D'abord les personnes les moins instruites ne distinguent pas le chimiste du souffleur ; l'un et l'autre de ces noms est également mal-sonnant pour leurs oreilles. Ce préjugé a plus nui aux progrès, du moins à la propagation de l'art, que des imputations plus graves prises dans le fond même de la chose, parce qu'on a plus craint le ridicule que l'erreur.

Parmi ces personnes peu instruites, il en est pour qui avoir un laboratoire, y préparer des parfums, des phosphores, des couleurs, des émaux, connaître le gros du manuel chimique et les procédés les plus curieux et les moins divulgués, en un mot être ouvrier d'opérations et possesseur d'arcanes, c'est être chimiste.

Quelques autres, en bien plus grand nombre, restreignent l'idée de la Chimie à ses usages médicinaux : ce sont ceux qui demandent du produit d'une opération, de quoi cela guérit-il ? Ils ne connaissent la Chimie que par les remèdes que lui doit la Médecine pratique, ou tout au plus par ce côté et par les hypothèses qu'elle a fournies à la Médecine théorique des écoles.

Ces reproches tant de fois repétés : les principes des corps assignés par les Chimistes sont des êtres très-composés ; les produits de leurs analyses sont des créatures du feu ; ce premier agent des Chimistes altère les matières auxquelles on l'applique, et confond les principes de leur composition, IGNIS MUTAT RES : ces reproches, dis-je, n'ont d'autre source que les méprises dont je viens de parler, quoiqu'ils semblent supposer la connaissance de la doctrine et des faits chimiques.

On peut avancer assez généralement que les ouvrages des Chimistes, des maîtres de l'art, sont presque absolument ignorés. Quel physicien nomme seulement Becher ou Stahl ? Les ouvrages chimiques (ou plutôt les ouvrages sur des sujets chimiques) de savants, illustres d'ailleurs, sont bien autrement célébrés. C'est ainsi, par exemple, que le traité de la fermentation de Jean Bernoulli, et la docte compilation du célèbre Boerhaave sur le feu, sont connus, cités, et loués ; tandis que les vues supérieures et les choses uniques que Stahl a publiées sur l'une et l'autre de ces matières, n'existent que pour quelques chimistes.

Ce qu'on trouve de chimique chez les physiciens proprement dits, car on en trouve chez plusieurs, et même jusqu'à des systèmes généraux, des principes fondamentaux de doctrine ; tout ce chimique, dis-je, qui est le plus répandu, a le grand défaut de n'avoir pas été discuté ou vérifié sur le détail et la comparaison des faits ; ce qu'ont écrit de ces matières, Boyle, Newton, Keill, Freind, Boerhaave, etc. est manifestement marqué au coin de cet inexpérience. Ce n'est donc pas encore par ces derniers secours qu'il faut chercher à se former une idée de la Chimie.

On pourrait la puiser dans plusieurs des anciens chimistes ; ils sont riches en faits, en connaissances vraiment chimiques ; ils sont chimistes : mais leur obscurité est réellement effrayante, et leur enthousiasme déconcerte le sage et grave le maintien de la philosophie des sens. Ainsi il est au moins très-pénible d'apercevoir la saine Chimie (dans l'art excellence, l'art sacré, l'art divin, le rival et même le réformateur de la nature des premiers pères de notre science.

Depuis que la Chimie a pris plus particulièrement la forme de science, c'est-à-dire depuis qu'elle a reçu les systèmes de physique régnans, qu'elle est devenue successivement cartésienne, corpusculaire, newtonienne, académique ou expérimentale ; différents chimistes en ont donné des idées plus claires, plus à portée de la façon de concevoir, dirigée par la logique ordinaire des sciences ; ils ont adopté le ton de celles qui avaient été répandues les premières. Mais ces chimistes n'ont-ils pas trop fait pour se rapprocher ? ne devaient-ils pas être plus jaloux de conserver leur manière propre et indépendante ? n'avaient-ils pas un droit particulier ? cette liberté, droit acquis par la possession et justifiée par la nature même de leur objet ? la hardiesse (on a dit la folie), l'enthousiasme des Chimistes differe-t-il réellement du génie créateur de l'esprit systématique ? et cet esprit systématique le faut-il proscrire à jamais, parce que son essor prématuré a produit des erreurs dans des temps moins heureux ? parce qu'on s'est égaré en s'élevant ; s'élever est-ce nécessairement s'égarer ? l'empire du génie que les grands hommes de notre temps ont le courage de ramener, ne serait-il rétabli que par une révolution funeste ?

Quoiqu'il en sait, le goût du siècle, l'esprit de détail, la marche lente, circonspecte, timide des sciences physiques, a absolument prévalu jusque dans nos livres élémentaires, nos corps de doctrine. Ces livres ne sont, du moins leurs auteurs eux-mêmes ne voudraient pas les donner pour mieux, que des collections judicieusement ordonnées de faits choisis avec soin et vérifiés sévèrement, d'explications claires, sages, et quelquefois neuves, et de corrections utiles dans les procédés. Chaque partie de ces ouvrages peut être parfaite, du moins exacte ; mais le nœud, l'ensemble, le système, et surtout ce que j'oserai appeler une issue par laquelle la Chimie puisse s'étendre à de nouveaux objets, éclairer les autres sciences, s'agrandir en un mot ; ce nœud, dis-je, ce système, cette issue manquent.

C'est principalement le caractère de médiocrité de ces petits traités qui fait regarder les Chimistes, entr'autres faux aspects, comme de simples manœuvres, ou tout au plus comme des ouvriers d'expériences. Et qu'on ne s'avise pas même de soupçonner qu'il existe ou qu'il puisse exister une Chimie vraiment philosophique, une Chimie raisonnée, profonde, transcendante ; des chimistes qui osent porter la vue au-delà des objets purement sensibles, qui aspirent à des opérations d'un ordre plus relevé, et qui, sans s'échapper au-delà des bornes de leur art, voient la route du grand physique tracée dans son enceinte.

Boerhaave a dit expressément au commencement de sa Chimie, que les objets chimiques étaient sensibles, grossiers, coercibles dans des vaisseaux, corpora sensibus patula, vel patefacienda, vasis coercenda, etc. Le premier historien de l'académie royale des Sciences a prononcé le jugement suivant à propos de la comparaison qu'il a eu occasion de faire de la manière de philosopher de deux savants illustres, l'un chimiste, et l'autre physicien. " La Chimie par des opérations visibles, résout les corps en certains principes grossiers et palpables, sels, soufres, etc. mais la Physique, par des spéculations délicates, agit sur les principes comme la Chimie a fait sur les corps ; elle les résout eux-mêmes en d'autres principes encore plus simples, en petits corps mus et figurés d'une infinité de façons : voilà la principale différence de la Physique et de la Chimie.... L'esprit de Chimie est plus confus, plus enveloppé ; il ressemble plus aux mixtes, où les principes sont plus embarrassés les uns avec les autres : l'esprit de Physique est plus net, plus simple, plus dégagé, enfin il remonte jusqu'aux premières origines, l'autre ne Ve pas jusqu'au bout ". Mém. de l'acad. des Sciences, 1699.

Les Chimistes seraient fort médiocrement tentés de quelques-unes des prérogatives sur lesquelles est établie la prééminence qu'on accorde ici à la Physique, par exemple de ces spéculations délicates par lesquelles elle résout les principes chimiques en petits corps mus et figurés d'une infinité de façons ; parce qu'ils ne sont curieux ni de l'infini, ni des romans physiques : mais ils ne passeront pas condamnation sur cet esprit confus, enveloppé, moins net, moins simple que celui de la Physique ; ils conviendront encore moins que la Physique aille plus loin que la Chimie ; ils se flatteront au contraire que celle-ci pénètre jusqu'à l'intérieur de certains corps dont la Physique ne connait que la surface et la figure extérieure ; quam et boves et asini discernunt, dit peu poliment Becker dans sa physiq. souterr. Ils ne croiront pas même hasarder un paradoxe absolument téméraire, s'ils avancent que sur la plupart des questions qui sont désignées par ces mots, elle remonte jusqu'aux premières origines, la Physique n'a fait jusqu'à présent que confondre des notions abstraites avec des vérités d'existence, et par conséquent qu'elle a manqué la nature nommément sur la composition des corps sensibles, sur la nature de la matière, sur sa divisibilité, sur sa prétendue homogénéité, sur la porosité des corps, sur l'essence de la solidité, de la fluidité, de la molesse, de l'élasticité, sur la nature du feu, des couleurs, des odeurs, sur la théorie de l'évaporation, etc. Les chimistes rebelles qui oseront méconnaître ainsi la souveraineté de la Physique, oseront prétendre aussi que la Chimie a chez soi de quoi dire beaucoup mieux sur toutes les questions de cette classe, quoiqu'il faille convenir qu'elle ne l'a pas dit assez distinctement, et qu'elle a négligé d'étaler tous ses avantages ; et même (car il faut l'avouer) quoiqu'il y ait des chimistes qui soupçonnent si peu que leur art puisse s'élever à des connaissances de cet ordre, que quand ils rencontrent par hasard quelque chose de semblable, soit dans les écrits, soit dans la bouche de leurs confrères, ils ne manquent pas de proscrire avec hauteur par cette formule d'improbation, cela est bien physique ; jugement qui montre seulement qu'ils n'ont une idée assez juste ni de la Physique à laquelle ils renvoyent ce qui ne lui appartiendra jamais, ni de la Chimie qu'ils privent de ce qu'elle seule a peut-être le droit de posséder.

Quoiqu'il en soit de nos prétentions respectives, l'idée que les Physiciens avaient d'eux-mêmes et des Chimistes en 1669, est précisément la même qu'en ont aujourd'hui les plus illustres d'entr'eux. C'est cette opinion qui nous prive des suffrages dont nous serions les plus flattés, et qui fait à la Chimie un mal bien plus réel, un dommage vraiment irréparable, en éloignant de l'étude de cette science, ou en confirmant dans leur éloignement plusieurs de ces génies élevés et vigoureux, qui ne sauraient se laisser trainer de manœuvre en manœuvre, ni se nourrir d'explications maigres, seches, faibles, isolées ; mais qui auraient été nécessairement des chimistes zélés, si un seul trait de lumière leur eut fait entrevoir combien la Chimie peut prêter au génie, et combien elle peut en recevoir à son tour.

Il est très-difficîle sans-doute de détruire ces impressions défavorables. Il est clair que la révolution qui placerait la Chimie dans le rang qu'elle mérite, qui la mettrait au moins à côté de la Physique calculée ; que cette révolution, dis-je, ne peut être opérée que par un chimiste habile, enthousiaste, et hardi, qui se trouvant dans une position favorable, et profitant habilement de quelques circonstances heureuses, saurait réveiller l'attention des savants, d'abord par une ostentation bruyante, par un ton décidé et affirmatif, et ensuite par des raisons, si ses premières armes avaient entamé le préjugé.

Mais en attendant que ce nouveau Paracelse vienne avancer courageusement, que toutes les erreurs qui ont défiguré la Physique sont provenues de cette unique source ; savoir que des hommes ignorant la Chimie, se sont donnés les airs de philosopher et de rendre raison des choses naturelles, que la Chimie, unique fondement de toute la Physique, était seule en droit d'expliquer, etc. comme Jean Keill l'a dit en propres termes de la Géométrie, et comme M. Desaguliers vient de le répéter dans la préface de son cours de Physique expérimentale ; en attendant, dis-je, ces utiles déclamations, nous allons tâcher de présenter la Chimie sous un point de vue qui puisse la rendre digne des regards des Philosophes, et leur faire apercevoir qu'au moins pourrait-elle devenir quelque chose entre leurs mains.

C'est à leur conquête que nous nous attacherons principalement, quoique nous sachions fort bien que ce n'est pas en montrant la Chimie par son côté philosophique, qu'on parviendra à la mettre en honneur, à lui faire la fortune qu'ont mérité à la Physique les machines élégantes, l'optique, et l'électricité : mais comme il est des chimistes habiles déjà en possession de l'estime générale, et très-en état de présenter la Chimie au public par le côté qui le peut attacher, sous la forme la plus propre à la répandre, nous avons cru devoir nous reposer de ce soin sur leur zèle et sur leurs talents.

Mais pour donner de la Chimie générale philosophique que je me propose d'annoncer (je dis expressément annoncer ou indiquer, et rien de plus) l'idée que je m'en suis formée ; pour exposer dans un jour suffisant sa méthode, sa doctrine, l'étendue de son objet, et surtout ses rapports avec les autres sciences physiques, rapports par lesquels je me propose de la faire connaître d'abord ; il faut remonter jusqu'aux considérations les plus générales sur les objets de ces sciences.

La Physique, prise dans la plus grande étendue qu'on puisse lui accorder, pour la science générale des corps et des affections corporelles, peut être divisée d'abord en deux branches primitives essentiellement distinctes. L'une renfermera la connaissance des corps par leurs qualités extérieures, ou la contemplation de tous les objets physiques considérés comme simplement existants, et revêtus des qualités sensibles. Les sciences comprises sous cette division sont les différentes parties de la Cosmographie et de l'Histoire naturelle pure.

Les causes de l'existence des mêmes objets, celles de chacune de leurs qualités sensibles, les forces ou propriétés internes des corps, les changements qu'ils subissent, les causes, les lais, l'ordre ou la succession de ces changements, en un mot la vie de la nature : voilà l'objet de la seconde branche primitive de la Physique.

Mais la nature peut être considérée ou comme agissant dans son cours ordinaire selon des lois constantes, ou comme étant contrainte par l'art humain ; car les hommes savent imiter, diriger, varier, hâter, retarder, supprimer, suppléer, etc. plusieurs opérations naturelles, et produire ainsi certains effets qui, quoique très-naturels, ne doivent pas être regardés comme dû. à des agens simplement obéissants aux lois générales de l'univers. De-là une division très-bien fondée de notre dernière branche en deux parties, dont l'une comprendra l'étude des changements entièrement opérés par des agens non-intelligens, et l'autre celle des opérations et des expériences des hommes, c'est-à-dire les connaissances fournies par les sciences physiques pratiques, par la Physique expérimentale proprement dite, et par les différents arts physiques. Les Chimistes ont coutume de désigner ce double théâtre de leurs spéculations par les noms de laboratoire de la nature et de laboratoire de l'art.

Tous les changements qui sont opérés dans les corps, soit par la nature, soit par l'art, peuvent se réduire aux trois classes suivantes. La première comprendra ceux qui font passer les corps de l'état non-organique à l'état organique, et réciproquement de celui-ci au premier, et tous ceux qui dépendent de l'oeconomie organique, ou qui la constituent. La deuxième renfermera ceux qui appartiennent à l'union et à la séparation des principes constituans ou des matériaux de la composition des corps sensibles non-organiques, tous les phénomènes de la combinaison et de la décomposition des chimistes modernes. La troisième enfin embrassera tous ceux qui font passer les masses ou les corps agrégés du repos au mouvement, ou du mouvement au repos, ou qui modifient de différentes façons les mouvements et les tendances.

Que les molécules organiques et les corps organisés soient soumis à des lois essentiellement diverses (au moins quant à nos connaissances d'à-présent) de celles qui règlent les mouvements de la matière purement mobîle et quiescible, ou inerte ; c'est une assertion sur l'évidence de laquelle on peut compter d'après les découvertes de M. de Buffon (voyez ORGANISATION), et d'après les erreurs démontrées des médecins qui ont voulu expliquer l'économie animale par les lois mécaniques. Par conséquent les phénomènes de l'organisation doivent faire l'objet d'une science essentiellement distincte de toutes les autres parties de la Physique. C'est une conséquence qu'on ne saurait nous contester.

Mais s'il est vrai aussi que les affections des principes de la composition des corps soient essentiellement diverses de celles des corps agrégés ou des masses, l'utilité de notre dernière division sera démontrée dans toutes ses parties. Or les Chimistes prétendent qu'elles le sont en effet : nous allons tâcher d'éclaircir et d'étendre leur doctrine sur ce point ; car il faut avouer qu'elle n'est ni claire, ni précise, ni profonde, même dans ceux des auteurs de Chimie dont la manière est la plus philosophique, et qui paraissent s'être le plus attachés aux objets de ce genre ; que Stahl lui-même qui plus qu'aucun autre a le double caractère que nous venons de désigner, et qui a très-expressément énoncé cette différence, ne l'a ni assez développée, ni poussée assez loin, ni même considérée sous son vrai point de vue. Voyez son Prodromus de investigatione chimico-physiologica, et son observation de differentia mixti, texti, aggregati, individui.

J'appelle masse ou corps agrégé, tout assemblage uniformément dense de parties continues, c'est-à-dire qui ont entr'elles un rapport par lequel elles résistent à leur dispersion.

Ce rapport, quelle qu'en soit la cause, je l'appelle rapport de masse.

La continuité essentielle à l'agrégé ne suppose pas nécessairement la contiguité de parties, c'est-à-dire que le rapport de masse peut se trouver entre des parties qui ne se touchent point mutuellement ; quelle que soit la matière qui constitue leur nœud, peut-être même sans qu'il soit nécessaire que ce nœud soit matériel.

Le rapport de masse suppose dans l'agrégé l'homogénéité ; car un assemblage de parties hétérogènes ne constitue point un tout dont les parties soient liées par ce rapport : ainsi une liqueur trouble, un morceau d'argîle rempli de petits caillous, chacun de ces corps étant pris pour un tout unique, ne sont pas des agrégés, mais de simples mélanges par confusion, que nous opposons dans ce sens à l'agrégation.

Il est évident par la définition, que les tas ou amas de parties simplement contiguès, tels que les poudres, ne sont pas des agrégés, mais qu'ils peuvent seulement être des amas d'agrégés.

Quand nous n'aurions pas expressément abandonné les corps organiques, il est clair aussi par la même définition, qu'ils sont absolument exclus de la classe des agrégés.

Les parties de l'agrégé sont appelées par les Physiciens modernes molécules ou masses de la dernière composition ou du dernier ordre, corpuscules dérivés, etc. et beaucoup plus exactement par des Physiciens antérieurs, parties intégrantes, ou simplement corpuscules : je dis plus exactement, parce que c'est gratuitement, pour ne rien dire de plus, que les premiers ont soutenu que les corpuscules, qui par leur réunion forment immédiatement les corps sensibles, étaient toujours des masses.

Les corpuscules considérés comme matériaux immédiats de l'agrégé, sont censés inaltérables ; c'est-à-dire que l'agrégé ne peut persister dans son être spécifique qu'autant que ses parties intégrantes sont inaltérées : c'est par-là que les parties intégrantes de l'étain décomposées par la calcination, ne forment plus de l'étain, lors même que par la fusion on leur procure le rapport de masse, ou qu'on en fait un seul agrégé, le verre d'étain.

J'admets des agrégés parfaits et des agrégés imparfaits. Les premiers sont ceux qui sont assez exactement dans les termes de la définition, pour qu'on ne puisse découvrir par aucun moyen physique s'ils s'en écartent ou non. Les imparfaits sont ceux dans lesquels on peut découvrir quelque imperfection par des moyens physiques. Mon agrégé parfait est la masse similaire que M. Wolf a définie (cosm. §. 249), dont il a nié l'existence dans la nature (§. suiv.), et que le même philosophe parait admettre sous le nom de textura. Cosmolog. nat. §. 75.

L'imperfection de l'agrégé est toujours dans le défaut de densité uniforme.

Les liquides purs, les vapeurs homogènes, l'air, les corps figés, comme les régules métalliques, les verres ; quelques substances végétales et animales non organisées, telles que les huiles végétales et animales, les beurres végétaux et animaux, les baumes liquides, etc. les crystaux des sels, les corps mous affaissés d'eux-mêmes, etc. sont des agrégés parfaits. Les pierres dures, les terres cuites, les concrétions pierreuses compactes, les corps mous inégalement pressés, les métaux battus, tirés ; les extraits, les graisses, etc. sont des agrégés imparfaits.

Je me forme de tout agrégé parfait, l'idée par laquelle Newton a voulu qu'on se représentât l'expansibilité et la compressibilité de l'air (voyez Opt. quest. xxxj.) : idée que M. Desaguliers a plus précisément exprimée (voyez sa deuxième dissertation sur l'élévation des vapeurs, dans son cours de physique, leç. xj.) c'est-à-dire que je regarde tout agrégé parfait, excepté la masse absolument dense, si elle existe dans la nature, comme un amas de corpuscules non contigus, disposés à des distances égales. Je ne m'arrêterai point à établir ici ce paradoxe physique, parce qu'il peut aussi-bien me servir comme supposition que comme vérité démontrée ; et que je prétens moins déterminer la disposition intérieure ou la composition de mon agrégé, que représenter son état par une image sensible.

Les parties intégrantes d'un agrégé considérées en elles-mêmes et solitairement, peuvent être des corps simples, élémentaires, des atomes ; ou des corps formés par l'union de deux ou plusieurs corps simples de nature différente, ce que les Chimistes appellent des mixtes ; ou des corps formés par l'union de deux ou de plusieurs différents mixtes, corps que les Chimistes appellent composés ; ou enfin par quelqu'autre ordre de combinaison, qu'il est inutîle de détailler ici.

Une masse d'eau est un agrégé de corps simples semblables ; une masse d'or est un agrégé de mixtes semblables ; un amalgame est un agrégé de composés semblables. Nous disons à dessein semblables, pour énoncer que l'homogénéité de l'agrégé subsiste avec la non simplicité de ses parties intégrantes, et qu'elle est absolument indépendante de l'homogénéité de celles-ci, de même que sa densité uniforme est indépendante du degré de densité, ou de la diverse porosité de ces parties.

Ce n'est pas ici le lieu de démontrer toutes les vérités que ceci suppose ; par exemple, qu'il y a plusieurs éléments essentiellement différents, ou que l'homogénéité de la matière est une chimère ; que les corps inaltérables, l'eau, par exemple, sont immédiatement composés d'éléments ; et que le petit édifice sous l'image duquel les Corpusculaires et les Newtoniens veulent nous faire concevoir une particule d'eau, porte sur le fondement le plus ruineux, sur une logique très-vicieuse. Aussi ne proposons-nous ici que par voie de demande ces vérités, que nous déduirions par voie de conclusion, si au lieu d'en composer un article de dictionnaire, nous avions à en faire les derniers chapitres d'un traité général et scientifique de Chimie. Les faits, les opérations, les procédés, les vérités de détail qui remplissent tant d'ouvrages élémentaires, serviraient de fondement à ces notions universelles et à celles qui suivront, et qui perdant alors le nom de suppositions, prendraient celui d'axiomes.

Ce petit nombre de notions peut servir d'abord à distinguer exactement dans un corps quelconque ce qui appartient à la masse de ce qui appartient à la partie intégrante.

