce sentiment que vous soutenez n'a rien de contraire à celui que je vous propose ; il arrange sa formule de manière que son dogme y soit à-peu-près, et que tous ceux à qui il la propose à souscrire, y voient le leur : on souscrit ; on prend un nom commun, et l'on s'en retourne content.

Que fait encore le pacificateur ? Il conçoit bien que si ces gens viennent une fois à s'expliquer, ils ne tarderont pas à réclamer contre un consentement qu'on leur a surpris. Pour prévenir cet inconvénient, il faut imposer silence, mais il est impossible qu'on soit longtemps obéi. La circonstance la plus favorable pour le syncrétiste, c'est que le parti qu'il a formé soit menacé ; le danger réunira contre un ennemi commun ; chacun emploiera contre lui les armes qui lui sont propres ; les contradictions commenceront à se développer ; mais on ne les apercevra point, ou on les négligera ; on sera tout à l'intérêt général. Mais le danger passé, et l'ennemi commun terrassé, qu'arrivera-t-il ? C'est qu'on s'interrogera ; on examinera les opinions qu'on a avancées dans la grande querelle ; on reconnaitra que, compris tous sous une dénomination commune, on n'en était pas moins divisés de sentiments ; chacun prétendra que le sien est le seul qui soit conforme à la formule souscrite ; on écrira les uns contre les autres ; on s'injuriera ; on se haïra ; on s'anathématisera réciproquement ; on se persécutera, et le pacificateur ne verra de ressource, au milieu de ces troubles, qu'à éloigner de lui une partie de ceux qu'il avait enrôlés, afin de se conserver le reste.

Mais à qui donnera-t-il la préférence ? il a ses propres sentiments, qui pour l'ordinaire sont très-absurdes. Mais rien ne quadre mieux à une absurdité qu'une absurdité ; ainsi on peut, avant sa décision, prononcer, que ceux qui soutiennent des opinions à-peu-près sensées, seront séparés de sa communion. Son système en sera plus ridicule ; mais il en sera plus un : ce sera une déraison bien continue et bien enchainée.

Il y a des Syncrétistes en tout temps, et chez tous les peuples. Il y en a de toutes sortes. Les uns se sont proposés d'allier les opinions des Philosophes avec les vérités révélées, et de rapprocher certaines sectes du Christianisme. D'autres ont tenté de réconcilier Hippocrate et Galien avec Paracelse et ses disciples en Chimie. D'un autre côté, ils ont proposé un traité de paix aux Stoïciens, aux Epicuriens et aux Aristotéliciens. D'un autre, ils ont tout mis en œuvre pour concilier Platon avec Aristote ; Aristote avec Descartes : nous allons voir avec quel succès.

Il faut mettre au nombre des Syncrétistes tous ces philosophes qui ont essayé de rapporter leurs systèmes cosmologiques à la physiologie de Moïse : ceux qui ont cherché dans l'Ecriture des autorités sur lesquelles ils pussent appuyer leurs opinions, et que nous appelons théosophes.

Un des Syncrétistes les plus singuliers fut Guillaume Postel. Il publia un ouvrage intitulé Panthéonosie ou Concordance de toutes les opinions qui se sont élevées parmi les Infidèles, les Juifs, les Hérétiques et les Catholiques, et parmi les différents membres de chaque église particulière sur la vérité ou la vraisemblance éternelle. C'est un tissu de paradoxes où le Christianisme et la Philosophie sont mis alternativement à la torture. L'ame du Christ est la première créature ; c'est l'âme du monde. Il y a deux principes indépendants : l'un bon, l'autre mauvais. Ils constituent ensuite Dieu. Voyez la suite des folies de Postel dans son ouvrage.

En voici un autre qui fait baiser la morale du paganisme et celle des Chrétiens, dans un ouvrage intitulé Osculum sive Consensus ethnicae et Christianae philosophiae, Chaldaeorum, Aegyptiorum, Persarum, Arabum, Graecorum, &c.... C'est Mutius Pensa.

