Le Commerce en général est la communication réciproque que les hommes se font des choses dont ils ont besoin. Ainsi il est évident que l'agriculture est la base nécessaire du commerce.

Cette maxime est d'une telle importance, que l'on ne doit jamais craindre de la répéter, quoiqu'elle se trouve dans la bouche de tout le monde. La persuasion où l'on est d'un principe, ne forme qu'une connaissance imparfaite, tant que l'on n'en conçoit pas toute la force ; et cette force consiste principalement dans la liaison intime du principe reconnu avec un autre. C'est ce défaut de combinaison qui fait souvent regarder avec indifférence à un négociant l'aisance ou la pauvreté du cultivateur, les encouragements qu'il peut recevoir, ou les gênes qui peuvent lui être imposées. Par la même raison la plupart des propriétaires des terres sont portés à envier au commerce ses facilités, ses profits, les hommes qu'il occupe. L'excès serait bien plus grand, si ces mêmes propriétaires venaient à séparer l'intérêt de leur domaine de l'intérêt du laboureur ; s'il se dissimulaient un instant que cet homme destiné par le hazard à tracer péniblement les sillons d'un champ, ne le soignera jamais qu'en raison de ses facultés, des espérances ou de l'opinion qui peuvent animer son travail. Une nation où de pareils préjugés se trouveraient fort répandus, serait encore dans l'enfance de l'agriculture et du commerce, c'est-à-dire de la science des deux principales branches de l'administration intérieure : car on ne doit pas toujours juger des progrès de cette partie, par les succès d'un état au-dehors ; comme on ne peut pas décider de la bonne conduite d'un particulier dans la gestion de ses biens, par la grande dépense qu'il parait faire.

L'agriculture ne sera envisagée ici que sous ce point de vue politique.

L'idée de conservation est dans chaque individu immédiatement attachée à celle de son existence ; ainsi l'occupation qui remplit son besoin le plus pressant, lui devient la plus chère. Cet ordre fixé par la nature, ne peut être changé par la formation d'une société, qui est la réunion des volontés particulières. Il se trouve au contraire confirmé par de nouveaux motifs, si cette société n'est pas supposée exister seule sur la terre. Si elle est voisine d'autres sociétés, elle a des rivales ; et sa conservation exige qu'elle soit revêtue de toutes les forces dont elle est susceptible. L'agriculture est le premier moyen et le plus naturel de se les procurer.

Cette société aura autant de citoyens que la culture de son territoire en pourra nourrir et occuper : citoyens rendus plus robustes par l'habitude des fatigues, et plus honnêtes gens par celle d'une vie occupée.

Si ses terres sont plus fertiles, ou ses cultivateurs plus industrieux, elle aura une surabondance de denrées qui se répandront dans les pays moins fertiles ou moins cultivés.

Cette vente aura dans la société qui la fait, des effets réels et relatifs.

Le premier sera d'attirer des étrangers ce qui aura été établi entre les hommes, comme mesure commune des denrées, ou les richesses de convention.

Le second effet sera de décourager par le bas prix les cultivateurs des nations rivales, et de s'assurer toujours de plus en plus ce bénéfice sur elles.

A mesure que les richesses de convention sortent d'un pays, et que le profit du genre de travail le plus essentiel y diminue, au point de ne plus procurer une subsistance commode à celui qui s'en occupe, il est nécessaire que ce pays se dépeuple, et qu'une partie des habitants mendie ; ce qui est encore plus funeste. Traisième effet de la vente supposée.

Enfin par une raison contraire il est clair que les richesses de convention s'accumulant sans-cesse dans un pays, le nombre des besoins d'opinion s'accraitra dans la même proportion. Ces nouveaux besoins multiplieront les genres d'occupation ; le peuple sera plus heureux ; les mariages plus fréquents, plus féconds ; et les hommes qui manqueront d'une subsistance facîle dans les autres pays, viendront en foule habiter celui qui sera en état de la leur fournir.

Tels sont les effets indispensables de la supériorité de l'agriculture dans une nation, sur celle des autres nations ; et ses effets sont ressentis en raison de la fertilité des terres réciproques, ou de la variété de leurs productions : car le principe n'en serait pas moins certain, quand même un pays moins bien cultivé qu'un autre, ne serait pas dépeuplé à raison de l'infériorité de sa culture : si d'ailleurs ce pays moins cultivé fournit naturellement une plus grande variété de productions. Il est évident qu'il aura toujours perdu son avantage d'une manière réelle et relative.

Ce que nous venons de dire conduit à trois conséquences très-importantes.

1°. Si l'agriculture mérite dans un corps politique le premier rang entre les occupations des hommes, celles des productions naturelles, dont le besoin est le plus pressant et le plus commun, exigent des encouragements de préférence chacune dans leur rang : comme les grains, les fruits, les bois, le charbon de terre, le fer, les fourrages, les cuirs, les laines, c'est-à-dire le gros et le menu bétail ; les huiles, le chanvre, les lins, les vins, les eaux-de-vie, les soies.

2°. On peut décider surement de la force réelle d'un état, par l'accroissement ou le déclin de la population de ses campagnes.

3°. L'agriculture sans le secours du commerce, serait très-bornée dans son effet essentiel, et dès-lors n'atteindrait jamais à sa perfection.

Quoique cette dernière déduction de nos principes soit évidente, il ne parait point inutîle de s'y arrêter, parce que cet examen sera l'occasion de plusieurs détails intéressants.

Les peuples qui n'ont envisagé la culture des terres que du côté de la subsistance, ont toujours vécu dans la crainte des disettes, et les ont souvent éprouvées. (Voyez le livre intitulé, Considérations sur les finances d'Espagne) Ceux qui l'ont envisagée comme un objet de commerce, ont joui d'une abondance assez soutenue pour se trouver toujours en état de suppléer aux besoins des étrangers.

L'Angleterre nous fournit tout-à-la-fais l'un et l'autre exemple. Elle avait suivi, comme presque tous les autres peuples, l'esprit des lois romaines sur la police des grains, lois gênantes et contraires à leur objet dans la division actuelle de l'Europe, en divers états dont les intérêts sont opposés : au lieu que Rome maîtresse du monde, n'avait point de balance à calculer avec ses propres provinces. Elle les épuisait d'ailleurs par la pesanteur des tributs, aussi-bien que par l'avarice de ses préfets ; et si Rome ne leur eut rien rendu par l'extraction de ses besoins, elle eut englouti les trésors de l'univers, comme elle en avait envahi l'empire.

En 1689 l'Angleterre ouvrit les yeux sur ses véritables intérêts. Jusqu'alors elle avait peu exporté de grains, et elle avait souvent eu recours aux étrangers, à la France même, pour sa subsistance. Elle avait éprouvé ces inégalités fâcheuses et ces révolutions inopinées sur les prix, qui tour-à-tour découragent le laboureur ou désespèrent le peuple.

La Pologne, le Danemarck, l'Afrique et la Sicîle étaient alors les greniers publics de l'Europe. La conduite de ces états, qui n'imposent aucune gêne sur le commerce des grains, et leur abondance constante, quoique quelques-uns d'entr'eux ne jouissent ni d'une grande tranquillité ni d'une bonne constitution, suffisaient sans-doute pour éclairer une nation aussi réfléchie, sur la cause des maux dont elle se plaignait ; mais la longue possession des pays que je viens de nommer, semblait trop bien établie par le bas prix de leurs grains, pour que les cultivateurs anglais pussent soutenir leur concurrence dans l'étranger. Le commerce des grains supposait une entière liberté de les magasiner, et pour autant de temps que l'on voudrait : liberté dont l'ignorance et le préjugé rendaient l'usage odieux dans la nation.

L'état pourvut à ce double inconvénient, par un de ces coups habiles dont la profonde combinaison appartient aux Anglais seuls, et dont le succès n'est encore connu que d'eux, parce qu'ils n'ont été imités nulle part. Je parle de la gratification qu'on accorde à la sortie des grains sur les vaisseaux anglais seulement, lorsqu'ils n'excédent pas les prix fixés par la loi, et de la défense d'introduire des grains étrangers, tant que leur prix courant se soutient au-dessous de celui que les statuts ont fixé. Cette gratification facilita aux Anglais la concurrence des pays les plus fertiles, en même temps que cette protection déclarée changea les idées populaires sur le commerce et la garde des grains. La circonstance y était très-propre à la vérité ; la nation avait dans le nouveau gouvernement, cette confiance sans laquelle les meilleurs règlements n'ont point d'effet.

Le froment reçoit 5 sols sterling, ou 5 liv. 17 sols 6 den. tournois par quarter, mesure de 460 l. poids de marc, lorsqu'il n'excède pas le prix de 2 liv. 8 s. sterl. ou 56 liv. 8 s. tourn.

Le seigle reçoit 3 sols 6 den. sterl. ou 3 liv. 10 s. 6 d. tourn. au prix de 1 l. 12 s. sterl. ou 37 l. 12 s. tourn.

L'orge reçoit 2 s. 6 d. sterl. ou 2 liv. 18 sols 9 d. tourn. au prix de 1 liv. 4 sols sterl. ou 28 liv. 4 sols tourn.

L'évenement a justifié cette belle méthode : depuis son époque l'Angleterre n'a point éprouvé de famine, quoiqu'elle ait exporté presqu'annuellement des quantités immenses de grains ; les inégalités sur les prix ont été moins rapides et moins inopinées, les prix communs ont même diminué : car lorsqu'on se fut déterminé en 1689 à accorder la gratification, on rechercha quel avait été le prix moyen des grains pendant les quarante-trois années précédentes. Celui du froment fut trouvé de 2 liv. 10 sols 2 d. sterl. le quarter, ou 58 l. 18 s. 11 d. tourn. et les autres espèces de grains à proportion. Par un recueil exact du prix des froments depuis 1689 jusqu'en 1752, le prix commun pendant ces cinquante-sept années ne s'est trouvé que de 2 liv. 2 s. 3 d. sterling ou 49 livres 12 s. 10 d. tourn. Ce changement, pour être aussi frappant n'en est pas moins dans l'ordre naturel des choses. Le cultivateur, dont le gouvernement avait en même temps mis l'industrie en sûreté en fixant l'impôt sur la terre même, n'avait plus qu'une inquiétude ; c'était la vente de sa denrée, lorsqu'elle serait abondante. La concurrence des acheteurs au-dedans et au-dehors, lui assurait cette vente : dès-lors il s'appliqua à son art avec une émulation que donnent seules l'espérance du succès et l'assurance d'en jouir. De quarante millions d'acres que contient l'Angleterre, il y en avait au moins un tiers en communes, sans compter quelques restes de bois. Aujourd'hui la moitié de ces communes et des terres occupées par les bois, est ensemencée en grains et enclose de haies. Le comté de Norfolk, qui passait pour n'être propre qu'au pacage, est aujourd'hui une province des plus fertiles en blés. Je conviens cependant que cette police n'a pas seule opéré ces effets admirables, et que la diminution des intérêts de l'argent a mis les particuliers en état de défricher avec profit ; mais il n'en est pas moins certain que nul propriétaire n'eut fait ces dépenses, s'il n'eut été assuré de la vente de ses denrées, et à un prix raisonnable.

L'état des exportations de grains acheverait de démontrer, comment un pays peut s'enrichir par la seule culture envisagée comme objet de commerce. On trouve dans les ouvrages anglais, qu'il est nombre d'années où la gratification a monté de 150 à 500 mille liv. sterl. et même plus. On prétend que dans les cinq années écoulées depuis 1746 jusqu'en 1750, il y a eu près de 5,906,000 quarters de blés de toutes les qualités exportés. Le prix commun à 1 liv. 8 sols sterl. ou 32 liv. 18 s. tourn. ce serait une somme de 8, 210, 000 l. sterl. ou 188, 830, 000 l. tourn. environ.

Si nous faisons attention que presque toute cette quantité de grains a été exportée par des vaisseaux anglais, pour profiter de la gratification, il faudra ajouter au bénéfice de 188, 830, 000 liv. tourn. la valeur du fret des 5, 906, 000 quarters. Supposons-la seulement à 50 s. tourn. par quarter, l'un dans l'autre, ce sera un objet de 14, 750, 000 l. tourn. et au total, dans les cinq années, un gain de 203, 580, 000 liv. de notre monnaie ; c'est-à-dire que par année commune, sur les cinq, le gain aura été de 40, 000, 000 liv. tourn. environ.

Pendant chacune de ces cinq années, cent cinquante mille hommes au moins auront été occupés, et dès-lors nourris par cette récolte et cette navigation ; et si l'on suppose que cette valeur ait encore circulé six fois dans l'année seulement, elle aura nourri et occupé neuf cent mille hommes aux dépens des autres peuples.

Il est encore évident que si chaque année l'Angleterre faisait une pareille vente aux étrangers, neuf cent mille hommes parmi les acheteurs trouveraient d'abord une subsistance plus difficîle ; et enfin qu'ils en manqueraient au point qu'ils seraient forcés d'aller habiter un pays capable de les nourrir.

Un principe dont l'harmonie avec les faits est si frappante, ne peut certainement passer pour une spéculation vague : il y aurait donc de l'inconséquence à la perdre de vue.

C'est le principe sur lequel la police des grains est établie en Angleterre, que je trouve irréprochable ; mais je ne puis convenir que son exécution actuelle soit sans défauts, et qu'elle soit applicable indifféremment à tous les pays.

