Mais pourquoi l'esprit donne-t-il son consentement à ces axiomes dès la première vue, sans l'intervention d'aucune preuve ? Cela vient de la convenance ou de la disconvenance que l'esprit aperçoit immédiatement, sans le secours d'aucune autre idée intermédiaire : mais ce privilège ne convient pas aux seuls axiomes. Combien de propositions particulières qui ne sont pas moins évidentes ?

Voyons maintenant quelle est l'influence des axiomes sur les autres parties de notre connaissance. Quand on dit qu'ils sont le fondement de toute autre connaissance, l'on entend ces deux choses : 1°. que les axiomes sont les vérités les premières connues à l'esprit ; 2°. que nos autres connaissances dépendent de ces axiomes. Si nous démontrons qu'ils ne sont ni les premières vérités connues à l'esprit, ni les sources d'où découlent dans notre esprit un nombre d'autres idées, qui se ressentent de la simplicité de leur origine, nous détruirons par-là le préjugé trop favorable qui les maintient dans toutes les sciences ; car il n'y en a point qui ne fournissent certains axiomes qui leur soient propres, et qu'elles regardent comme leur appartenant de droit. Mais avant d'entrer dans cette discussion, il faut que je prévienne l'objection qu'on peut me faire. Comment concilier ce que nous disons ici des axiomes, avec ce que l'on doit reconnaître dans les premiers principes, qui sont si simples, si lumineux et si féconds en conséquences ? Le voici, c'est que par les premiers principes nous entendons un enchainement de vérités externes et objectives, c'est-à-dire, de ces vérités dont l'objet existe hors de notre esprit. Or c'est en les envisageant simplement sous ce rapport, que nous leur attribuons cette grande influence sur nos connaissances. Mais nous restraignons ici les axiomes à des vérités internes, logiques et métaphysiques, qui n'ont aucune réalité hors de l'esprit, qui en aperçoit, d'une vue intuitive, tant qu'il vous plaira, la convenance ou la disconvenance. Tels sont ces axiomes :

Il est impossible qu'une même chose soit et ne soit pas en même temps.

Le tout est plus grand que sa partie.

De quelque chose que ce sait, la négation ou l'affirmation est vraie.

Tout nombre est pair ou impair.

Si à des choses égales vous ajoutez des choses égales, les tous seront égaux.

Ni l'art, ni la nature ne peuvent faire une chose de rien.

On peut assurer d'une chose tout ce que l'esprit découvre dans l'idée claire qui la représente.

Or c'est de tous ces axiomes, qui ne semblent pas dans l'esprit de bien des gens, avoir de bornes dans l'application, que nous osons dire d'après M. Locke, qu'ils en ont de très-étroites pour la fécondité, et qu'ils ne mettent à rien de nouveau. Je me hâte de le justifier.

1°. Il parait évidemment que ces vérités ne sont pas connues les premières, et pour cela il suffit de considérer qu'une proposition générale n'est que le résultat de nos connaissances particulières, pour s'apercevoir qu'elle ne peut nous faire descendre qu'aux connaissances qui nous ont élevés jusqu'à elle, ou qu'à celles qui auraient pu également nous en frayer le chemin. Par conséquent, bien loin d'en être le principe, elle suppose qu'elles sont toutes connues par d'autres moyens, ou que du moins elles peuvent l'être.

En effet, qui ne s'aperçoit qu'un enfant connait certainement qu'une étrangère n'est pas sa mère, et que la verge qu'il craint, n'est pas le sucre qui flatte son gout, longtemps avant de savoir qu'il est impossible qu'une chose soit et ne soit pas ? Combien peut-on remarquer de vérités sur les nombres, dont on ne peut nier que l'esprit ne les connaisse parfaitement, avant qu'il ait jamais pensé à ces maximes générales, auxquelles les Mathématiciens les rapportent quelquefois dans leurs raisonnements ? Tout cela est incontestable : les premières idées qui sont dans l'esprit, sont celles des choses particulières. C'est par elles que l'esprit s'élève par des degrés insensibles à ce petit nombre d'idées générales, qui étant formées à l'occasion des objets des sens, qui se présentent le plus souvent, sont fixées dans l'esprit avec les noms généraux dont on se sert pour les désigner. Ce n'est qu'après avoir bien étudié les vérités particulières, et s'être élevé d'abstraction en abstraction, qu'on arrive jusqu'aux propositions universelles. Les idées particulières sont donc les premières que l'esprit reçoit, qu'il discerne, et sur lesquelles il acquiert des connaissances. Après cela viennent les idées moins générales ou les idées spécifiques, qui suivent immédiatement les particulières. Car les idées abstraites ne se présentent pas si-tôt ni si aisément que les idées particulières aux enfants, ou à un esprit qui n'est pas encore exercé à cette manière de penser. Ce n'est qu'un usage constant et familier, qui peut rendre les esprits souples et dociles à les recevoir. Prenons, par exemple, l'idée d'un triangle en général : quoiqu'elle ne soit ni la plus abstraite, ni la plus étendue, ni la plus mal-aisée à former, il est certain qu'il est impossible de se la représenter ; car il ne doit être ni équilatère, ni isocele, ni scalene, et cependant il faut bien qu'un triangle qu'on imagine soit dans l'un de ces cas. Il est vrai que dans l'état d'imperfection où nous sommes, nous avons besoin de ces idées, et nous nous hâtons de les former le plutôt que nous pouvons, pour communiquer plus aisément nos pensées, et étendre nos propres connaissances. Mais avec tout cela, ces idées abstraites sont autant de marques de notre imperfection, les bornes de notre esprit nous obligeant à n'envisager les êtres que par les endroits qui leur sont communs avec d'autres que nous leur comparons. Voyez la manière dont se forment nos abstractions, à l'article ABSTRACTION.