Augustanus Steuchus Eugubinus s'est montré plus savant et non moins fou dans son traité de perenni philosophiâ. Il corrompt le dogme chrétien ; il altère les sentiments des anciens ; et fermant les yeux sur l'esprit général des opinions, il est perpétuellement occupé à remarquer les petites conformités qu'elles peuvent avoir.

L'ouvrage que Pierre-Daniel Huet a donné sous le titre de Quaestiones alnetanae de concordiâ rationis et fidei, mérite à-peu-près les mêmes reproches.

Le Systema philosophiae gentilis, de Tobie Pfannerus est un fatras de bonnes et de mauvaises choses, où l'auteur, perpétuellement trompé par la ressemblance des expressions, en conclut celle des sentiments.

Quels efforts n'a pas fait Juste Lipse pour illustrer le Stoïcisme en le confondant avec la doctrine chrétienne ?

Cette fantaisie a été celle aussi de Thomas de Gataker : André Dacier n'en a pas été exempt.

Il ne faut pas donner le nom de Syncrétiste à Gassendi. Il a démontré à la vérité que la doctrine d'épicure était beaucoup plus saine et plus féconde en vérités qu'on ne l'imaginait communément ; mais il n'a pas balancé d'avouer qu'elle renversait toute morale.

Bessarion, Pie, Ficin n'ont pas montré la même impartialité ni le même jugement dans leur attachement à la doctrine de Platon.

Les sectateurs d'Aristote n'ont pas été moins outrés : que n'ont-ils pas Ve dans cet auteur !

Et les disciples de Descartes, croient-ils que leur maître eut approuvé qu'on employât des textes de l'écriture pour défendre ses opinions ? Qu'aurait-il dit à Amerpoel, s'il eut Ve son ouvrage intitulé de Carteseo moïsante, sive de evidente et facili conciliatione philosophiae Cartesii, cum historiâ creationis primo capite geneseos per Mosem traditâ ?

Paracelse avait soulevé contre lui toute la Médecine, en opposant la pharmacie chimique à la pharmacie galénique. Sennert essaya le premier avec quelque succès de pacifier les esprits. Méchlin, George Martin et d'autres se déclarèrent ensuite avec plus de hardiesse en faveur des préparations chimiques. De jour en jour elles ont prévalu dans la pratique de la médecine. Cependant on ne peut pas dire qu'aujourd'hui même cette sorte de syncrétisme soit éteint ; il y a encore des médecins et des chirurgiens qui brouillent ces deux pharmacies, et je ne crois pas que ce soit sans un grand inconvénient pour la vie des hommes.

Jean-Baptiste du Hamel travailla beaucoup à montrer l'accord de la philosophie ancienne et moderne. Cet homme était instruit, il avait reçu de la nature un jugement sain ; il naquit à Caen en 1624, il y étudia la philosophie et les humanités. Il vint à Paris où il se livra à la théologie, à la physique et aux mathématiques. Il vécut pendant quelque temps d'une vie assez diverse. Il voyagea en Angleterre et en Allemagne ; et ce ne fut qu'en 1660 qu'il publia son astronomie physique, ouvrage qui fut suivi de son traité des affections des corps, de celui de l'âme humaine, de sa philosophie ancienne et moderne à l'usage des écoles, de son histoire de l'académie des sciences, de sa concordance de la philosophie ancienne et moderne. Dans ce dernier ouvrage, il parcourt tous les systèmes des philosophes anciens, il montre la diversité et la conformité de leurs opinions, il les concilie quand il peut ; il les approuve, ou les refute ; il conclut qu'ils ont vu, mais qu'ils n'ont pas tout vu. Il s'attache d'abord à la philosophie de Platon. Après avoir avec ce philosophe élevé l'esprit à la connaissance de la cause éternelle et première des choses ; il parle d'après Aristote des principes des corps ; il examine ensuite le système d'Epicure ; il expose la doctrine de Descartes, et finit par deux livres qui contiennent les éléments de la chimie, avec quelques expériences relatives à cet art.