L'objet de l'état a été d'encourager la culture, de se procurer l'abondance, et d'attirer l'argent des étrangers. Il a été rempli sans-doute ; mais il semble qu'on pouvait y réussir sans charger l'état d'une dépense superflue, sans tenir quelquefois le pain à un prix plus fort pour les sujets que pour les étrangers.

L'état est chargé en deux circonstances d'une dépense inutile, qui porte sur tous les sujets indistinctement, c'est-à-dire sur ceux qui en profitent comme sur ceux qui n'en profitent pas.

Lorsque les grains sont à plus bas prix en Angleterre, que dans les pays qui vendent en concurrence avec elle, il est évident que la gratification est inutîle : le profit seul que présente l'exportation, est un appas suffisant pour les spéculations du commerce.

Si les grains sont au dernier prix auquel ils puissent recevoir une gratification, et qu'en même temps ils soient à très-bon marché à Dantzick et à Hambourg, il y aura du bénéfice à transporter en fraude les grains de ces ports dans ceux de la grande-Bretagne, d'où ils ressortiront de nouveau avec la gratification. Dans ce dernier cas, il est clair que la culture des terres n'aura point joui de la faveur qui lui était destinée : la navigation y aura gagné quelque chose à la vérité, mais c'est en chargeant l'état et le peuple d'une dépense beaucoup plus considérable que ce profit.

Quoique le profit particulier des sujets par la différence du prix d'achat des grains sur le prix de la vente, rembourse à la totalité de la nation la somme avancée, et même au-delà ; jusqu'à ce que ceux qui ont payé effectivement leur contingent de la gratification, en soient remboursés avec l'intérêt par la circulation, il se passera un temps considérable, pendant lequel ils eussent pu faire un meilleur emploi de ce même argent dans un pays où le commerce, les manufactures, la pêche, et les colonies sont dans un état florissant.

Ce n'est pas que ce moyen de gagner soit méprisable ; il n'en est aucun de ce genre dans le commerce extérieur d'un état : mais il faut bien distinguer les principes du commerce d'oeconomie ou de réexportation des denrées étrangères, des principes du commerce qui s'occupe des denrées nationales.

Les encouragements accordés au premier sont un moyen de se procurer un excédent de population ; ils sont utiles tant qu'ils ne sont point onéreux à la masse des hommes, qu'on peut regarder comme le fond d'une nation. Au lieu que le commerce qui s'occupe de l'exportation des denrées nationales, doit être favorisé sans restriction. Il n'en coute jamais un à l'état qu'il n'en retire dix et plus ; le remboursement du contingent qu'a fourni chaque particulier lui revient plus rapidement et avec un plus gros profit, parceque tout appartient à la terre directement ou à la main-d'œuvre. D'un autre côté la quantité des denrées nationales ne s'accrait jamais sans augmenter la masse des hommes, qui peuvent être regardés comme le fond de la nation.

Il est difficîle dans une île considérable, dont les atterrages sont faciles, de prévenir l'introduction des grains étrangers. Ainsi il faut conclure que la gratification devait être momentanée, et réglée d'après les circonstances, sur le prix des grains dans les pays qui en vendent en concurrence. Alors l'opération eut été véritablement salutaire, et digne du principe admirable dont elle émane.

Peut-être pourrait-on dire encore, que cette gratification ne tombe pas toujours aussi immédiatement au profit des laboureurs qu'il le semblerait d'abord. Car dans les années abondantes, où les grains s'achetent pour les magasiner en attendant l'occasion de les exporter, il n'est pas naturel de penser que les acheteurs, toujours en plus petit nombre que les vendeurs, leur en tiennent compte sur le prix de leurs achats. Dans un pays où un très-petit nombre de cultivateurs aurait le moyen de garder ses grains, la gratification s'éloignerait encore plus de la terre.

J'ai remarqué comme un désavantage de la trop grande concurrence extérieure, que l'Angleterre fournit aux ouvriers étrangers du pain à meilleur marché qu'aux siens propres : c'est une affaire de calcul. Si nous y supposons le froment à 42 s. 3 d. st. prix commun depuis cinquante-sept années, il est clair qu'il peut être vendu en Hollande, en Flandres, à Calais, à Bordeaux même, à 40 s. 3 d. ster. avec un bénéfice honnête. La gratification est de 5 s. st. par quarter ; le fret et les assurances n'iront pas à plus de 2 s. par quarter ; restera encore un profit d'un sol sterling, c'est-à-dire, de 3 % dans une affaire qui ne dure pas plus d'un mois, et dans un pays où l'intérêt de l'argent est à 3 % par an.

Je n'ignore point qu'on répliquera que, par ce moyen, l'Angleterre décourage l'agriculture dans les autres pays. Mais ce raisonnement est plus spécieux que solide, si le prix commun des grains en Angleterre est assez haut, pour que les autres peuples n'y aient recours, que lorsqu'ils éprouvent chez eux de grandes diminutions de récolte. Or cela est de fait, du moins à l'égard de la France. Nous avons déjà observé que le prix commun du froment en Angleterre a été de 42 s. 3 d. st. le quarter, c'est-à-dire de 49 liv. 12 s. 10 d. de notre monnaie depuis cinquante-sept années ; ce qui revient à 24 liv. 16 s. 5 d. le setier de Paris, qui passe pour être de 240 liv. p. et qui dans le fait n'excède point 230 liv. p. si j'en crois les personnes pratiques. Son prix commun n'a été en Brie que de 18 liv. 13 s. 8 d. pendant les quarante années écoulées depuis 1706 jusqu'en 1745 ; malgré la famine de 1709, la disette de 1740 et 1741, et les chertés de 1713, 1723, 4, 5, 6, et de 1739 (Voyez Essai sur les monnaies, ou réflexions sur le rapport entre l'argent et les denrées). Ainsi la subsistance de notre peuple commence à devenir difficile, lorsque l'Angleterre nous fournit du blé à son prix commun. Pour trouver la raison de cette différence sur le prix des deux royaumes, il faut remonter à un principe certain.

Deux choses règlent dans un état le prix des salaires ; d'abord le prix de la subsistance, ensuite le profit des diverses occupations du peuple, par l'augmentation successive de la masse de l'argent que fait entrer le commerce étranger.

Pendant tout le temps que l'Angleterre prohiba la sortie des grains, ou n'envisagea point l'agriculture du côté du commerce, elle fut exposée à des disettes très-fréquentes : la subsistance des ouvriers étant chère, les salaires y furent chers dans la même proportion. D'un autre côté ayant peu de concurrents dans son travail industrieux, elle ne laissa pas de faire en peu d'années de très-grands profits dans son commerce étranger : l'argent qu'il produisait se repartissant entre les ouvriers occupés par le travail industrieux, augmenta encore leurs salaires, en raison de la demande des étrangers et de la concurrence des ouvriers. Lorsque plus éclairée sur ces véritables intérêts, cette nation envisagea l'agriculture comme objet de commerce, elle sentit qu'il était impossible en ramenant l'abondance des grains, de diminuer sur les salaires ce que la cherté de la subsistance y avait ajouté. Pour ranimer la culture, il fallait aussi que cette profession se ressentit comme les autres de l'augmentation de la masse de l'argent : car sans cet équilibre aussi juste qu'essentiel, le législateur perd ou ses hommes, ou un genre d'occupation. Ainsi l'état laissa jouir les terres du haut prix des grains, que les salaires des autres classes du peuples pouvaient porter.

En France au contraire la sortie des grains n'a jamais été aussi libre, que dans le temps où l'Angleterre suivait les principes contraires : les salaires y étaient moins chers, et réciproquement les frais de culture à meilleur marché. Depuis 1660 environ, les guerres fréquentes qu'elle a eu à soutenir et ses nombreuses armées, ont paru exiger que les permissions de sortir les grains fussent restreintes : cependant ce n'a jamais été pendant de longs intervalles ; cette incertitude, et l'alternative de quelques chertés, ont un peu entretenu l'espérance du laboureur. Le labourage n'a pas laissé de diminuer, puisqu'une bonne récolte ne rend aujourd'hui que la subsistance d'une année et demie ; au lieu qu'autrefois elle suffisait à la nourriture de plus de deux années, quoique le peuple fût plus nombreux. Mais l'attention continuelle que le gouvernement a toujours eu de forcer par diverses opérations le pain de rester à bas prix, jointe à la bonté de nos terres, aux alternatives de chertés et de permissions d'exporter les grains, ont empêché les salaires d'augmenter à un certain point à raison de la subsistance. D'un autre côté, nos augmentations sur les monnaies ont beaucoup diminué la masse d'argent que la balance du commerce faisait entrer annuellement ; ainsi les ouvriers occupés par le travail industrieux, n'ont pas eu à partager entr'eux annuellement une masse d'argent proportionnée à celle qu'ils avaient commencé à recevoir, lors de la première époque de notre commerce, ni dans la même proportion que les ouvriers de l'Angleterre, depuis l'établissement de son commerce jusqu'en 1689. D'où il s'ensuit que le prix des grains doit être plus cher dans ce pays qu'en France ; qu'il le serait encore davantage, si la culture n'y avait augmenté à la faveur de son excellente police et de la diminution des intérêts de l'argent ; enfin que lorsque toutes les terres de l'Angleterre seront en valeur, si la balance du commerce lui est annuellement avantageuse, il faudra nécessairement, non-seulement que l'intérêt de l'argent y diminue encore, mais que le prix des grains y remonte à la longue ; sans quoi l'équilibre si nécessaire entre les diverses occupations du peuple n'existera plus. S'il cessait d'exister, l'agriculture retrograderait insensiblement ; et si l'on ne conservait pas de bons mémoires du temps, on pourrait penser dans quelques siècles que c'est la sortie des grains qui est la cause des disettes.

De tout ce que nous venons de dire, on doit conclure en examinant la position et les intérêts de la France, que le principe employé par les Anglais pourrait lui être très-avantageux, mais que la manière d'opérer doit être fort différente.

Elle est obligée d'entretenir pour sa défense un grand nombre de places fortes, des armées de terre très-nombreuses, et un grand nombre de matelots. Il est nécessaire que la denrée la plus nécessaire à la subsistance des hommes soit à bon marché, ou que l'état augmente considérablement ses dépenses. L'étendue de nos terres est si considérable, qu'une partie de nos manufactures a des trajets longs et dispendieux à faire par terre ; il est essentiel que la main-d'œuvre se soutienne parmi nous à plus bas prix qu'ailleurs. Le pain est la principale nourriture de nos artisans : aucun peuple ne consomme autant de blés relativement à sa population. Tant que nos denrées de première nécessité se maintiendront dans cette proportion, le commerce et les manufactures, si on les protege, nous donneront annuellement une balance avantageuse, qui augmentera notre population ou la conservera ; qui donnera à un plus grand nombre d'hommes les moyens de consommer abondamment les denrées de deuxième, troisième et quatrième nécessité que produit la terre ; et qui enfin par l'augmentation des salaires augmentera la valeur du blé même.

D'un autre côté, il est juste et indispensable d'établir l'équilibre entre les diverses classes et les diverses occupations du peuple. Les grains sont la plus forte partie du produit des terres comme la plus nécessaire : ainsi la culture des grains doit procurer au cultivateur un bénéfice capable de le maintenir dans sa profession, et de le dédommager de ses fatigues.

Ce qui paraitrait le plus avantageux, serait donc d'entretenir continuellement le prix des grains, autour de ce point juste auquel le cultivateur est encouragé par son gain, tandis que l'artisan n'est point forcé d'augmenter son salaire pour se nourrir ou se procurer une meilleure subsistance. Ce ne peut jamais être l'effet d'une gestion particulière, toujours dangereuse et plus certainement suspecte : mais la police générale de l'état peut y conduire.

Le premier moyen est sans contredit, d'établir une communication libre au-dedans entre toutes les provinces. Elle est essentielle à la subsistance facîle d'une partie des sujets. Nos provinces éprouvent entr'elles de si grandes différences par rapport à la nature du sol et à la variété de la température, que quelques-unes ne recueillent pas en grains la moitié de leur subsistance dans les meilleures années. Elles sont telles, ces différences, qu'il est physiquement impossible que la récolte soit réputée abondante dans toutes à la fais. Il semble que la providence ait voulu, par ce partage heureux, nous préserver des disettes, en même temps qu'elle multipliait les commodités. C'est donc aller contre l'ordre de la nature, que de suspendre ainsi la circulation intérieure des grains. Ce sont les citoyens d'un même état, ce sont les enfants d'un même père qui se tendent mutuellement une main secourable ; s'il leur est défendu de s'aider entr'eux, les uns seront forcés d'acheter cher des secours étrangers, tandis que leurs frères vivront dans une abondance onéreuse.

Parmi tous les maux dont cet état de prohibition entre les sujets est la source, ne nous arrêtons que sur un seul. Je parle du tort qu'il fait à la balance générale du commerce, qui intéresse la totalité des terres et des manufactures du royaume. Car lorsque les communications sont faciles, le montant de cette balance se repartit entre chaque canton, chaque ville, chaque habitant : c'est à quoi il ne fait point assez d'attention. L'inégalité des saisons et des récoltes ne produit pas aussi souvent l'inégalité des revenus, que le fait celle de la balance. Dans le premier cas le prix supplée assez ordinairement à la quantité ; et pour le dire en passant, cette remarque seule nous indique qu'un moyen assuré de diminuer la culture des terres, le nombre des bestiaux, et la population, c'est d'entretenir par une police forcée les grains à très-bas prix ; car le laboureur n'aura pas plutôt aperçu qu'en semant moins il peut faire le même revenu, qu'il cherchera à diminuer ses frais et ses fatigues, d'où résultera toujours de plus en plus la rareté de la denrée.