Il est évident, par exemple, par le seul énoncé, que les propriétés mécaniques des corps leur appartiennent comme masse ; que c'est par leur masse qu'ils poussent, qu'ils pesent, qu'ils résistent ; qu'ils exercent, dis-je, ces actions avec une force déterminée (car il ne s'agit pas ici des propriétés communes ou essentielles des corps, de leur mobilité, de leur gravité, ou de leur inertie absolue) ; en un mot que leur figure, leur grandeur, leur mouvement, et leur situation, considérés comme principes mécaniques, appartiennent à la masse. Car quant au mouvement, quoique les Physiciens estiment celui d'un tout par la somme des mouvements de toutes ses parties, ils n'en conviennent pas moins que dans le mouvement dont nous parlons toutes ces parties sont en repos les unes par rapport aux autres.

Tous les changements qu'éprouve un agrégé dans la disposition et dans la vicinité de ses parties, est aussi, par la force des termes, une affection de l'agrégé. Que la rarescibilité, l'élasticité, la divisibilité, la ductilité, etc. ne dépendent uniquement que de l'aptitude à ces changements, sans que les molécules intégrantes éprouvent aucun changement intérieur ; du moins qu'il y ait des corps dont les parties intégrantes sont à l'abri de ces changements : et quels sont ces corps ? ce sont des questions particulières qu'il n'est pas possible d'examiner ici. Que toutes ces propriétés puissent avoir entièrement leur raison dans les deux causes que nous venons d'assigner, quoique la raison du degré spécifique de chacune de ces propriétés se trouve évidemment dans la constitution intérieure ou l'essence des parties intégrantes de chaque agrégé, c'est un fait démontré par la seule observation des corps intérieurement inaltérables, dans lesquels on observe toutes ces propriétés, comme dans l'eau, par exemple, l'air, l'or, le mercure, etc.

Nous pouvons assurer la même chose de certains mouvements intestins que plusieurs agrégés peuvent éprouver ; par exemple, de celui qui constitue l'essence de la liquidité, selon le sentiment de Descartes, et le témoignage même des sens. Je dis selon le témoignage des sens, parce que le mouvement de l'ébullition, qui assurément est très-sensible, ne diffère de celui de la liquidité que par le degré ; et qu'ainsi, à proprement parler, tout liquide, dans son état de liquidité tranquille, est un corps insensiblement bouillant, c'est-à-dire agité par un agent étranger, par le feu, et non pas un corps dont les parties soient nécessairement en repos, comme plus d'un newtonien l'a avancé sur des preuves tirées de vérités géométriques. Les vérités géométriques sont assurément très-respectables ; mais les Physiciens géomètres les exposeront mal adroitement à l'irrévérence des Physiciens non géomètres, toutes les fois qu'ils mettront une démonstration à la place d'un fait physique, et une supposition gratuite ou fausse, soit tacite, soit énoncée, à la place d'un principe physique que l'observation peut découvrir, et qui quelquefois est sensible, comme dans le cas dont il s'agit : ce que n'a point balancé d'assurer M. d'Alembert, que j'en croirai là-dessus aussi volontiers que j'en crois Stahl décriant la transmutation. Lorsque M. Desaguliers, par exemple, pour établir que toutes les parties d'un fluide homogène sont en repos, a démontré à la rigueur, et d'une façon simple, qu'un liquide ne saurait bouillir, il ne l'a fait, ce me semble, que parce qu'il a supposé tacitement que les parties d'un liquide sont libres, sui juris, au lieu qu'une observation facîle découvre aux sens même que le feu les agite continuellement, et qu'il n'est point de liquidité sans chaleur ; ce que presque tous les Newtoniens semblent ignorer ou oublier, quoique leur maître l'ait expressément avancé. Voyez Optiq. quest. xxxj. Pour revenir à mon sujet, je dis que le mouvement de liquidité, et celui d'ébullition qui n'en est que le degré extrême, peuvent n'appartenir qu'à la masse, et que ce n'est qu'à la masse qu'ils appartiennent réellement dans l'eau, et dans plusieurs autres liquides.

Les qualités sensibles des corps peuvent au moins ne pas appartenir à leurs parties intégrantes ; un corps fort souple peut être formé de parties fort roides, comme on en convient assez généralement pour l'eau ; il serait ridicule de chercher la raison du son dans une modification intérieure des parties intégrantes du corps sonore ; la couleur sensible d'une masse d'or, c'est-à-dire une certaine nuance de jaune, n'appartient point à la plus petite particule qui est or, quoique celle-ci soit nécessairement colorée, et que des faits démontrent même évidemment qu'elle l'est, mais d'une façon différente de la masse. Ceci est susceptible de la preuve la plus complete . (V. la doctrine chimique sur les couleurs, au mot PHLOGISTIQUE) : mais, je le répete, ce n'est pas de l'établissement de ces vérités que je m'occupe à présent ; il me suffit d'établir qu'il est au moins possible de concevoir une masse formée par des particules qui n'aient aucune des propriétés qui se rencontrent dans la masse comme telle ; qu'il est très-facîle de se représenter une masse d'or, c'est-à-dire un corps jaune, éclatant, sonore, ductile, compressible, divisible par des moyens mécaniques, rarescible jusqu'à la fluidité, condensable, élastique, pesant dix-neuf fois plus que l'eau ; de se représenter un pareil corps, dis-je, comme formé par l'assemblage de parties qui sont de l'or, mais qui n'ont aucune des qualités que je viens d'exposer : or cette vérité découle si nécessairement de ce que j'ai déjà proposé, qu'une preuve ultérieure tirée de l'expérience me parait aussi inutile, que l'appareil de la Physique expérimentale à la démonstration de la force des leviers. Si quelque lecteur est cependant curieux de ce dernier genre de preuve, il le trouvera dans ce que nous allons dire de l'imitation de l'or.

Toutes ces qualités, je les appellerai extérieures, ou physiques, et j'observerai d'abord qu'elles sont accidentelles, selon le langage de l'école ; qu'elles peuvent périr sans que le corpuscule soit détruit, ou cesse d'être un corps tel ; ou, ce qui est la même chose, qu'elles sont exactement inutiles à la spécification du corps, non-seulement par la circonstance de pouvoir périr sans que l'être spécifique du corps soit changé, mais encore parce que réciproquement elles peuvent se rencontrer toutes dans un corps d'une espèce différente. Car quoiqu'il soit très-difficîle de trouver dans un corps intérieurement différent un grand nombre de qualités extérieures semblables, et que cette difficulté augmente lorsqu'on prend l'un des deux corps dans l'extrême de sa classe, qu'il en est, par exemple, le plus parfait, comme l'or dans celle des métaux, cependant cette ressemblance extérieure ne répugne point du tout avec une différence intérieure essentielle. Par exemple, je puis disposer l'or, et un autre corps qui ne sera pas même un métal, de façon qu'ils se ressembleront par toutes leurs qualités extérieures, et même par leur gravité spécifique ; car s'il est difficîle de procurer à un corps non métallique la gravité spécifique de l'or, rien n'est si aisé que de diminuer celle de l'or : celui qui aura porté ces deux corps à une ressemblance extérieure parfaite, pourra dire de son or imité, en aurum Physicorum, comme Diogène disait de son coq plumé, en hominem Platonis.

Outre toutes ces propriétés que j'ai appelées extérieures ou physiques, j'observe dans tout agrégé des qualités que j'appellerai intérieures, de leur nom générique, en attendant qu'il me soit permis de les appeler chimiques, et de les distinguer par cette dénomination particulière des autres qualités du même genre, telles que sont les qualités très-communes des corps, l'étendue, l'impénétrabilité, l'inertie, la mobilité, etc. Celles dont il s'agit ici sont des propriétés intérieures particulières ; elles spécifient proprement le corps, le constituent un corps tel, font que l'eau, l'or, le nitre, etc. sont de l'eau, de l'or, du nitre, etc. et non pas d'autres substances ; telles sont dans l'eau la simplicité, la volatilité, la faculté de dissoudre les sels, et de devenir un des matériaux de leur mixtion, etc. dans l'or, la métallicité, la fixité, la solubilité par le mercure et par l'eau régale, etc. dans le nitre, la salinité neutre, la forme de ses crystaux, l'aptitude à être décomposé par le phlogistique et par l'acide vitriolique, etc. or ces qualités appartiennent toutes essentiellement aux parties intégrantes.

Toutes ces qualités sont dépendantes les unes des autres dans une suite qu'il est inutîle d'établir ici, et elles sont plus ou moins communes : l'or, par ex. est soluble par le mercure comme métal ; il est fixe comme métal parfait ; il est soluble dans l'eau régale en un degré d'affinité spécifique comme métal parfait tel, c'est-à-dire comme or.

De ces qualités internes, quelques-unes ne sont essentielles aux corps que relativement à notre expérience, à nos connaissances d'aujourd'hui : la fixité de l'or, la volatilité du mercure, l'inamalgabilité du fer, etc. sont des propriétés internes de ce genre ; découvrir les propriétés contraires, voilà la source des problèmes de la Chimie pratique la moins vulgaire.

Il est d'autres propriétés internes qui sont tellement inhérentes au corps, qu'il ne saurait subsister que par elles : ce sont toutes celles qui ont leur raison prochaine dans l'être élémentaire, ou dans l'ordre de mixtion des corpuscules spécifiques de chaque corps ; c'est ainsi qu'il est essentiel au nitre d'être formé par l'union de l'acide que nous appelons nitreux et de l'alkali fixe ; à l'eau, d'être un certain élément, etc.

Toutes les distinctions que nous avons proposées jusqu'à présent peuvent n'être regardées que comme des vérités de précision analytique, puisque nous n'avons considéré proprement dans les corps que des qualités ; nous allons voir que les différences qu'ils nous présenteront comme agens physiques ne sont pas moins remarquables.

1°. Les masses exercent les unes sur les autres des actions très-distinctes de celles qui sont propres aux corpuscules, et cela selon des lois absolument différentes de celles qui règlent les affections mutuelles des corpuscules. Les premières se choquent, se pressent, se résistent, se divisent, s'élèvent, s'abaissent, s'entourent, s'enveloppent, se pénètrent, etc. les unes les autres à raison de leur vitesse, de leur masse, de leur gravité, de leur consistance, de leurs figures respectives ; et ces lois sont les mêmes, soit que l'action ait lieu entre des masses homogènes, soit qu'elle se passe entre des masses spécifiquement différentes. Une colonne de marbre, tout étant d'ailleurs égal, soutient une masse de marbre comme une masse de plomb ; un marteau d'une matière convenable quelconque, chasse de la même façon un clou d'une matière convenable quelconque. Les actions mutuelles des corpuscules ne sont proportionnelles à aucune de ces qualités ; tout ce que les dernières éprouvent les unes par rapport aux autres, se réduit à leur union et à leur séparation agrégative, à leur mixtion, à leur décomposition, et aux phénomènes de ces affections : or il ne s'agit dans tout cela ni de chocs, ni de pressions, ni de frottements, ni d'entrelassement, ni d'introduction, ni de coin, ni de levier, ni de vitesse, ni de grosseur, ni de figure, etc. quoiqu'une certaine grosseur et une certaine figure soient apparemment essentielles à leur être spécifique. Ces actions dépendent des qualités intérieures des corpuscules, parmi lesquelles l'homogénéité et l'hétérogénéité méritent la première considération, comme condition essentielle : car l'agrégation n'a lieu qu'entre des substances homogènes, comme nous l'avons observé plus haut ; l'hétérogénéité des principes au contraire est essentielle à l'union mixtive. Voyez MIXTION, DECOMPOSITION, SEPARATION.

2°. Toutes les masses gravitent vers un centre commun, ou sont pesantes ; elles ont chacune un degré de pesanteur connu et proportionnel à leur quantité de matière propre sous un volume donné : la gravité absolue de tous les corpuscules n'est pas démontrée (voyez PRINCIPES et PHLOGISTIQUE) ; leur gravité spécifique n'est pas connue.

3°. Les masses adhèrent entr'elles à raison de leur vicinité, de leur grosseur, et de leur figure : les corpuscules ne connaissent point du tout cette loi ; c'est à raison de leur rapport ou affinité que se font leurs unions (voyez RAPPORT) ; et réciproquement les masses ne sont pas soumises aux lois des affinités ; l'action menstruelle suppose au contraire la destruction de l'agrégation (voyez MENSTRUE) ; et jamais de l'union d'une masse à une masse de nature différente, il ne résultera un nouveau corps homogène.

4°. Les corpuscules peuvent être écartés les uns des autres par la chaleur, cause avec laquelle on n'a plus besoin de la répulsion de Newton ; les masses ne s'éloignent pas les unes des autres par la chaleur. Voyez FEU.

5°. Certains corpuscules peuvent être volatilisés, aucune n'est volatile. Voyez VOLATILITE.

Jusqu'à présent nous n'avons opposé les corpuscules aux agrégés, que par la seule circonstance d'être considérés solitairement, et nous n'avons eu aucun égard à la constitution intérieure des premiers : ce dernier aspect nous fournira de nouveaux caractères distinctifs. Les voici :

1°. Les agrégés sont homogènes ; et les corpuscules ou sont simples, ou sont composés de matériaux essentiellement différents. La première partie de cette proposition est fondée sur une définition ou demande ; la seconde exprime une vérité du même genre, et elle a d'ailleurs toute l'évidence que peut procurer une vaste expérience que nous avons à ce sujet. Voyez MIXTION.

2°. Les matériaux des corpuscules composés diffèrent non-seulement entr'eux, mais encore du corpuscule qui résulte de leur union, et par conséquent de l'agrégé formé par l'assemblage de ces corpuscules : c'est ainsi que l'alkali fixe et l'acide nitreux diffèrent essentiellement du nitre et d'une masse de nitre ; et si cette division est poussée jusqu'aux éléments, nous aurons toute la différence d'une masse à un corps simple. Voyez notre doctrine sur les éléments, au mot PRINCIPE.

3°. Les principes de la miction ou de la composition des corpuscules, sont unis entr'eux par un nœud bien différent de celui qui opère l'union agrégative ou le rapport de masse : le premier peut être rompu par les moyens mécaniques, aussi-bien que par les moyens chimiques ; le second ne peut l'être que par les derniers, savoir les menstrues et la chaleur ; et dans quelques sujets même ce nœud est indissoluble, du moins par les moyens vulgaires : l'or, l'argent, le mercure, et un très-petit nombre d'autres corps, sont des mixtes de cette dernière classe. Voyez MIXTE.

Les bornes dans lesquelles nous sommes forcés de nous contenir, ne nous permettent pas de pousser plus loin ces considérations : les propositions qu'elles nous ont fournies, quoique simplement énoncées pour la plupart, prouvent, ce me semble, suffisamment que les affections des masses, et les affections des différents ordres de principes dont elles sont formées, peuvent non-seulement être distinguées par des considérations abstraites, mais même qu'elles diffèrent physiquement à plusieurs égards ; et l'on peut au moins soupçonner dès-à-présent que la physique des corps non organisés peut être divisée par ces différences en deux sciences indépendantes l'une de l'autre, du moins quant aux objets particuliers. Or elles existent, ces deux sciences, la division s'est faite d'elle-même ; et l'objet dominant de chacune remplit si exactement l'une des deux classes que nous venons d'établir, que ce partage qui a précédé l'observation raisonnée de la nécessité, est une nouvelle preuve de la réalité de notre distinction.

L'une de ces sciences est la Physique ordinaire, non pas cette Physique universelle qui est définie à la tête des cours de Physique, mais cette Physique beaucoup moins vaste qui est traitée dans ces ouvrages.

La seconde est la Chimie.

Que la Physique ordinaire, que je n'appellerai plus que Physique, se borne aux affections des masses, ou au moins que ce sait-là son objet dominant, c'est un fait que tout lecteur peut vérifier, 1°. sur la table des chapitres de tout traité de Physique ; 2°. en se donnant la peine de parcourir les définitions des objets généraux qui y sont examinés, et qui peuvent être pris dans différentes acceptions, par exemple, celle du mouvement, et ensuite de voir dans quel corps les Physiciens considèrent le mouvement ; 3°. enfin en portant la vue sur le petit nombre d'objets particuliers dont s'occupe la Physique, et qui nous sont communs avec elle, tels que l'eau, l'air, le feu, etc. Ces recherches lui découvriront que c'est toujours des masses qu'il est question en Physique ; que le mouvement dont le Physicien s'occupe principalement est le mouvement propre aux masses ; que l'air est pour lui un fluide qui se comprime et qui se rétablit aisément, qui se met en équilibre avec les liquides qu'il soutient à de certaines hauteurs, dans de certaines circonstances, dont les courants connus sous le nom de vents, ont telle ou telle vitesse, qui est la matière des rayons sonores ; en un mot que l'air du Physicien n'est uniquement que l'air de l'atmosphère, et par conséquent de l'air agrégé ou en masse ; que son eau est un liquide humide, incompréhensible, capable de se réduire en glace et en vapeurs, soumis à toutes les lois de l'hydraulique et de l'hydrostatique, qui est la matière des pluies et des autres météores aqueux, etc. or toutes ces propriétés sont évidemment des propriétés de masse, excepté cependant l'humidité ; aussi est-elle mal entendue, pour l'observer en passant : car je demande qu'on me montre un seul liquide qui ne soit pas humide, sans en excepter même le mercure, et je conviendrai que l'humidité peut être un caractère spécial de quelques liquides. Quant au feu et à la qualité essentielle par laquelle Boerhaave, qui est celui qui en a le mieux traité physiquement, caractérise ce fluide ; savoir, la faculté de raréfier tous les corps : c'est évidemment à des masses de feu, ou au feu agrégé, que cette propriété convient ; aussi le traité du feu de Boerhaave, à cinq ou six lignes près, est-il tout physique. La lumière, autre propriété physique assez générale du feu, appartient uniquement au feu agrégé.

La plupart des objets physiques sont sensibles ou en eux-mêmes, ou au moins par leurs effets immédiats. Une masse a une figure sensible ; une masse en mouvement parcourt un espace sensible dans un temps sensible ; elle est retardée par des obstacles sensibles, ou elle est retardée sensiblement, etc. une masse élastique est aplatie par le choc dans une partie sensible de sa surface, etc. cette circonstance soumet à la précision géométrique la détermination des figures, des forces, des mouvements de ces corps : elle fournit au géomètre des principes sensibles, d'après lesquels il bâtit ce qu'il appelle des théories, qui depuis que le grand Newton a fait un excellent ouvrage en décorant la Physique du relief de ces sublimes connaissances, sont devenues la Physique.

La Physique d'aujourd'hui est donc proprement la collection de toutes les sciences physico-mathématiques : or jusqu'à-présent on n'a calculé que les forces et les effets des masses : car quoique les plus profondes opérations de la Géométrie transcendante s'exercent sur des objets infiniment petits, cependant comme ces objets passent immédiatement de l'abstraction à l'état de masse, qu'ils sont des masses figurées, douées de forces centrales, etc. dès qu'ils sont considérés comme êtres physiques, les très-petits corps du physicien géomètre ne sont pas les corpuscules que nous avons opposés aux masses ; et les calculs faits sur ces corps avec cette sagacité et cette force de génie que nous admirons, ne rendent pas les causes et les effets chimiques plus calculables, du moins plus calculés jusqu'à-présent.

Les Physiciens sont très-curieux de ramener tous les phénomènes de la nature aux lois mécaniques, et le nom le plus honnête qu'on puisse donner aux causes qu'ils assignent, aux agens qu'ils mettent en jeu dans leurs explications, c'est de les appeler mécaniques.

La Physique nous avouera elle-même sans-doute, sur la nature des objets que nous lui attribuons, et d'autant plus que nous ne lui avons pas enlevé ceux qu'elle a usurpés sur nous, et dont la propriété pouvait la flatter ; nous avons dit seulement que son objet dominant était la contemplation des masses.

Que la Chimie au contraire ne s'occupe essentiellement que des affections des différents ordres de principes qui forment les corps sensibles ; que ce soit là son but, son objet propre, le tableau abrégé de la Chimie, tant théorique que pratique, que nous allons tracer dans un moment, le montrera suffisamment.

Nous observerons d'avance, pour achever le contraste de la Physique et de la Chimie :

1°. Que tout mouvement chimique est un mouvement intestin, mouvement de digestion, de fermentation, d'effervescence, etc. que l'air du Chimiste est un des principes de la composition des corps, surtout des corps solides, s'unissant avec des principes différents selon les lois d'affinité, s'en détachant par des moyens chimiques, la chaleur et la précipitation ; qu'il est si volatil, qu'il passe immédiatement de l'état solide à l'expansion vaporeuse, sans rester jamais dans l'état de liquidité sous le plus grand froid connu, vue nouvelle qui peut sauver bien des petitesses physiques ; que l'eau du Chimiste est un élément, ou un corps simple, indivisible, et incommutable, contre le sentiment de Thalès, de Van-Helmont, de Boyle, et de M. Eller, qui s'unit chimiquement aux sels, aux gommes, etc. qui est un des matériaux de ces corps, qui est l'instrument immédiat de la fermentation, etc. que le feu, considéré comme objet chimique particulier, est un principe capable de combinaison et de précipitation, constituant dans différents mixtes dont il est le principe, la couleur, l'inflammabilité, la métallicité, etc. qu'ainsi le traité du feu, connu sous le nom des trecenta de Stahl, est tout chimique.

Nous avons dit le feu considéré comme objet chimique particulier, parce que le feu agrégé, considéré comme principe de la chaleur, n'est pas un objet chimique, mais un instrument que le Chimiste emploie dans les opérations de l'art, ou un agent universel dont il contemple les effets chimiques dans le laboratoire de la nature.

En général, quoique le Chimiste ne traite que des agrégés, puisque les corps ne se présentent jamais à lui que sous cette forme, ces agrégés ne sont jamais proprement pour lui que des promptuaria de sujets vraiment chimiques, de corpuscules ; et toutes les altérations vraiment chimiques qu'il lui fait essuyer, se réduisent à deux. Ou il attaque directement ses parties intégrantes, en les combinant une à une, ou en très-petite quantité numérique avec les parties intégrantes d'un autre corps de nature différente, et c'est la dissolution chimique ou la syncrese. Voyez MENSTRUE, SYNCRESE, et la suite de cet article. Cette dissolution est le seul changement chymique qu'il puisse produire sur un agrégé d'éléments. Ou il décompose les parties intégrantes de l'agrégé, et c'est là l'analyse chimique ou la diacrese. Voyez DIACRESE, ANALYSE VEGETALE, au mot VEGETAL, et la suite de cet article. En un mot, tant qu'il ne s'agit que des rapports des parties intégrantes de l'agrégé entr'elles, le phénomène n'est pas chimique, quoiqu'il puisse être dû à des agens chimiques ; par exemple, la division d'un agrégé, poussée même jusqu'à l'unité individuelle de ses parties, n'est pas chimique ; c'est ainsi que la pulvérisation même philosophique ne l'est point quant à son effet ; la diacrese, pour être chimique, doit séparer des parties spécifiquement dissemblables.

