Il n'appartient qu'aux généraux du premier ordre de pouvoir régler avec succès l'état de la guerre qu'ils doivent faire ; c'est le fruit de la Science militaire, d'une expérience consommée et réfléchie, d'une grande connaissance du pays qui doit être le théâtre de la guerre, de la nature des troupes qu'on aura à combattre, de l'habileté et du caractère des généraux qui doivent les commander, etc. Nous sommes fort éloignés de vouloir effleurer seulement cette importante matière, sur laquelle il y a peu de détails satisfaisants dans les auteurs militaires. Nous renvoyons les lecteurs à la seconde partie de l'Art de la guerre, par M. le Maréchal de Puysegur ; au Commentaire sur Polybe, de M. le chevalier Folard, tome V. pag 342 et suiv. aux Mémoires de Montecuculli, etc. Nous ajouterons seulement ici deux exemples de projets de guerre bien entendus et bien exécutés, qui pourront donner quelques idées de l'importance de cette partie essentielle de la guerre dans un général.

En 1674, les ennemis avaient formé le dessein de nous chasser entièrement de l'Alsace. Ils avaient, selon M. le marquis de Feuquière, une armée de plus de soixante mille hommes, et M. de Turenne n'en avait pas vingt mille effectifs. M. de Louvois était, dit-on, d'avis de ne faire qu'un bucher de cette province, pour empêcher les ennemis de s'y établir et d'y prendre des quartiers d'hiver ; " mais M. de Turenne, que le grand nombre d'ennemis n'effraya jamais, fut effrayé d'une telle résolution. Ce grand capitaine fut d'un avis contraire à celui du ministre ; il regla l'état d'une campagne d'hiver qu'il communiqua au roi, et lui promit de faire en sorte que les quartiers d'hiver des Impériaux en Alsace, et la conquête de cette province importante, deviendraient une pure imagination, par le dessein qu'il s'était formé, et les mesures qu'il s'était résolu de prendre ". C'est ce qu'il effectua ensuite ? car il enleva tous les quartiers de l'armée ennemie les uns après les autres, et il chassa toute cette armée établie en-deçà du Rhin, bien au-delà de ce fleuve, pour aller chercher des quartiers ailleurs. On voit par-là un dessein pris et arrêté sur ce que l'ennemi pouvait faire. M. de Turenne avait prévu que les Impériaux ne pourraient pas marcher ensemble en corps d'armée, ni demeurer unis, par la difficulté de trouver des vivres. Sur cette considération il prend le parti de s'arranger pour les battre en détail, sans qu'ils pussent se secourir les uns les autres. Voilà un état de guerre, ou, si l'on veut, un projet de guerre réglé, bien entendu, et également bien exécuté.

Le second exemple qu'on rapportera, est celui de la campagne de 1677, de M. le Maréchal de Créqui. Ce général devait agir contre M. le duc de Lorraine, qui avait une armée supérieure à la sienne ; mais dès le commencement de la campagne M. de Créqui avait écrit au roi que cette armée supérieure ne ferait rien, et qu'il finirait lui-même cette campagne par la prise de Fribourg : c'est-à-dire qu'il avait réglé un état de guerre défensive, suivant lequel l'ennemi ne pourrait rien entreprendre contre lui. En effet, " ce maréchal durant quatre mois, dit M. de Feuquière, ne perdit jamais son ennemi de vue, et s'opposa toujours de front à tous les mouvements en-avant qu'il voulut faire, soit du côté de la Sare, soit pour passer la Meuse du côté de Mouzon : sans que dans aucun des mouvements hardis que M. le Maréchal de Créqui fit faire à son armée, M. de Lorraine put trouver l'occasion de le combattre ; parce que M. de Créqui, qui voulait éviter un engagement général, compassa si sagement jusqu'à ses moindres mouvements, qu'il ne donna jamais à ce prince aucun temps qui put lui procurer la possibilité de l'attaquer avec l'apparence d'un succès heureux. La campagne s'écoula presque toute entière dans ces mouvements, qui produisirent aux ennemis une grande perte d'hommes, un grand dépérissement des chevaux de leur cavalerie, et de leurs équipages ".

Le mauvais état de cette armée ayant obligé M. le duc de Lorraine de la séparer avant celle du roi, comme M. de Créqui l'avait prévu : " Notre général, dit le savant officier qu'on vient de citer, qui fort secrètement s'était préparé au siège de Fribourg, eut le temps de prendre cette place avant que M. de Lorraine put seulement rassembler une partie de sa cavalerie pour marcher au secours de cette ville ". Mémoires de M. le marquis de Feuquière, tome II. de l'édition in -12.

Il est difficîle de refuser son admiration à des projets de campagne tels que ceux dont on vient de parler ; on les voit aussi habilement exécutés que judicieusement conçus. Il faut sans-doute de très-grands talents pour produire de ces exemples de la science du général ; ceux qui les possèdent bien, font de grandes choses avec de petites armées. Les esprits ordinaires se contentent de pousser le temps bien ou mal ; les combinaisons des différents desseins de l'ennemi, et des moyens propres à arrêter ces desseins, leur paraissent difficiles, et elles le sont en effet. Il est plus commode d'agir selon les occasions ; mais lorsqu'on n'a point de projet ou d'objet antérieur, on parvient rarement à faire de grandes choses. " Qui prévait de loin ne fait rien par précipitation, puisqu'il y pense de bonne heure ; et il est difficîle de mal faire, lorsqu'on y a pensé auparavant ". Testament politique du cardinal de Richelieu. (Q)