De tout ce que je viens de dire, il s'ensuit évidemment, que ces maximes tant vantées ne sont pas les principes et les fondements de toutes nos autres connaissances. Car s'il y a quantité d'autres vérités qui soient autant évidentes par elles-mêmes que ces maximes, et plusieurs même qui nous sont plutôt connues qu'elles, il est impossible que ces maximes soient les principes d'où nous déduisons toutes les autres vérités. Il n'y a que quatre manières de connaître la vérité. Voyez CONNOISSANCE. Or les axiomes n'ont aucun avantage sur une infinité de propositions particulières, de quelque manière qu'on en acquière la connaissance.

Car 1°. la perception immédiate d'une convenance ou disconvenance d'identité, étant fondée sur ce que l'esprit a des idées distinctes, elle nous fournit autant de perceptions évidentes par elles-mêmes, que nous avons d'idées distinctes. Chacun voit en lui-même qu'il connait les idées qu'il a dans l'esprit, qu'il connait aussi quand une idée est présentée à son esprit, ce qu'elle est en elle-même, et qu'elle n'est pas une autre. Ainsi, quand j'ai l'idée du blanc, je sai que j'ai cette idée. Je sai de plus ce qu'elle est en elle-même, et il ne m'arrive jamais de la confondre avec une autre, par exemple, avec l'idée du noir. Il est impossible que je n'aperçoive pas ce que j'aperçais. Je ne peux jamais douter qu'une idée soit dans mon esprit quand elle y est. Elle s'y présente d'une manière si distincte que je ne puis la prendre pour une autre qui n'est pas moins distincte. Je connais avec autant de certitude que le blanc dont j'ai l'idée actuelle est du blanc, et qu'il n'est pas du noir, que tous les axiomes qu'on fait tant valoir. La considération de tous ces axiomes ne peut donc rien ajouter à la connaissance que j'ai de ces vérités particulières.

2°. Pour ce qui est de la coèxistence entre deux idées, ou d'une connexion entr'elles tellement nécessaire, que, dès que l'une est supposée dans un sujet, l'autre le doive être aussi d'une manière inévitable ; l'esprit n'a une perception immédiate d'une telle convenance ou disconvenance, qu'à l'égard d'un très-petit nombre d'idées. Il y en a pourtant quelques-unes ; par exemple, l'idée de remplir un lieu égal au contenu de sa surface, étant attachée à notre idée du corps, c'est une proposition évidente par elle-même, que deux corps ne sauraient être dans le même lieu. Mais en cela les propositions générales n'ont aucun avantage sur les particulières. Car, pour savoir qu'un autre corps ne peut remplir l'espace que le mien occupe, je ne vois point du tout, qu'il soit nécessaire de recourir à cette proposition générale, savoir que deux corps ne sauraient être tout-à-la-fais dans le même lieu.

Quant à la troisième sorte de convenance, qui regarde les relations des modes, les Mathématiciens ont formé plusieurs axiomes sur la seule relation d'égalité, comme si de choses égales on en ôte des choses égales, le reste est égal : mais quoique cette proposition et les autres de ce genre soient effectivement des vérités incontestables, elles ne sont pourtant pas plus clairement évidentes par elles-mêmes, que celles-ci : Un et un sont égaux à deux. Si de cinq doigts d'une main vous en ôtez deux, et deux autres de cinq doigts de l'autre main, le nombre des doigts qui restera sera égal.

4°. A l'égard de l'existence réelle, je ne suis pas moins assuré de l'existence de mon corps en particulier, et de tous ceux que je touche et que je vois autour de moi, que je le suis de l'existence des corps en général.