Il faut observer pourtant que quoique certains changements intestins que la chaleur fait éprouver aux corps agrégés, ne soient chimiques à la rigueur que lorsque leur énergie est telle qu'ils portent jusque sur la constitution intérieure des corpuscules, il faut observer, dis-je, que ces changements n'étant en général que des effets gradués de la même cause, ils doivent être considérés dans toute leur extension comme des objets mixtes, ou comme des effets dont le degré physique même est très-familier au chimiste. Ces effets de la chaleur modérée, que nous appelons proprement physiques, sont la raréfaction des corps, leur liquéfaction, leur ébullition, leur vaporation, l'exercice de la force élastique dans les corps comprimés, etc. Aussi les Chimistes sont-ils de bons physiciens sur toutes ces questions ; du-moins il me parait que c'est en poursuivant sur ces effets une analogie conduite de ceux où la cause agit le plus manifestement (or ceux-là sont des objets familiers au seul chimiste), à ceux où son influence est plus cachée, que je suis parvenu à rapprocher plusieurs phénomènes qui sont généralement regardés comme très-isolés ; à découvrir par exemple que le mécanisme de l'élasticité est le même dans tous les corps, qu'ils sont tous susceptibles du même degré d'élasticité, et que ce n'est que par des circonstances purement accidentelles que les différents corps qui nous environnent ont des différences spécifiques à cet égard ; que l'élasticité n'est qu'un mode de la rareté et de la densité, et qu'au premier égard elle est par conséquent toujours dû. à la chaleur aussi-bien que tous les autres phénomènes attribués à la répulsion newtonienne, qui n'est jamais que la chaleur. Voyez FEU, RAPPORT.

2°. Les objets chimiques n'agissent pas sensiblement. L'effet immédiat du feu et celui des menstrues, qui sont les deux grands agens chimiques, sont insensibles. La mixtion se fait dans un temps incommensurable, in instanti ; aussi ces actions ne se calculent-elles point, du moins n'a-t-on fait là-dessus jusqu'à présent que des tentatives malheureuses.

3°. Les Chimistes ne s'honorent d'aucun agent mécanique, et ils trouvent même fort singulier que la seule circonstance d'être éloignés souvent d'un seul degré de la cause inconnue, ait rendu les principes mécaniques si chers à tant de philosophes, et leur ait fait rejeter toute théorie fondée immédiatement sur les causes cachées, comme si être vrai n'était autre chose qu'être intelligible, ou comme si un prétendu principe mécanique interposé entre un effet et sa cause inconnue, les rassurait contre l'horreur de l'intelligible. Quoiqu'il en sait, ce n'est pas par le goût contraire, par un courage affecté, que les Chimistes n'admettent point de principes mécaniques, mais parce qu'aucun des principes mécaniques connus n'intervient dans leurs opérations ; ce n'est pas aussi parce qu'ils prétendent que leurs agens sont exempts de mécanisme, mais parce que ce mécanisme est encore inconnu. On reproche aussi très-injustement aux Chimistes de se plaire dans leur obscurité ; pour que cette imputation fût raisonnable, il faudrait qu'on leur montrât des principes évidents et certains : car enfin ils ne seront pas blâmables tant qu'ils préféreront l'obscurité à l'erreur ; et s'il y a quelque ridicule dans cette manière de philosopher, ils sont tous résolus à le partager avec Aristote, Newton, et cette foule d'anciens philosophes dont M. de Buffon a dit dans son histoire naturelle qu'ils avaient le génie moins limité, et la philosophie la plus étendue ; qu'ils s'étonnaient moins que nous des faits qu'ils ne pouvaient expliquer ; qu'ils voyaient mieux la nature telle qu'elle est ; et qu'une sympathie, une correspondance n'était pour eux qu'un phénomène, tandis que c'est pour nous un paradoxe, dès que nous ne pouvons le rapporter à nos prétendues lois de mouvement. Ces hommes savaient que la nature opère la plupart de ses effets par des moyens inconnus ; que nous ne pouvons nombrer ses ressources ; et que le ridicule réel, ce serait de vouloir la limiter, en la réduisant à un certain nombre de principes d'action et de moyens d'opérations ; il leur suffisait d'avoir remarqué un certain nombre d'effets relatifs et de même ordre pour constituer une cause. Les Chimistes font-ils autre chose ?

Ils recevraient avec empressement et reconnaissance toute explication mécanique qui ne serait pas contredite par des faits : ils seraient ravis par exemple de pouvoir se persuader, avec J. Keill et Freind, que le mécanisme de l'effervescence et de la fermentation consiste dans l'action mutuelle de certains corpuscules solides et élastiques, qui se portent avec force les uns contre les autres, qui rejaillissent proportionnellement à leur quantité de mouvement et à leur élasticité, qui se choquent de nouveau pour rejaillir encore, etc. Mais cette explication, aussi ingénieuse qu'arbitraire, est démentie par des faits qui font voir clairement que le mouvement d'effervescence et celui de fermentation sont dû. au dégagement d'un corps subtil et expansible, opéré par les lois générales des affinités, c'est-à-dire par un principe très-peu mécanique. Voyez EFFERVESCENCE et FERMENTATION.

Plutôt que de s'avouer réduits à énoncer simplement qu'une dissolution n'est autre chose que l'exercice d'une certaine tendance ou rapport par lequel deux corps miscibles sont portés l'un vers l'autre, n'aimeraient-ils pas mieux se figurer une dissolution sous l'image très-sensible d'un menstrue armé de parties roides, solides, massives, tranchantes, etc. d'un côté ; sous celle d'un corps percé d'une infinité de pores proportionnés à la masse et même à la figure des parties du menstrue, de l'autre ; et enfin sous celle de chocs réitérés des parties du menstrue contre la masse des corps à dissoudre, de leur introduction forcée dans ses pores, sous celle d'un édifice longtemps ébranlé, et enfin ruiné jusque dans ses derniers matériaux ; images sous lesquelles les Physiciens ont représenté ce phénomène. Ils l'aimeraient mieux sans contredit, parce qu'une explication est une richesse dans l'ordre des connaissances ; qu'elle en grossit au moins la somme ; que le relief que cette espèce de faste savant procure n'est pas un bien imaginaire ; et qu'au contraire un énoncé tout nud décele une indigence peu honorable : mais si l'explication dont il s'agit ne suppose pas même qu'on se soit douté des circonstances essentielles du phénomène qu'on a tenté d'expliquer ; si cette destruction de la masse du corps à dissoudre, dont on s'est mis tant en peine, est purement accidentelle à la dissolution qui a lieu de la même façon entre deux liqueurs ; et enfin si cette circonstance accidentelle a si fort occupé le théoricien qu'il a absolument oublié la circonstance essentielle de la dissolution, savoir l'union de deux substances entre lesquelles elle a eu lieu, il n'est pas possible de se payer d'une monnaie de si mauvais aloi. Boerhaave lui-même, que nous sommes ravis de citer avec éloge lorsque l'occasion s'en présente, a connu parfaitement le vice de cette explication, qu'il a très-bien réfutée. Voyez Boerhaave, de menstruis, Element. Chymiae, part. II.

Nous voudrions bien croire encore avec Freind que la dissolution est de toutes les opérations chimiques celle qui peut être ramenée le plus facilement aux lois mécaniques, et en admettre avec lui ces deux causes fort simples, savoir la plus grande légèreté du dissolvant procurée par le mélange d'une liqueur moins pesante, et l'effusion d'une liqueur pesante qui, en descendant avec effort, entraîne avec elle les particules du corps dissous, etc. Mais trop de faits démontrent évidemment le chimérique de ces suppositions si gratuites d'ailleurs en soi. Versez tant d'esprit-de-vin qu'il vous plaira dans une dissolution la plus saturée d'un sel neutre déliquescent, par ex. de la terre foliée ; vous n'en précipiterez pas un atome ; un corps dissous dans l'acide vitriolique le plus concentré n'en sera que plus constamment soutenu, si vous ajoutez de l'eau à la dissolution, etc. Faites tomber avec telle vitesse que vous voudrez, la liqueur la plus pesante de la nature, le mercure, dans telle dissolution d'un sel neutre à base terreuse ou saline qu'il vous plaira, et vous n'en détacherez rien.

Nous voudrions bien admettre avec Boyle que les conditions essentielles pour la fixité, sont la grosseur des parties constituantes du corps fixe, la gravité, ou la solidité de ces corpuscules, et enfin leur inaptitude à l'avolation prise de leur figure rameuse, crochue, courbe, irrégulière en un mot, et s'opposans à ce qu'elles puissent se débarrasser les unes des autres, comme étant entrelacées, etc. et faire dépendre la volatilité des qualités contraires, etc. mais les faits dérangent toutes ces idées : des corps acquièrent de la volatilité en acquérant de la grosseur, comme la lune cornée. Que si Boyle me dit, et il n'y manquera pas, que l'acide marin lui donne des ailes, en étendant sa surface, je lui répondrai que cela même devrait nuire à la troisième condition, en augmentant l'irrégularité de figure propre à entrelacer, etc. Des corps pesans ou solides sont volatils, le mercure ; etc. des corps legers ou rares sont fixes, l'alkali fixe, etc. En un mot, quant à ces figures, ces entrelacements de parties, ces spires si chères à Boyle, et si ingénieuses, il faut l'avouer, nous les regrettons réellement ; mais les phénomènes des mixtions, des précipitations, des raréfactions, des coagulations, etc. nous démontrent trop sensiblement que toute union de petits corps ne se fait que par juxtaposition, pour que nous puissions nous accommoder de ces mécanismes purement imaginaires. Mais la doctrine de Newton, postérieure sur ce point à celle de Becker, comme je l'observe ailleurs, les a décrédités assez généralement, pour qu'il soit inutîle d'insister sur leur réfutation. En un mot, les actions mécaniques dont il s'agit ici, sont mises en jeu sans fondement ; nous osons même défier qu'on nous présente une explication d'un phénomène chimique fondée sur les lois mécaniques connues, dont nous ne démontrions le faux ou le gratuit.

Il est clair que deux sciences qui considèrent des objets sous deux aspects si différents, doivent non-seulement fournir des connaissances particulières, distinctes, mais même avoir chacune un certain nombre de notions composées, et une certaine manière générale d'envisager et de traiter ses sujets, qui leur donnera un langage, une méthode et des moyens différents. Le physicien verra des masses, des forces, des qualités ; le chimiste verra des petits corps, des rapports, des principes. Le premier calculera rigoureusement, il réduira à des théories des effets sensibles et des forces, c'est-à-dire qu'il soumettra ces effets et ces forces au calcul (car c'est-là la théorie du physicien moderne) et il établira des lois que les expériences confirmeront à-peu-près ; je dis à-peu-près, parce que les Mathématiciens conviennent eux-mêmes que l'exercice des forces qu'ils calculent suppose toujours un modo nihil obstet, et que le cas où rien ne s'oppose, n'existe jamais dans la nature. Les théories du second seront vagues et d'approximation ; ce seront des expositions claires de la nature, et des propriétés chimiques d'un certain corps, ou d'un certain principe considéré dans toutes les combinaisons qu'il peut subir par la nature et par l'art ; de ses rapports avec les corps ou les principes d'une certaine classe, et enfin des modifications qu'il éprouve ou qu'il produit à raison de ces combinaisons et de ces rapports, le tout posé sur des faits majeurs ou fondamentaux découverts par ce que j'appellerai un pressentiment expérimental, sur des indices d'expériences vagues ou du tâtonnement, mais jamais fourni immédiatement par ces derniers secours. Voyez PHLOGISTIQUE, NITRE, SEL MARIN, VITRIOL, etc. En un mot, le génie physicien porté peut-être au plus haut degré où l'humanité puisse atteindre, produira les principes mathématiques de Newton, et l'extrême correspondant du génie chimiste, le specimen becherianum de Stahl.

Tant que le chimiste et le physicien philosopheront chacun à leur manière sur leurs objets respectifs, qu'ils les analyseront, les compareront, les raprocheront, les composeront, et que sur leurs objets communs ce sera celui qui aura le plus Ve qui donnera le ton, tout ira bien.

Mais si quelqu'un confond tout ce que nous avons distingué, soit parce qu'il n'a pas soupçonné l'existence et la nécessité de cette distinction, à cause de sa vue courte, ou parce qu'il l'a rejetée à force de tête : si le chimiste se mêle des objets physiques, ne sachant que la Chimie, ou si le physicien propose des lois à la Chimie, ne connaissant que les phénomènes physiques : si l'un applique les lois des masses aux affections des petits corps, ou si l'autre transporte les affections des petits corps aux actions des masses : si l'on traite more chimico les choses physiques, et les chimiques more physico : si l'on veut dissoudre un sel avec un coin, ou faire tourner un moulin par un menstrue, tout ira mal.

Le simple chimiste, ou le simple physicien a-t-il embrassé lui seul la science générale des corps, et a-t-il prétendu assujettir à ses notions particulières, des propriétés communes ? la science générale sera défectueuse et mauvaise ; lorsqu'il lui arrivera de descendre par la synthèse, de ces principes qu'il prendra pour généraux, et pour des données sur lesquelles il peut compter, il faudra nécessairement qu'il s'égare. Or toutes les Métaphysiques physiques, ou pour me servir de l'expression de Wolf, toutes les Cosmologies que je connais sont des ouvrages de physiciens. Quelques-unes marqueront, si l'on veut, les plus grands efforts du génie ; je consens même qu'il y en ait qu'il soit impossible de détruire et de réfuter, parce que ce sont des enchainements de notions abstraites et de définitions nominales, que le métaphysicien a déterminées et circonscrites à sa fantaisie ; mais la science générale des propriétés des corps n'en existera pas pour cela plus solide et plus réelle ; quand je dis la science générale des corps, j'entends des corps physiques, tels que nous les observons dans la nature, avec toutes leurs conditions, et non des corps dépouillés, et presque anéantis par des abstractions.

Nous pouvons assurer de la plupart des prétendues vérités générales qui servent de bases aux systèmes généraux subsistants, sans en excepter les fameux principes de Leibnitz, ce que M. Merian a dit du Spinosisme dans un mémoire sur l'aperception, hist. de l'acad. de Prusse, 1749 ; que c'est dans le passage de l'abstraction à la réalité que ces vérités trouvent leur terme fatal, et qu'il n'y a qu'à tenter ce passage pour voir s'écrouler de soi-même le colosse qu'elles soutenaient.

C'est des différentes sources que nous venons d'indiquer, que sont sorties mille erreurs, à-propos desquelles nous pourrions dire à ceux qui les avancent avec le plus de confiance, en parodiant le célèbre bon mot d'Apelle, Parlez plus bas ; vous feriez rire nos porteurs de charbon, s'ils vous entendaient. Le catalogue exact de toutes les erreurs de ce genre qui sont venues à notre connaissance, serait sans-doute très-important à l'intérêt de la vérité et au progrès de la bonne doctrine ; mais il serait infini. Il mérite bien d'être donné dans un ouvrage qui pourrait avoir pour titre Institutions de Physique-Chimique, et où l'on se proposerait expressément de substituer des vérités à ces erreurs. Nous prierons le lecteur de se contenter en attendant de celle que nous avons eu occasion de citer, et de quelques autres qui se présenteront encore. Je ne connais aucun chimiste d'un certain nom qui ait osé faire des excursions sur les terres de la Physique ; s'il en est, comme nous les jugeons aussi mal avisés et aussi téméraires que les Physiciens qui se sont répandus sur les nôtres, nous les blâmons et nous les abandonnons.

La Chimie est une science qui s'occupe des séparations et des unions des principes constituans des corps, soit opérées par la nature, soit opérées par l'art, dans la vue de découvrir les qualités de ces corps, ou de les rendre propres à divers usages.

Les objets particuliers de la Chimie sont tous les phénomènes, soit naturels, soit artificiels, qui dépendent des séparations et des unions des principes des corps. Les naturels sont la maturation des fruits, la formation des gommes, des extraits, des résines, des sels végétaux, etc. l'élaboration et les diverses altérations des aliments des animaux, et de leurs diverses humeurs ; la génération des métaux, des pierres, des crystallisations naturelles, des sels fossiles, du soufre, des bitumes, etc. l'imprégnation et la chaleur des eaux minérales, l'inflammation des volcans, la nature de la foudre et des autres feux allumés dans l'atmosphère, etc. en un mot tous les phénomènes de la Botanique physique, excepté ceux qui appartiennent à l'organisation des végétaux ; tous ceux qui appartiennent à cette branche de l'oeconomie animale qui est fondée sur les affections des humeurs ; tous ceux qui constituent l'oeconomie minérale que Becker a appelée physique souterraine, ou qui sont dû. aux changements chimiques survenus dans ces corps ; et enfin ceux que présentent dans l'atmosphère certaines matières détachées des végétaux, des animaux, ou des minéraux.

Les phénomènes chimiques artificiels sont tous ceux qui nous sont présentés par les opérations chimiques, et ceux qui constituent la théorie de ces opérations elles-mêmes.

Nous appelons opérations, tous les moyens particuliers employés à faire subir aux sujets de l'art les deux grands changements énoncés dans la définition de la Chimie, c'est-à-dire à effectuer des séparations et des unions.

Ces opérations ou sont fondamentales et essentiellement chimiques, ou elles sont simplement préparatoires et mécaniques. Voyez OPERATIONS CHIMIQUES.

Les deux effets généraux, primitifs, et immédiats de toutes les opérations chimiques, savoir la séparation et l'union des principes, sont plus connus dans l'art sous le nom de diacrese et de syncrese. La première est appelée aussi par plusieurs chimistes analyse, décomposition, corruption, solution, destruction ; et la seconde, mixtion, génération, synthèse, combinaison, coagulation, et même confusion par quelques-uns : chacune de ces expressions est prise dans un sens plus ou moins général par divers auteurs, et même en différents sens par les mêmes. Le mot de mixtion, dans la doctrine de Becker et de Stahl, signifie, par exemple, tantôt l'union de différents principes en général, et tantôt l'union des éléments en particulier, ou celle qui constitue des mixtes proprement dits. Voyez MIXTION.

Les noms les plus usités parmi les Chimistes français, sont ceux d'analyse et de décomposition pour le premier effet général, et ceux de combinaison et de mixtion pour le deuxième.

Il est très-peu d'opérations chimiques qui ne produisent qu'un de ces effets, ou qui appartiennent exactement à la diacrese ou à la syncrese : la plupart au contraire sont mixtes, c'est-à-dire qu'elles produisent des séparations et des unions qui sont entr'elles dans un rapport de cause et d'effet. Voyez DIACRESE, SYNCRESE, OPERATIONS CHIMIQUES.

Les opérations chimiques s'exécutent par deux agens généraux, la chaleur et les menstrues.

L'action de ces deux causes se complique diversement dans les différentes opérations, selon le petit nombre des lois suivantes.

1°. La chaleur seule opère rarement des séparations pures ; et les corps résistent d'autant plus à son action dissociante, qu'ils sont d'un ordre de mixtion moins composé. Nos corps simples et nos mixtes parfaits sont inaltérables par la chaleur seule, du moins par le plus haut degré de chaleur que nous sachions leur appliquer dans les vaisseaux fermés, c'est-à-dire sans le concours de l'air, de l'eau, et du feu menstrue ; plusieurs composés même éludent absolument cette action. Tels sont le tartre vitriolé, le sel marin, etc.

2°. La chaleur est nécessaire à toute action menstruelle, au moins comme condition essentielle ; car il est impossible, du moins il est très-rare que cette dernière action ait lieu entre deux corps solides ou gelés (ce qui est proprement la même chose), et elle ne peut être exercée que l'agrégation de l'un des deux corps ne soit très-lâche : or cette laxité suffisante ne se trouve ordinairement que dans l'état de liquidité, qui est essentiellement dépendant de la chaleur. C'est sur cette observation qu'est fondé l'axiome chimique, menstrua non agunt nisi sint soluta.

3°. Non-seulement tout menstrue doit pour agir être secondé d'une chaleur absolue, mais même son activité est proportionnelle au degré de chaleur dont il est animé ; ou, pour parler sans figure, à son degré de rareté ou d'expansion : car, comme nous l'avons déjà observé, et comme nous le prouverons au mot MENSTRUE, le mécanisme de la dissolution ne consiste point du tout dans le mouvement du menstrue ; et cette division du corps à dissoudre, par laquelle on se figure ordinairement son action, n'en donne qu'une fausse idée. Voyez MENSTRUE.

4°. La chaleur appliquée à un corps composé, non-seulement desunit ses différents principes, mais même les met ordinairement en jeu, et favorise par-là de nouvelles combinaisons. L'extrait d'une plante, par exemple, est une substance très-composée, portant en soi des principes de réaction. Ces principes dégagés de leurs premiers liens par un feu suffisant, exercent l'action menstruelle en opérant des précipitations qui supposent des dégagements et des combinaisons nouvelles. Voyez DISTILLATION, PRECIPITATION, MENSTRUE ; voyez ANALYSE VEGETALE, au mot VEGETAL ; voyez FEU.

Ces dégagements et ces nouvelles combinaisons sont assez multipliés pour qu'on n'ait dû avoir que des théories très-fausses des opérations qui les produisaient, tant qu'on n'a pas su qu'elles les produisaient en effet, ou qu'on n'a pas été en état de les estimer. C'est parce que quelques anciens Chimistes ont ignoré les vrais effets de la chaleur sur les principes des corps, qu'ils ont tant abusé de ce moyen chimique ; c'est parce que les détracteurs de la Chimie ont ignoré qu'on pouvait prévenir ces changements ou les évaluer exactement, qu'ils ont combattu par de mauvaises raisons l'analyse par le feu seul, qui était l'unique qui fût connue de leur temps, et par conséquent la Chimie qui n'était pour eux que l'art d'exécuter cette analyse (voyez dans l'historique qui terminera cet article, l'endroit de Boyle) ; c'est parce que les Chimistes modernes ont découvert une meilleure méthode, savoir l'analyse menstruelle, qu'ils ont abandonné l'analyse ancienne ; et c'est enfin parce que l'art est assez avancé aujourd'hui pour évaluer exactement le jeu de tous les réactifs excités par la chaleur dans le corps le plus composé, que l'on pourrait les examiner par son seul secours, c'est-à-dire par la distillation à la violence du feu, sans autre inconvénient que de se proposer à la façon des Géomètres et avec le même degré d'utilité, un problème chimique très-compliqué.

Les Chimistes emploient dans leurs opérations divers instruments : fourneaux, vaisseaux, luts, intermèdes, et autres ustenciles, qui tous ensemble font le suppellex chimica, les meubles d'un laboratoire. Voyez INSTRUMENS DE CHIMIE, FOURNEAU, LUT, INTERMEDE, LABORATOIRE, et les articles particuliers.