Dans le second cas le cultivateur ne trouve plus le prix ordinaire de ses grains, de sa laine, de ses troupeaux, de ses vins ; le propriétaire est payé difficilement de sa rente, et cette rente baisserait si la balance était désavantageuse pendant un petit nombre d'années seulement. L'ouvrier travaille moins, ou est forcé par le besoin de diminuer son salaire raisonnable ; parce que la quantité de la substance qui avait coutume de vivifier le corps politique est diminuée. Tel est cependant le premier effet de l'interdiction dans une province. C'est un tocsin qui répand l'alarme dans les provinces voisines ; les grains se resserrent ; la frayeur, en grossissant les dangers, multiplie les importations étrangères et les pertes de l'état.

Avant de se résoudre à une pareille démarche, il ne suffit pas de connaître exactement les besoins et les ressources d'une province ; il faudrait être instruit de l'état de toutes les autres dont celle-ci peut devenir l'entrepôt. Sans cette recherche préliminaire, l'opération n'est appuyée sur aucun principe : le hasard seul en rend les effets plus ou moins funestes.

Je conviens cependant que dans la position actuelle des choses, il est naturel que les personnes chargées de conduire les provinces, s'efforcent dans le cas d'un malheur général d'y soustraire la portion du peuple qui leur est confiée. J'ajoute encore, que les recherches que j'ai supposées essentiellement nécessaires, et qui le sont, exigent un temps quelquefois précieux ; que le fruit en est incertain, à moins qu'il n'y ait un centre commun où toutes les notions particulières se réunissent et où l'on puisse les consulter ; que le prix des grains n'est pas actuellement une règle sure, soit parce que nos cultivateurs pour la plupart ne sont pas en état de les garder, soit parce qu'il est assez ordinaire dans les mauvaises récoltes, que les grains aient besoin d'être promptement consommés. Enfin j'avouerai qu'en voyant le mieux, il est impossible de le faire : c'est une justice que l'on doit au zèle et à la vigilance des magistrats qui président à nos provinces.

Il s'agit donc d'appliquer un remède convenable à ces inconvénients forcés ; et comme tous les membres d'un état sont en société, le remède doit être général : il est trouvé. Un citoyen généreux dont la sagacité s'exerce avec autant de succès que de courage et de dépenses sur les arts utiles à sa patrie, nous a proposé l'unique expédient capable de perfectionner notre police sur les grains, en même temps qu'il en a facilité l'exécution par ses découvertes. On sent que je parle de M. Duhamel du Monceaux, et de son excellent traité de la conservation des grains.

La multiplicité des magasins de blé particuliers est la première opération nécessaire pour entretenir l'abondance dans le royaume, maintenir le prix dans un cercle à-peu-près égal, et procurer en tous temps un bénéfice honnête au laboureur.

Un axiome de commerce pratique connu de tout le monde, c'est que la denrée est à bas prix s'il y a plus d'offreurs que de demandeurs. Si le grain est à bas prix, le recouvrement des revenus publics et particuliers languit ; le travail est suspendu : quelle ressource a-t-il resté dans ces circonstances à l'état, que d'ouvrir ses ports aux étrangers qui voulaient acheter ses grains, afin d'augmenter le nombre des demandeurs ?

Les étrangers consomment le grain ou le magasinent. Si c'est pour leur consommation qu'ils l'exportent, la quantité est bornée, parce que plusieurs pays abondants les fournissent en concurrence. Si c'est pour magasiner, les achats sont en raison du bas prix et si rapides, qu'on n'est averti souvent de l'excès que par ses effets. Chaque cultivateur affamé d'argent s'est empressé de vendre pour satisfaire son besoin pressant, et sans en prévoir de plus grand. Une mauvaise récolte survient ; les étrangers nous revendent cher cette même denrée, dont nous leur avons abandonné le monopole.

Si les sujets eussent formé la même spéculation, non-seulement l'inconvénient public d'une balance ruineuse pendant la disette lui eut été épargné, mais les inconvénients particuliers qui sont une suite, soit du trop bas prix des grains, soit de leur prix excessif, et souvent pour plusieurs années, n'eussent point existé.

Car si nous supposons que dans chaque province, plusieurs particuliers fassent dans les années abondantes des amas de blé, la concurrence sera bien mieux établie que lorsque 80 ou 100 négociants de Hollande feront acheter la même quantité par un petit nombre de commissionnaires. Il y aura donc plus de demandeurs, conséquemment le prix haussera. Il est d'autant plus certain que cela s'opérera ainsi, que ces mêmes quatre-vingt ou cent négociants de Hollande ne laisseront pas de tenter comme auparavant, de profiter du bas prix dans les premiers mois qui suivront la récolte.

Le passage de la révolution causée par la surabondance sera évidemment si prompt, qu'il n'aura pu porter aucun préjudice au cultivateur. Il jouira au contraire de toute sa richesse, et il en jouira en sûreté. Car si la récolte suivante vient à manquer, chacun saura que tels et tels greniers sont pleins : la faim d'imagination plus effrenée que l'autre peut-être, n'apportera aucun trouble dans l'ordre public. Tandis que d'un côté les demandeurs seront tranquilles, parce qu'ils sauront qu'il y a de quoi répondre à leur demande ; les possesseurs du grain instruits comme les autres de l'état des provisions, appréhenderont toujours de ne pas profiter assez-tôt de la faveur qu'aura pris la denrée. Ils vendront de temps en temps quelques parties pour mettre au moins leur capital à couvert : la concurrence des parties exposées en vente arrêtera continuellement le surhaussement des prix, et accraitra la timidité des vendeurs.

Le seul principe de la concurrence donne la marche sure de ces diverses opérations, tant ses ressorts sont actifs et puissants.

L'exécution d'une idée si simple ne peut rencontrer que trois difficultés ; la contradiction des lais, le préjugé populaire contre la garde des blés, et le défaut de confiance.

Si la nécessité d'envisager l'agriculture comme un objet de commerce a été démontrée aussi clairement que je l'espere, il faut conclure que les lois qui gênent le commerce intérieur des grains, sont incompatibles avec la conservation de l'agriculture. Or les principes étant des vérités, ne peuvent être autrement qu'elles sont essentiellement.

L'objet du commerce est certainement d'établir l'abondance des denrées ; mais l'objet du commerçant est de gagner. Le premier ne peut être rempli que par le second, ou par l'espérance qu'on en conçoit. Quel profit présentera une spéculation sur des denrées qu'il est défendu de garder jusqu'à ce qu'elles renchérissent ? Trais et quatre moissons abondantes de suite ne sont point un spectacle nouveau pour la France ; on remarque même que ce n'est qu'après ces surabondances réitérées, que nous avons éprouvé nos grandes disettes.

La loi qui défend de garder des grains plus de trois ans, a donc dû opérer le contraire de ce qu'elle s'était proposé. Je n'ai garde cependant de soupçonner qu'elle manquât d'un motif très-sage : le voici.

L'humidité de nos hivers et de la plupart de nos terrains à blé, est très-contraire à la conservation des grains. L'ignorance ou la pauvreté de nos cultivateurs hâtaient encore les effets pernicieux de la mauvaise disposition des saisons, par le peu de soins qu'ils employaient à leurs greniers. L'espérance cependant qui préside presque toujours aux conseils des hommes, prolongeait la garde jusqu'à des temps où la vente serait plus avantageuse, et la perte se multipliait chaque jour. Enfin ces temps si attendus arrivaient, les greniers s'ouvraient ; une partie du dépôt se trouvait corrompue. Quelques précautions qu'on prit pour en dérober la connaissance au peuple lorsqu'on la jetait dans les rivières, il était impossible qu'une marchandise d'aussi gros volume se cachât dans le transport. Ce spectacle sans-doute perçait le cœur des pauvres, et avec raison ; ils se persuadaient le plus souvent que ces pertes étaient une ruse pour renchérir leur subsistance ; l'incertitude même des faits, le mystère qui les accompagnait, tout effarouchait des imaginations déjà échauffées par le sentiment du besoin.

Cette réflexion développe toute la richesse du présent que M. Duhamel a fait à sa patrie. Il a prévenu d'une manière simple, commode, et très-peu couteuse, ces mêmes inconvénients qui avaient excité le cri général, et même armé les lois contre la garde des blés.

Ajoutons encore qu'il est difficîle que les règlements ne portent l'empreinte des préjugés du siècle qui les a dictés. C'est au progrès de l'esprit de calcul qu'est attachée la destruction de ces monstres.

Les raisonnements que nous avons employés jusqu'à présent, démontrent assez le faux de la prévention populaire sur les profits qui se font dans le commerce des grains. Sans ces profits, le commerce serait nul, sans commerce point d'abondance. Nous n'insisterons pas non plus sur la frayeur ridicule qu'inspirent les usuriers, dont les amas sont ou médiocres ou considérables : s'ils sont médiocres, ils ne font pas grand tort, s'ils sont d'un gros volume, ils sont toujours sous la main de la police.

Mais il ne suffit pas d'opposer des raisons à ces sortes d'erreurs : c'est un ouvrage réservé au législateur de réformer l'esprit national. Il y parviendra surement en honorant et en favorisant ceux qui entreront dans ses vues.

Nous avons même déjà fait quelques pas vers les bons principes sur le magasinage des grains. Il y a quelques années que la sagesse du ministère ordonna aux communautés religieuses du royaume de conserver toujours des provisions de grains pour trois ans. Rien n'était mieux pensé, ni d'une exécution plus facile. Dans les années abondantes, cette dépense n'ira pas au double de l'approvisionnement d'une année au prix commun. Dès-lors toute communauté est en état de remplir cette obligation, à moins qu'elle ne soit obérée ; dans ce cas l'ordre public exige qu'elle soit supprimée pour en réunir les biens à un autre établissement religieux.

A cet expédient M. le garde des sceaux en a ajouté un encore plus étendu, et digne de la supériorité de ses vues autant que de son zèle. Il a astreint les fermiers des étapes à entretenir pendant leur bail de trois ans, le dépôt d'une certaine quantité de grains dans chaque province. La première récolte abondante suffira pour donner à cet établissement toute sa solidité ; il peut même être étendu aux fermiers des domaines.

Voilà donc des magasins de blé avoués, ordonnés par l'état. Les motifs de ces règlements et les lois de la concurrence toujours réciproquement utiles aux propriétaires et aux consommateurs des denrées, nous conduisent naturellement à une réforme entière.

Un édit par lequel le prince encouragerait, soit par des distinctions, soit dans les commencements par quelque légère récompense, les magasins d'une certaine quantité de grains, construits suivant la nouvelle méthode, sous la clause cependant de les faire enregistrer chez les subdélégués des intendants, suffirait pour détruire le préjugé national. Pour peu que le préambule présentât quelque instruction aux gens simples et ignorants parmi le peuple, ce jour serait à jamais béni dans la mémoire des hommes. On ne peut pas dire que nos provinces manquent de citoyens assez riches pour ces spéculations. Avec une légère connaissance de leur position, on sait que tout l'argent qui s'y trouve ne circule pas. C'est un malheur bien grand sans-doute, et le profit du commerce des grains est dans une telle réputation, que c'est peut-être le plus sur moyen de restituer à l'aisance publique ces trésors inutiles. D'ailleurs suivons le principe de la concurrence, il ne peut nous égarer : ce ne seront pas des greniers immenses qui seront utiles, mais un grand nombre de greniers médiocres ; c'est même où l'on doit tendre, c'est sur ceux-là que devrait porter la gratification si l'on jugeait à-propos d'en accorder une.

Le défaut de confiance est la troisième difficulté qui pourrait se présenter dans l'exécution ; il aurait sa source dans quelques exemples qu'on a eus, de greniers ouverts par autorité. Il faut sans-doute que le danger soit pressant pour justifier de pareilles opérations : car un grenier ne peut disparaitre d'un moment à l'autre, surtout s'il est de nature à attirer l'attention du magistrat. On conviendra du moins nécessairement qu'on eut été dispensé de prendre ces sortes de résolutions, si de pareils greniers eussent été multipliés dans le pays. Ainsi la nature même du projet met les supérieurs à l'abri de cette nécessité toujours fâcheuse, et les particuliers en sûreté. La confiance ne sera jamais mieux établie cependant, que par une promesse solennelle de ne jamais forcer les particuliers à l'ouverture des greniers enregistrés. Cette distinction seule les porterait à remplir une formalité aussi intéressante, d'après laquelle on pourrait, suivant les circonstances, publier à propos des états.

Comme il faut commencer et donner l'exemple, peut-être serait-il utîle d'obliger les diverses communautés de marchands et d'artisans dans les villes, à entretenir chacune un grenier, ou d'en réunir deux ou trois pour le même objet. Presque toutes ces communautés sont riches en droits de marque, de réception, et autres : il en est même qui le sont à l'excès aux dépens du commerce et des ouvriers, pour enrichir quelques jurés. Enfin toutes ont du crédit ; et la spéculation étant lucrative par elle-même, ne peut être onéreuse aux membres. Il serait à-propos que ces communautés administrassent par elles-mêmes leurs greniers, et que le compte de cette partie se rendit en public devant les officiers de la ville.