Mais, me dira-t-on, ces maximes-là sont-elles donc absolument inutiles ? Nullement, quoique leur usage ne soit pas tel qu'on le croit ordinairement. Nous allons marquer précisément à quoi elles sont utiles, et à quoi elles ne sauraient servir.

1°. Elles ne sont d'aucun usage pour prouver ou pour confirmer des propositions particulières, qui sont évidentes par elles-mêmes. On vient de le voir.

2°. Il n'est pas moins visible, qu'elles ne sont et n'ont jamais été les fondements d'aucune science. Je sai bien que sur la foi des scolastiques, on parle beaucoup des principes ou axiomes sur lesquels les sciences sont fondées : mais il est impossible d'en assigner aucune qui soit bâtie sur ces axiomes généraux : ce qui est, est ; il est impossible qu'une chose, etc. Ces maximes générales peuvent être du même usage dans l'étude de la Théologie que dans les autres Sciences ; c'est-à-dire, qu'elles peuvent aussi-bien servir en Théologie à fermer la bouche aux chicaneurs et à terminer les disputes, que dans toute autre Science. Mais personne ne prendra de cet aveu aucun droit de dire, que la religion Chrétienne est fondée sur ces maximes, elle n'est fondée que sur la révélation ; donc par la même raison on ne peut dire qu'elles soient le fondement des autres Sciences. Lorsque nous trouvons une idée, par l'intervention de laquelle nous découvrons la liaison de deux autres idées, c'est une révélation qui nous vient de la part de Dieu par la voix de la raison ; car dès lors nous connaissons une vérité que nous ne connaissions pas auparavant. Quand Dieu lui-même nous enseigne une vérité, c'est une révélation qui nous est communiquée par la voix de son esprit ; et dès-là notre connaissance est augmentée : mais dans l'un et l'autre cas, ce n'est point de ces maximes que notre esprit tire sa lumière ou sa connaissance.

3°. Ces maximes générales ne contribuent en rien à faire faire aux hommes des progrès dans les Sciences, ou des découvertes de vérités nouvelles. Ce grand secret n'appartient qu'à la seule analyse. M. Newton a démontré plusieurs propositions qui sont autant de nouvelles vérités inconnues auparavant aux savants, et qui ont porté la connaissance des Mathématiques plus loin qu'elle n'était encore : mais ce n'est point en recourant à ces maximes générales, qu'il a fait ces belles découvertes. Ce n'est pas non plus par leur secours qu'il en a trouvé les démonstrations : mais en découvrant des idées intermédiaires, qui lui fissent voir la convenance ou la disconvenance des idées telles qu'elles étaient exprimées dans les propositions qu'il a démontrées. Voilà ce qui aide le plus l'esprit à étendre ses lumières, à reculer les bornes de l'ignorance, et à perfectionner les Sciences ; mais les axiomes généraux sont absolument stériles, loin d'être une source féconde de connaissances. Ils ne sont point les fondements, sur lesquels reposent comme sur une base immobîle ces admirables édifices, qui sont l'honneur de l'esprit humain, ni les clefs qui ont ouvert aux Descartes, aux Newtons, aux Leibnitz, le sanctuaire des Sciences les plus sublimes et les plus élevées.

Pour venir donc à l'usage qu'on fait de ces maximes, 1°. elles peuvent servir dans la méthode qu'on emploie ordinairement pour enseigner les sciences jusqu'au terme où elles ont été poussées : mais elles ne servent que fort peu, ou point du tout, pour porter plus avant les sciences ; elles ne peuvent servir qu'à marquer les principaux endroits par où l'on a passé ; elles deviennent inutiles à ceux qui veulent aller en avant. Ainsi que le fil d'Ariane, elles ne font que faciliter les moyens de revenir sur nos pas.

2°. Elles sont propres à soulager la mémoire, et à abréger les disputes, en indiquant sommairement les vérités dont on convient de part et d'autre. Les écoles ayant établi autrefois la dispute comme la pierre de touche de l'habileté et de la sagacité, elles adjugeaient la victoire à celui à qui le champ de bataille demeurait, et qui parlait le dernier ; de sorte qu'on en concluait, que s'il n'avait pas soutenu le meilleur parti, du moins il avait eu l'avantage de mieux argumenter. Mais, parce que selon cette méthode, il pouvait fort bien arriver que la dispute ne put être décidée entre deux combattants également experts, et que c'eut été l'hydre toujours renaissante ; pour éviter que la dispute ne s'engageât dans une suite infinie de syllogismes, et pour couper d'un seul coup toutes les têtes de cette hydre, on introduisit dans les écoles certaines propositions générales évidentes par elles-mêmes, qui étant de nature à être reçues de tous les hommes avec un entier assentiment, devaient être regardées comme des mesures générales de la vérité, et tenir lieu de principes. Ainsi, ces maximes ayant reçu le nom de principes, qu'on ne pouvait nier dans la dispute, on les prit par erreur pour l'origine et la vraie source de nos connaissances ; parce que, lorsque dans les disputes on en venait à quelques-unes de ces maximes, on s'arrêtait sans aller plus avant, et la question était terminée.

