L'homme indolent, faible et distrait aime mieux demeurer tel que la nature, l'éducation et les circonstances diverses l'ont fait, et flotter incertain pendant toute sa vie, que d'en employer quelques instants à se familiariser avec des principes qui le fixeraient. Aussi le voit-on mécontent au milieu des avantages les plus précieux, parce qu'il a négligé d'apprendre l'art d'en jouir. Arrivé au moment d'un repos qu'il a poursuivi avec l'opiniâtreté la plus continue et le travail le plus assidu, un germe de tourment qu'il portait en lui-même secrètement, s'y développe peu à peu et flétrit entre ses mains le bonheur.

Héraclite convaincu de cette vérité, se rendit dans l'école de Xénophane et suivit les leçons d'Hippase qui enseignait alors la philosophie de Pythagore dépouillée des voiles dont elle était enveloppée. Voyez PYTHAGORICIENNE (PHILOSOPHIE).

Après avoir écouté les hommes les plus célébres de son temps, il s'éloigna de la société, et il alla dans la solitude s'approprier par la méditation les connaissances qu'il en avait reçues.

De retour dans sa patrie, on lui conféra la première magistrature ; mais il se dégouta bientôt d'une autorité qu'il exerçait sans fruit. Un jour il se retira aux environs du temple de Diane, et se mit à jouer aux osselets avec les enfants qui s'y rassemblaient. Quelques Ephésiens l'ayant aperçu, trouvèrent mauvais qu'un personnage aussi grave s'occupât d'une manière si peu conforme à son caractère, et le lui témoignèrent. O Ephésiens, leur dit-il, ne vaut-il pas mieux s'amuser avec ces innocens, que de gouverner des hommes corrompus ? Il était irrité contre ses compatriotes qui venaient d'exiler Hermodore, homme sage et son ami ; et il ne manquait aucune occasion de leur reprocher cette injustice.

Né mélancolique, porté à la retraite, ennemi du tumulte et des embarras, il revint des affaires publiques à l'étude de la Philosophie. Darius désira de l'avoir à sa cour : mais l'âme élevée du philosophe rejeta avec dédain les promesses du monarque. Il aima mieux s'occuper de la vérité, jouir de lui-même, habiter le creux d'une roche et vivre de légumes. Les Athéniens auprès desquels il avait la plus haute considération, ne purent l'arracher à ce genre de vie dont l'austérité lui devint funeste. Il fut attaqué d'hydropisie ; sa mauvaise santé le ramena dans Ephèse où il travailla lui-même à sa guérison. Persuadé qu'une transpiration violente dissiperait le volume d'eau dont son corps était distendu, il se renferma dans une étable où il se fit couvrir de fumier : ce remède ne lui réussit pas ; il mourut le second jour de cette espèce de bain, âgé de soixante ans.

La méchanceté des hommes l'affligeait, mais ne l'irritait pas. Il voyait combien le vice les rendait malheureux, et l'on a dit qu'il en versait des larmes. Cette espèce de commisération est d'une âme indulgente et sensible. Et comment ne le serait-on pas, quand on sait combien l'usage de la liberté est affoibli dans celui qu'une violente passion entraîne ou qu'un grand intérêt sollicite ?

Il avait écrit de la matière, de l'univers, de la république et de la Théologie ; il ne nous a passé que quelques fragments de ces différents traités. Il n'ambitionnait pas les applaudissements du vulgaire ; et il croyait avoir parlé assez clairement, lorsqu'il s'était mis à la portée d'un petit nombre de lecteurs instruits et pénétrants. Les autres l'appelaient le ténébreux, , et il s'en souciait peu.

Il déposa ses ouvrages dans le temple de Diane. Comme ses opinions sur la nature des dieux n'étaient pas conformes à celles du peuple, et qu'il craignait la persécution des prêtres, il avait eu dirai-je la prudence ou la faiblesse de se couvrir d'un nuage d'expressions obscures et figurées. Il n'est pas étonnant qu'il ait été négligé des Grammairiens et oublié des Philosophes mêmes pendant un assez long intervalle de temps : ils ne l'entendaient pas. Ce fut un Cratès qui publia le premier les ouvrages de notre philosophe.

Héraclite florissait dans la soixante-neuvième olympiade. Voici les principes fondamentaux de sa philosophie, autant qu'il nous est possible d'en juger d'après ce que Sextus Empyricus et d'autres auteurs nous en ont transmis.

Logique d'Héraclite. Les sens sont des juges trompeurs : ce n'est point à leur décision qu'il faut s'en rapporter, mais à celle de la raison.

Quand je parle de la raison, j'entens cette raison universelle, commune et divine, répandue dans tout ce qui nous environne ; elle est en nous, nous sommes en elle, et nous la respirons.

C'est la respiration qui nous lie pendant le sommeil avec la raison universelle, commune et divine que nous recevons dans la veille par l'entremise des sens qui lui sont ouverts comme autant de portes ou de canaux : elle suit ces portes ou canaux, et nous en sommes pénétrés.

C'est par la cessation ou la continuité de cette influence qu'Héraclite expliquait la réminiscence et l'oubli.