Lorsqu'une fois l'établissement serait connu par son utilité publique et particulière, il est à croire que l'esprit de charité tournerait de ce côté une partie de ses libéralités : car la plus sainte de toutes les aumônes est de procurer du pain à bon marché à ceux qui travaillent, puisque l'arrêt du Créateur ordonne que nous le mangions ce pain à la sueur de notre corps.

Les approvisionnements proposés, et ceux de nos îles à sucre, avec ce qu'emporte la consommation courante, assurent déjà au cultivateur un débouché considérable de sa denrée dans les années abondantes. Mais pour que cette police intérieure atteigne à son but, il faut encore qu'elle soit suivie et soutenue par la police extérieure.

L'objet du législateur est d'établir, comme nous l'avons dit plus haut, l'équilibre entre la classe des laboureurs et celle des artisans.

Pour encourager les laboureurs, il faut que leur denrée soit achetée dans la plus grande concurrence possible dans les années abondantes.

Il est essentiel que la plus grande partie de ces achats soit faite par leurs concitoyens : mais ceux-ci ne seront invités à faire des amas que par l'espérance du bénéfice.

Ce bénéfice dépend des récoltes inégales, et de la diminution de la masse des grains dans une certaine proportion avec le besoin.

D'un côté, il n'est pas ordinaire que sept années se passent sans éprouver des récoltes inégales : d'un autre côté, on voit souvent plusieurs bonnes moissons se succéder. Si les grains ne sortent jamais, la diminution de la masse des grains sera insensible ; il n'y aura point de profit à les garder, point de greniers établis, plus d'abondance ; ou bien il en suivra un autre mauvais effet : si les grains sont à vil prix, les plus précieux seront indifféremment destinés à la nourriture des animaux, qui pouvaient également être engraissés avec d'autres espèces. Ces moindres espèces étant ainsi avilies, les terres mauvaises ou médiocres qui les produisent seront abandonnées, voilà une partie considérable de la culture anéantie.

La diminution de la masse des grains après une moisson abondante, ne peut donc s'opérer utilement que par les achats étrangers.

Il doit donc y avoir des permissions d'exporter les grains, pour parvenir à s'en procurer une quantité suffisante aux besoins, et établir l'équilibre sur les prix.

Une question se présente naturellement ; c'est de déterminer la quantité qui doit sortir.

Je répondrai que c'est précisément celle qui assure un bénéfice à nos magasiniers de grains, sans gêner la subsistance des ouvriers, des matelots, et des soldats.

C'est donc sur le prix du pain ou des grains qu'il convient de régler l'exportation, et ce prix doit être proportionné aux facultés des pauvres.

Etablissons des faits qui puissent nous guider. Le prix commun du setier de froment pesant 230 liv. s'est trouvé de 18 liv. 13 s. 8 den. depuis 1706, jusqu'en 1745 inclusivement : mais depuis 1736, il parait que le prix commun a été de 19 à 20 liv. supposons de 19 liv. 10 s. tant que ce prix ne sera point excédé, ni celui des autres grains en proportion, il est à croire que le pain sera à bon marché sur le pied des salaires actuels.

Deux tiers d'année sont réputés fournir la masse de grains nécessaire à la subsistance de la nation. Mais il est dans la nature des choses, que les prix augmentent au-delà du prix commun de 19 liv 10 s. lorsqu'il ne se trouve que cette quantité juste. Ceux qui font commerce de grains, doivent, si on leur suppose la plus petite intelligence de leur profession, amasser dans leurs magasins, outre ce qu'ils destinent à leur débit journalier, une quantité réservée pour les cas fortuits, jusqu'à ce que les apparences de la récolte suivante les décident. Le risque d'une pareille spéculation est toujours médiocre, si les grains ont été achetés à bon compte. Dès que les apparences promettent une augmentation de prix, le grain devient plus rare dans les marchés, parce que plusieurs forment à l'insu les uns des autres le même projet ; et à toute extrémité chacun se flatte de ne pas vendre, même en attendant, au-dessous du prix actuel. Le prix des blés doit donc augmenter au-delà du prix commun, lorsque la quantité existante se trouve bornée dans l'opinion commune au nécessaire exact : ceux qui connaissent ce commerce ne me dédiront pas.

Evaluons ces réserves des marchandises à 1/6 seulement, lorsque les froments sont à leur prix commun de 19 livres 10 sols le setier et les autres grains à proportion. De ce raisonnement on pourra inférer qu'au prix de 16 liv. 5 s. le setier de froment, et en proportion celui des autres grains, il se trouve dans le royaume pour une demi-année de subsistance au-delà de la quantité nécessaire, ou 2/6 de bonne récolte. Ainsi quand même la récolte suivante ne serait qu'au tiers, on n'aurait point de disette à éprouver. Le peuple alors fait un plus grand usage de chataignes, de blé noir, millet, pais, fèves, etc. ce qui diminue d'autant la consommation des autres grains.

La multiplicité des greniers accraitrait infiniment ces réserves ; et quand même il n'y en aurait que le double de ceux qui existent aujourd'hui, la ressource durerait deux années : ce qui est moralement suffisant pour la sûreté de la subsistance à un prix modéré.

Il paraitrait donc que le prix de 16 liv. 5 sols le setier de froment, serait le dernier terme auquel on pourrait en permettre la sortie pour l'étranger. Peut-être serait-il convenable, pour favoriser un peu les terres médiocres qui ont besoin d'un plus grand encouragement, de ne pas suivre exactement la proportion sur le meteil, le segle et l'orge. On pourrait fixer le prix de la sortie du meteil au-dessous de 14 liv. 5 sols, celle du seigle au-dessous de 13 livres, celle de l'orge au-dessous de 10 l. le setier. Le prix commun du setier d'avoine, de quatre cent quatre-vingts livres pesant, s'étant trouvé pendant quarante ans à 12 livres environ, on en pourrait permettre l'extraction au-dessous du prix de 11 liv.

Si nous supposons à-présent les greniers remplis dans un temps d'abondance, lorsque le froment serait à 14 livres le setier ; le bénéfice qu'on en pourrait espérer, avant même que le prix annonçât la défense de l'exportation, serait de 17 %. La spéculation étant évidemment avantageuse, les spéculateurs ne manqueraient point.

A ce même prix le laboureur qui n'est pas en état de garder, trouverait encore assez de profit dans sa culture pour la continuer et l'augmenter : car je suppose une année abondante, où la récolte des terres moyennes serait de quatre pour un par arpent. Le froment à ce prix, et les menus grains à proportion, la récolte de trois années produirait, suivant l'ancienne culture, 88 livres, la dépense Ve à 45 livres, ainsi resteraient pour le fermage, le profit du cultivateur et les impôts, 34 liv. sans compter le profit des bestiaux : c'est-à-dire que les impôts étant à 3 s. pour livre, pour que l'arpent fût affermé 7 liv. 10 s. par an, il faudrait que le cultivateur se contentât par an de 36 s. de bénéfice et du profit des bestiaux. Comme d'un autre côté il est beaucoup de terres capables de produire du froment, qui exigeront plus de 54 l. de dépense par arpent en trois années, et qui rapporteront moins de 88 livres, même dans les bonnes moissons, il s'ensuit évidemment qu'il est à souhaiter que jamais le froment ne soit acheté au-dessous de 14 livres le setier, lorsque l'impôt sur les terres est à 3 sols pour livre, et ainsi de suite : sans quoi l'équilibre de cette profession avec les autres sera anéanti ; beaucoup de terres resteraient en friche, et beaucoup d'hommes sans subsistance. La concurrence intérieure et extérieure des acheteurs bien combinée, est seule capable de garantir les grains de cet avilissement, tandis qu'elle conserverait aux autres ouvriers l'espérance de ne jamais payer le froment, dans les temps de rareté, au-dessus de 21 à 22 livres le setier : car à la demi-année de subsistance d'avance, que nous avons trouvée devoir exister dans le royaume lorsque le froment est à 16 liv. 5 s. le setier, il faut ajouter l'accroissement naturel des récoltes, lorsqu'une fois le laboureur sera assuré d'y trouver du bénéfice. Aussi je me persuade, que si jamais on avait fait pendant sept à huit ans l'expérience heureuse de cette méthode, il serait indispensable, pour achever d'établir la proportion entre tous les salaires, d'étendre la permission des exportations jusqu'au prix de 18 et même 19 l. Egalement si la France fait un commerce annuel de deux cent millions, et qu'elle en gagne vingt-cinq par la balance, il est clair que dans quarante ans il faudrait, indépendamment des réductions d'intérêt de l'argent, étendre encore de quelque chose la permission d'exporter les grains, ou bien la classe du laboureur serait moins heureuse que les autres.

Aux prix que nous venons de proposer, l'état n'aurait pas besoin de donner des gratifications pour l'exportation, puisque leur objet principal est de mettre les négociants en état de vendre en concurrence dans les marchés étrangers ; mais il serait très-convenable de restraindre la faculté de l'exportation des grains aux seuls vaisseaux français, et construits en France. Ces prix sont si bas, que la cherté de notre fret ne nuirait point à l'exportation : et pour diminuer le prix du fret, ce qui est essentiel, les seuls moyens sont l'accroissement de la navigation et la diminution de l'intérêt de l'argent.

On objectera peut-être à ma dernière proposition, que dans le cas où les capitaux seraient rares dans le commerce, ce serait priver le cultivateur de sa ressource.

Mais les capitaux ne peuvent désormais être rares dans le commerce, qu'à raison d'un discrédit public. Ce discrédit serait occasionné par quelque vice intérieur : c'est où il faudrait nécessairement remonter. Dans ces circonstances funestes, la plus grande partie du peuple manque d'occupation ; il convient donc pour conserver sa population, que la denrée de première nécessité soit à très-vil prix : il est dans l'ordre de la justice qu'un désastre public soit supporté par tous. D'ailleurs si les uns resserrent leur argent, d'autres resserrent également leurs denrées : des exportations considérables réduiraient le peuple aux deux plus terribles extrémités à la fais, la cessation du travail, et la cherté de la subsistance.

La réduction des prix de nos ports et de nos frontières sur les prix proposés, relativement aux poids et mesures de chaque lieu, est une opération très-facile, et encore plus avantageuse à l'état, par deux raisons.

1°. Afin d'égaler la condition de toutes les provinces, ce qui est juste.

2°. Afin d'éviter l'arbitraire presqu'inévitable autrement. Dès ce moment l'égalité de condition cesserait entre les provinces ; on perdrait tout le fruit de la police, soit intérieure, soit extérieure, qui ne peuvent jamais se soutenir l'une sans l'autre.

A l'égard des grains venant de l'étranger, c'est une bonne police d'en prohiber l'importation pour favoriser ses terres : la prohibition peut toujours être levée, quand la nécessité l'ordonne. Nous n'avons point à craindre que les étrangers nous en refusent ; et si par un événement extraordinaire au-dessus de toutes les lois humaines, l'état se trouvait dans la disette, il peut se reposer de sa subsistance sur l'appas du gain et la concurrence de ses négociants. La circonstance seule d'une guerre, et d'une guerre malheureuse par mer, peut exiger que le gouvernement se charge en partie de ce soin.

Il ne serait pas convenable cependant de priver l'état du commerce des grains étrangers, s'il présente quelque profit à ses navigateurs. Les ports francs sont destinés à faire au-dehors toutes les spéculations illicites au-dedans. Avec une attention médiocre il est très-facîle d'arrêter dans leur enceinte toutes les denrées, qu'il serait dangereux de communiquer au reste du peuple, surtout lorsqu'elles sont d'un volume aussi considérable que les grains. Il suffit de le vouloir, et de persuader à ceux qui sont chargés d'y veiller, qu'ils sont réellement payés pour cela.

Ainsi en tout temps on pourrait en sûreté laisser les négociants de Dunkerque, de Bayonne et de Marseille entretenir des greniers de grains du Nord, de Sicîle ou d'Afrique, pour les réexporter en Italie, en Espagne, en Portugal, en Hollande, mais jamais en France hors de leur ville. Ces dépôts, s'il s'en formait de pareils, ne pourraient que contribuer à nous épargner les révolutions sur les prix, en rassurant l'imagination timide des consommateurs.

Les personnes qui compareront les prix de l'Angleterre avec ceux que je propose, regretteront sans doute de voir nos terres aussi éloignées d'un pareil produit en grains : outre que ce n'est pas nous priver de cette espérance, les principes que nous avons établis au commencement, calmeront en partie ces regrets. Il est essentiel de conserver notre main-d'œuvre à bon marché jusqu'à un certain point, et sans gêne cependant, tant que l'intérêt de notre argent sera haut : notre commerce extérieur en sera plus étendu ; les richesses qu'il apporte augmentent le nombre des consommateurs de la viande, du vin, du beurre, enfin de toutes les productions de la terre de seconde, troisième et quatrième nécessité. Ces consommations paient des droits qui soulagent la terre ; car dans un pays où il n'y aurait point de productions de l'industrie, ce serait la terre qui payerait seule les impôts. Réciproquement les manufactures augmentent avec la multiplication des bestiaux, et celle-ci fertilise les terres.