Nous n'admettons pas l'inutîle distinction de ces instruments appelés particuliers et artificiels par la plupart des chimistes ; de ces instruments, dis-je, et des instruments appelés par les mêmes chimistes naturels et généraux, savoir le feu, l'air, l'eau, et la terre : 1°. parce que lorsque ces derniers corps agissent par leurs qualités intérieures, et qu'ils éprouvent matériellement les changements chimiques, ils ne sont plus des instruments, mais des menstrues ; l'air agit comme menstrue dans la calcination, le feu dans la réduction, l'eau dans la fermentation, et la terre dans certaines fixations ; voyez MENSTRUE : 2°. parce que le rapport ou la qualité commune par laquelle ces quatre substances, considérées comme agens médiats ou mécaniques, sont classées sous le nom commun d'instruments naturels, n'existe point ; car quoi de plus forcé, que d'établir une certaine identité entre le feu considéré comme cause de chaleur, la terre fournissant des cornues et des fourneaux ; l'eau un intermède, et l'air un courant qui anime le feu de nos fourneaux ? 3°. parce que deux de ces prétendus instruments naturels, la terre et l'eau, agissant comme secours éloignés, par leur masse, ne diffèrent en rien d'essentiel de l'instrument le plus mécanique et le plus particulier ; que l'eau d'un bain-marie, par exemple, n'est qu'un intermède plus commode, dans diverses opérations, qu'un bain de sable, de cendre, de limaille, etc. et non pas un instrument vraiment distinct et nécessairement requis dans certaines opérations, ainsi que se le persuadent quelques manœuvres qui regarderaient une distillation faite à feu nud ou au bain de sable, comme très-essentiellement différente d'une distillation faite au bain-marie, par la seule circonstance d'être faite à feu nud ou au bain de sable. Ainsi il faudrait au moins abandonner ces deux prétendus instruments naturels : quant à l'air, la propriété d'exciter le feu lui est assez particulière pour le distinguer par-là, au moins dans la pratique ; mais cet agent est si peu chimique à cet égard, comme l'on voit, que ce n'est pas la peine d'en faire un instrument chimique distinct, et encore moins un instrument général. Ce sera donc proprement au feu seul ou à la chaleur, que le nom d'instrument naturel et général conviendra : mais nous aimons mieux lui laisser celui d'agent ou de cause, par lequel nous l'avons désigné jusqu'ici.

L'explication suffisamment détaillée de l'action de nos deux grands agens, du secours que nous tirons de nos instruments, la théorie des opérations et des phénomènes chimiques, voilà l'art chimique, ou son système d'instruments et de règles. Un vrai traité de Chimie pratique, un traité élémentaire, des institutions pratiques, devraient embrasser ce système. Or ce traité n'existe point ; presque tous nos livres de Chimie sont des histoires pratiques des trois règnes de la nature, et ne peuvent guère être comparés qu'à nos cours de Chimie, où suivant un ordre fort arbitraire et assez indifférent, on enseigne à des commençans ce qu'il faut en effet commencer de savoir, l'histoire des propriétés chimiques d'un certain nombre de corps de différentes classes et de divers genres, espèces, etc. histoire qu'il n'est pas possible de faire sans offrir en même temps la manière de procéder aux opérations particulières, et de se servir des instruments. Cette étude dispose l'oeil et la main à une expérience qu'il est de la dernière importance d'acquérir, par la facilité qu'on en obtient pour la vérification de ses propres idées, et pour saisir certains phénomènes fugitifs et solitaires, qui germent toujours dans l'entendement du philosophe, mais qui n'y peuvent être jetés que par des sens exercés.

Malgré l'utilité et la nécessité de ces connaissances particulières, le chimiste qui les possédera ne sera encore qu'un manœuvre, s'il ne les a combinées sous la forme scientifique d'un système ; forme sous laquelle nous achevrons de les présenter dans ce Dictionnaire. Voyez les différents articles, tels que CALCINATION, CEMENTATION, DISTILLATION, MIXTION, OPERATION, INSTRUMENT, etc.

Les trois règnes de la nature dont nous venons de faire mention, sont trois grandes divisions dans lesquelles nous avons distribué les sujets chimiques ; les minéraux, les végétaux, les animaux, remplissent ces divisions. Voyez ANIMAL, VEGETAL, NERALERAL.

Les corps de chacun de ces trois règnes sont distingués entr'eux par leur simplicité, ou par leur ordre de mixtion ; ils sont des corps simples, des mixtes, des composés, des surcomposés, etc. caractère essentiel relativement aux moyens par lesquels le chimiste doit procéder à leur examen. Voyez MIXTION.

L'analyse de tous les corps composés nous a appris que chacun de ces corps pouvait se résoudre immédiatement en d'autres substances essentiellement différentes ; qu'on pouvait diviser celles-ci en d'autres substances différentes aussi entr'elles, qui pouvaient être encore ou simples ou composées, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on fût arrivé par ordre jusqu'aux éléments qui ne constituaient eux-mêmes le premier ordre de composition que réunis plusieurs ensemble, et différents en nature.

Ces différents corps dont nous venons de parler, considérés comme matériaux d'autres corps plus composés, les Chimistes les ont appelés en général principes, et ils ont donné le nom de premiers principes aux corps simples, qu'ils ont appelés aussi éléments ; et celui de principes secondaires ou principes principiés, à ceux qu'ils pouvaient décomposer ultérieurement. Voyez la doctrine des principes des Chimistes, l'histoire des erreurs sur cette matière de plusieurs d'entr'eux, et celle des erreurs plus grossières encore des Physiciens qui les ont combattues, au mot PRINCIPE.

Si le Chimiste réussit à réunir par ordre tous les principes qu'il a séparés par ordre, et à récomposer le corps qu'il avait analysé, il parvient au complément de la démonstration chimique : or l'art a atteint ce degré de perfection sur plusieurs objets essentiels. Voyez SYNCRESE.

L'usage, l'emploi des menstrues dans les opérations chimiques, nous a découvert dans les petits corps une propriété que je généralise sous le nom de solubilité ou miscibilité (voyez MISCIBILITE), et que je mets à la place de l'attraction de cohésion des Newtoniens ; attraction qui ne saurait avoir lieu entre ces corps considérés comme matière, puisque la matière, le sujet des propriétés des corps n'est qu'un être abstrait (voyez PRINCIPES), et que les corps miscibles ne s'attirent entr'eux que selon certains rapports, qui supposent nécessairement l'hétérogénéité ; en un mot par une propriété relative, et nullement par une propriété absolue. Voyez RAPPORT.

Je puis démontrer aussi que cette solubilité en acte, ou l'union chimique (aussi-bien que l'union agrégative ou l'attraction physique) est sans-cesse contre-balancée par la chaleur, et non pas alternée par la répulsion. Ainsi je diffère des Newtoniens sur ce point à deux égards ; 1°. parce que je connais la cause de la répulsion, qui est toujours le feu ; 2°. parce que je considère la cohésibilité et la chaleur comme deux agens qui se contre-balancent et qui peuvent se surmonter réciproquement : au lieu que les Newtoniens considèrent l'attraction et la répulsion comme deux phénomènes isolés, dont l'un commence quand l'autre finit. Voyez FEU, MISCIBILITE, RAPPORT.

Les rapports et la chaleur que nous avons substitués à l'attraction et à la répulsion des physiciens modernes, sont les deux grands principes de tous les phénomènes de la Chimie.

Voilà les premiers linéaments de ce qu'on peut appeler sapientia chimica. Quelques demi-philosophes seront peut-être tentés de croire que nous nous sommes élevés aux généralités les plus hautes ; mais nous savons bien au contraire, que nous nous en sommes tenus aux notions qui découlent le plus immédiatement des faits et des connaissances particulières, et qui peuvent éclairer de plus près la pratique.

En effet il ne serait pas impossible de faire disparaitre toutes ces distinctions que nous avons tant multipliées ; tous ces aspects différents sous lesquels nous avons considéré les corps, en jetant là-dessus un de ces coups d'oeil supérieurs dans lesquels on montre d'autant plus d'étendue dans le génie, qu'on identifie davantage les causes et les effets. Mais ces efforts nuiraient à la science pratique dans tous ceux qui n'auraient ni cette capacité de vue qui sait embrasser et les plus grandes choses et les plus petites, ni cette aptitude qu'ont certains hommes extraordinaires, de concentrer dans les méditations les plus abstraites toutes leurs facultés intellectuelles, et de sortir de cette espèce de léthargie philosophique, où tous leurs sens sont pour ainsi dire suspendus, pour en reprendre l'usage avec plus de vivacité, les disperser avec avidité sur tous les objets qui les environnent, et se passionner de l'importante et curieuse minutie des détails.

Ce qui peut avoir quelque ressemblance éloignée avec ces hautes contemplations, dans ce que nous avons exposé plus haut, n'est qu'un simple résumé de réflexions suggérées par l'exercice immédiat des sens ; ce n'est que l'expérience de l'ouvrier, décorée du vernis de la science. Exemple : dans une opération chimique on a toujours l'agrégation à rompre, et quelquefois la mixtion de certains corps à ménager ; donc une des premières distinctions indiquées par l'habitude du laboratoire, c'est celle qui établit les caractères respectifs de l'agrégation et de la mixtion ; deux expressions premières et fondamentales dans l'idiome chimique, qui fourniront seules de quoi énoncer scientifiquement, c'est-à-dire par leurs causes prochaines, tous les effets de la chaleur employée dans le traitement des différents corps. Ainsi la manœuvre dit : un certain degré de feu fond l'or, dissipe l'eau, calcine le plomb, fixe le nitre, analyse le tartre, le savon, un extrait, un animal, etc. Et la science dit : un certain degré de feu lâche l'agrégation de l'or, détruit celle de l'eau, attaque la mixtion du plomb et la composition du nitre, excite des réactifs dans le tartre, le savon, un extrait, un animal. La manœuvre et la science ont pareillement leur langage dans l'exposition des phénomènes de l'action des menstrues. La manœuvre dit : l'acide nitreux trop concentré n'attaque point l'argent, mais étendu d'une certaine quantité d'eau et excité par un certain degré de chaleur, il le dissout. La science dit : l'union agrégative de l'acide concentré est supérieure à son rapport avec l'argent, et l'eau ajoutée au menstrue relâche cette agrégation que la chaleur relâche davantage encore, etc. La manœuvre ne généralisera jamais ; mais la science dira plus généralement ici : dans tout acte de dissolution, la tendance à l'union mixtive surmonte l'union agrégative.

La Métaphysique n'a rien dit d'une manière abstraite dans tous les principes que nous avons posés plus haut, qui ne puisse être traduit pour les objets particuliers en langage de manœuvre, comme nous venons de l'exécuter dans ces exemples, et réciproquement, etc.

Mais si la Chimie a dans son propre corps la double langue, la populaire et la scientifique, elle a entre les autres sciences naturelles, sa manière de concevoir ; comme il est évident par ce que nous avons exposé ailleurs fort au long, et par ce que nous nous étions réservé d'ajouter ici pour achever le tableau de la Chimie par ce qu'elle a de plus distingué ; c'est que la plupart des qualités des corps que la Physique regarde comme des modes, sont des substances réelles que le chimiste sait en séparer, et qu'il sait ou y remettre, ou porter dans d'autres ; tels sont entre autres, la couleur, le principe de l'inflammabilité, de la saveur, de l'odeur, etc.

Qu'est-ce que le feu, dit le Physicien ? n'est-ce pas un corps échauffé à un tel point, qu'il jette de la lumière en abondance ? car un fer rouge et brulant, qu'est-ce autre chose que du feu ? et qu'est-ce qu'un charbon ardent, si ce n'est du bois rouge et brulant ? Newton, Opt. quaest. 9. Cependant un charbon embrasé est aussi peu du feu, qu'une éponge imbibée d'eau est de l'eau ; car le chimiste peut aussi-bien enlever au charbon, et montrer à part le principe de l'inflammabilité, c'est-à-dire le feu, qu'exprimer l'eau d'une éponge et la recevoir dans un vaisseau.

La couleur considérée dans le corps coloré est, pour le physicien, une certaine disposition de la surface de ce corps, qui le rend propre à renvoyer tel ou tel rayon ; mais pour le Chimiste, la verdure d'une plante est inhérente à un certain corps résineux verd, qu'il sait enlever à cette plante ; la couleur bleue de l'argille est dû. à une matière métallique qu'il en sait aussi séparer ; celle du jaspe, qui semble si parfaitement une avec cette substance fossile, en a pourtant été tirée et retenue, selon la fameuse expérience de Becker.

Une observation qu'il est à-propos de faire, c'est que dans l'exposition des phénomènes de la couleur, le Physicien et le Chimiste disent seulement des choses différentes, mais non-contradictoires. Le chimiste fait seulement un pas de plus ; et il en fera un second, si, quand vous lui demanderez en quoi consiste la couleur dans cette résine verte de la plante, ou dans cette substance métallique de l'argille, il n'en est pas encore réduit dans sa réponse à recourir à une certaine disposition occulte, et s'il connait un corps, un être physique, une substance particulière qu'il puisse assigner comme le sujet ou la cause de la couleur : or il connait ce corps, savoir le phlogistique ; en un mot, tant qu'il est question des propriétés des mixtes, le chimiste en trouve la raison dans leurs principes ou dans la mixtion même, et il ne s'arrête jamais dans cette espèce d'analyse que quand il en est aux éléments, c'est-à-dire à ces corps qu'il ne sait plus décomposer. Voyez PHLOGISTIQUE, FEU, INFLAMMABLE, SAVEUR, ODEUR, etc.

Nous avons regardé jusqu'à-présent la Chimie comme la science générale des petits corps, comme une vaste source de connaissances naturelles ; l'application particulière qu'on en a faite à différents objets, a produit les diverses branches de la Chimie et les différents arts chimiques. Les deux branches de la Chimie qui ont été cultivées le plus scientifiquement, et qui sont devenues par-là la base du travail, le vrai fond d'expérience du chimiste philosophe, en même temps qu'elles ont été les deux premiers arts chimiques, sont l'art de préparer les médicaments (voyez PHARMACIE), et celui de traiter les mines et de purifier les métaux, soit en grand, soit en petit. Voyez METALLURGIE et DOCIMASIE.

Les connaissances que la Chimie a fournies à la médecine rationnelle, peuvent faire regarder aussi la théorie médicinale tirée de ces connaissances, comme une branche de la Chimie, branche très-nécessaire au médecin dans l'état présent de la théorie de la Médecine, soit pour l'admettre, soit pour la rejeter avec connaissance de cause, puisqu'elle est principalement fondée sur de prétendus changements très-chimiques des aliments et des humeurs. Nous avouerons cependant, quoiqu'à regret, que ces connaissances sont bien moins étendues, et surtout bien moins utiles à la médecine-pratique, que ne l'a prétendu Boerhaave (voyez Elem. chim. part. II. usus chimiae in medendo), chez qui l'on retrouve toujours le dangereux projet de déduire toutes les vérités vraiment médicinales des connaissances physiques. Voyez MEDECINE.

C'est à dessein que nous ne parlons pas ici de l'Alchimie. Voyez PHILOSOPHIE HERMETIQUE.

La verrerie ; la manufacture de porcelaine ; l'art des émaux ; la peinture sur le verre, qui n'est pas un art perdu, malgré l'opinion publique ; la poterie ; la zimotechnie, ou l'art de disposer certaines substances végétales à la fermentation, qui comprend l'art de faire les vins, l'art du brasseur, et celui du vinaigrier ; la halotechnie, ou l'art de préparer les sels ; la pyrotechnie, ou l'art des feux d'artifice ; celui du tanneur ; la manufacture du savon ; l'art des vernis ; celui de graver à l'eau-forte ; la teinture ; la préparation des cornes, des écailles, et des poils des animaux ; l'art du distillateur, celui du confiseur, et celui du limonadier, qui sont proprement trois branches de la Pharmacie ; l'art du boulanger, panificium ; la cuisine, etc. sont des arts tout chimiques. Voyez ces articles particuliers.

Outre ces arts dont nous venons de parler, et qui s'occupent essentiellement à exécuter certaines opérations chimiques, il est d'autres arts dont les opérations fondamentales ne sont pas chimiques, mais auxquels la Chimie fournit des secours essentiels. C'est dans des produits chimiques que la mécanique trouve ses principes de mouvement les plus efficaces, la poudre à canon, dont tout le monde connait l'emploi, la vapeur de l'eau dans la pompe à feu, etc. Les couleurs les plus éclatantes et les plus durables qu'emploie la Peinture, sont des présents de la Chimie, &c.

La branche la plus curieuse et la plus magique de la magie naturelle, est celle qui opère ses prodiges par les agens et sur les sujets chimiques. Les phosphores, l'inflammation des huiles par les acides, les poudres fulminantes, les effervescences violentes, les volcans artificiels, la production, la destruction, et le changement soudain des couleurs de certaines liqueurs, les précipitations et les coagulations inespérées, etc. en négligeant même les prétentions apparemment chimériques sur la divine pierre, les rajeunissements, le petit homme de Paracelse, les miracles de la palingénésie, etc. toutes ces merveilles, dis-je, peuvent dans ce siècle éclairé même, étonner bien des gens, au moins les amuser. Voyez RECREATIONS CHIMIQUES.

Les arts chimiques étant liés à la Chimie générale comme un tronc commun, il se présente ici deux questions très-importantes, ce me semble. 1°. Jusqu'à quel point chacun de ces arts peut-il être corrigé et perfectionné par la science chimique ? 2°. Combien la science chimique peut-elle être avancée à son tour par les connaissances particulières puisées dans l'exercice de chacun de ces arts ?

Quant à la première question, il est évident que le chimiste le plus éclairé, le plus instruit, dirigera, réformera, perfectionnera un art chimique quelconque, avec un avantage proportionnel à ses connaissances générales, à sa science ; à condition néanmoins que sur l'objet particulier de cet art il aura acquis cette faculté de juger par sentiment, qui s'appelle coup-d'oeil chez l'ouvrier, et que celui-ci doit à l'habitude de manier son sujet ; car aucun moyen scientifique ne saurait suppléer à cette habitude : c'est un fait, une vérité d'expérience.

Quant à la seconde, la nécessité de se rendre familiers tous les procédés, toutes les opérations, toutes les manœuvres des arts chimiques, selon le conseil et l'exemple du grand Stahl ; elle nous parait absolument indispensable pour le chimiste qui aspire à embrasser son art avec quelque étendue ; car non-seulement c'est un spectacle très-curieux, très-philosophique, que d'examiner combien les moyens chimiques sont variés et combinés dans leur application à des usages particuliers, et sous quelle forme le génie se présente chez les ouvriers, où il ne s'appelle que bon sens ; mais encore les leçons de ce bon sens, et l'industrie, l'aisance, l'expérience de l'ouvrier, sont des biens qu'il ne doit pas négliger ; en un mot, il faut être artiste, artiste exercé, rompu, ne fut-ce que pour exécuter, ou pour diriger les opérations avec cette facilité, cette abondance de ressources, cette promptitude, qui en font un jeu, un délassement, un spectacle qui attache, et non pas un exercice long et pénible, qui rebute et qui décourage nécessairement par les nouveaux obstacles qui arrêtent à chaque pas, et surtout par l'incertitude des succès. Tous ces phénomènes isolés, ces prétendues bizarreries des opérations, ces variétés des produits, toutes ces singularités dans les résultats des expériences, que les demi-chimistes mettent sur le compte de l'art, ou des propriétés inconnues des matières qu'ils emploient, peuvent être attribuées assez généralement à l'inexpérience de l'artiste, et elles se présentent peu aux yeux du chimiste exercé. Il n'arrivera que très-rarement à celui-ci, peut-être même ne lui arrivera-t-il jamais d'obtenir un certain produit, et de ne pouvoir jamais parvenir à le retirer une seconde fois des mêmes matières. L'artiste dont nous parlons ne s'avisera jamais d'estimer les degrés de chaleur qu'il emploie par le moyen des thermomètres, ou la succession des gouttes dans une distillation, par la pendule à secondes ; il aura, comme disent très-sensément les ouvriers, son thermomètre au bout des doigts, et son horloge dans la tête ; en un mot, il se dirigera dans toutes les manœuvres ordinaires, dans les opérations journalières, sur des indices grossiers et sensibles, qui sont toujours préférables à cause de leur commodité, tant qu'ils sont suffisans. Or on parvient par l'habitude à estimer avec beaucoup de précision ; par leur seul secours, la plupart des phénomènes chimiques ; et toutes les mesures artificielles qu'on voudrait leur substituer, sont d'un emploi très-difficile, pour ne pas dire impossible, notamment les thermomètres, aussi ridicules dans le tablier d'un chimiste manœuvrant, que dans la poche d'un médecin visitant ses malades. Mais ce n'est pas à cet avantage que se borne l'utilité de l'habitude du travail, c'est dans les phénomènes qui en naissent à chaque pas, que le chimiste qui sait voir puise les connaissances les plus lumineuses, et souvent même les plus vastes ; c'est-là qu'on trouvera de ces phénomènes dont parle le chancelier Bacon, qui ne sont rien en eux-mêmes et pour eux-mêmes, mais qui peuvent servir de fondement ou de germe, de point de partance à une théorie importante ; exciter le génie du chimiste, comme la chute d'une poire détermina la méditation de Newton, qui produisit son magnifique système de la gravitation universelle. Au reste, ce n'est que pour ceux qui n'ont jamais mis la main à l'œuvre, ou qui n'ont jamais su évaluer le mérite du chimiste, formé par l'exercice, par les actes répétés, qu'il est nécessaire de célébrer les avantages de l'expérience ; car quiconque a vécu six mois parmi les fourneaux, ou qui sachant ce que c'est que la Chimie, a été à portée d'entendre discourir sur l'art, le plus profond spéculatif et l'artiste expérimenté, ne saurait se méprendre à la supériorité absolue du dernier.

C'est la nécessité de toutes ces connaissances pratiques, les longueurs des expériences chimiques, l'assiduité du travail et de l'observation qu'elles exigent, les dépenses qu'elles occasionnent, les dangers auxquels elles exposent, l'acharnement même à ce genre d'occupation qu'on risque toujours de contracter, qui ont fait dire aux Chimistes les plus sensés, que le goût de la Chimie était une passion de fou. Becker appelle les Chimistes, certum quoddam genus hominum excentricum, heteroclitum, heterogeneum, anomalum ; qui possède en propre un goût fort singulier, quò sanitas, pecunia, tempus et vita perduntur. Mais en prenant l'utilité absolue des Sciences pour une donnée, d'après laquelle l'opinion générale nous autorise à raisonner, ces difficultés et ces inconvéniens-là même, doivent faire regarder les Savants qui ont assez de courage pour les braver, comme des citoyens qui méritent toute notre reconnaissance.

Mais cette passion, quelque idée qu'il faille en avoir, les hommes en ont-ils été tourmentés de bonne heure ? A quel temps faut-il rapporter la naissance de la Chimie ? C'est un fait qu'il ne sera pas aussi facîle de déterminer, que le degré de considération qu'elle mérite.