Il disait : ce qui nait d'un homme seul n'obtient et ne mérite aucune croyance, puisqu'il ne peut être l'objet de la raison universelle, commune et divine, le seul criterium que nous ayons de la vérité.

D'où l'on voit qu'Héraclite admettait l'âme du monde, mais sans y attacher l'idée de spiritualité.

Le mépris assez général qu'il faisait des hommes prouve assez qu'il ne les croyait pas également partagés du principe raisonnable, commun, universel et divin.

Physique d'Héraclite. Le petit nombre d'axiomes auxquels on peut la réduire, ne nous en donne pas une haute opinion. C'est un enchainement de visions assez singulières.

Il ne se fait rien de rien, disait-il.

Le feu est le principe de tout : c'est ce qui se remarque d'abord dans les êtres.

L'ame est une particule ignée.

Chaque particule ignée est simple, éternelle, inaltérable et indivisible.

Le mouvement est essentiel à la collection des êtres, mais non à chacune de ses parties : il y en a d'oisives ou mortes.

Les choses éternelles se meuvent éternellement. Les choses passageres et périssables ne se meuvent qu'un temps.

On ne voit point, on ne touche point, on ne sent point les particules du feu ; elles nous échappent par la petitesse de leur masse et la rapidité de leur action. Elles sont incorporelles.

Il est un feu artificiel qu'il ne faut pas confondre avec le feu élémentaire.

Si tout émane du feu, tout se résout en feu.

Il y a deux mondes ; l'un éternel et incréé, un autre qui a commencé et qui finira.

Le monde éternel et incréé fut le feu élémentaire qui est, a été, et sera toujours, mensura generalis accendents et extinguents, la mesure générale de tous les états des corps, depuis le moment où ils s'allument jusqu'à celui où ils s'éteignent.

Le monde périssable et passager n'est qu'une combinaison momentanée du feu élémentaire.

Le feu éternel, élémentaire, créateur et toujours vivant, c'est Dieu.

Le mouvement et l'action lui sont essentiels ; il ne se repose jamais.

Le mouvement essentiel d'où nait la nécessité et l'enchainement des événements, c'est le Destin.

C'est une substance intelligente ; elle pénètre tous les êtres, elle est en eux, ils sont en elle, c'est l'âme du monde.

Cette âme est la cause génératrice des choses.

Les choses sont dans une vicissitude perpétuelle ; elles sont nées de la contrariété des mouvements, et c'est par cette contrariété qu'elles passent.

Un feu le plus subtil et le plus liquescent a fait l'air en se condensant ; un air plus dense a produit l'eau, une eau plus resserrée a formé de la terre. L'air est un feu éteint.

Le feu, l'air, l'eau et la terre d'abord séparés, puis réunis et combinés, ont engendré l'aspect universel des choses.

L'union et la séparation sont les deux voies de génération et de destruction.

Ce qui se résout, se résout en vapeurs.

Les unes sont légères et subtiles ; les autres pesantes et grossières. Les premières ont produit les corps lumineux ; les secondes, les corps opaques.

L'ame du monde est une vapeur humide. L'ame de l'homme et des autres animaux est une portion de l'âme du monde, qu'ils reçoivent ou par l'inspiration ou par les sens.

Imaginez des vaisseaux concaves d'un côté, et convexes de l'autre. Formez la convexité de vapeurs pesantes et grossières ; tapissez la concavité de vapeurs légères et subtiles, et vous aurez les astres, leurs faces obscures et lumineuses, avec leurs éclipses.

Le soleil, la lune et les autres astres n'ont pas plus de grandeur que nous ne leur en voyons.

Quelle différence de la Logique et de la Physique des anciens, et de leur morale ! Ils en étaient à peine à l'a b c de la nature, qu'ils avaient épuisé la connaissance de l'homme et de ses devoirs.

Morale d'Héraclite. L'homme veut être heureux. Le plaisir est son but.

Ses actions sont bonnes, toutes les fois qu'en agissant, il peut se considérer lui-même comme l'instrument des dieux. Quel principe !

Il importe peu à l'homme pour être heureux, de savoir beaucoup.

Il en sait assez s'il se connait et s'il se possede.

Que lui fera-t-on, s'il méprise la mort et la vie ? Quelle différence si grande verra-t-il entre vivre et mourir, veiller et dormir, croitre ou passer ; s'il est convaincu que sous quelque état qu'il existe, il suit la loi de la nature ?

S'il y a bien réfléchi, la vie ne lui paraitra qu'un état de mort, et son corps le sépulcre de son âme.

Il n'a rien ni à craindre ni à souhaiter au-delà du trépas.

Celui qui sentira avec quelle absolue nécessité la santé succede à la maladie, la maladie à la santé, le plaisir à la peine, la peine au plaisir, la satiété au besoin, le besoin à la satiété, le repos à la fatigue, la fatigue au repos, et ainsi de tous les états contraires, se consolera facilement du mal, et se réjouira avec modération dans le bien.

Il faut que le philosophe sache beaucoup. Il suffit à l'homme sage de savoir se commander.

Sur-tout être vrai dans ses discours et dans ses actions.