Nous avons encore remarqué que l'état est obligé d'entretenir un nombre très-considérable de matelots et de soldats, il est infiniment avantageux qu'ils puissent subsister avec leur paye médiocre, sans quoi les dépenses publiques s'accraitront, et les taxes avec elles.

Ce n'est point non-plus sur une quantité d'argent qu'on peut comparer l'aisance des sujets de deux états. Cette comparaison doit être établie sur la nature et la quantité des commodités qu'ils sont en état de se procurer, avec la somme respective qu'ils possèdent en argent.

Si la circulation de nos espèces est établie au même point que l'est en Angleterre celle des valeurs représentatives, si nos terres ne sont pas plus chargées dans la proportion de leur revenu, si le recouvrement des taxes est aussi favorable à l'industrie du laboureur, notre agriculture fleurira comme la leur ; nos récoltes seront aussi abondantes, à raison de l'étendue, de la fertilité des terres réciproques ; le nombre de nos cultivateurs se trouvera dans la même proportion avec les autres classes du peuple, et enfin ils jouiront de la même aisance que ceux de l'Angleterre.

Cette observation renferme plusieurs des autres conditions qui peuvent conduire l'agriculture à sa perfection. Les principes que nous avons présentés sur l'objet le plus essentiel de la culture, ont besoin eux-mêmes d'être secondés par d'autres, parceque les hommes étant susceptibles d'une grande variété d'impressions, le législateur ne peut les amener à son but que par une réunion de motifs. Ainsi la meilleure police sur les grains ne conduirait point seule la culture à sa perfection, si d'ailleurs la nature et le recouvrement des impôts ne donnaient au cultivateur l'espérance, &, ce qui est plus sur, n'établissaient dans son esprit l'opinion que son aisance croitra avec ses travaux, avec l'augmentation de ses troupeaux, les défrichements qu'il pourra entreprendre, les méthodes qu'il pourra employer pour perfectionner son art, enfin avec l'abondance des moissons que la providence daignera lui accorder. Dans un pays où le laboureur se trouverait entre un maître avide qui exige rigoureusement le terme de sa rente, et un receveur des droits que pressent les besoins publics, il vivrait dans la crainte continuelle de deux exécutions à la fois ; une seule suffit pour le ruiner et le décourager.

Si le colon ne laisse rien pour la subsistance de l'abeille dans la ruche où elle a composé le miel et la cire, lorsqu'elle ne périt pas elle se décourage, et porte son industrie dans d'autres ruches.

La circulation facîle des denrées est encore un moyen infaillible de les multiplier. Si les grands chemins n'étaient point surs ou praticables, l'abondance onéreuse du laboureur le découragerait bientôt de sa culture. Si par des canaux ou des rivières navigables bien entretenues, les provinces de l'intérieur n'avaient l'espérance de fournir aux besoins des provinces les plus éloignées, elles s'occuperaient uniquement de leur propre subsistance : beaucoup de terres fertiles seraient négligées ; il y aurait moins de travail pour les pauvres, moins de richesses chez les propriétaires de ces terres, moins d'hommes et de ressources dans l'état.

Dans un royaume que la nature a favorisé de plusieurs grandes rivières, leur entretien n'exige pas de dépenses autant qu'une vigilance continuelle dans la police ; mais sans cette vigilance, la cupidité des particuliers se sera bientôt créé des domaines au milieu des eaux : les îles s'accraitront continuellement aux dépens des rivages, et le canal perdra toujours en profondeur ce qu'il gagne en largeur. Si les îles viennent à s'élever au-dessus des rivages, chaque année le mal deviendra plus pressant, et le remède plus difficîle ; cependant le rétablissement d'une bonne police suffira le plus souvent pour arrêter le désordre et le réparer insensiblement. Puisqu'il ne s'agit que de rendre au continent ce que les îles lui ont enlevé, l'opération consiste à empêcher dans celles-ci l'usage des moyens qui les ont accrues, tandis qu'on oblige les riverains à employer ces mêmes moyens qui ne sont pas dispendieux, et avec la même assiduité.

Ces avantages de l'art et de la nature pourraient encore exister dans un pays, sans qu'il en ressentit les bons effets ; ce serait infailliblement parceque des droits de douannes particulières mettraient les provinces dans un état de prohibitions entr'elles, ou parce qu'il serait levé des péages onéreux sur les voitures, tant par terre que par eau.

Si ces douannes intérieures sont d'un tel produit que les revenus publics fussent altérés par leur suppression, il ne s'agirait plus que de comparer leur produit, à celui qu'on pourrait espérer de l'augmentation des richesses sur les terres, et parmi les hommes qui seraient occupés à cette occasion. A égalité de produit, on aurait gagné sur la population ; mais un calcul bien fait prouvera que dans ces cas l'état reçoit son capital en revenus : il ne faut qu'attendre le terme. Si ces droits rendent peu de chose au prince, et que cependant ils produisent beaucoup à ses fermiers, il devient indispensable de s'en procurer une connaissance exacte, et de convenir à l'amiable du bénéfice modéré qu'ils auront été censés devoir faire, pour le comparer au profit réel.

A l'égard des péages, il convient de partir d'un principe certain ; les chemins et les rivières appartiennent au Roi. Les péages légitimes sont, ou des aliénations anciennes en faveur d'un prêt, ou les fonds d'une réparation publique.

Le domaine est inaliénable, ainsi le souverain peut toujours y rentrer. Le dédommagement dépend de l'augmentation du revenu du péage à raison de celle du commerce : si cette augmentation a suffi pour rembourser plusieurs fois le capital et les intérêts de la somme avancée, eu égard aux différences des monnaies, et aux différents taux des intérêts ; l'état en rentrant purement et simplement dans ses droits, répare un oubli de la justice distributive. Si après cette opération les fermiers du domaine continuaient à percevoir le péage ; l'agriculture, le commerce, et l'état, n'auraient point amélioré leur condition ; le fermier serait plus riche.

Lorsque les péages sont considérés comme les fonds d'une réparation publique, il reste à examiner si ces réparations sont faites, si la somme perçue est suffisante ou si elle ne l'est pas : dans ces deux derniers cas, il ne serait pas plus juste qu'un particulier y gagnât, que de le forcer d'y perdre. En général le plus sur est que le soin des chemins, des canaux, et des rivières, appartienne au prince qui en est le propriétaire immédiat.

Cessons un moment d'envisager l'agriculture du côté du commerce, nous verrons nécessairement s'élever l'un après l'autre, tous les divers obstacles dont nous venons d'exposer le danger. Ils n'ont existé, que parce qu'on avait négligé cette face importante du premier de tous les objets, qui doivent occuper les législateurs. Cette remarque est une preuve nouvelle, qui confirme que les progrès de l'agriculture, sont toujours plus décidés dans un pays, à mesure qu'il se rapproche des saines maximes, ou qu'il les conserve mieux.

Cependant, comme un principe ne peut être à la fois général et juste dans toutes ses applications, nous ajouterons à celui-ci une restriction très-essentielle, et que nous avons déjà trouvée, être une conséquence de nos premiers raisonnements.

L'établissement de l'équilibre le plus parfait qu'il est possible entre les diverses occupations du peuple, étant un des principaux soins du législateur, il lui est également important dans l'agriculture, de favoriser les diverses parties en raison du besoin qu'il en ressent. On n'y parviendra point par des gênes et des restrictions, ou du moins ce ne peut être sans désordre ; et à la fin les lois s'éludent lorsqu'il y a du profit à le faire. C'est donc en restraignant les profits qu'on fixera la proportion.

Le moyen le plus simple est de taxer les terres comme les consommations, c'est-à-dire toujours moins en raison du besoin ; de manière cependant que l'on n'ôte point l'envie de consommer les moindres nécessités : car on tarirait les sources de l'impôt et de la population. Cette méthode serait sans doute une des grandes utilités d'un cadastre ; en attendant il ne serait pas impossible de l'employer. Si nous avons trop de vignes en raison des terres labourables, cela ne sera arrivé le plus souvent que parce que les vignobles produisent davantage. Pour les égaler, serait-il injuste que les vignes payassent le quinzième, tandis que les terres labourables payeraient le vingtième ?

C'est ainsi que chaque espèce de terre se trouverait employée surement et sans trouble à ce qui lui convient le mieux. Il ne reste rien de plus à désirer quand une fois les besoins urgens sont assurés. Quels qu'ils soient d'ailleurs, les lois ne peuvent forcer la terre à produire ; leur puissance peut bien limiter ses productions, mais elle limite la population en même temps. De toutes les lais, la plus efficace est celle de l'intérêt.

Quoique mon dessein n'ait point été d'envisager l'agriculture du côté pratique, ce que nous avons dit des progrès de l'Angleterre dans cet art, et en particulier des améliorations prodigieuses faites dans le comté de Norfolk, m'engage à donner ici la traduction d'une lettre écrite l'année dernière dans cette province : elle peut être instructive pour les terres de même nature qui peuvent se rencontrer parmi nous. Mais auparavant il ne sera point inutîle de donner une légère esquisse des diverses méthodes de l'agriculture anglaise, et de proposer les doutes qui se rencontrent à la lecture de leurs livres oeconomiques : ils réduisent leurs terres propres à la culture, à six qualités.

1°. Les terres mouillées ; celles qu'on cultive sont de trois sortes ; les terres qui ont une pente sont desséchées par le moyen de tranchées ou de rigoles ; si les eaux viennent d'une source, on tâche d'en détourner le cours, en formant une digue avec la terre même qu'on enlève des tranchées.

Les terres voisines des rivières ne sont jamais si abondantes qu'après les débordements de l'hiver, parce que les rivières charrient la plupart un limon gras. Ainsi ces terres sont continuellement en rapport et sans art. Mais ces avantages sont quelquefois payés cher, par les ravages que causent les débordements de l'été. Pour y remédier autant qu'il est possible, ces terres sont enceintes de haies et de fossés très-hauts.

De toutes les terres, les meilleures sont ce qu'on appelle les marais proche la mer : elles sont extrêmement propres à engraisser promptement les bestiaux ; on a même l'expérience que le mouton n'y contracte jamais cette maladie qui lui corrompt le foie. Lorsqu'on s'aperçoit qu'un troupeau en est infecté, on le descend promptement dans les marais ; et si l'on n'a point trop attendu, il se rétablit. C'est du moins ce qu'on a jugé par l'ouverture de plusieurs de ces animaux qui avaient été visiblement attaqués de ce mal, et dont la partie du foie corrompue s'était desséchée : preuve sans replique de la nécessité de mêler beaucoup de sel dans la nourriture des bestiaux. Ces terres exigent une grande dépense en chaussées et en fosses profondes pour empêcher l'eau d'y séjourner, surtout celle de la mer. Elles sont aussi sujettes à manquer d'eau douce ; on y supplée par des citernes. On a également soin de planter des arbres et des haies élevées pour servir d'abri aux troupeaux, soit pendant les chaleurs, soit pendant l'hiver.

2°. Les terres marneuses. Voyez MARNE. Je ne sais cependant si je dois rendre ainsi chalkly-lands. Le mot anglais chalk dérive du mot teutonique kalck, et tous deux signifient chaux et craie. Ce dernier n'est appliqué dans notre langue à la marne, que lorsqu'elle est calcinée : mais en anglais on la distingue en ce dernier état par le mot lime. Au contraire ils nomment marle ou marne, une terre grasse froide de sa nature ; ce qui est bien différent de notre marne dont la qualité est brulante. Cette terre grasse et froide est bonne et propre à s'enfoncer par sa pesanteur, moins cependant que la pierre à chaux lime. On en distingue cinq espèces.

La première est brune, veinée de bleu, mêlangée de petites mottes de pierre à chaux lime-stone : ils nomment cette espèce cowshut-marle, ce qui je crois veut dire terre à bauge ; dès-lors c'est une espèce de glaise.

La seconde est une manière d'ardoise grasse ; elle en a pris le nom de slate-marle : elle est bleue ou bleuâtre, et se dissout aisément à la gelée ou à l'eau.

La troisième espèce est appelé diving-marle : ce mot signifie l'action de fouiller une mine ; cette espèce est serrée, forte, et très-grasse.

La quatrième est nommée clay-marle ou marne argilleuse, fort semblable à la glaise, tenant de sa nature, mais plus grasse, et quelquefois mêlée de craie en pierres, chalkstones.

Enfin la cinquième est connue sous la dénomination de steel-marle ou marne dure. Elle se sépare d'elle-même en petites mottes de forme cubique, et se trouve communément à l'entrée des puits que l'on creuse. Celle-là me semblerait plutôt appartenir au genre des terres appelées chalkly-lands, et être notre véritable marne. Il y a surement de la confusion parmi les écrivains oeconomiques de cette nation ; car je remarque qu'ils conseillent tantôt l'usage de la marne marle pour les terres froides, tantôt pour les terres chaudes. Ce qui confirme ce soupçon, c'est que dans le dernier cas ils nomment indifféremment cet engrais, clay qui veut dire glaise, et marle que nous rendons par marne.