IL Y A PEU D’ARTS dont les commencements soient plus obscurs que ceux de la Chimie. Les Chimistes entêtés de son ancienneté, loin de nous instruire sur son origine et sur ses premiers progrès, par la profondeur et l’immensité de leurs recherches, ne sont parvenus qu’à rendre tous les témoignages douteux, à force d’abuser de cette critique curieusement assommante, qui consiste à enchainer des atomes de preuves à des atomes de preuves, et à en former une masse qui vous entraîne ou qui vous effraye, et contre laquelle il ne reste que la ressource, ou de la mépriser, ou de la briser comme un verre, uno ictu, ou d’y succomber en la discutant.Il vaudrait mieux sans-doute substituer à ces énormes toiles que l'érudition a si laborieusement tissues, quelque système philosophique où l'on vit l'art sortir comme d'un germe, s'accroitre et prendre toute sa grandeur. Il est au moins certain que si ce système ne nous rapprochait pas davantage de la vérité, il nous épargnerait des recherches dont l'utilité ne frappe pas tous les yeux. Il est cependant une sorte de curiosité qui peut se faire un amusement philosophique des recherches de l'érudition la plus frivole, du sérieux et de l'intérêt qu'on y a mis ; et ce sera dans cette vue, autant qu'il nous sera possible d'y entrer, que nous allons exposer aux autres et nous représenter à nous-mêmes le labyrinthe des antiquités chimiques.

Nos antiquaires chimistes ne se sont pas contentés de fouiller dans tous les recoins de l'histoire sainte et de l'histoire prophane ; ils se sont emparés des fables anciennes ; et c'est une chose curieuse que les efforts prodigieux et les succès singuliers avec lesquels ils en ont quelquefois détourné le sens vers leur objet. Leurs explications sont-elles plus ridicules, plus forcées, plus arbitraires, que celles des Platoniciens modernes, de Vossius, de Noel le Comte, de Bochart, de Kircher, de Marsham, de Lavaur, de Fourmont, et autres interpretes de la Mythologie, qui ont Ve dans ces fables la théologie des anciens, leur astronomie, leur physique, leur agriculture, notre histoire sainte défigurée ? Philon de Biblos, Eusebe, et d'après ceux-ci quelques modernes, ont-ils eu plus ou moins de raison que les premiers auteurs de prétendre que ce n'étaient que des faits historiques déguisés, et de reprocher aux Grecs leur goût pour l'allégorie ? Qui sont les plus fous ou de ceux qui discernent dans des contes surannés la vraie Théologie, la Physique, et une infinité d'autres belles choses ; ou de ceux qui croient que pour y retrouver des procédés chimiques admirables, il ne s'agit que de les développer et que de les dégager de l'alliage poétique ? Sans rien décider là-dessus, je crois qu'on peut assurer qu'en ceci, comme en beaucoup d'autres cas, nous avons fait aux anciens plus d'honneur qu'ils n'en méritaient : comme lorsque nous avons attaché à leurs lais, à leurs usages, à leurs institutions superstitieuses, des vues politiques qu'apparemment ils n'ont guère eues. A tout moment nous leur prêtons notre finesse, et nous nous félicitons ensuite de l'avoir devinée. On trouvera dans les anciennes tout ce qu'on y cherchera. Qu'y devaient chercher des Chimistes ? des procédés ; et ils y en ont découvert.

Qu'était-ce, à leur avis, que cette taison d'or qui occasionna le voyage des Argonautes ? Un livre écrit sur des peaux, qui enseignait la manière de faire de l'or par le moyen de la Chimie. Suidas l'a dit ; mais cette explication est plus ancienne que Suidas : on la rencontre dans le commentaire d'Eusthate sur Denis de Periegete ; celui-ci la rapporte d'après un Charax, cité plusieurs fois dans un traité d'Hermolaus de Bisance, dédié à l'empereur Justinien ; et Jean François de la Mirandole prétend que le scholiaste d'Apollonius de Rhode, et Apollonius lui-même, y ont fait allusion ; l'un dans cet endroit du second livre de ses Argonautiques ; l'autre dans son commentaire,

τὸν ῥα χρύσειον εθηκεν Ερμειας.
Hermès la fit d’or.

Le scholiaste dit sur ce passage, λεγεται γαρ τῆ τοῦ Ἐρμοῦ επαφῆ τὸ δέρος μνήσαι χρυσοῦν :
on dit qu'Hermès la changea en or en la touchant.
Conringius incrédule en antiquités chimiques, ose avancer qu'il n'est pas clair dans ces passages qu'il soit question de l'art de faire de l'or.

Si l'on a Ve l'art de faire de l'or dans la fable des Argonautes, que ne pouvait-on voir dans celles du serpent tué par Cadmus, dont les dents semées par le conseil de Pallas, produisent des hommes qui s'entre-tuent ; du sacrifice à Hecate, dont parle Orphée ; de Saturne qui coupe les testicules au Ciel son père, et les jette dans la mer, dont l'écume mêlée avec le sang de ces testicules coupés, donna naissance à Vénus ; du même qui dévore ses enfants à mesure qu'ils naissent, excepté le roi et la reine, Jupiter et Junon ; d'Esculape qui revivifie les morts ; de Jupiter transmué en pluie d'or ; du combat d'Hercule et d'Anthée ; des prodiges de la lyre d'Orphée ; de Pirrha et de Deucalion ; de Gorgone qui lapidifie tout ce qui la voit ; de Midas, à qui Bacchus accorda le don fatal de convertir en or tout ce qu'il touchait ; de Jupiter qui emporte Ganimède au ciel, sous la forme d'une aigle ; de Dedale et d'Icare ; du nuage sous lequel Jupiter enveloppé jouit d'Io, et la dérobe à la colere de Junon ; du Phenix qui renait de sa cendre ; du rajeunissement d'Aeson, etc. Aussi Robert Duval, R. Vallensis, prétend-il dans un traité intitulé de veritate et antiquittate artis Chimiae, imprimé en 1602, qu'il n'y a aucune de ces allégories dont on ne trouve la véritable clé dans les procédés de la Chimie.

En effet, quel est le vrai chimiste, le chimiste un peu jaloux de ce qui appartient à son art, qui put se dessaisir sans violence de la fable des travaux d'Hercule ; de l'enlevement des pommes du jardin des Hespérides, après la défaite du dragon qui les gardait ; de la destruction du lion de la forêt de Nemié ; de la biche aux pieds d'airain, tuée sur le mont Menale, etc. Oh si les Chimistes avaient été plus érudits, ou plutôt les érudits (Kircher par exemple) plus chimistes, quelle moisson d'interprétations à faire n'auraient-ils pas trouvée dans les sentences de Zoroastre, les hymnes d'Orphée, les symboles de Pythagore, les emblèmes, les hiéroglyphes, les tables mystiques, les énigmes, les gryphes, les paroemies, et tous les autres instruments de l'art de voiler la vérité, dont on se servait dans les temps où elle était autant respectée qu'elle mérite de l'être, où le peuple bien apprécié était jugé indigne de la connaître, où l'on croyait que c'était la prostituer que de l'exposer toute nue aux yeux du vulgaire, et où le philosophe jaloux d'élever une barrière entre lui et le reste des hommes, était moins à blâmer de la manie qu'il avait de la cacher, que de celle de faire croire qu'il la cachait ; car on peut regarder la première comme infiniment meilleure que cette indiscrétion qui l'a divulguée depuis par tant de colléges, tant de facultés, tant d'académies plantées, comme disait le moine Bacon, in omni castro et in omni burgo. Les douze classes ou chefs d'explications dans lesquels Kircher a divisé son gymnasium hieroglyphicum, se seraient réduites par quelques connaissances de la Chimie, à la dixième seule, où il aurait encore été infiniment moins court et plus hardi. Si M. Jablonski avait été chimiste, il se serait bien gardé de voir dans la fameuse table d'Isis, si heureusement sauvée par le célèbre cardinal Pietro Bembo, du sac de Rome par le connétable de Bourbon, la suite des fêtes célébrées en Egypte durant toute l'année (voyez Miscell. Berolin. tom. VI.) ; mais bien au lieu d'un almanach de cabinet égyptien, un tableau du procédé divin de la transmutation hermétique. Au reste, ceux qui seront curieux de savoir comment les Chimistes l'emportent sur les simples érudits, comme interpretes de l'histoire et de la fable, peuvent consulter principalement Majeri arcana arcanorum omnium arcanissima, et plusieurs ouvrages de P. J. Fabre de Castelnaudari (Faber Castrinovidariensis), médecin de Montpellier, surtout son Panchimicum, son Hercules Piochimicus, et son Alchimista christianus.

Au lieu de ce détail, voici une de ces explications qui pourra recréer quelques lecteurs : elle est du célèbre Blaise Vigenere. Cet auteur prétend qu'il faut entendre, par la fable de Promethée puni pour avoir dérobé le feu du ciel, que "
les dieux envièrent le feu aux hommes, pour ce que par le moyen d'icelui ils sont venus à pénétrer dans les plus profonds et cachés secrets de la nature, de laquelle on ne peut bonnement découvrir et connaître les manières de procéder, tant elle opère ratièrement, sinon que par son contre-pié, que les Grecs appellent , la résolution et séparation des parties élémentaires qui se fait par le feu, dont procede l'exécution de tous les artifices presque que l'esprit de l'homme s'est inventé. Si que les premiers n'avaient autre instrument et outil que le feu, comme on a pu voir modernement ès découvertes des Indes occidentales ; Homère, en l'hymne de Vulcain, met qu'icelui assisté de Minerve, enseignèrent aux humains leurs artifices et beaux ouvrages, ayant auparavant accoutumé d'habiter en des cavernes et rochers creux à guise des bêtes sauvages. Voulant inférer par Minerve la déesse des Arts et Sciences, l'entendement et industrie, et le feu par Vulcain qui les met à exécution. Par quoi les Egyptiens avaient coutume de marier ces deux déités ensemble (mariage respectable), ne voulant par-là dénoter autre chose, sinon que de l'entendement procede l'invention de tous les Arts et Métiers ; que le feu pais après effectue, et met de puissance en action ;
nam agens in toto hoc mundo, dit Johancius, non est aliud quam ignis et calor,

Ὃν Ἥφαιστος δέδαεν, καὶ Παλλὰς Ἀθήνη,
" que Pallas et Vulcain allumèrent, excitèrent, dit Homère ; qui fut la cause, comme on peut voir dans Philostrate, en la naissance de Minerve, qu’elle quitta les Rhodiens, parce qu’ils lui sacrifiaient sans feu, pour aller aux Athéniens ».

Le chimiste le moins curieux des antiquités de son art, ne pourra s’empêcher de recourir à Philostrate sur la citation de Vigenere, et le moins enthousiaste ne pourra se refuser à l’application qui se présentera à son esprit de l’allégorie de Minerve quittant les Rhodiens pour les Athéniens, parce que ceux-là lui sacrifiaient sans feu. Sacrifier à Minerve sans feu, dira-t-il avec transport, c’est évidemment s’appliquer aux recherches physiques, en négligeant les secours de la Chimie : et combien en effet, continuera-t-il, de sacrifices modernes faits sans feu à Minerve physicienne, portent le caractère d’offrandes rejetées par la déesse.

Quelques auteurs (à la tête desquels on peut placer ce Fabre de Castelnaudari que nous avons cité plus haut) dont la manie de voir en tout et par-tout les hiéroglyphes de la Chimie, ne s’est pas épuisée sur les fables Grecques, Egyptiennes, et Phéniciennes, se sont encore jetés et sur les ouvrages allégoriques de l’ancien et du nouveau Testament, comme le Cantique des cantiques, et l’Apocalypse ; et sur les livres de l’historique le plus positif, tels que le Pentateuque, et les Evangélistes : travers dans lequel on ne sait s’il y a plus d’irréligion que de folie. Au reste, si c’est folie plutôt qu’irréligion, il faut avouer que la manière figurée propre aux Orientaux ne pouvait guère manquer de mettre en jeu des imaginations si voisines du dérèglement.

Mais de tous les auteurs qui ont écrit en faveur de l’antiquité de la Chimie, nul ne s’est montré plus profond, plus sérieux, plus avide de témoignages, et plus adroit à ourdir ces longs tissus, ou à accrocher entr’eux ces atomes de preuves dont nous avons fait mention au commencement de ces considérations historiques, que le célèbre chimiste Olaus Borrichius, dans son traité de ortu et progressu Chimiæ. Il se déclare, sans hésiter, pour l’opinion de ceux qui font remonter l’origine de l’art jusqu’aux temps qui ont précédé le déluge. Il est dit au quatrième chapitre de la Genèse, de Tubalcain qu’il fut malleator et faber in cuncta genera æris et ferri. Tubalcain fut donc un chimiste ; « car Tubalcain n’a pu inventer, forger, perfectionner ces ouvrages, sans l’art de trouver les mines, de les trier, de les griller, de les fondre ; toutes choses dont la découverte ne peut appartenir qu’à un esprit divin, bien qu’un simple manœuvre puisse les exécuter, une fois qu’elles sont trouvées… Des ouvriers peu instruits de la Chimie peuvent, à la vérité, traiter des mines sous la conduite d’un directeur : mais le premier inventeur a dû être chimiste, ce directeur ne peut se passer de cet art.... Le premier bruleur de charbon préparera maintenant la poudre-à-canon : mais son procédé a couté de profondes méditations, soit à Barthold Swartz, soit à Roger Bacon...... C’est au chimiste Cornélius Drebbel, qu’on doit l’usage du thermomètre et la découverte de l’écarlate, que les ouvriers les plus ignorants préparent aujourd’hui si parfaitement...... Ce n’est qu’après avoir consumé leur vie à des expériences de toute espèce, que les inventeurs parviennent à établir les arts sur des fondements solides et invariables ». Donc le malleator Tubalcain était un grand chimiste. Le Vulcain des anciens et le Tubalcain de l’Ecriture, sont assez unanimement reconnus pour un seul et même personnage : comment se refuser sur cela à l’autorité de Vossius, à celle de Bochart, et à la ressemblance des noms ? Or l’antiquité payenne a attribué à Vulcain l’invention des ouvrages en fer, en airain, en or, et en argent, et des autres opérations qui s’exécutent par le moyen du feu. L’histoire profane et l’histoire sacrée, sont donc évidemment d’accord sur l’existence de la Chimie ante-diluvienne.

On se doute bien que Borrichius n’a négligé ni l’or de la terre d’Hevilat du quatrième chapitre de la Genèse, ni les témoignages de Diodore de Sicile, d’Homère, de Pindare, etc. ni celui de Philon de Biblos : selon ce dernier, le Chrysor ou Chrysaor, sixième successeur du Protogonos de Sanchoniathon, ou de l’Adam de l’Ecriture sainte, est le même que Vulcain ; mais quel sentiment de reconnaissance le chimiste Borrichius n’aurait-il point eu pour un littérateur de son temps, s’il s’en était rencontré quelqu’un d’assez instruit sur l’origine et la succession des anciens peuples, pour lui annoncer, ainsi que M. de Fourmont l’a fait depuis, que ce Chrysaor existait trois générations avant Tubalcain, à qui il prétend que l’Ecriture n’attribue pas en propres termes l’invention des ouvrages en fer, mais seulement de s’être mêlé du métier plus qu’un autre, et d’avoir été un illustre propagateur des ouvrages en fer. M. de Fourmont qui reconnait clairement dans l’Ecriture tous les personnages du fragment de Sanchoniathon, n’y retrouve point le Chrysaor ; il ne sait si c’était ou non le même que celui d’Hesiode : mais n’importe, Borrichius vous dira qu’il n’en fut pas moins chimiste ; car selon l’étymologie Phénicienne de son nom proposée par Bochart et adoptée par M. de Fourmont, il signifie celui qui travaille ou au feu ou dans le feu ; ou, selon M. Leclerc (rem. sur Hesiode), celui qui garde le feu. Or la qualité de chimiste est également attachée à l’une ou l’autre de ces fonctions ; car que peut-on avoir à faire au feu, dans le feu, ou autour du feu, sinon de la Chimie ? Donc, etc. C. q. f. d.

Après cette démonstration fondée sur les passages de la Genèse que nous avons rapportés ci-dessus, Borrichius a recours à des autorités qu’un auteur célèbre a mises à leur juste valeur dans un discours historique très-estimé, sur l’origine et les progrès de la Chimie. « L’utilité, les connaissances curieuses et étendues ; voilà, dit cet auteur, le mérite d’une science. Mais ce n’est pas assez pour les Chimistes : ils sont remontés dans les temps les plus reculés, pour y chercher l’origine de la Chimie ; jaloux comme les autres savants de leurs contemporains, ils diminuent toujours la gloire qu’ils ne peuvent leur enlever ; prodigues à l’égard des anciens, ils leur transportent l’invention et la perfection de leur science : ils seraient, ce semble, moins estimables si des anciens n’avaient pensé comme eux.

» Dans ces idées, ils ont fouillé dans les siècles qui ont précédé le déluge. Moyse dit dans la Genèse, que les enfants de Dieu s’allièrent aux filles des hommes : là-dessus Zosime Panopolite parle ainsi ; il est rapporté dans les Livres saints qu’il y a des génies qui ont eu commerce avec les femmes ; Hermès en fait mention dans ses livres sur la nature : il n’est presque point de livre reconnu ou apocryphe, où l’on ne trouve des vestiges de cette tradition. Ces génies aveuglés d’amour pour les femmes, leur découvrirent les merveilles de la nature ; pour avoir appris aux hommes le mal et ce qui était inutîle aux âmes, ils furent bannis du ciel : c’est de ces génies que sont venus les géans. Le livre où furent écrits leurs secrets, fut intitulé kema, et de là est sorti le nom de Chimie.

» Voilà un des plus anciens écrivains chimistes, selon le témoignage de Conringius : ce qu’il avance est appuyé d’un auteur beaucoup plus ancien. Ajoutons, dit Clément d’Alexandrie dans ses tapisseries, que les anges choisis pour habiter le ciel, s’abandonnèrent aux plaisirs de l’amour : alors ils découvrirent aux femmes des secrets qu’ils devaient cacher ; c’est d’eux que nous vient la connaissance de l’avenir, et ce qu’il y a de plus relevé dans les Sciences. Il ne manque à ce témoignage, ajoute Borrichius, que le terme de Chimie. Mais la Chimie n’est-elle pas comprise dans ce qu’il y a de plus relevé dans les Sciences ? Ce qui embarrasse cet auteur, c’est la source d’où Clement et Zosime ont tiré ce qu’ils avancent : il décide cependant qu’il y a apparence qu’ils ont lu ces faits dans les fragments des livres d’Enoch. Comment douter de cela ? Les anges, dit Enoch, au rapport de Sincel, apprirent aux femmes et aux hommes de ; enchantements et les remèdes pour leur maladie. Exael, le dixième des premiers anges, apprit aux hommes l’art de fabriquer des épées, des cuirasses, les machines de guerre, les ouvrages d’or et d’argent qui peuvent plaire aux femmes, l’usage des pierres précieuses et du fard. Sincel, selon Borrichius, est un auteur très-digne de foi : plusieurs faits historiques sont venus jusqu’à lui de Manethon, de Jule Africain, d’Eusebe ; d’ailleurs le passage qu’on vient de lire, n’est-il pas soutenu de l’autorité de Tertullien ? Les anges qui ont péché, dit ce père, découvrirent aux hommes l’or, l’argent, l’art de les travailler, d’orner les paupières, de teindre la laine ; c’est pour cela que Dieu les condamna, comme le rapporte Enoch.

» Borrichius regarde ces passages comme des témoignages authentiques : il dit cependant qu’Enoch s’est trompé. Ces anges dont il parle ne sont pas des véritables anges ; ce n’est que les descendants de Seth et de Tubalcain, peu dignes de leurs pères. Ils se livrèrent aux plaisirs honteux avec les femmes qui descendaient de Caïn : c’est parmi ces voluptés, qu’ils divulguèrent les secrets que Dieu leur avait confiés. Après cette découverte, Borrichius laisse paraitre un remords ; ce n’est pas sans peine qu’il reconnait que la Chimie ne vient pas des anges : un passage de l’Exode le console. Dieu dit à Moyse : j’ai choisi Beseléel de la tribu de Juda, je l’ai rempli de l’esprit du Seigneur et de sagesse, pour travailler sur l’or, l’argent, le cuivre, le marbre, les pierres précieuses, le bois ». Nouveau cours de Chimie, selon les principes de Newton et de Stahl, Disc. prélim.

Borrichius, après avoir un peu repris courage, ajoute une réflexion qui est d’un digne et zélé chimiste ; c’est que cet art de traiter les métaux, loin d’être contraire à la volonté de Dieu, « a été inspiré par le souffle immédiat de son esprit divin ; et cela, non à un vilain de la tribu de Gad ou de Zabulon, mais à un noble cerveau de la tribu royale de Juda ». Non plebeio alicui Zabulonitæ aut Gaditæ ; sed nobili, ex stirpe regiâ, ex Judæ tribu, cerebro. Il est certainement beaucoup plus raisonnable et plus chrétien d’ennoblir son art par une considération telle que celle de l’honnête Borrichius, que de crier avec l’acariatre Hecquet, que les minéraux préparés chimiquement, et nommément le kermès minéral, sont des remèdes pernicieux ; parce que les opérations chimiques troublent les arrangements introduits dans les corps par la main du Créateur, les pervertissent, les altèrent, ou les changent ; et qu’ainsi la Chimie est un art diabolique, qui Ve à mettre la créature à la place du Créateur ou de ses ouvrages.

Borrichius prend un intérêt si chaud à l’état de la Chimie antédiluvienne, qu’il se ferait un scrupule d’en avoir sur la réalité des monuments qu’il accumule : il n’a pas le moindre doute sur l’authenticité des livres de Manethon de Sebennys, prêtre d’Héliopolis, dédiées à Ptolomée Philadelphe. Il est convaincu que l’histoire de cet ancien auteur Egyptien a été dressée sur de très-bons mémoires, tels, par exemple, que les registres sacrés et les colonnes publiques. Eusebe (Eusebius Pamphili.) assure d’après les fragments de cet auteur, que Jule Africain nous a conservés, que le premier Thoït, ou Mercure Egyptien, traça sur des colonnes l’histoire des sciences qui fleurissaient avant le déluge. Certainement la Chimie en était, dit Borrichius ; les caractères de Thoït furent hiéroglyphiques, et il employa la langue sacrée ; après le déluge sa doctrine fut traduite en Grec ; Agathodæmon ou le second Mercure, père de Tat, l’écrivit dans des livres, mais encore en lettres hiéroglyphiques. Les critiques ont aperçu dans ce passage une certaine bizarrerie, qui le leur a fait rejeter avec mépris. Conringius et Stillingfleet ont trouvé contradictoire que Hermès eut écrit dans une certaine langue en caractères hiéroglyphiques ; parce que, selon ces auteurs, les caractères hiéroglyphiques peignaient les choses, et non des mots. L’auteur de l’essai sur les hiéroglyphes des Egyptiens, a rétabli la leçon de ce passage, et sauvé par-là la contradiction : il a dit lettres sacrées, au lieu de caractères hiéroglyphiques ; et il a conclu de-là que toute la bizarrerie du passage ne devait plus résider désormais que dans la grande antiquité attribuée au fait : car les lettres alphabétiques dont il s’agit, dit cet auteur, furent en usage assez tard parmi les Egyptiens ; et une dialecte sacrée fut introduite encore plus tard parmi eux. Au reste, que les colonnes de Thoït aient pu résister aux eaux du déluge, et subsister plusieurs siècles après cet événement qui changea la face entière de la terre, Borrichius le prouve par l’exemple des fameuses colonnes de Seth, dont une restait encore debout dans la terre de Seriad au temps de Joseph qui en fait mention, liv. I. ch. IIIe des antiq. Judaïq. Quant à la traduction, Borrichius se croit obligé d’avouer qu’elle pourrait bien n’être pas du second Mercure père de Tat, dont la naissance précéda, selon lui, celle de la langue Grecque ; mais du cinquième Mercure, ou du dernier de Cicéron, que personne, ajoute fièrement Borrichius, ne prouvera être mort avant la naissance de la langue Grecque. Un Ursinus, et le savant Conringius, beaucoup plus connu que le premier, s’étaient déjà élevés contre les colonnes, et avaient jeté des doutes sur la bonne foi de Manethon : aussi Borrichius se met-il fort en colere contre ces incrédules, qu’il traite cependant avec une politesse qui n’était pas commune dans les savants de ces temps, surtout quand ils avaient tort. Ceux qui seront curieux des détails de cette dispute importante des savants que nous venons de citer, et qui prendront quelqu’intérêt aux colonnes de Thoït, n’ont qu’à recourir à Borrichius, de ortu et progressu Chemia, et au traité d’Hermannus Conringius, de hermetici Egyptiorum vetère, et Paracelsicorum novâ doctrinâ. Au reste ce premier Thoït, ou le Mercure antédiluvien de Manethon, pourrait bien être le Seth de l’Ecriture, et l’histoire ou la fable des colonnes de Thoït et de Seth, ne regarder qu’un même fait : on le prendra aussi, si l’on veut, avec le P. Kircher, pour l’Enoch de l’Ecriture.