On ne peut nier que cet auteur n'ait bien mérité de la philosophie, mais ses ouvrages sont tachés de quelques traces de syncrétisme. Il avait trop à cœur la réconciliation des anciens et des modernes, pour qu'il put exposer la doctrine des premiers avec toute l'exactitude qu'on désirerait. Du Hamel mourut fort âgé, il avait quatre-vingt-deux ans : on le perdit donc en 1706.

Mais il n'y a point eu de syncrétisme plus ancien et plus général que le Platonico-Peripatetico-Stoïcien : Ammonius, Porphyre, Themistius, Julien, Proclus, Marin, Origène, Sinesius, Philopones, Psellus, Boèthius, Bessarion, Fran. Pic, Gaza, Patricius, Schalichius, et une infinité de bons esprits en ont été infectés, en Grèce, en Italie, en France, en Angleterre, en Allemagne, depuis les temps les plus reculés, jusqu'aux nôtres, les uns donnant la palme à Platon, les autres l'arrachant à Platon pour en couronner Aristote ou Zénon, quelques-uns plus équitables la partageant à-peu-près également entr'eux.

Ce syncrétisme divisait les esprits, et exposait la philosophie au mépris des gens du monde ; lorsqu'il sortit de l'école de Ramus et de Mélanchton, une espèce de secte qu'on pouvait appeler les philosophes mixtes : de ce nombre furent Paulus Frisius, André Libavius, Aegid. Bucherius, Conrad Dietericus, Alstedius, et d'autres entre lesquels il ne faut pas oublier Keckermann.

Mais personne ne tenta la reconciliation d'Aristote avec les philosophes modernes, avec plus de chaleur et de talent que Jean Christophe Sturmius. Il fut d'abord syncrétiste, mais cette manière de philosopher ne tarda pas à lui déplaire ; il devint Eclectique ; il eut une dispute importante avec Henri Morus, Leibnitz et Schelhammer sur le principe qui agit dans la nature. Morus y répandait un esprit immatériel, mais brute ; Leibnitz une force active, propre à chaque molécule, dans laquelle elle s'exerçait ou tendait à s'exercer selon des lois mécaniques ; Schelhammer, le principe d'Aristote.

Leibnitz commença et finit comme Sturmius ; je veux dire qu'il passa du syncrétisme à l'Eclectisme.

Il parait par ce que nous avons dit de cette secte, qu'elle a peu fait pour le progrès de la philosophie, qu'on lui doit peu de vérités, et qu'il ne s'en est fallu de rien qu'elle ne nous ait engagé dans des disputes sans fin.

Il s'agit bien de concilier un philosophe avec un autre philosophe ; et qu'est-ce que cela nous importe ? Ce qu'il faut savoir, c'est qui est-ce qui a tort ou raison.

Il s'agit bien de savoir si un système de philosophie s'accorde avec l'Ecriture ou non ; et qu'est-ce que cela nous importe ? Ce qu'il faut savoir, c'est s'il est conforme à l'expérience ou non.

Quelle est l'autorité que le philosophe doit avoir pour soi ? celle de la nature, de la raison, de l'observation et de l'expérience.

Il ne doit le sacrifice de ses lumières à personne, pas même à Dieu, puisque Dieu même nous conduit par l'intelligence des choses qui nous sont connues, à la croyance de celles que nous ne concevons pas.

Tandis que tant d'esprits s'occupaient à concilier Platon avec Aristote, Aristote avec Zénon, les uns et les autres avec Jesus-Christ ou avec Moïse ; le temps se passait, et la vérité s'arrêtait.

Depuis que l'éclectisme a prévalu, que sont devenus tous les ouvrages des syncrétistes ? ils sont oubliés.