La bonne ou la mauvaise qualité de cette marne anglaise ne se discerne pas tant par sa couleur que par sa pureté, c'est-à-dire que la moins mêlangée est préférable. Elle doit se briser en petits morceaux cubiques, être égale et douce comme de la mine de plomb, sans aucunes parties graveleuses ni sabloneuses. Si elle s'écaille comme l'ardoise, et qu'après une pluie ou exposée au soleil elle seche de nouveau et se réduise en poussière, elle est certainement bonne. Quant à la qualité glissante au tact, gluante, ou huileuse, on n'en peut tirer aucune conjecture pour la bonté ; car on en trouve dans les mines qui est pure, seche, qui se divise aisément, et qui devient gluante si on la mouille.

Comme j'ai moins eu en vue d'instruire que de proposer un point d'instruction à éclaircir, et que je n'ai point été en Angleterre, je ne rougis pas de mon embarras : je serais porté à croire que les Anglais ont mal-à-propos établi deux genres dans les terres argilleuses, et que nous n'avons pas assez distingué les espèces ; il en résulterait que des expériences et des recherches sur cette matière, pourraient contribuer infiniment à l'avancement de l'Agriculture. Car il est certain que toutes ces terres ont leur utilité pour en engraisser d'autres, et que nous manquons de mots pour rendre les diverses espèces comprises sous celui de marle.

Sait que le mot chalkly-lands signifie simplement terres à chaux ou marneuses ou crétacées, cette qualité est assez commune en Angleterre. On en distingue de deux sortes : l'une est dure, seche, forte, et c'est la plus propre à calciner : l'autre est tendre et grasse ; elle se dissout facilement à l'eau et à la gelée ; elle est propre au labourage, et à améliorer presque toutes les autres terres, principalement celles qui sont froides ou aigres : pour cet effet on en mêle une charretée avec deux ou trois, soit de fumier, soit de vase ou de terreau, et l'on répand ensuite ce mélange sur les champs ou sur les prairies.

Ces terres produisent naturellement du pavot, et toutes les autres espèces d'herbes qui croissent dans des terrains chauds et secs : elles sont propres au sain-foin, au treffle ; et si elles sont un peu grasses, la luserne y réussit. Le froment, l'orge, et l'avoine, sont les semences ordinaires qu'on leur donne.

L'engrais de ces terres est le parcage des moutons, le fumier ordinaire, de vieux chiffons, des rognures de draps qu'on coupe en très-petits morceaux, et qu'on jette sur la terre immédiatement après qu'on a semé. Ces rognures se vendent par sac ; on en répand quatre par acre : chaque sac contient six boisseaux, qui pesent environ trois cent quatre-vingt livres poids de marc.

S'il vient à pleuvoir immédiatement après les semailles avant que le grain ait levé, cette terre est sujette à se lier de façon que la pointe de l'herbe ne peut la pénétrer.

Dans la province de Hartford on prévient cet inconvénient, en fumant ces sortes de terres avec du fumier à moitié consommé : quelques-uns y mêlent une certaine quantité de sable. Ordinairement on les ensemence avec du froment, du méteil, de l'orge ; seulement après le froment on fait une récolte de pois ou de vesces.

Traisième qualité, les terres argilleuses ou claylands. On distingue cinq sortes de glaises en Angleterre. La première appelée pure, est tendre et molle à la dent comme du beurre, sans le moindre mélange graveleux ; du moins elle est plus parfaite à mesure qu'elle est plus pure : elle se divise elle-même en plusieurs qualités dont on tire la terre à foulon et l'engrais des terres. La terre à foulon est jaunâtre à Northampton, brune à Hallifax, et blanche dans les mines de plomb de la province de Derby. Cette qualité est la plus raffinée de celles de la première espèce.

Il se trouve de la glaise pure dans les puits de marne, qui est d'un jaune pâle.

Dans les mines de charbon de terre on en rencontre une qualité qu'on appelle écaille de savon.

Enfin il y a cette glaise brune tirant sur le bleu, que les Anglais appellent indifféremment clay et marle. Ils en font un très-grand usage dans la culture des terres maigres, légères, et sabloneuses. C'est dans le comté d'York que cette pratique a commencé, ou pour parler plus exactement, s'est renouvellée le plutôt. C'est ordinairement sur le penchant d'une colline qu'elle se trouve, sous une couche de sable de la profondeur de quatre à cinq pieds. Lorsque la glaise est découverte, on creuse un puits d'environ huit à dix pieds de profondeur, et de quinze à vingt pieds en carré. La bonne glaise est bleuâtre, sans aucun mélange de sable, compacte, grasse, et très-pesante ; elle est très-bonne à faire de la brique. C'est vers le milieu de l'été qu'on la tire, et par un temps sec. Cent charretées sont réputées nécessaires sur un acre de terre, environ un arpent un cinquième de Paris. On observe que pendant trois ou quatre ans cette glaise reste en mottes sur la surface de la terre. La première année un champ ainsi engraissé rapporte de l'orge en abondance, d'un grain large, mais de mauvaise couleur. Les années suivantes le grain y croit plein, et arrondi comme du froment. On a l'expérience que cet engrais fertilise les terres pendant quarante-deux ans, et dans d'autres endroits plus longtemps. Dès qu'on s'aperçoit que les terres s'amaigrissent, il faut avoir soin de recommencer l'opération. Les terres sabloneuses auxquelles la glaise convient, ne rapportent jamais que du seigle, quelqu'autre engrais qu'on leur donne, fût-ce de la marne chalk : une fois glaisées, elles sont propres à l'avoine, à l'orge, aux pais, etc. Nous ne manquons point en France de cette espèce de glaise, mais je ne me remets pas d'en avoir Ve faire usage. A l'égard de la terre à foulon, nous n'en connaissons point encore de bonne : il serait cependant difficîle d'imaginer que la nature nous l'eut refusée, en nous prodiguant le reste. On a vendu à Paris de prétendues pierres de composition propres à détacher, qui étaient blanches, polies, tendres, savonneuses, taillées en carré pour l'ordinaire, elles étaient à-peu-près de la qualité de ces écailles de savon dont nous venons de parler, et qui sont cendrées ; pas tout à fait aussi grasses dans l'eau, quoiqu'elles le parussent davantage étant seches. Le hasard me fit découvrir qu'elles se prenaient dans l'enclos de l'abbaye de Marmoutiers près Tours, dans un endroit appelé les sept Dormants. J'y ai fait chercher ; mais la terre s'étant écroulée depuis quelque temps, on ne m'a envoyé que de la pierre dure. Peut-être avec quelque légère dépense, dans les endroits qui produisent des qualités approchantes, pourrait-on parvenir à trouver la qualité supérieure. On trouve assez communément en Touraine de ces petites pierres d'un gris cendré, très-savonneuses, semblables à des écailles d'ardoise.

La deuxième espèce est une glaise rude, et qui se réduit en poussière lorsqu'elle est seche : c'est proprement de la craie. Il y a d'autres qualités comprises sous cette espèce, qui servent aux potiers : elles sont jaunes, jaunes-pâles, bleues ou rouges, plus ou moins grasses.

La troisième espèce est une pierre : lorsqu'elle est seche, elle est blanche, bleue, et rouge.

La quatrième espèce se trouve mêlée d'un sable ou gravier rond.

La cinquième espèce est distinguée par un mélange de sable gras ou très-fin, et de talc luisant. Il s'en rencontre de blanche dans la province de Derbi, avec laquelle se font des fayences à Nottingham. Il y en a une autre qualité grise ou bleue dont on fait des pipes à fumer à Hallifax. L'exportation de cette dernière espèce est défendue sous peine de mort, comme celle de la première espèce.

Les terres argilleuses labourables sont noires, bleues, jaunes, ou blanches. Les noires et les jaunes sont réputées les plus propres à porter du grain ; quelques-unes sont plus grasses, d'autres plus gluantes : mais toutes en général sont sujettes à garder l'eau, ce qui engendre une quantité de mauvaises plantes mortelles principalement aux moutons. Ces terres se resserrent par la sécheresse, se durcissent à l'ardeur du Soleil et au vent, jusqu'à ce qu'on les ouvre à force de travail pour donner passage aux influences fécondes de l'air. La plupart sont propres au froment, à l'orge, aux pais, aux feves, surtout si elles sont mêlées de pierres à chaux. Les meilleures sont bonnes pour la luzerne, et pour cette espèce de prairie artificielle appelée ray-grass ou faux segle ; elles soutiennent l'engrais mieux qu'aucune autre : ceux qu'on y emploie sont le fumier de cheval et de pigeon, la marne chaude, le parcage des moutons, de la poussière de malt, des cendres, de la chaux, de la suie, de cette espèce de marne que les Anglais appellent chalck ou pierre à chaux. Nous observerons en passant que les cendres sont réputées et reconnues par expérience, être un des meilleurs moyens de féconder la terre. Les cendres de bruyere, de fougère, de genêt, de jonc, de chaume, enfin celles de tous les végétaux sont bonnes ; mais il n'y en a point de meilleures et dont l'effet soit plus durable, que les cendres du charbon de terre, principalement dans les terres froides. Il faut avoir attention de les garantir de la pluie, qui, en les lavant, emporterait leurs sels : si cet accident est arrivé cependant, on y remédie en les arrosant d'urine ou d'eau de savon. Dans tous les cas cette préparation est très-bonne, puisque deux charretées de ces cendres ainsi apprêtées, feront plus d'effet sur un acre de terre que six qui ne l'auront point été.

Quatrième qualité, les terres graveleuses et sabloneuses. On en tire très-peu de parti, parce que la plupart sont stériles et sujettes, soit à se bruler par la chaleur, soit à se détremper trop par les pluies ; alors elles ne produisent que de la mousse, et se couvrent d'une espèce de croute. Celles qui ont un peu de terreau sur leur surface, ou dont le fond est de gravier, produisent quelquefois de très-bonne herbe, et sont destinées au pacage ; parce que si d'un côté elles se dessechent promptement, de l'autre la moindre pluie les fait revivre. Les terres de pur sable sont blanches, noires, bleuâtres, rouges, jaunes, plus ou moins dures les unes que les autres. Il y en a de couleur cendrée qui sont ordinairement couvertes de lande ou de bruyere, et dont on fait des pacages. Les terres graveleuses sont à-peu-près de la même nature ; et celles qui sont les plus pierreuses, mêlées d'un sable dur, sont les plus stériles. Les meilleures de ces terres sont ensemencées de segle, de blé noir, et de gros navets appelés turnipes qui sont destinés à nourrir les bestiaux. L'engrais le meilleur de ces terres, est une espèce de glaise qui se dissout à la gelée, de la vase, du fumier de vache, et du chaume à demi-consommé dans le fumier.

Dans la province d'Hartfortd, l'amélioration des terres qui portent de la mousse, consiste à la bruler, à labourer ensuite ; elles donnent une ou deux belles récoltes de segle, et forment ensuite un pacage de très-bonne qualité.

Avant de quitter ces terrains arides, il est bon de remarquer que le sable n'est point inutîle dans la culture des terres froides, comme les glaises fortes, pour les empêcher de se serrer. On choisit ordinairement celui des rivières par préférence, ou celui que les eaux ont entrainé des collines. Ceux qui ont des étables y renferment leurs moutons pendant l'hiver : cela est fort rare cependant en Angleterre : deux fois la semaine on répand dans cette étable quelques charretées de sable, que l'urine et la fiente des animaux rendent un fort bon engrais.

Le sable de la mer et celui du rivage est encore d'un grand usage sur les côtes. Il est ordinairement rouge, gris tirant sur le bleu, ou blanc : les deux premiers sont les meilleurs. Lorsqu'il est répandu sur la terre, on le laboure, et l'on en tire quatre récoltes de suite, après lesquelles on laisse la terre en pacage pendant six ou sept ans : et l'on recommence. On observe que l'herbe qui croit dans ces champs, engraisse très-promtement les animaux, et leur donne une grande quantité d'excellent lait. Les grains qu'on y seme ont un tuyau fort court, mais les épis sont très-longs et très-gros.

Cinquième qualité, les terres à brique : elles diffèrent de la glaise en ce que l'eau filtre aisément au-travers, et qu'elles ne sont point mêlées de pierres. Leurs productions naturelles sont du genêt, de la bruyere, du chiendent, et toutes sortes de mauvaises plantes. Les meilleures, lorsqu'elles sont bien fumées, sont ensemencées d'orge, d'avoine, de froment, de sarrasin, de turnipes, et de pais. Dans quelques-unes on seme du treffle ou de la luserne ; mais ces plantes n'y durent pas : en fait de prairies artificielles, c'est le faux segle qui y convient le mieux. Les engrais les plus convenables à ces terres, sont la marne et les cendres de charbon de terre.

Mais le mélange de ces terres à brique avec les autres, est regardé comme une très-bonne amélioration, étant un moyen entre les extrêmes, liant les terres trop tendres, et rafraichissant celles qui sont trop chaudes.

Sixième qualité, les terres pierreuses ; elles sont ordinairement mêlangées de diverses qualités de terres ; leur fertilité et leur culture dépendent de la nature de ce mélange. Si ces pierres sont de qualité froide, on tâche d'en purger le champ, excepté dans les terrains secs et legers où on les laisse.

Lorsque la terre est maigre, mêlée de petites pierres de la qualité du moilon, ou bien que le terroir est pierreux, mêlé de terre aigre, comme dans la province d'Oxford, on la cultive suivant qu'elle est plus ou moins couverte d'herbes ; si elles y sont abondantes, on brule la terre vers le mois de Juillet ou d'Aout : c'est la méthode employée dans toutes les terres stériles, aigres, couvertes de bruyeres et de joncs, soit qu'elles soient froides ou chaudes, seches ou mouillées ; et dans deux ou trois récoltes elles rendent, tous frais faits, plus que l'on en eut retiré de capital à les vendre.