Voilà le précis des preuves sur lesquelles on établit la grande ancienneté de la Chimie : il est assez indifférent de les admettre ou de les rejeter ; et nous n’en parlerions pas davantage, si elles ne nous suggéraient une observation plus dans notre genre, et plus du goût général de notre siècle, que la critique historique que nous en serions : c’est qu’il faut bien distinguer dans tout ce qui précède, les faits, des inductions ; le positif, du raisonnement. Convenons, avec Borrichius, qu’on a travaillé les métaux avant le déluge ; mais n’allons pas en conclure que ces premiers Métallurgistes fussent des chimistes. Le panificium est certainement du ressort de la Chimie (Voyez Fermentation) ; la cuisine est une espèce de Chimie domestique : cependant Adam eut été plus avancé dans ces arts que nos meilleurs boulangers et que nos plus parfaits cuisiniers, que je ne lui donnerais pas le titre de chimiste. Rien n’est plus faux que toute invention soit le résultat d’une vraie science ; quelque disposition que nous ayons à faire honneur aux savants des découvertes utiles, nous sommes forcés de convenir qu’on les doit presque toutes à des ignorants : et pour tirer nos exemples de la Chimie, ce n’est point un Chimiste réfléchissant scientifiquement sur les propriétés des corps, qui a découvert la Teinture, la Verrerie, la poudre-à-canon, le bleu de Prusse, l’imitation des pierres précieuses, etc. ces inventions nous viennent de manœuvres non chimistes, ou de chimistes manœuvrants. Combien d’autres procédés curieux sont dans les mains de simples ouvriers, et resteront peut-être toujours ignorés des grands maîtres Les Chimistes profonds, les hommes de génie, sont écartés par une espèce de fatalité de toute recherche immédiatement applicable aux arts utiles ; la chaîne scientifique des vérités les entraîne à leur insu : occupés à en rapprocher les chainons, ils restent indifférents et froids sur les objets moins intellectuels, et sur les recherches isolées ; et ce sont ces recherches qui produisent des arts : elles demeurent en partage à des têtes heureusement étroites, que le sensible seul touche et satisfait. Le transcendant, le curieux, l’outré, le sublime, l’abus de la science en un mot, est seul capable de satisfaire le goût malade de ces génies presque supérieurs à l’humanité : tant pis sans doute pour une société d’hommes, tant pis même pour leur propre bonheur ; mais quoi qu’il en sait, le fait est tel, et l’expérience est pour moi.

Ce qui constate, selon les historiens de la Chimie, le renouvellement ou plutôt la naissance de la Chimie peu de temps après le déluge, c’est qu’on trouve dès lors des arts chimiques existants ; qu’il est parlé dans quelques auteurs de l’art de transmuer les métaux ; que d’autres en ont écrit expressément ; et qu’on aperçoit dans plusieurs ouvrages des vestiges épars des connaissances alchimiques.

La Métallurgie a été exercée dans les temps les plus reculés, ce fait est sur ; les monuments historiques les plus anciens parlent de cet art, et d’arts qui le supposent : l’ancienneté de l’usage des remèdes tirés des substances métalliques est manifeste par les écrits d’Hippocrate, de Dioscoride, de Pline, etc. Les chroniques des mines d’Allemagne en font remonter les premiers travaux jusqu’aux temps fabuleux. Les mines des pays du Nord paraissent encore plus anciennes, à en juger par l’idiome de l’art, dont les mots employés aujourd’hui par les Métallurgistes Allemants, sont tirés des anciennes langues du Nord. D’ailleurs les peuples du Nord habitant des contrées peu propres à l’agriculture, il était naturel qu’ils se tournassent de bonne heure du côté des mines ; c’est une observation de l’auteur de l’esprit des lais. L’art des embaumements, qui est certainement très-chimique, existe chez les Egyptiens des l’antiquité la plus reculée. Agatarchis et Diodore de Sicîle parlent de leurs mines. La Zimothecnie panaire et vinaire, ou les arts de faire du pain avec de la pâte levée, et de mettre en fermentation les sucs doux, sont des temps qui suivent immédiatement le déluge. Les arts de la Teinture, de la Verrerie, celui de préparer les couleurs pour la Peinture, et même d’en composer d’artificielles, tel que le bleu factice d’Egypte dont il est parlé dans Théophraste, sont très anciens. Il en est de même de la connaissance des mordants. Voici à ce sujet un passage de Pline qui est très-remarquable : Pingunt et vestes in Egypto inter pauca mirabili genere, candida vela postquam attrivère illinentes, non coloribus, sed colorem sorbentibus medicamentis. Hoc, cum fecère, non apparet in velis ; sed in cortinam pigmenti serventis mersa post momentum extrahuntur picta : mirumque cum sit unus in cortina color, ex illo alius atque alius fit in veste accipientis, medicamenti qualitate mutatus ; nec postea ablui potest. Ita cortina non dubiè consusura colores, si pictos acciperet, digetit ex uno, pingitque dum coquit ; et adustæ vestes, firmiores fiunt quam si non urerentur. Pline, nat. lust. lib. XXXV. cap. XIe Il est aussi fait mention dans les plus anciens auteurs d’opérations halotechniques. Aristote dit que l’extraction des sels de cendres est en usage parmi les paysans de l’Ombrie ; et Varron, chez certains peuples des bords du Rhin. Pline parle d’un verre malléable offert à Néron. Le même auteur décrit assez bien la manière de retirer l’or et l’argent des vieux habits par le moyen de l’amalgame. Cette opération a été décrite aussi par Vitruve, &c.

Mais nous ferons sur ces preuves du renouvellement de la Chimie, les mêmes réflexions que nous avons faites sur celle de son existence avant le déluge ; nous dirons que ces arts ne supposent pas la science. La théorie de la Teinture est bien postérieure à l’art. On fondait les métaux à-travers les charbons, longtemps avant que Stahl donnât l’admirable théorie de cette opération. Ce n’est pas d’après les principes de son excellente zimotechnie, qu’on a fait le premier vin. Ces spéculations, quand elles sont justes, peuvent fournir des vues pour perfectionner les arts, et les étendre à un plus grand nombre d’objets. On corrigera les vins ; on songera à mettre en fermentation des substances nouvelles. Mais quant à l’invention directe et systématique des arts, de ceux surtout qu’on peut regarder comme chefs, loin de convenir qu’elle soit due aux sciences, c’est une question de savoir si elle peut l’être. Mais en attendant qu’on la décide, nous pouvons assurer qu’elles ont paru tard ; et qu’il y avait des arts depuis longtemps, lorsque les progrès de la raison, ou peut-être les premières erreurs de l’esprit combinées, ont donné naissance aux Sciences.

Quant à l’art de transmuer les métaux, ou a l’Alchimie, on peut le regarder comme ayant toujours été accompagné de science, et ne pas séparer le système de la pratique alchimique. Le titre de philosophe, de sage, ambitionné en tout temps par les chercheurs de la pierre divine, le secret, l’étude, la manie d’écrire, etc. tout cela annonce les savants, les gens à théorie. Les plus anciens livres alchimiques de quelque autenticité, contiennent une théorie commune à la Chimie secrète ou Alchimie, et à la Chimie positive ; et quelque frivole qu’on la suppose, elle n’a pu naître que chez des savants, des philosophes, des raisonneurs, &c.

Que l’Alchimie doive sa naissance à l’Egypte cette mère commune des Sciences, et qu’elle ait été cultivée par les hiérophantes ou prêtres de la nation ; c’est un fait qu’on avoue unanimement. En voici les preuves les plus fortes : 1°. l’étymologie la plus naturelle du mot Chimie, est tirée de celui que l’Egypte portait en langue sacrée, Chemia, selon Plutarque. Des commentateurs prétendent à la vérité qu’il faut dire Chamia, terre de Cham premier fils de Noé, qui s’établit dans cette contrée après le déluge ; et les Septante l’appellent Chami (psal. 105.) du mot Hébreu ham : mais on lit dans Bochart, que les Cophtes l’appellent encore aujourd’hui Chemi. 2°. Les écrivains les plus anciens que nous ayons sur la Chimie, sont originaires d’Egypte ; tels que Zosime de Chemnis ou Panopolis, Dioscorus, Comarius, Olimpiodore, Etienne, Sinesius, et autres dont nous parlerons ailleurs. 3°. La manière dont on a écrit de la Chimie, tota scribendi et docendi ratio, est entièrement dans le goût Egyptien ; c’est une diction tout à fait étrange et éloignée du tour ordinaire, un style énigmatique et annonçant par-tout des mystères sacrés ; ce sont des caractères hiéroglyphiques, des images bizarres, des signes ignorés, et une façon de dogmatiser tout à fait occulte : or personne ne passe pour avoir gardé plus scrupuleusement cette circonspection que les Egyptiens. Ces peuples se sont plu particulièrement à envelopper leurs connaissances dans des voiles ténébreux ; et c’est de-là qu’ils ont passé dans les ouvrages des Chimistes. L’usage des anciens auteurs de Chimie d’apostropher le lecteur comme son propre enfant, fili mi, a bien l’air de venir d’Egypte où les sciences ne se transmettaient que des pères aux enfants.

Mais quand il serait plus clairement démontré que l’Egypte a été le berceau de la Chimie, il n’en serait pas plus facîle de fixer la date de sa naissance. L’adoption générale chez tous les Chimistes, d’Hermès pour l’inventeur et le père de la Chimie, est tout à fait gratuite. L’existence même d’un Hermès Egyptien, n’est pas encore bien tirée au clair : il y a eu en Egypte dix à douze Taut, Thot, Theut, Thoyt, Thout ; pour tous ces noms, les Phéniciens n’en avaient qu’un, Taaut ; les Grecs, qu’Hermès ; ceux d’Alexandrie, que Thoor ; les Latins, que Mercure ; les Gaulois, que Teautates, qui tire son origine de l’Egyptien Taautes qui était très-évidemment Hermès ou Mercure : car selon César, Bell. gal. lib. VII. les druides des Gaulois deum maximè Mercurium colunt, hunc omnium artium autorem ferunt. Les Rabbins l’appellent Adris, les Arabes Idris, un certain Arabe Johanithon, et les Barbares (ainsi qualifiés par un Rabbin) Marcolis. Kircher sort en peine du nom d’Idris, a découvert enfin dans l’Arabe Abenephi que c’était le même qu’Osiris, que les Perses appellent Adras. Nous avons parlé plus haut d’Agothodemon.

Ce n’est rien que la confusion de ces noms, en comparaison de celle qui nait de la multiplicité des personnes auxquelles ils ont été appliqués. Sanchoniathon compte deux Taaut ou Hermès ; la plupart des anciens Mythologistes, trois ; quelques-uns quatre ; et Cïcéron cinq. Kircher observe d’après plusieurs auteurs Grecs, Juifs, et Arabes, qu’un très-ancien Hermès, qu’il regarde comme l’Enoch fils de Jared de la Genèse, s’étant illustré parmi les hommes, ceux de ses successeurs qui ambitionnèrent la réputation de réformateurs, d’inventeurs, de législateurs, etc. prirent tous son nom, et se firent appeler Hermès trois fois grand, trismegiste ; et que Zoroastre, Osiris, et d’autres, furent tentés de ce titre.

Les Chimistes se sont généreusement départis de ce premier Hermès, placé avant le déluge par ceux qui le métamorphosent en Enoch ; et après le déluge, par Sanchoniathon et quelques autres. L’auteur de l’asclepius qu’on attribue à un Mercure postérieur à cet Hermès, reconnait lui-même qu’il a eu un ayeul plus grand que lui, consilii pater, omniumque dux ; c’est cet ayeul, ce premier Hermès dont il n’était pas permis de prononcer le nom sacré, quem nefas erat nominare. Le vrai trismégiste des Chimistes n’est point cet ineffable ; ils se sont rabattus sur un des seconds Mercures, et ils ont eu beau champ à le rendre Phénicien avec Sanchoniahton, Philon, Eusebe, et M. de Fourmont ; Egyptien avec Diodore de Sicile, Strabon, Kircher, Borrichius, etc. Grec avec Cicéron, dont il sera le cinquième ou celui qui tua Argus, avec tous les Mythologistes Grecs, et la plupart des Mythologistes modernes qui en ont bien plus discouru que d’aucun autre, quoique grâce à l’habitude qu’avaient les Grecs de voler à leurs voisins leurs héros, il soit le moins réel de tous ; et enfin Latin avec la chronique d’Alexandrie : dans ce dernier cas, il s’appellera Janus. Ils ne se sont pas trouvé moins à leur aise sur les qualités dont il pouvait leur convenir de le décorer : il n’a tenu qu’à eux d’en faire un roi d’Egypte ; puis un dieu du même pays, un ministre, un conseiller intime ou sacré d’Osiris ; Osiris même, un pedagogue d’Isis, un Siphoas prince postérieur ; Chanaan très-antérieur ; Zoroastre que Kircher prend pour Cham, et Borrichius pour Misraïm, le même que le second Vulcain, le Vulcain Egyptien d’après le déluge ; Eliézer intendant d’Abraham, avec M. de Fourmont (car le Chronos ou Saturne de Sanchoniathon étant évidemment Abraham selon M. de Fourmont, il est clair que le second Mercure ou le Mercure de ce Sanchoniathon, est Eliézer (un Melchisedech roi de Salem, de la famille de Chanaan ; Jethro beau-pere de Moyse : Moyse même ; quoique Conringius dise qu’on ne fait si ce Mercure fut un homme ou un diable, ce qui met en fureur Borrichius. Quelle source de dissertations ! il y a là de quoi occuper la vie de dix mille littérateurs, et de quoi fournir un ample sujet à l’exclamation philosophique : O curas hominum ! etc. Mais les rêveries du philosophe seront-elles plus essentielles aux yeux du littérateur ? hélas, non ! Invicem præbemus crura sagittis ; et nous prétons le flanc de bonne grâce : persuadés que s’il peut y avoir quelque frivolité dans nos occupations, elles n’en seront pas moins philosophiques pour cela, pourvu que nous sachions les estimer nous-mêmes leur juste valeur. D’ailleurs la minutie de l’objet n’ôte rien à la sagacité de celui qui s’en occupe. Celui qui satisfait à une question très-obscure et très-superflue, a montré une force de génie qui est un bien absolu ; et cette considération doit passer sans doute avant celle de notre petit intérêt, dans le jugement que nous portons sur le mérite des hommes.

Mais il est toujours fort plaisant de voir nos chimistes antiquaires s’abimer dans des discussions, et chercher parmi tous ces vrais ou faux Hermès un inventeur à la Chimie ; tandis que de tous les anciens écrivains, à l’exception de l’auteur de la chronique d’Alexandrie, qui attribue à son Mercure l’honneur d’avoir découvert l’or et d’avoir su le travailler, il n’y en a pas un qui ait parlé de son Hermès comme d’un chimiste. Sanchoniathon n’en dit pas un mot. Diodore de Sicile, qui s’est fort étendu sur les connaissances d’Hermès, ne parle point de Chimie. Rien ne serait donc plus gratuit que l’honneur que nous lui ferions de l’agréer pour premier patron. Il n’y a point de science à laquelle il n’ait beaucoup plus de droit de donner son nom. C’est à propos de rien que notre art s’est appelé l’art hermétique. Pour trouver des titres au second Hermès, Borrichius emploie le secret avec lequel il en cherchait au premier. Rencontre-t-il quelque part qu’Hermès a inventé les Arts et les Sciences, et qu’il a procuré aux hommes des connaissances utiles ; et par conséquent la Chimie, ajoute-t-il : puis il se met à quereller d’avance tous ceux qui pourraient avoir du doute sur la solidité de cette conséquence. Cependant n’en déplaise à Borrichius, la vérité est que ce Mercure, quel qu’il sait, ne nous appartient pas plus qu’à aucune autre science, et que nous l’abandonnons à quiconque en sera tenté. La table d’émeraude, l’asclepius, le pamander en quatorze chapitres, qui sont autant d’ouvrages différents ; le Minerva mundi, l’Iatromathematica, les sept chapitres de lapidis philosophici ou physici secreto, imprimé dans le theatrum Chimicum, ont beau porter son nom, on convient assez généralement aujourd’hui qu’ils ont été forgés les uns plutôt, les autres plutard, et qu’aucun de ces livres n’est antérieur aux premiers siècles du Christianisme. Ceux qui font mention de la Chimie sous le nom de ποιητικὴ, sont même les moins anciens. Voyez là-dessus les chap. IVe Ve VIe de la savante dissertation de Conringius sur la Médecine hermétique ancienne et moderne. Cet auteur en a très-bien démontré la supposition, le caractère, et les dates : rien n’est plus vraisemblable que les conjectures par lesquelles il prouve que l’un a été écrit par un Platonicien, l’autre par un Chrétien, celui-là par un Semi-chrétien, celui-ci par un Semi-platonicien. Au reste qu’on s’en rapporte à l’incrédule Conringius, ou au crédule Borrichius, il n’y a rien à tirer de ces ouvrages ni pour la Physique, ni pour la Chimie. Quant aux 36525 livres, qui sont attribués à Hermès par Jamblique, qu’Ursinus littérateur Allemand et homme qui croit peu aux savants très-anciens, traite peu poliment de menteur impudent, soit qu’on prenne ces livres pour des versets ou pour des aphorismes, comme l’explique Bochart, il n’en est rien parvenu jusqu’à nous que le renom dans quelques auteurs assez anciens, et surtout dans Clément d’Alexandrie qui en donne les titres, et qui les réduit à quarante deux ; ce qui n’empêche pas Conringius d’en avoir toute aussi mauvaise opinion que de ceux qui nous restent. Mais nous savons, pour la consolation des chimistes, qu’aucun ne traitait des choses chimiques, à moins qu’on ne prétende que des six livres sur la Médecine, le quatrième où il était parlé des remèdes, ne contint des procédés chimiques.

Le Minerva mundi que Conringius trouve, quoique supposé, frugis ægiptiacæ veteris sanè plenus, attribue l’invention de la Chimie à Asclepius fils d’Imuth ; et c’est apparemment en vénération de la profonde science de cette Imuth inconnue, et en reconnaissance des grands avantages dont la Chimie a gratifié le genre humain, que Zozime le Grand, a décoré son livre sur la Chimie du nom d’Imuth.

C’est dans le Minerva mundi, que la Chimie est appelée ποιητικὴ ; ce qui peut avoir donné lieu aux anciens Chimistes, aux premiers philosophes ou Adeptes, de s’appeler κατ’ἐξοχὴν ποιηταὶ, ouvriers par excellence ; et de donner à leur art, ainsi que le savantissime Thomas Reinesius nous l’assure, variarum lect. l. II. c. Ve le nom de ποίησις, que Kircher a traduit littéralement par poésie ; mais nous ne tenons pas tellement à cette qualité, que nous ne puissions la céder aux poètes sans coup férir. Si la Chimie perd le nom d’art par excellence, elle trouvera de quoi s’en dédommager dans un autre qui lui a été donné dès les commencements, et qu’elle mérite bien de conserver, celui d’ἱερᾶς καὶ μεγάλης τέχνης, d’art grand et sacré.

Les prétendus vestiges de Chimie, aperçus dans les ouvrages de Moyse et de quelques philosophes et poètes Grecs qui avaient voyagé en Egypte, ou qui avaient du moins vécu avec des voyageurs revenus de ce pays, sont tels que pour y voir notre art, il faut y être bien résolu avant que de les ouvrir. Ce fait de la calcination du veau d’or, par Moyse, qui a donné lieu à une dissertation de Stahl, où la partie critique n’a servi que de prétexte à la partie physique, ne prouve nullement que Moyse fût chimiste ; une simple connaissance ou secret d’ouvrier suffisait pour l’exécuter. Cependant Borrichius aperçoit des traces très-évidentes de Chimie dans Orphée, Homère, Hésiode, Pindare, Sapho, Hippocrate, et Platon, Celui-ci, dit-il, n’a pas ignoré le grand principe de l’art, concors concordi adhæret, discordia rebellant. Il trouve dans cette sentence du Banquet le fondement solide de toute la doctrine chimique, et la théorie de toutes ses opérations ; ὅμοιον ὁμοίῳ ἀεὶ πελάζει, les semblables s’approchent toujours des semblables ; la base de l’art se trouve encore, selon lui, dans cette autre sentence apportée par Démocrite d’Egypte, où elle était gravée dans le sanctuaire de Memphis, ἡ φύσις τῇ φύσει τέρπεται, la nature aime la nature ; ἡ φύσις τὴν φύσιν νικᾷ, la nature surmonte la nature ; ἡ φύσις τὴν φύσιν κρατεῖ, la nature commande à la nature. Il jurerait sur la foi de Michel Psellus, que Démocrite d’Abdere fut initié aux mystères Egyptiens avec les autres prêtres, par le grand Osthanes, et que les ouvrages qu’il composa sur la teinture du soleil et de la lune, sur les pierres précieuses et sur la pourpre, ont été le fruit de cette initiation. Diogène Laerce, qui nous a laissé une liste qui parait exacte des ouvrages de Démocrite, ne dit pas un mot des précédents ; mais n’importe, Borrichius a pour lui Diodore de Sicile, et Psellus. On croit, dit Diodore de Sicile, que pendant les cinq ans que Démocrite passa en Egypte, il y profita beaucoup dans l’Astrologie. Hic ne allucinemur, dit Borrichius, à propos de ce passage, intuendum Astrologiam jam olim duplicem fuisse superiorem illam ex stellarum cælestium deportatis in terras radiis pensant ; inferiorem autem ex lucentibus illis magnæ matris telluris syderibus, hoc est, splendidis metallorum glebis derivatam. Et hoc est quod modo ex Psello observatum nobis, Democritum scripsisse de tinctura Solis et Lunæ, id est, ut expressiori nomen elatum reddam de subtili coloratoque ex auro argentoque liquore. Et, pour achever ce tableau de la Logique de Borrichius et des littérateurs, il déduit de-là l’ancienneté de l’usage des mêmes noms pour les planètes et pour les métaux ; induction au secours de laquelle il appelle et les mystères de Mitra, rapportés par Celse chez Origène, et Philostrate, qui raconte qu’Apollonius de Thiane ayant philosophé secrètement avec le Brachmane larchas, en reçut en présent sept anneaux, stellarum septem nominibus insignitos, qu’il mettait à ses doigts selon les jours de la semaine, et que Borrichius assure, de son chef, avoir été faits des divers métaux, qui portent aujourd’hui les noms des planètes ; et Platon et Manilius, &c.