Ce qu'on nomme le génie dans un homme est un démon.

Nés avec du génie ou nés sans génie, nous avons sous la main tout ce qu'il faut pour être heureux.

Il est une loi universelle, commune et divine, dont toutes les autres sont émanées.

Gouverner les hommes, comme les dieux gouvernent le monde, où tout est nécessaire et bien.

Il faut avouer qu'il y a dans ces principes, je ne sais quoi de grand et de général, qui n'a pu sortir que d'ames fortes et vigoureuses, et qui ne peut germer que dans des âmes de la même trempe. On y propose par-tout à l'homme, les dieux, la nature et l'universalité de ses lois.

Héraclite eut quelques disciples. Platon, jeune alors, étudia sa philosophie sous Héraclite, et retint ce qu'il en avait appris sur la nature de la matière et du mouvement. On dit qu'Hippocrate et Zenon élevèrent aussi leurs systémes aux dépens du sien.

Mais jusqu'où Hippocrate s'est-il approprié les idées d'Héraclite ? c'est ce qu'il sera difficîle de connaître, tant que les vrais ouvrages de ce père de la Médecine demeureront confondus avec ceux qui lui sont faussement attribués.

Les traités où l'on voit Hippocrate abandonner l'expérience et l'observation, pour se livrer à des hypothèses, sont suspects. Cet homme étonnant ne méprisait pas la raison ; mais il parait avoir eu beaucoup plus de confiance dans le témoignage de ses sens, et la connaissance de la nature et de l'homme. Il permettait bien au médecin de se mêler de Philosophie, mais il ne pouvait souffrir que le philosophe se mêlat de Médecine. Il n'avait garde de décider de la vie de son semblable d'après une idée systématique. Hippocrate ne fut à proprement parler, d'aucune secte. Celui, dit-il, qui ose parler ou écrire de notre art, et qui prétend rappeler tous les cas à quelques qualités particulières, telles que le sec et l'humide, le froid et le chaud, nous resserre dans des bornes trop étroites, et ne cherchant dans l'homme qu'une ou deux causes générales de la vie ou de la mort, il faut qu'il tombe dans un grand nombre d'erreurs. Cependant la Philosophie rationnelle ne lui était pas étrangère ; et si l'on consent à s'en rapporter au livre des principes et des chairs, il sera facîle d'apercevoir l'analogie et la disparité de ses principes, et des principes d'Héraclite.

Physique d'Hippocrate. A quoi bon, dit Hippocrate, s'occuper des choses d'en-haut ? On ne peut tirer de leur influence sur l'homme et sur les animaux, qu'une raison bien générale et bien vague de la santé et de la maladie, du bien et du mal, de la mort et de la vie.

Ce qui s'appelle le chaud parait immortel. Il comprend, voit, entend, et sent tout ce qui est et sera.

Au moment où la séparation des choses confuses se fit, une partie du chaud s'éleva, occupa les régions hautes, et servit d'enveloppe au tout. Une autre resta sédentaire, et forma la terre, qui fut froide, seche et variable. Un troisième se répandit dans l'espace intermédiaire, et constitua l'atmosphère. Le reste lêcha la surface de la terre, ou s'en éloigna peu, et ce furent les eaux et leurs exhalaisons.

De-là Hippocrate, ou celui qui a parlé en son nom, passe à la formation de l'homme et des animaux, et à la production des os, des chairs, des nerfs, et des autres organes du corps.

Selon cet auteur, la lumière s'unit à tout, et domina.

Rien ne nait et rien ne périt. Tout change et s'altère.

Il ne s'engendre aucun nouvel animal, aucun être nouveau.

Ceux qui existent s'accraissent, demeurent et passent.

Rien ne s'ajoute au tout. Rien n'en est retranché. Chaque chose est coordonnée au tout ; et le tout l'est à chaque chose.

Il est une nécessité universelle, commune et divine, qui s'étend indistinctement à ce qui a volonté, et à ce qui ne l'a pas.

Dans la vicissitude générale, chaque être subit sa destinée ; et la génération et la destruction sont un même fait Ve sous deux aspects différents.

Une chose s'accroit-elle, il faut qu'une autre diminue, âme ou corps.

Des parties d'un tout qui se résout, il y en a qui passent dans l'homme. Ce sont des amas ou de feu seul, ou d'eau seule, ou d'eau et de feu.

La chaleur a trois mouvements principaux ; ou elle se retire du dehors au dedans, ou elle se porte du dedans au dehors, ou elle reste et circule avec les humeurs. Delà le sommeil, la veille, l'accroissement, la diminution, la santé, la maladie, la mort, la vie, la folie, la sagesse, l'intelligence, la stupidité, l'action, le repos.

Le chaud préside à tout. Jamais il ne se repose.

L'ordre de la nature est des dieux. Ils font tout, et tout ce qu'ils font est nécessaire et bien.

On demande d'après ces principes, s'il faut compter Hippocrate au nombre des sectateurs de l'Atheïsme ? nous aimons mieux imiter la modération de Moshem, et laisser cette question indécise, que d'ajouter ce nom célèbre à tant d'autres.