Pour bruler ces terres on a coutume de les parer : on se sert d'un instrument armé d'un soc recourbé sur un de ses côtés, de huit à neuf pouces de long ; un homme le pousse devant soi, et enlève le gason par formes d'un pied et demi, qui se renversent d'elles-mêmes ; on mord d'environ un demi-pouce, à moins que la terre ne soit remplie de racines ou de filaments : pourvu que ce soient des matières combustibles, l'épaisseur des formes fera un bon effet ; on a soin de les renverser afin qu'elles sechent plus facilement, à moins que le temps ne soit très-sec, et alors on n'a pas besoin de tant de précaution. Dès que ces formes sont seches, on les entasse par petits monceaux de deux brouettées, et l'on y met le feu, qui prend aisément s'il se trouve beaucoup de racines ; sinon on l'anime avec de petits faisceaux de fougère ou de bruyere. On a l'attention de ne pas consumer cette terre par un feu vif, au point de la réduire en cendres blanches ; les sels nitreux s'évaporeraient, et l'opération serait inutile. Avant de répandre ces cendres, on attend qu'un peu de pluie leur ait donné assez de consistance pour résister au vent. Les endroits où l'on a allumé les fourneaux sont parés de nouveau un peu au-dessus de la surface ; on laboure, mais peu avant, et l'on n'emploie que la quantité ordinaire de semences ; si même c'est du froment, l'on seme tard en Octobre, afin de prévenir la trop grande abondance : preuve certaine de la bonté de cette méthode dans les plus mauvaises terres.

Quelques personnes mettent dans ces monceaux de cendres un quart de boisseau de chaux dure, et les laissent ainsi jusqu'à ce que la pluie vienne et fonde cette chaux ; lorsque le mélange s'est ainsi opéré, on le répand sur la terre.

Lorsque le terrain dont nous parlons n'est pas fort couvert d'herbes, on lui donne de bonne-heure un labour, afin que la terre se couvre d'herbes fines qui la garantissent pendant l'été de l'ardeur du Soleil ; d'autres y font parquer les moutons pendant l'hiver, et y sement un peu d'herbe ; ou bien on se contente d'y mettre du fumier et d'y laisser du chaume. Dans les mois de Septembre, Octobre, ou Novembre, on prépare la terre suivant qu'elle est plus ou moins garnie d'herbes : l'on a éprouvé que cette méthode réussit mieux dans ces terres que des labours en règle.

En général les terres pierreuses en Angleterre, tenant davantage de la nature des glaises, on les gouverne à-peu-près de même.

Les prairies artificielles dont nous avons eu occasion de parler, sont une des grandes richesses de l'agriculture anglaise : elle ne sépare jamais la nourriture des bestiaux du labourage, soit à cause du profit qu'elle donne par elle-même, soit parce qu'elle-même fertilise les terres : ainsi alternativement une partie des terres à blé d'une ferme est labourée et semée en grande et petite luserne, en treffle, en sainfoin, en gros navets, dont il parait que nous conservons le nom anglais turnip, pour les distinguer des navets des potagers ; enfin avec une herbe qu'ils appellent ray-grass, qui est inconnue à nos cultivateurs, puisque nous n'avons pas de mot pour la rendre. Quelques personnes ont traduit ray-grass par segle avec peu d'exactitude, car il répond au gramen secalinum majus : ainsi c'est une des espèces de chiendent que les Botanistes ont reconnue. Je le traduirai par faux segle ; et ce sera la seule espèce de prairie artificielle dont je parlerai, puisque nous connaissons assez les propriétés et la culture des autres. Nous n'en tirons cependant presque point de parti en comparaison des Anglais ; aussi sommes-nous bien moins riches en troupeaux de toute espèce : dès-lors toutes choses égales d'ailleurs, nos récoltes doivent être moins abondantes, notre agriculture moins lucrative, nos hommes moins bien nourris, ou à plus grands frais. Le faux segle est une des plus riches prairies artificielles, parce qu'il vient dans toutes sortes de terres froides, aigres, argilleuses, humides, dans les plus seches et les plus maigres, comme les terres pierreuses, legeres, et sabloneuses où le sainfoin même ne réussirait pas. Il résiste très-bien aux chaleurs, et c'est le premier fourrage que l'on recueille, puisqu'on peut le couper dès le printemps. Il devient très-doux à garder ; les chevaux n'en peuvent manger de meilleur, et il a des effets merveilleux pour les moutons qui ne se portent pas bien. On en seme ordinairement trois boisseaux par acre de loi, ce qui fait un peu plus que notre setier de Paris, et l'acre de loi est de 160 perches carrées, la perche de 16 p. 1/2. Le plus sur est d'y mêler un peu de graine de luserne, ou de nompareille autrement dite fleur de Constantinople et de Bristol. La raison de ce mélange est que l'épi du faux segle vient naturellement très-foible et clair semé ; si on ne lui associait pas une autre plante, il ne tallerait point la première année. Quatre acres ainsi semés ont rendu jusqu'à 40 quarters de graine, et 14 charretées de fourrage, sans compter l'engrais de sept à huit vaches au printemps, et autant dans l'automne.

Ces notions préliminaires suffiront pour lire avec fruit et avec plaisir la lettre que j'ai annoncée : mais je n'étais pas assez versé dans l'Agriculture pour pousser mes recherches plus avant ; je souhaite qu'elles fassent naître le goût de l'instruction dans ceux pour qui elles seront nouvelles, ou que les méprises dans lesquelles j'ai pu tomber, excitent le zèle de ceux qui sont en état d'instruire. L'expérience est la meilleure de toutes les leçons en fait de culture ; il serait sort à désirer que ceux qui ont le bonheur de vivre dans leurs terres, saisissent ce moyen de varier leurs plaisirs, et d'accroitre leurs revenus. Des expériences en grand sont toujours imprudentes, mais en petites parties la dépense de celles que je conseille est légère. La seule voie de se procurer un corps complet d'agriculture, serait sans-doute de rassembler les diverses observations qu'auraient fourni dans chaque province chaque nature de sol : on ne peut attendre d'instructions des mains auxquelles le soc est uniquement confié aujourd'hui.

Etat de l'agriculture dans le comté de Norfolk, et de la méthode qu'on y suit. L'application que les Anglais ont apportée à l'agriculture depuis un nombre d'années, leur a assuré dans ce genre une telle supériorité sur les autres nations, qu'il est intéressant de connaître la gradation de leurs succès dans chaque contrée.

On croit communément à Londres que feu milord Thownshend a le premier imaginé de féconder nos terres avec de la glaise. Cette opinion n'a d'autre fondement que le parti que prit ce seigneur de faire une dépense, par laquelle très-peu de nos gentilshommes songent à améliorer leurs terres qu'ils ne voient presque jamais : celui-ci enrichit ses fermiers, et doubla ses revenus.

Il y a très-peu de grandes terres dans le royaume sur lesquelles mille guinées dépensées à-propos, ne rapportent au moins dix pour cent ; malgré l'absence de nos seigneurs et la dissipation de la plupart d'entr'eux, il n'est point rare de voir des personnes de la première qualité s'appliquer à ces sortes d'améliorations.

Milord Thownshend s'étant retiré dans ses terres, imita d'abord, mais il surpassa bientôt ses modèles. Par ses soins il établit des fermes au milieu des bruyeres et des pacages ; il forma des champs fertiles, enclos de haies vives, dans des terrains réputés trop maigres jusques-là pour les labourer.

Ces sortes de défrichements avaient déjà été poussés très-loin dans la partie occidentale de cette province. M. Allen, de la maison de Lynge, est le premier que l'on suppose y avoir glaisé une grande étendue de terres. Avant lui cependant on le pratiquait ; mais les gens âgés de quarante à cinquante ans, ne se souviennent pas de l'avoir Ve faire sur un plus grand espace que de deux ou trois acres.

Ces méthodes sont très-anciennes dans les provinces de Sommerset et de Stafford ; je ne doute point qu'elles ne le soient également dans celle-ci. Nous avons beaucoup de carrières dont il parait que l'on a tiré de la glaise, et qui même en ont conservé le nom dans des titres qui ont plus de 200 ans. Divers anciens auteurs oeconomiques parlent de cette manière d'améliorer les terres par des engrais tirés de son sein même.

En Angleterre, la régence est l'époque de plusieurs établissements avantageux à l'agriculture : un des principaux, à mon avis, est l'introduction des prairies artificielles ; elles ne furent d'un usage commun que sous le règne qui suivit : cependant on voit par les ouvrages de MM. Hartlip et Blith, qu'elles commencèrent alors à prendre pied. En 1689, on établit la gratification sur la sortie des blés. Au commencement de ce siècle, on introduisit l'usage de nourrir des bestiaux avec des navets ou turnipes.

L'avantage d'enclorre les pièces de terre a été connu depuis longtemps dans nos provinces ; et depuis qu'on s'est dégouté du partage des terres en petits héritages, l'ancienne coutume est revenue plus facilement ; souvent leur mélange empêchait que l'on ne put clorre de grandes enceintes. La province de Norfolk a été particulièrement dans ce cas, au point qu'autrefois les chefs-lieux n'étaient pas fermés.

La plupart des terres de cette province sont molles et legeres, un peu grasses, et en général assez profondes (Loam). Les fermiers de la partie occidentale ont longtemps borné leur culture à nourrir des brebis pour avoir des agneaux, qu'ils vendaient aux provinces voisines pour faire race.

Depuis la défense de l'extraction des laines, le prix en a diminué ; celui des moutons en a souffert également, tandis que la valeur du blé, du beurre, et du gros bétail augmentait. Cette révolution n'a pas peu contribué à introduire la nouvelle culture dans cette province, où les grains, le beurre, et le gros bétail, sont par conséquent devenus plus abondants.

A cette cause j'en joindrai une autre plus éloignée, mais qui doit aussi avoir influé sur ce changement. On sait que les Hollandais ont beaucoup diminué des achats qu'ils faisaient des blés de la Pologne par Dantzick ; soit que les guerres civiles aient laissé dans ce royaume des vestiges de leurs ravages ordinaires ; soit que la plus grande demande des Suédais depuis la paix de Nystad y ait renchéri les prix. En effet, par ce traité la Russie est en possession des seules provinces qui puissent fournir à la subsistance de la Suède, et l'extraction des grains n'y est pas toujours permise.

Ces deux dernières circonstances peuvent avoir contribué à l'amélioration des terres dans le comté de Norfolk, plus qu'en aucun autre endroit ; parce que sa situation est la plus commode pour le transport en Hollande ; elle a dû faire en même temps plus de bruit, parce que sous la reine Elisabeth c'est la province où le labourage fut le plus abandonné pour la nourriture des moutons.

Toutes ces causes ont vraisemblablement concouru aux progrès rapides de notre province dans l'agriculture, et y ont accrédité une méthode connue il y a près de cent ans, mais dont l'usage s'est infiniment accru depuis.

Pour en concevoir mieux la différence, il faut en examiner l'état progressif dans plusieurs métairies dont les propriétaires n'ont encore pu se résoudre à quitter une pratique qui les a fait vivre et leurs pères, quoiqu'ils voient leurs voisins s'enrichir par la nouvelle.

Il reste encore un petit nombre de fermes dont les champs sont ouverts, et ne peuvent jouir du bénéfice des prairies artificielles. Quelques-uns de ces propriétaires cependant ont glaisé leurs terres ; mais ils n'en retirent pas autant d'avantage que leurs voisins qui sont enclos. La raison en est simple, ils suivent la routine de leurs quadrisayeuls. A une récolte de froment succede une année de jachère ; ensuite deux, trois ou quatre moissons au plus d'orge, d'avoine, de pais, après lesquelles revient une année de repos. Par conséquent sur trois, quatre ou cinq ans, il y en a toujours au moins une de perdue, pendant laquelle la terre reste en friche et s'amaigrit. Les meilleures de ces terres rapportent de 5 à 8 s. st. par acre (de 6 à 9 liv. 10 s. tournois), et aucun fermier ne peut vivre dessus. Quelques-uns sement un peu de treffle ou de luserne, mais avec peu de profit, étant obligés de donner du fourrage à leurs bestiaux pendant l'hiver ; et dans la saison où chacun les envoye paitre dans les champs, leur herbe devient commune aux troupeaux des autres.

Quelques-unes des parties encloses ne sont point glaisées, et l'on y seme peu de luserne ; on se contente d'y recueillir du froment ou du segle après une année de repos. Tous à la vérité sement des navets, mais en général ces laboureurs usent leurs terres par des récoltes successives, et qui dès lors sont peu abondantes. Ceux qui ne glaisent point laissent pour la plupart leurs champs ouverts ; d'autres glaisent et ne ferment point non plus leurs pièces de terres, par conséquent ils perdent l'avantage des prairies artificielles.

Il s'agit maintenant d'expliquer en quoi consiste cet avantage, et comment il est plus considérable dans nos terres qu'ailleurs.

J'ai dit que le revenu ordinaire de nos meilleures terres est de 5 à 8 s. st. par acre. Lorsqu'un homme en possède en entier une certaine étendue, il peut y faire avec profit les améliorations dont nous parlons ; mais en général c'est dans les défrichements qu'il y a le plus à gagner.