Borrichius finit cette discussion sur la Chimie des anciens Grecs par un aveu qui n’est point du tout à sa manière, et qui lui a échappé je ne fais comment. Il croit que les anciens Grecs ne s’entendaient pas eux-mêmes, et qu’ayant pris à la lettre ce que les Egyptiens leur avaient délivré sur le ton d’oracle, ils l’avaient répandu sans y rien comprendre ; il lui parait que ces Grecs libasse tantùm artem chimicam, non hausisse, si paucissimos excipias ; sed quantum in praxi chimica profecerit, sive Democritus, sive Homerus, sive Pitagoras, sive Pindarus, sive denique primus Orpheus, non disputabimus, contenti in scriptis corumdem manifesta (ce manifesta est admirable) Chimia spectare vestigia ipsis forsan autoribus quæ ab Ægyptiis audierant non satis quandoque intellecta. Il ne serait pas impossible absolument que Borrichius n’eut raison ; le soupçon du merveilleux suffisait pour déterminer les poètes Grecs à orner leurs compositions des logogryphes Egyptiens : ce galimathias une fois introduit dans la poésie s’y est perpétué ; telle est peut-être l’origine du rameau d’or de Virgîle qui a l’air très-chimique, qui est chanté d’un ton très-chimique, mais où le poète n’a apparemment rien entendu de tout ce que les Borrichius y voient.

Au reste, ces oracles chimiques de l’Egypte, transmis jusqu’à nous de poètes en poètes, ne forment pas une tradition assez sure pour prouver seulement que la Chimie existât en Egypte au temps où Diodore de Sicile, et tous ces Grecs dont on trouve le catalogue dans Diodore de Sicile, y voyagèrent. Ni cet historien, ni Dioscoride son contemporain, et médecin de la fameuse Cléopatre, n’ont rien dit de relatif à cet art. Si d’un côté la dissolution assez prompte d’une perle considérable ne pouvant s’exécuter sans un menstrue dont la préparation semble supposer des connaissances de Chimie pratique, puisque le vinaigre n’opère point cette dissolution ; si cette dissolution, dis-je, supposée vraie, prouve dans Cléopatre ou dans son médecin, quelque progrès dans l’art : d’un autre côté, il est difficîle de comprendre comment les Romains se sont rendus maîtres de ces contrées, et comment les Grecs y ont voyagé devant et après cette conquête, sans rien rapporter de cet art, et qu’ils aient même ignoré qu’il y existât. Nous pourrions conclure de-là que la Chimie n’était pas encore en Egypte ; mais nous laissons ce point indécis. Pour en Grèce, c’est un fait démontré ; car il n’en parait pas l’ombre dans les anciens auteurs, soit Médecins, soit Pharmacologistes, tels que Théophraste, Dioscoride, Galien, ni dans ceux du moyen âge que nous appelons medicina principes. Comment un art qui promettait tout en naissant de dévoiler aux hommes les secrets les plus cachés de la nature, aurait-il pu exister à l’insu des philosophes ? Comment n’est-il pas arrivé alors ce qui est de tous les temps, et ce qui se remarque si sensiblement du nôtre, que l’ostentation des connaissances n’en ait pas répandu quelques mots techniques attrapés au hasard dans les compositions des poètes, des orateurs, des romanciers ? Les hommes anciens n’étaient-ils donc pas comme ceux d’aujourd’hui ? Les écrivains n’employaient-ils que les termes dont ils sentaient toute la force ? Ne cherchait-on point le relief des connaissances, soit réelles, soit apparentes ? Mais si l’on ne rencontre dans ces temps aucun mot de Chimie bien ou mal appliqué ; si ce qui fait dire aujourd’hui tant de sottises n’en a point fait dire plutôt ; s’il n’y a pas une expression chimique ni dans Pline, ni dans Lucrèce, ni dans Celse, n’est-ce pas que les Romains ont dû ignorer ce que les Grecs leurs maîtres ne savaient pas encore ? Car il faut compter pour rien ce que Pline dit de l’or que Caligula retira de l’orpiment ; ce peut n’être qu’une opération de Métallurgie sur un orpiment natif mêlé avec de l’or.

On fonde une dernière preuve de la Chimie des Egyptiens, sur l’immense richesse de ces peuples. On prétend qu’ils se l’étaient procurée par la transmutation des métaux, par l’œuvre divin ; comme s’il n’y avait que cette voie d’accumuler des richesses, et que l’extrême difficulté de cette opération, pour ne rien dire de plus, ne dû. point entrer dans le calcul de la certitude d’un fait dont l’autenticité n’est point historique. L’anecdote rapportée par le seul Suidas, que Dioclétien fit bruler tous les livres de Chimie des Egyptiens, parce qu’ils tiraient de cet art des moyens de se révolter, est de l’invention de quelque chimiste du temps, jaloux de l’origine de son art, qu’il ne pouvait reculer au-delà du règne de cet empereur, sans quelque supposition telle que celle qu’on nous objecte. Rien ne nous empêche donc de prononcer que les antiquités chimiques sont pleines d’obscurités et de conjectures jusqu’au commencement du quatrième siècle ; qu’elles n’offrent aucun monument important, et que le nom de l’art ne se trouve dans aucun auteur.

Julius Maternus Firmicus, qui écrivait au commencement du quatrième siècle, est le premier qui ait fait mention expresse de la Chimie ; il en parle comme d’une chose connue, lib. III. de sa Mathémat. (Mathèseos) encore Boerhaave doute-t-il de l’intégrité du texte dans cet endroit.

Sur la fin du même siècle, Æneas Gazeus s’exprime clairement, et sur l’existence de l’art, et sur l’objet qu’il avait alors, savoir la transmutation des métaux ; etiam apud nos, dit-il, qui materiæ peritiam habent, argentum et stannum capiunt, ac priore specie abolitâ, in augustius et pretiosius convertunt, aurumque pulcherrimum conficiunt. Il ne s’agit pas ici du fait, qui peut être faux, mais du témoignage qui est vrai.

Il y a dans plusieurs bibliothèques de l’Europe un corps d’ouvrages chimiques publiés sous les noms de Platon, d’Aristote, de Mercure, de Jean Pontife, de Démocrite, de Zozime, d’Olimpiodore le Grand, d’Etienne le Philosophe, de Sophar Perse, de Synesius, de Dioscorus prêtre du grand Serapis à Alexandrie, d’Hostanés appelé l’Egyptien, quoique son nom soit Perse, de Comarius Egyptien, de Marie, de Cléopatre, de Porphire, de Pebechius, de Pelage, d’Agathodemon, de l’empereur Héraclius, de Théophraste, d’Archelaus, de Petasius, de Claudien, de Panserus, de Sergius, de Memnon le Philosophe, etc. Il est écrit en note à la fin de cette liste, dans le manuscrit de la bibliothèque du Roi : Voilà les maîtres fameux œcuméniques, et les nouveaux interpretes de Platon et d’Aristote. Pour les pays dans lesquels on vient à bout de perfectionner cet œuvre divin, ce sont l’Egypte, la Thrace, l’île de Chypre, Alexandrie, et le temple de Memphis. Au reste, ce manuscrit de la bibliothèque royale est d’une main assez moderne.

Les bibliographes chimistes comptent encore entre les auteurs œcuméniques un Heliodore, un Anepigraphus, un Michel Psellus, un Nicephore Blemmidas, dont la plupart sont du XIe siècle, comme Psellus, et quelques-uns même plus modernes. Mais ils mettent à leur tête Moyse et Alexandre le Grand, dont ils ont des ouvrages. Il est vrai qu’on les regarde généralement comme des productions modernes attribuées par des auteurs inconnus aux hommes les plus illustres de l’antiquité, tels que Démocrite, Aristote et Platon ; Borrichius lui-même les abandonne, comme des ressources de la charlatannerie des astrologues, des auteurs de magie, des alchimistes, pour donner du lustre et de l’antiquité à leurs rêveries. Le sentiment des littérateurs les plus sages, est que ces écrits ont été fabriqués en différents temps à Alexandrie et à Constantinople, par des moines et autres savants, rassemblés ensuite en un corps et portés en Italie, d’où ils ont passé en France, par les savants qui se répandirent dans l’Europe depuis le commencement du XVe siècle jusqu’à la prise de Constantinople.

Ceux qu’on peut soupçonner d’avoir réellement écrit les ouvrages qui portent leur nom, tels que Synesius, Heliodore, auteur du roman de Theagène, et Chariclée, où l’on trouve une description du grand œuvre, et quelques autres, sont au moins postérieurs au règne de Constantin le Grand, et la plupart plus voisins encore de nos temps. Au reste, c’est de l’alchimie pure qu’on trouve dans ces auteurs, à prendre le mot même d’alchimie dans sa plus mauvaise signification. N’ayons donc aucun regret à ce qu’ils soient inconnus et enterrés manuscrits dans les bibliothèques ; le petit nombre de ces écrits inintelligibles même pour les philosophes, qu’on a traduits (mal traduits) et imprimés, n’ont servi de rien, et il n’en a été fait mention que ad pompam et pour le relief de l’érudition, témoins Boerhaave et Agricola. Le premier s’écrie du second, qui ne sera frappé d’étonnement, quis temperet ab admiratione, que cet auteur qui a écrit son admirable ouvrage de re metallica, il y a plus de deux cents ans, ait eu connaissance de tous ces écrivains ? Boerhaave exalte là très-maladroitement l’érudition d’Agricola. Agricola n’avait jamais Ve que la liste de leurs noms, non plus que Boerhaave lui-même ; car plusieurs de ces auteurs ont écrit en vers, et Agricola dit qu’ils sont tous en prose.

Il importait de réduire ici l’autorité de Boerhaave et d’Agricola à leur juste valeur ; ne fût-ce que pour empêcher que sur ces grands noms, quelque littérateur, chimiste ou non, n’en entreprit une traduction avec note et commentaire, projet qu’eut autrefois un Leon Allatius, qui heureusement était trop vieux pour l’exécuter, mais dont l’inexécution n’en a pas été moins déplorée par plusieurs philosophes modernes.

Voilà ce que nous avions à dire sur l’état ancien de la Chimie ; ceux qui trouveront que nous nous sommes trop étendus, et que nous nous sommes livrés avec excès à cette curiosité, dont nous avons fait l’éloge en commençant cette histoire, peuvent aisément nous abreger, en ne lisant de tout ce qui précède que ce qui leur conviendra : s’il y en a au contraire qui pensent malheureusement pour eux que nous avons été trop courts, ils peuvent voir la bibliothèque Grecque de Jean Albert Fabricius, les ouvrages de Conringius, et celui de Borrichius, que nous avons déjà tant cités, le conspectus scriptorum Chimiæ celebriorum du dernier, et sa dissertation contre Conringius. Ce qui concerne les premiers Chimistes y est très-doctement et très-prolixement discuté. Au reste l’ennemi le plus déclaré des antiquités chimiques, Conringius, convient malgré qu’il en ait, que cet art a existé avant le quatrième siècle ; que plusieurs ouvrages qui en ont été écrits peuvent se rapporter au moins au cinquième ; et qu’il fut ensuite cultivé par les Grecs pendant quelques siècles, jusqu’à ce que les lettres et les arts cessèrent chez eux par la prise de Constantinople, l’an 1452 ou 52. Et nous ajouterons à cela que tout ce qu’il y a à savoir sur ces auteurs Grecs, c’est qu’ils ont existé, et que la Chimie a été cultivée à Constantinople et dans les provinces de l’empire, jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs, qui nous fit hériter, nous autres occidentaux, des sciences et des lettres auparavant plus florissantes dans ce pays que chez nous : d’ailleurs on n’y trouve rien qui ait pu servir à l’établissement de la Chimie dogmatique, raisonnée, ni même à l’art pratique. Ce ne sont pour nous que des artistes occupés d’un objet particulier (de la transmutation des métaux), dont nous ignorons et la manière de procéder, et les instruments.

C’est cependant chez eux que s’est instruit Geber, dit Arabe ou Maure, apparemment parce qu’il a écrit en Arabe, mais que les critiques les plus éclairés prétendent Grec ou Persan, et dont quelques auteurs ont fait un roi. Il était né Chrétien, et il se fit ensuite Mahométan, selon Léon Africain. C’est ce Geber qui a porté dans le VIIIe siècle la Chimie chez les Arabes, dans le temps que ceux-ci adoptèrent les lettres avec le Mahométisme, un siècle après Mahomet. Geber est proprement le père de la Chimie écrite, le premier auteur, ou plutôt le premier collecteur (car tous ces premiers auteurs ne sont que collecteurs) des dogmes chimiques, le premier qui ait rédigé en corps de doctrine ce qu’on savait avant lui : il ne se donne lui-même que pour un rédacteur ; et le proèmium de son summa perfectionis, etc. commence ainsi : Totam nostram scientiam quam ex dictis antiquorum abbreviavimus compilatione diversâ in nostris voluminibus, &c.

Mais il a tout le frappant de ces inventeurs-collecteurs. La fin alchimique à laquelle il dirige toutes ses opérations peut être chimérique, ou pour le moins ne peut pas être remplie par la plus grande partie de ses lecteurs, les moyens derniers ou prochains n’étant point révélés ; mais il n’en est pas moins positif sur les opérations fondamentales, qu’il décrit avec une exactitude admirable, et dans un ordre méthodique, et qu’il accompagne de considérations très-raisonnées sur les effets particuliers des diverses opérations, et sur leurs usages immédiats ; en sorte que relativement à la Chimie-pratique, et même à une suite de connaissances liées et ordonnées dans un rapport scientifique sur les minéraux, les plus illustres Chimistes qui l’ont suivi jusqu’aux Hollandus et à Basîle Valentin, n’ont fait aucun progrès considérable, si ce n’est la découverte des acides minéraux, qu’évidemment Geber ne connaissait pas. C’est donc à Geber que commence pour nous la Chimie philosophique ou raisonnée. Ce que nous avons de lui passe pour n’être qu’une médiocre partie de ses ouvrages.

Les Arabes ont continué de cultiver la Chimie après Geber. On trouve des traces des connaissances chimiques de cette nation, dans des écrits traduits en Latin et imprimés, de leurs médecins, de Rhases, d’Avicenne, de Bulchasim, de Mesué, de Rabby Moyse, d’Averroès, d’Hali Abbas, d’Alsaravius. Les ouvrages non-imprimés de plusieurs auteurs qui ont écrit expressément sur la Chimie, et dont Robert Duval donne une liste, sont à-peu-près du même temps. Mais nous observerons sur tout ces auteurs ce que nous avons déjà observé sur les chimistes Grecs, que le fait historique, la connaissance stérîle de leur existence, est la seule chose que nous puissions en employer ici ; leurs ouvrages n’ont point contribué aux progrès de l’art en soi ; en sorte que de Geber, jusqu’aux Chimistes Européens dont nous allons parler, nous ne trouvons rien pour la science, pas même des copistes de Geber. Il est bon de savoir que c’est de la Chimie pharmaceutique qu’il est toujours question dans les écrits des auteurs Arabes traduits que nous venons de nommer. Nous n’avons point le livre qu’Avicenne avait écrit sur l’Alchimie (qui de ce temps-là était la même chose que la Chimie), selon Sorsanus son disciple, qui a écrit sa vie, et dont Albert le Grand a fait mention. Celui qui est imprimé sous le nom de ce célèbre Médecin Arabe dans la bibliothèque chimique de Menget, a été regardé par les bons critiques comme supposé. Au reste ce sont évidemment les Médecins Arabes qui les premiers ont appliqué les préparations chimiques aux usages de la Médecine, ou qui sont auteurs de la Chimie pharmaceutique. Voyez Pharmacie. Nous ne parlerons plus que de la Chimie philosophique, fondamentale, générale, nous réservant de traiter ses différentes branches dans des articles particuliers ; et c’est pour suivre cet ordre que nous omettons ici quelques auteurs purement Alchimistes de la même nation, tels que Calid, Morien dit le Romain, etc. Voyez Philosophie hermétique.

Vers le commencement du XIIIe siècle, la Chimie pénetra enfin en Europe, soit que le commerce que les croisades avaient occasionné entre les Orientaux et les Européens eut transmis à ceux-ci les connaissances des premiers, ou que la traduction que l’empereur Frédéric II. fit faire dans ce temps-là, de plusieurs livres Arabes en Latin, les eut mis à portée de puiser dans ces livres. Bientôt le petit nombre de savants qui existaient alors la reçurent avidement, comme chose nouvelle, et qui en promettait de grandes, les richesses et la santé. Albert le Grand, et Roger Bacon, tous deux moines, le premier dominicain, et le second cordelier, sont les plus distingués de ses premiers sectateurs.

Ces deux hommes appartiennent à toutes les sciences, et surtout Roger Bacon. Ils vivaient dans des temps où l’ignorance la plus profonde regnait autour d’eux ; ils possédaient cependant une universalité de connaissances si peu commune dans notre siècle éclairé, qu’ils passeraient encore aujourd’hui pour des prodiges. On dirait au premier coup d’œil, à voir la hauteur surprenante à laquelle ils s’étaient élevés au-dessus de leurs contemporains, ou qu’ils étaient d’une autre organisation qu’eux, ou qu’ils avaient eu d’autres moyens et d’autres occasions de s’instruire ; mais la vraie raison de cette différence, c’est que c’étaient deux hommes de génie, dont la lumière plus forte que les ténèbres environnantes, s’échappait en tout sens, par l’impossibilité de demeurer étouffée ; mais elle n’en était que plus offensante pour les autres hommes, dont elle allait frapper et blesser les yeux dans l’obscurité. Le propre du génie est de marcher par écarts ; ils en firent de tous côtés ; ils s’élancèrent dans presque toutes les régions de la connaissance humaine, et la Chimie fut un des principaux théâtres de leurs excursions. Ils n’eurent garde d’affecter pour cet art cette espèce de mépris si peu philosophique que nous avons reproché au commencement de cet article à quelques philosophes ; mépris, que n’eut pas non plus (pour l’observer en passant, à propos de la conformité de nom, de patrie, et d’universalité) le célèbre chancelier Bacon, qui, s’il ne fut pas un chimiste comme Roger, peut passer pour un amateur distingué, et dont nous ne voulons pas manquer de nous honorer.

Albert parle en physicien instruit par des moyens chimiques, de la connaissance des substances métalliques, dans ses livres sur les minéraux, et en homme qui connaissait les Alchimistes, leurs opérations, et leurs livres, et qui pensait qu’on pouvait en tirer des connaissances utiles à la Physique des minéraux. On lui a attribué un livre sur l’Alchimie qui est imprimé dans le second volume du théâtre chimique, mais ce livre n’est pas plus de lui que les secrets du petit Albert.

Roger Bacon naquit en 1214 ; il se fit cordelier, les uns disent en Angleterre, d’autres à Paris. Il mit Aristote à l’écart pour étudier la nature par la voie de l’expérience. C’est une observation presque générale dans tous les temps, que ceux qui ont eu le courage de s’affranchir de la servitude des méthodes, des opinions, des moyens adoptés, se sont particulièrement distingués par leurs progrès. Il s’appliqua à la Philosophie, lors même qu’elle était proscrite comme une science dangereuse. Celle d’Aristote commençait à se répandre par les versions de Michel Scot, de Gerard de Crémone, d’Alured Anglicus, d’Hermand Alemannus, de Guillaume Flemingus, mais avec toutes les erreurs de ces mauvaises traductions, erreurs par lesquelles Bacon ne passa point. Il méprisait ces traducteurs autant qu’il estimait l’original, qu’il regardait comme la base de la science. Il distinguait dès-lors le faux péripatéticisme qui a duré si longtemps, de la vraie doctrine d’Aristote. Pour voir combien il s’était élevé au-dessus de son siècle, il ne faut que jeter les yeux sur le jugement qu’il en portait. Nunquam, dit-il, fuit tanta apparentia sapientiæ, nec tantùm exercitium studii in tot facultatibus, in tot regionibus… ubique enim doctores sunt dispersi, inomni civitate, et in omni castro, et in omni burgo, quod non accidit nisi à quadraginta annis vel circiter, cùm tamen nunquam fuit tanta ignorantia, tantus error. A cela près que nous sommes dans le chemin de l’expérience, voilà un siècle qu’on pourrait trouver ressembler un peu au nôtre. Bacon ajoute, pour finir la peinture de son siècle, apparentia quidem sola tenet eos, et non curant quid sciant, sed quid videantur scire coram multitudine insensatâ.

Bacon fit des découvertes surprenantes dans l’Astronomie, dans l’Optique, la Chimie, la Médecine, et les Mécaniques. Il conçut la première idée de la réformation du calendrier Julien, et cela sur le plan même qu’on suivit sous le pape Grégoire XIII. plus de 300 ans après lui. Il a décrit exactement les lunettes, la chambre obscure, les telescopes, les miroirs ardents, etc. Quant à la Chimie, notre objet particulier, l’honneur de l’avoir introduite en Europe lui est dû selon Freind ; mais contemporain d’Albert le Grand, il est au moins un des premiers qui l’aient cultivée en occident. Bacon disait de son temps, qu’il n’y avait dans tout le monde que trois hommes qui y entendissent quelque chose ; Pierre de Marharncourt était un des trois ; il l’appelle dominus experimentorum. Bacon parle de presque toutes les opérations que nous faisons aujourd’hui. Il a connu ou inventé la poudre-à-canon. Freind soupçonne qu’il en avait pris la notion dans un manuscrit intitulé liber ignium, et composé par un Grec nommé Marc ; manuscrit que Freind avait Ve dans la bibliothèque du docteur Richard Mead, et que j’ai trouvé aussi à la bibliothèque royale. La recette de la poudre-à-canon n’est pas moins claire dans ce manuscrit que dans Bacon.

Le continuateur de Bayle prétend qu’il ne sortit point du couvent de Paris, quelque plainte qu’il eut à faire des persécutions qu’il essuyait de la part de ses confrères ; et qu’il ne retourna dans sa patrie que peu de temps avant sa mort, qui arriva en 1292. Cependant on montre vis-à-vis d’Oxford, sur l’autre rive de la Tamise, une maison qui lui servit d’asile, lorsque l’ignorance et la barbarie le contraignirent de se sauver.