Encore un coup, les axiomes ne servent qu'à terminer les disputes ; car au fond, si l'on en presse la signification, ils ne nous apprennent rien de nouveau : cela a été déjà fait par les idées intermédiaires, dont on s'est servi dans la dispute. Si dans les disputes les hommes aimaient la vérité pour elle-même, on ne serait point obligé, pour leur faire avouer leur défaite, de les forcer jusque dans ces derniers retranchements ; leur sincérité les obligerait à se rendre plutôt. Je ne pense pas qu'on ait regardé ces maximes comme des secours fort importants pour faire de nouvelles découvertes, si ce n'est dans les écoles, où les hommes, pour obtenir une frivole victoire, sont autorisés et encouragés à s'opposer et à résister de toute leur force à des vérités évidentes, jusqu'à ce qu'ils soient battus, c'est-à-dire qu'ils soient réduits à se contredire eux-mêmes, ou à combattre des principes établis. En un mot, ces maximes peuvent bien faire voir où aboutissent certaines fausses opinions, qui renferment souvent de pures contradictions : mais quelque propres qu'elles soient à dévoiler l'absurdité ou la fausseté du raisonnement ou de l'opinion particulière d'un homme, elles ne sauraient contribuer beaucoup à éclairer l'entendement, ni à lui faire faire des progrès dans la connaissance des choses : progrès qui ne seraient ni plus ni moins prompts et certains, quand l'esprit n'aurait jamais pensé aux propositions générales. A la vérité elles peuvent servir pour réduire un chicaneur au silence, en lui faisant voir l'absurdité de ce qu'il dit, et en l'exposant à la honte de contredire ce que tout le monde voit, et dont il ne peut s'empêcher de reconnaître lui-même la vérité : mais autre chose est de montrer à un homme qu'il est dans l'erreur, et autre chose de l'instruire de la vérité.

Je voudrais bien savoir quelles vérités ces propositions peuvent nous faire connaître, que nous ne connussions pas auparavant ? Tirons-en toutes les conséquences que nous pourrons, ces conséquences se réduiront toujours à des propositions identiques, où une idée est affirmée d'elle-même ; et toute l'influence de ces maximes, si elles en ont quelqu'une, ne tombera que sur ces sortes de propositions. Or chaque proposition particulière identique est aussi évidente par elle-même, que les propositions les plus universelles, avec cette seule différence, que ces dernières pouvant être appliquées à tous les cas, on y insiste davantage.

Quant aux autres maximes moins générales, il y en a plusieurs qui ne sont que des propositions purement verbales, et qui ne nous apprennent autre chose que le rapport que certains noms ont entr'eux ; telle est celle-ci : le tout est égal à toutes ses parties ; car, je vous prie, quelle vérité réelle sort d'une telle maxime ? Un enfant, à qui l'on ôte une partie de sa pomme, le connait mieux dans cet exemple particulier que par cette proposition générale, un tout est égal à toutes ses parties.

Quoique les propositions générales s'introduisent dans notre esprit à la faveur des propositions particulières, cependant il prend après cela un chemin tout différent ; car réduisant sa connaissance à des principes aussi généraux qu'il le peut, il se les rend familiers, et s'accoutume à y recourir comme à des modèles du vrai et du faux ; et les faisant servir ordinairement de règles pour mesurer la vérité des autres propositions, il vient à se figurer dans la suite, que les propositions plus particulières empruntent leur vérité et leur évidence de la conformité qu'elles ont avec ces propositions générales.

Mais que veut-on dire, quand on dit communément qu'il faut avoir des principes ? Si l'on entend par principes des propositions générales et abstraites, qu'on peut au besoin appliquer à des cas particuliers ; qui est-ce qui n'en a pas ? Mais aussi quel mérite y a-t-il à en avoir ? Ce sont des maximes vagues, dont rien n'apprend à faire de justes applications. Si l'on doit avoir des principes, ce n'est pas qu'il faille commencer par-là, pour descendre ensuite à des connaissances moins générales : mais c'est qu'il faut avoir bien étudié les vérités particulières, et s'être élevé d'abstraction en abstraction jusqu'aux propositions universelles. Ces sortes de principes sont naturellement déterminés par les connaissances particulières qui y ont conduit ; on en voit toute l'étendue, et l'on peut s'assurer de s'en servir toujours avec exactitude. Voyez ANALYSE. (X)