Les terres en pacage sont estimées communément du produit de 2 à 4 s. st. par acre. Lorsqu'elles avaient nourri des moutons pendant sept, dix ou quinze ans, l'usage était de les labourer ; elles donnaient communément une récolte de segle, qui était suivie par une autre d'orge ou d'avoine. Ces terres retournaient ensuite en pacage pour autant de temps, et d'autres prenaient leur place. Au bout de quelques années elles se trouvaient couvertes d'une croute dure et assez mince.

C'est dans cet état que je les prends. On répand sur la surface de chaque acre environ quarante à quarante-six charretées de glaise grasse. La moins dure est réputée la meilleure ; elle est grisâtre, au lieu que notre marne est brune. On pensait autrefois que la marne était la seule substance capable de féconder ces terres ; mais l'expérience a prouvé que la glaise est préférable dans les terres chaudes et légères. Il est d'ailleurs plus facîle de se la procurer. Il est rare que sur trente à quarante acres de terre, il ne s'en trouve pas quelque veine. Si elle était éloignée, la dépense deviendrait trop considérable.

Les puits que l'on creuse retiennent l'eau pour l'ordinaire, et forment un réservoir dans chaque pièce de terre ; avantage que j'ai souvent entendu évaluer par nos fermiers à un quart du revenu d'un champ, lorsque les bestiaux y paissent en été ; ce qui arrive deux fois en cinq ans.

La clôture de ces pièces de terre est une haie alignée d'épine blanche. A chaque perche de distance (16 pieds 1/2) nous plantons un chêne. Plusieurs qui l'ont été dans le temps où l'on a commencé à clorre les pièces de terre, promettent de très-beau bois de construction à la prochaine génération. Ces haies croissent fort hautes, et forment avec les arbres un abri très-salutaire tant aux grains qu'aux bestiaux.

Dans nos terres nouvellement défrichées, nous semons rarement autre chose que des navets pour la première fais. Les façons que l'on donne à la terre la purgent des mauvaises herbes, et aident à la mêler avec l'engrais qui a été répandu sur la surface. Ce dernier objet est perfectionné par la récolte des navets, soit qu'on les lève de terre pour nourrir les bestiaux pendant l'hiver, soit qu'on les fasse manger sur le lieu. La seconde méthode est préférable, elle améliore la terre et opère mieux le mélange. Si cependant le champ est sujet à être trop mouillé pendant l'hiver, on transporte les navets dans une autre pièce ; mais comme cette terre est bénéficiée, elle paye suffisamment cette dépense sur sa récolte. Après les turnipes vient l'orge ou l'avoine. Avec l'une ou l'autre on seme de la graine de luzerne qui produit une récolte pour l'année suivante, soit qu'on la fauche, soit qu'on la laisse paitre par les bestiaux. Le froment succede régulièrement à la luzerne, et de cette façon on ne perd aucune moisson. La terre reçoit quelquefois jusqu'à trois labours, mais le plus souvent on se contente d'un seul. Les racines de luzerne ou de treffle se trouvant labourées et enfoncées dans le sillon, il en pourrait résulter que la terre se chargerait d'herbes ; on y remédie en semant des navets on turnipes immédiatement après le froment. Si cependant la récolte du froment s'est trouvée nette, on la remplace par de l'orge.

Au moyen de cette culture nous semons cinq fois plus de froment que nous ne faisions, et deux fois plus d'orge. Le froment nous rend trois fois plus qu'il ne faisait, et l'orge deux fois seulement.

Le pays est devenu plus agréable à la vue au moyen des plantations, qui forment en même-temps un abri salutaire contre l'ardeur du soleil et la violence des vents ; il y a trois fois plus de travail, qui soutient le double de familles qu'il n'y en avait auparavant ; et quoique notre population se soit si fort accrue, nous avons les denrées à meilleur marché. Une ancienne ferme est partagée en deux, trois ou quatre, suivant sa force. On a construit de nouveaux bâtiments, les anciens sont réparés, toutes les maisons sont de brique : chaque jour nos chefs-lieux et nos marchés deviennent plus considérables. Il s'y trouve déjà dix fois plus de maisons qu'il n'y en avait ; le nombre des ouvriers s'est multiplié dans la même proportion. Nos gentils-hommes ont doublé leurs revenus, et quelques-uns l'ont augmenté par-delà, suivant que la terre s'est trouvée plus ou moins propre à recevoir les améliorations. M. Morley de Barsham retire 800 livres sterling d'un bien qui n'était loué, il y a quelques années, que 180 livres. Il y a une ferme à Scultorque, qui, à ce qu'on m'a assuré, a monté de 18 livres à 240 livres sterling. Ces exemples sont rares : cependant nos terres sont communément louées de 9 à 12 s. sterling par acre, dixme payée (de 11 liv. à 14 liv. tournois), et les fermiers sont à leur aise. Plusieurs dans des baux de 21 ans, sur des terres affermées à l'ancien taux, ont gagné des dix mille livres sterling et plus.

La glaise que nous mettons sur nos champs est une terre neuve, dont le mélange avec l'autre en fait une grasse, mais en même temps chaude et légère. Nous recueillons quatre quarters et plus de froment par acre, quoique nous labourions avec des chevaux de 40 s. à 3 liv. st. pièce. Un petit garçon les conduit, et laboure ses deux acres par jour : tandis que dans presque tout le reste de l'Angleterre on laboure avec quatre chevaux, même six ; et deux hommes ont de la peine à labourer trois quarts d'acre par jour. Les provinces d'Essex et d'Hartford passent pour les plus fertiles du royaume ; c'est ainsi qu'on y laboure. Jamais on n'y fait une récolte de froment sans laisser reposer la terre ; les aféagements y sont plus chers : il faut pour que le fermier vive, que le froment vaille 12 livres le last (26 à 27 livres le setier de Paris), tandis qu'à ce prix les nôtres s'enrichissent.

Il ne faut pas croire que cette amélioration ne dure qu'un certain nombre d'années : nous sommes convaincus que si la qualité de la glaise est bonne, que la terre soit bien conduite, c'est-à-dire si les champs sont fermés, la luzerne et les turnipes semés à propos, c'est pour toujours. Nous avons des terres ainsi améliorées depuis 30, 40, 50, et même 60 ans, qui sont aussi fertiles que celles qu'on a défrichées depuis peu. Il n'y a eu de différence que pendant les cinq ou six premières moissons, qui sont réellement prodigieuses. Après tout, on peut se procurer ce bénéfice en faisant tous les 30 ans la dépense d'y répandre environ 20 à 30 charretées : elle est toujours bien assurément payée.

J'ai dit que notre terre en général est molle et profonde, mais dans la partie occidentale est si légère que c'est de pur sable. J'ai oui dire qu'elle n'était susceptible d'aucune amélioration, je n'en sais rien par moi-même : je suis bien assuré seulement que je n'en ai Ve aucune où on l'ait tenté en vain ; et j'en connais beaucoup qui ont très-bien répondu aux dépenses, quoiqu'on les eut toujours regardées comme absolument stériles.

Nous avons une espèce de glaise bleuâtre extraordinairement compacte, et en général fort remplie de pierres à chaux ; on dit communément qu'elle n'est bonne à rien parce qu'elle reste en motte, et que ne se brisant jamais, elle ne s'incorpore point avec le sol où elle est déposée. Tant d'honnêtes gens m'ont assuré qu'on avait en vain essayé de l'employer dans ces terres sabloneuses dont je parle, que je suis obligé de les croire. Ils prétendent qu'à la longue elle s'est enfoncée dans la terre par sa propre pesanteur, sans lui avoir procuré la moindre fécondité. Avec tout cela j'ai peine à me persuader qu'une partie ne se soit pas desséchée et réduite en poussière. J'en ai bien observé moi-même qui restait ainsi pendant des années sur la terre sans se diviser, mais je faisais alors cette réflexion dont conviennent unanimement les habiles cultivateurs, que pour améliorer il faut labourer avec art.

La plupart des glaises employées aux améliorations, excepté les blanches, sont mêlées de petites pierres à chaux, qui échauffent sans-doute les terres froides, où j'ai Ve ce mélange opérer les mêmes effets que si les terres eussent été chaudes. Dans ces dernières elle retient l'humidité, ce qui est très-convenable à nos terres molles ; car autant elles sont fertiles dans les années mouillées, autant elles se comportent mal par les sécheresses. C'est une chose rare en Angleterre que ces années-là ; on en voit au plus une sur dix : mais lorsqu'au printemps seulement la saison semble se mettre au sec, le sol de nos cantons s'échauffe d'une manière étonnante, et déperit plus que d'autres qui ne valent pas la moitié autant.

Le transport de 120 charretées de glaise nous coute environ 1 liv. 4 s. st. (28 liv. 14 s. tourn.) La dépense de les bécher, de les charger, et de les répandre, Ve au même prix. Ainsi 80 charretées par acre nous coutent 1 liv. 12 s. st. (38 liv. 12 s. tourn.) Avec les frais de clôture des pièces et autres, il faut compter 2 liv. sterl. (47 liv. tourn.) Nos revenus augmentent de 4 sols st. par acre (4 l. 14 s. tourn.) ainsi nos avances nous rentrent sur le pied de 10 %. Cet intérêt paraitra peut-être médiocre dans d'autres parties du monde : mais en Angleterre c'est la meilleure méthode de faire valoir son argent ; car les terres s'y vendent très-rarement au dernier vingt, et communément fort au-dessus, sans compter les charges et les réparations.

Ce changement est un des plus utiles qui se soient faits dans cette province : mais une chose remarquable, c'est que tandis que l'agriculture nouvelle a enrichi les contrées les plus pauvres et les plus éloignées de la capitale ; ce qu'on appelait les riches terres d'Angleterre a diminué de valeur, par le moyen des prairies artificielles. Nous cueillons du froment dans des milliers d'acres qu'on croyait stériles ; à l'aide des turnipes nous engraissons en toute saison une quantité de bétail aussi heureusement que dans les meilleurs pacages ; la luserne, le treffle, le sainfoin, ont doublé la quantité de nos fourrages. Enfin tandis que toutes choses haussent de prix, les rentes seules des prairies naturelles et des terres à froment ont baissé.

C'est une observation très-judicieuse que celle de M. Elliot, lorsqu'il dit dans ses essais, qu'après les guerres civiles rien ne contribua plus au prompt rétablissement de l'Angleterre, que l'usage introduit alors des prairies artificielles. M. Hartlib vanta et publia le premier cette méthode d'améliorer les terres. Il vécut assez pour en voir de grands succès : mais il est rare que ces sortes d'expériences deviennent générales en peu de temps. Depuis 50 ans l'agriculture est réformée sans-doute, mais ce n'est que depuis les vingt dernières années que nous en ressentons les effets surprenans.

Autrefois nous n'exportions point de froment, et même la Pologne nous approvisionnait souvent ; nous sommes devenus le grenier de l'Europe le plus abondant.

Les biens, depuis 50 ans, ont augmenté d'un tiers en valeur au moins ; les prairies naturelles seules, et les pâtures, ont baissé d'un tiers, et baissent chaque jour. Le prix du foin est considérablement diminué, quoique la consommation s'en soit fort accrue.

Le prix du pain est diminué, malgré la gratification sur la sortie des grains. Enfin pour juger de la richesse de nos récoltes, il suffit de faire attention qu'en une seule année l'état a payé un million sterling en gratifications. (Il pourrait bien y avoir erreur ; car la somme est exorbitante, et je n'ai Ve ce fait que dans cet endroit) ; et que pendant plusieurs années de suite, cette dépense n'a pas été beaucoup moins forte.

Nous devons ces succès à la nouvelle agriculture, c'est-à-dire aux prairies artificielles, mais principalement à la luserne et aux turnipes. La luserne est sans contredit la plus avantageuse de ces prairies artificielles ; mais dans des sols particuliers les autres ont mieux réussi, comme le sain-soin dans les terres seches et qui n'ont point de fond. Je ne vois pas qu'on ait eu une confiance aussi générale dans les turnipes, excepté dans la province de Norfolk et dans les cantons adjacens : cependant l'usage en est connu dans tout le royaume, où il est plus ou moins commun selon les endroits. C'est un fourrage excellent pour les troupeaux pendant l'hiver, et une prairie pendant l'été : ils réussissent à merveille dans une terre profonde, quoique légère, et même dans la plus légère si elle est bien entretenue. Enfin depuis que nos champs sont enclos ; que nous faisons succéder régulièrement une récolte de froment à une de treffle ou de luserne, et cela dans des endroits qui le plus souvent n'avaient jamais rien produit, nos fermiers tirent de leurs terres cinq fois plus qu'ils n'avaient jamais fait.

Nous avons dans cette province au moins 20 mille acres de terres à froment, cultivées depuis quelques années, qui ne l'étaient point du tout auparavant ; sans compter que les autres terres qui l'étaient ne rapportaient pas la moitié autant. Encore nos dépenses sont elles moins grandes que par-tout ailleurs : nous ne labourons et ne hersons qu'une fais. Il faut avouer que c'est à l'usage de la glaise que nous sommes redevables de la fécondité de nos terres et du succès de notre luserne. Voyez l'article GRAINS ; voyez aussi les élements du Commerce. Cet article est de M. V. D. F.