Le docteur Jebb a donné son opus majus à Londres en 1733. Cet ouvrage est bien digne d’être lu par ceux qui veulent connaître tout ce dont est capable l’esprit humain abandonné à ses propres forces.

Le célèbre disciple d’Albert le grand, S. Thomas d’Aquin, a connu aussi la Chimie ; on trouve des vestiges de ces connaissances dans ceux de ses ouvrages qu’on ne saurait lui contester.

En un mot la plupart des auteurs de ce siècle qui ont écrit sur la Philosophie naturelle, ont au moins décoré leurs livres de quelques mots chimiques, ou de jugements favorables ou défavorables à cette science. On trouve surtout dans les auteurs de Médecine de ce siècle quelque remède chimique. Voyez Pharmacie.

Le plus célèbre d’entre ces Médecins est Arnauld de Villeneuve, dont on ne sait pas exactement la patrie, mais qui était vraisemblablement de la petite ville de Villeneuve située en Languedoc sur le Rhône, vis-à-vis Avignon, où Borrichius prétend avoir Ve un baron de Montpesat, l’un des descendants d’Arnauld de Villeneuve, qui lui donna des preuves de son habileté héréditaire en Chimie. Le temps de sa naissance qui n’est pas certain, peut être fixé vers le milieu du XIIIe siècle. On sait qu’il étudia vingt ans la Médecine à Paris, et dix ans à Montpellier, et qu’il employa dix ans à visiter toutes les universités d’Italie.

Arnauld de Villeneuve passe pour avoir eu la pierre philosophale, et pour avoir convaincu de la réalité de la transmutation Raimond Lulle, auparavant fort incrédule, par une expérience faite devant lui. Voyez Philosophie hermétique.

Arnauld de Villeneuve est un des Médecins-chimistes qui a été le plus célébré, comme possédant un grand nombre de remèdes admirables, et bien supérieurs à ceux qu’on préparait par les opérations vulgaires : c’est lui qui a répandu le premier l’usage de l’eau-de-vie, dont il a vanté les vertus medicinales, mais dont il n’a pas donné la préparation, qui était, dit-il, connue de plusieurs aussi-bien que ses vertus, et dont effectivement Taddée Florentin avait fait mention avant lui. Voyez Pharmacie. Au reste la Chimie philosophique ne doit à Arnauld de Villeneuve que son célèbre disciple R. Lulle.

Celui-ci né dans l’île de Majorque d’une famille des plus nobles en 1235, et mort en Afrique en 1315, est un des Philosophes qui a fait le plus de bruit, et dont les aventures, les mœurs, et la science, ont le plus de singularités : on en a fait un hérétique, un martyr ; on l’a érigé en père de toutes les sciences ; on a extrait de ses écrits une logique, une rhétorique, et une espèce d’encyclopédie : il fait cependant surtout une figure singulière dans l’histoire de la philosophie hermétique (Voyez Philosophie hermétique) et dans la Chimie medicinale, par la prétendue Médecine universelle qu’il a proposée le premier. Voyez Pharmacie.

Quant à la Chimie positive, son testamentum novissimum Car. regi dicatum, est plein de connaissances, de préceptes, de règles positives, principalement sur l’analyse du vin, la distillation et la rectification de l’esprit-de-vin. Son traité intitulé experimenta, est rempli de faits intéressants. Il a beaucoup employé dans tous ses procédés l’esprit-de-vin, et divers menstrues tirés des végétaux qu’il a beaucoup traités, et sur les sels desquels il a des prétentions singulières, et des procédés fort bien entendus. Il a connu et employé avec intelligence l’eau-forte, dont il décrit ex professo plusieurs préparations, dans son traité intitulé clavicula ou apertorium, et cela par des intermèdes qui rendent ces procédés très-dignes d’être répétés par les Chimistes qui savent être curieux ; il s’est servi aussi de l’eau régale, dont l’usage n’a été commun et appliqué aux travaux sur les métaux que près de cent ans après sa mort. V. Départ. Il annonce dans son elucidatio testamenti l’athanor, cujus interpretatio, dit-il, est immortalis ignis, et il en célèbre l’usage et l’avantage qu’il procure d’avoir un feu toujours égal. La description de ce fourneau a été donnée dans le siècle suivant par Jean de la Roquetaillade, Cordelier Alchimiste, plus connu sous le nom de Rupecissa, à qui la Chimie n’a que cette obligation. En un mot les ouvrages de Raimond Lulle sont, après ceux de Geber, le premier trésor pour la Chimie philosophique, et contiennent des matériaux précieux pour l’établissement de la théorie. Au reste ce bon est mêlé à beaucoup de fatras alchimique, quoique peu confondu, et ramassé en pelotons assez distincts.

Basîle Valentin est regardé communément comme un moine Bénédictin de l’abbaye d’Erffort, dans l’électorat de Mayence, quoiqu’on ait dit depuis qu’il n’y avait jamais eu une abbaye de Bénédictins à Erffort, et qu’évidemment quelque chimiste avait voulu se cacher sous ces deux noms, l’un tiré du Grec et l’autre du Latin ; mais Jean Maurice Gudenus, dans son histoire de la ville d’Erffort, le reclame à sa patrie, en assurant que Basîle Valentin avait été moine dans l’abbaye de S. Pierre, et qu’il s’était distingué par une connaissance profonde de la Médecine et de la nature. Nous avons sous le nom de Basîle Valentin, quel qu’il sait, plusieurs ouvrages qui annoncent un Chimiste très-laborieux et très-versé dans la pratique de la Chimie positive, et dirigé dans ses opérations par une méthode raisonnée. La plupart des procédés connus sur l’antimoine sont exactement décrits dans le traité sur ce minéral qui porte le titre de currus triumphalis antimonii, qui a donné lieu à plusieurs commentaires, entre lesquels on estime surtout celui de Pierre Jean Fabre de Castelnaudari, et celui de Théodore Kerkringius ; mais il est tombé dans un excès dangereux lorsqu’il a attribué des vertus medicinales à toutes les préparations qu’il a tirées de l’antimoine. C’est son autorité qui a fondé la vogue qu’eurent les remèdes antimoniaux que les charlatants employèrent indistinctement et sans précautions, et par conséquent avec toutes les suites funestes de la témérité, jusqu’à ce qu’enfin la fameuse guerre élevée dans le sein de la faculté de Paris à l’occasion de ce demi-métal, toute ridicule qu’on est contraint de la trouver, occasionna un examen plus sérieux des préparations antimoniales, étouffa les préjugés, et détermina la valeur réelle de ceux de ces remèdes dont nous tirons le plus de secours, aujourd’hui que nous avons appris à les manier. Voyez Médecine et Pharmacie.

Basîle Valentin parait être l’auteur des trois principes chimiques ; mais on ne sait pas assez jusqu’à quel point il partage cette découverte avec les Hollandus dont on ne connait pas exactement le temps, non plus que celui de Basîle Valentin. On peut pourtant placer le dernier vers la fin du quinzième siècle, lorsque les maladies vénériennes commençaient à être connues ; car il indique des remèdes contre cette maladie.

Isaac, et Jean Isaac Hollandus ou le Hollandais, natifs de Stolk petite ville de Hollande, et que l’on regarde comme à-peu-près contemporains de Basîle Valentin, ont été de célèbres artistes, comme le prouvent leurs différents ouvrages, dont les plus habiles modernes, M. Stalh lui-même, et surtout Kunckel, ont fait un cas singulier. Ils ont particulièrement travaillé sur les métaux, et c’est à eux qu’est dû. la manière de procéder à leur analyse par la réverbération de la flamme, que les Chimistes les plus intelligens ont regardé comme une voie de procéder dont on pouvait se promettre les avantages les plus marqués. Voyez Réverbere. Ces Chimistes paraissent avoir eu des notions fort distinctes de deux des principes de Becher. Isaac, et Jean Isaac Hollandus, qui passent pour père et fils auprès de quelques uns, ne sont regardés que comme un seul et même artiste par quelques autres. C’est évidemment de ce ou de ces Hollandus et de Basîle Valentin, que Paracelse a tiré une partie de ses connaissances chimiques, et surtout sa fameuse doctrine des trois principes.

Paracelse est un des plus singuliers personnages que nous présente l’histoire littéraire : visionnaire, superstitieux, crédule, crapuleux, entêté des chimères de l’Astrologie, de la cabale, de la magie, de toutes les sciences occultes ; mais hardi, présomptueux, enthousiaste, fanatique, extraordinaire en tout, ayant su se donner éminemment le relief d’homme passionné pour l’étude de son art (il avait voyagé à ce dessein, consultant les savants, les ignorants, les femmelettes, les barbiers, &c.), et s’arrogeant le singulier titre de Prince de la Médecine, et de Monarque des Arcanes, etc. Il a été l’auteur de la plus grande révolution qui ait changé la face de la Médecine (Voyez Médecine et Pharmacie), et il a fait en Chimie la même figure qu’Aristote a fait en Philosophie. C’est Paracelse qui a été le propagateur de la fameuse doctrine des trois principes qui ont pris son nom, dont tant de Chimistes manœuvres ont abusé, que tous les Chimistes-philosophes ou les vrais Chimistes ont toujours restreinte et rectifiée, et que les Physiciens ont toujours si mal combattue. V. Principes. Les écrits chimiques et physiques de Paracelse sont, excepté son manuel et un petit nombre d’autres qui ne sont pas encore fort clairs, absolument inintelligibles, tant à cause des expressions barbares et purement arbitraires dont il s’est fait un jargon particulier, qu’à cause du fatras, du désordre, de l’inconséquence, et des fréquentes contradictions. Si la sublimité que ce ton peut présenter à certaines têtes, et surtout à des têtes chimistes, a dû lui faire un grand nombre de partisans ou de sujets (il s’appelait monarque, et des Chimistes l’ont appelé leur monarque ou leur roi), elle n’était pas si propre, ce semble, à lui faire de célèbres ennemis, à l’illustrer magnis odiis. Il a eu pourtant aussi cette source de célébrité. Son disciple Oporinus, Erastus son compatriote et presque son contemporain, Libavius, le savant Conringius plus récent que Paracelse d’un siècle entier, et plusieurs autres, ont été ses ennemis déclarés parmi les Chimistes (car il a été encore plus en butte aux Médecins) et ils l’ont traité même assez injustement à quelques égards.

Philippe Auréole, Théophraste, Paracelse, Bombast d’Hoheneim (car c’est ainsi qu’il se faisait appeller), naquit en 1493 à Einsiedel, près de Zurich en Suisse, et mourut à Saltzbourg dans un cabaret en 1541.

Quel que soit le mérite réel de Paracelse, il est évident que c’est à lui qu’est dû. la propagation et la perpétuité de la Chimie. C’est le goût pour les remèdes préparés par les secours de la Chimie, que Paracelse a singulièrement répandus et accrédités, qui a fait passer cet art chez les Médecins comme étude élémentaire ; ce qui a produit une quantité considérable de traités de Chimie pharmaceutique et medicinale, qui ont été pendant un siècle les livres élémentaires et classiques de la Chimie, et surtout tant qu’elle n’a été que l’art de préparer des médicaments plus agréables, plus salutaires, et plus surs, comme le définit Beguin, un des plus anciens disciples de Paracelse.

Les chaires établies dans les écoles de Médecine vers le milieu du dernier siècle, ont rendu l’étude de la Chimie plus propre encore aux Médecins ; et si cet événement l’a trop circonscrite, et l’a même exposée à une théorie arbitraire et gratuite, par la licence d’expliquer trop ordinaire aux Médecins, il faut convenir aussi qu’il a été utîle pour la Chimie philosophique qu’elle tombât en partage à des gens de lettres munis de toutes les ressources que les études élémentaires peuvent fournir pour se diriger avec goût et intelligence dans l’étude des sciences. Aussi faut-il rendre aux Médecins cette justice : tous les progrès éclatants de la Chimie leur sont dû., ainsi que la perfection où sont portées aujourd’hui les deux branches les plus avancées de l’histoire naturelle, l’Anatomie et la Botanique. Ce n’est même que depuis que les sciences se sont répandues comme par une sorte de débordement, que la Chimie philosophique est sortie du sein de la Médecine, où sont encore aujourd’hui le plus grand nombre des artistes, les vrais gens du métier : les autres (excepté les directeurs des grands arts chimiques, classe qui ne peut fournir qu’un ou deux Chimistes à chaque nation) n’étant proprement qu’amateurs.

Quant aux avantages que la Chimie fondamentale et élémentaire, peut tirer de toutes ces Chimies pharmaceutiques et medicinales dont nous venons de parler, il est clair que les introductions dont la plupart sont précédées sont insuffisantes aujourd’hui, du moins par leur briéveté, et quelques unes même parce qu’elles ne sont pas chimiques, ou qu’elles sont en très-grande partie une suite d’erreurs chimiques, et que le fond même de ces ouvrages est un recueil de procédés sans suite et sans liaison. Ces traités de Chimie pharmaceutique peuvent cependant diriger utilement les commençans dans le manuel des opérations, dont ils contiennent les principaux exemples, toujours plus utiles dans l’institution à la pratique des arts que les règles générales, ou du moins qui les doivent précéder : ils peuvent encore grossir la récolte de faits, à laquelle le Chimiste formé est si attaché, et dont il fait tant de cas ; car on trouve des procédés particuliers, des observations importantes, des découvertes de détail dans quelques-uns de ces auteurs, parmi lesquels nos Français, Beguin, Lefèvre, Charas, et Lemery le père, tiennent un rang distingué, et particulièrement Lefèvre, grand réformateur en Pharmacie. Voyez Pharmacie.

Pour revenir aux temps qui suivirent immédiatement Paracelse, trois Chimistes célèbres qui ne doivent rien à Paracelse, savoir, George Agricola, Lazare Ercker, et Modestin Fachs, illustrent une branche de la Chimie des plus étendues et des plus utiles, je veux dire la Métallurgie : le premier peu d’années après la mort de Paracelse ; Ercker et Fachs lui ont succédé d’assez près. Voyez Métallurgie et Docimasie.

Il exista dans le même temps que ces célèbres Métallurgistes un homme véritablement singulier : Bernard Palissy, Xaintogeais, qui a pris à la tête de ses ouvrages imprimés à Paris, 1580, le titre d’inventeur des rustiques figulines du Roi et de la Reine sa mère. Cet homme qui n’était qu’un simple ouvrier, sans lettres, montre dans ses différents ouvrages un génie observateur, accompagné de tant de sagacité et d’une méditation si féconde sur ses observations, une dialectique si peu commune, une imagination si heureuse, un sens si droit, des vues si lumineuses, que les gens les plus formés par l’étude peuvent lui envier le degré même de lumière auquel il est parvenu sans ce secours ; et cette tournure d’esprit qui l’a fait réfléchir avec succès, non-seulement sur les arts utiles et agréables, tels que l’Agriculture, le Jardinage, la conduite des eaux, la poterie, les émaux, mais même sur la Chimie, l’Histoire naturelle, la Physique. La forme même des ouvrages de Palissy annonce un génie original. Ce sont des dialogues entre Théorique et Pratique ; et c’est toujours Pratique qui instruit Théorique, écolière fort ignorante, fort indocile, et fort abondante en son sens. Je le crois le premier qui ait fait des leçons publiques d’histoire naturelle (en 1575 à Paris) ; leçons qui n’étaient pas bornées à montrer des morceaux curieux dont il avait une riche collection, mais à proposer sur la formation de tous ces morceaux des conjectures très-raisonnables, et dont la plupart ont été vérifiées par des observations postérieures. Les auditeurs de Palissy étaient des plus doctes et des plus curieux, qu’il avait assemblés, dit-il, pour voir si par leur moyen il pourrait tirer quelque contradiction qui eut plus d’assurance de vérité que non pas les preuves qu’il mettait en avant ; sachant bien que s’il mentait, il y en avait de Grecs et de Latins qui lui résisteraient en face, etc. tant à cause de l’écu qu’il avait pris de chacun, que pour le temps qu’il les eut amusé, etc. Je n’hésite point à mettre cet homme au nombre des Chimistes, non-seulement à cause des faits intéressants qui sont répandus dans ses traités pratiques sur les terres, sur leurs usages dans la construction des vaisseaux, sur la préparation du sel commun dans les marais salans, sur les glaces, sur les émaux, et sur le feu ; mais encore pour ses raisonnements sur l’Alchimie, les métaux, leur génération, leur composition, la nature de leurs principes, et sur les propriétés chimiques de plusieurs autres corps, de l’eau, des sels, etc. toutes matières sur lesquelles il a eu des idées très-saines.

La fin du même siècle vit paraitre les ouvrages d’André Libavius, collecteur laborieux et intelligent, et défenseur zélé de l’Alchimie contre les clameurs des zoiles anti-Chimistes de son temps (Libavius s’est battu contre quiconque à témoigné de l’incrédulité en fait de Chimie). C’est à ce savant que nous devons, outre beaucoup de connaissances particulières sur les minéraux (Voyez Minéraux et Métallurgie), le premier corps d’ouvrage de Chimie que nous ayons ; ouvrage d’autant plus précieux, que les matériaux dont il l’a formé étaient épars et noyés dans un fatras si rebutant en soi, et si révoltant, surtout pour le goût philosophique d’aujourd’hui, que notre siècle lui a particulièrement une obligation infinie, lui qui accueille si favorablement des compilations de compilateurs. Le traité de Libavius intitulé Alchimia (titre qui lui a nui sans doute), et le commentaire sur ce traité qui le suit immédiatement, contiennent une Chimie vraiment fondamentale, divisée d’une façon très-naturelle, et distribuée en ses différentes branches dans un ordre très-systématique ; un tableau très-bien ordonné, des vues, des opérations, et des produits ou espèces chimiques ; un dénombrement complet des instruments nécessaires et même curieux ; et un vrai système de connaissances liées, discutées avec assez de dialectique, et proposées même d’un ton assez philosophique pour les temps où Libavius écrivait. Enfin quoique Libavius ait adopté expressément cette vue chimérique, ou pour le moins très-mal entendue, d’exalter, de purifier, de perfectionner tous les sujets des opérations chimiques, que les Chimistes se proposaient toujours ; quoiqu’il admette plusieurs êtres imaginaires ; qu’on puisse lui reprocher quelqu’obscurité et quelque licence d’expliquer ; on ne lui a pas moins d’obligation d’avoir présenté la Chimie sous son aspect le plus général ; de l’avoir donnée pour une science physique fondamentale ; d’avoir rectifié la doctrine des trois principes ; d’avoir même reconnu et rejeté toutes ces erreurs, ces taches de la doctrine chimique que Boyle attaqua d’un ton si victorieux soixante ans après, comme on peut le voir principalement dans le traité de Libavius intitulé commentarium Alchimiæ, et dans la défense de l’Alchimie contre la censure de la faculté de Médecine de Paris qui sert de proæmium à ce commentaire. On peut voir dans les ouvrages de Libavius que nous avons cités, que dès ce temps les Chimistes avaient sur la composition des corps des idées plus saines que la Physique n’en a jamais eu ; que les vaines subtilités scolastiques, l’abus de la doctrine d’Aristote, ou n’a pas pénétré chez elle, ou en a été plutôt chassé ; que le goût des expériences dirigées à la découverte des vérités générales a existé en Chimie avant qu’il se soit établi en Physique ; en un mot que sur les objets communs à la Physique et à la Chimie, et en général sur la bonne manière de philosopher, la Chimie est d’un demi-siècle au moins plus vieille que la Physique.

Trente-six ans après la mort de Paracelse, en 1577, naquit à Bruxelles, de parents nobles, le célèbre Jean-Baptiste Vanhelmont, qui tient un rang si distingué parmi les Chimistes. Cet auteur a beaucoup de conformité avec Paracelse ; comme ce dernier il évalua les vertus des médicaments par certaines facultés occultes, magnétiques, séminales, spirituelles, sympathiques, etc. Il célébra une médecine universelle, et les remèdes chimiques qu’il regardait comme souverainement efficaces : comme lui il se fit un jargon particulier ; comme lui surtout il ambitionna le titre de réformateur. Vanhelmont fut ennemi déclaré du Galénisme, de l’Aristotélisme, des écoles et de la doctrine physique et medicinale de Paracelse lui-même, duquel il différa essentiellement par une science profonde et réelle, par une imagination brillante et féconde, par un goût décidé pour le grand, et en beaucoup de points même pour le vrai ; en un mot par tous les caractères du vrai génie, qui ne l’empêche pourtant point de débiter sérieusement, ce semble, mille absurdités, qui doivent nous faire admirer comment les extrêmes qui paraissent les plus éloignés peuvent s’allier dans les mêmes têtes, mais non pas nous faire mépriser collectivement les ouvrages marqués au coin d’un pareil contraste. En effet, rien n’empêche que les inepties les plus risibles ne se trouvent à côté des idées les plus lumineuses ; et l’on peut même avancer assez généralement qu’il est plus raisonnable d’espérer du très-bon sur la foi de ces écarts qu’on a tant reprochés à Vanhelmont (quoique ces écarts ne constituent pas le bon en soi), que d’être épouvanté par cette marche, souvent peu philosophique : car un original, comme Vanhelmont en a le vrai caractère, n’a pas les beautés taisées d’un compilateur, cette uniformité, signe presque univoque de la médiocrité. Il est vrai que par-là même il doit n’avoir que peu de partisans ; la vue tendre de ces demi-philosophes qui ont besoin d’un milieu qui brise l’activité des rayons primitifs, ne saurait s’accommoder des éclairs de Vanhelmont : mais aussi n’est-ce pas à de pareils juges qu’il faut s’en rapporter. On a cru devoir cette espèce d’apologie à un homme qui a été déprimé, et condamné avec tout l’air avantageux que s’arrogent les petits juges des talents supérieurs, et tout récemment encore dans un discours historique et critique sur la Pharmacie, imprimé à la tête de la nouvelle édition Anglaise de la Pharmacopée de Londres.

Mais quoi qu’il en soit de l’idée qu’on doit avoir de la personne de Vanhelmont et du criterium sur lequel il mesurait le degré d’évidence de ses connaissances, il n’en est pas moins vrai qu’il s’est élevé avec une force surprenante contre une foule d’erreurs et de préjugés qui défiguraient la théorie et la pratique de la Médecine ; qu’il a au moins ouvert une carrière nouvelle aux plus grands génies qui ont expliqué l’œconomie animale après lui, aux Stahl, aux Baglivi ; qu’il a jeté les fondements de cette doctrine qui est sur le point de prévaloir aujourd’hui, et qui ne reconnait pour agens matériels dans l’œconomie animale, que des organes essentiellement mobiles et sensibles, au lieu de pures machines mues par un principe étranger, des humeurs ou des esprits. Voyez Médecine. La Physique lui doit la proscription, ou du moins des cris contre le Péripatétisme, dont il a senti tout le vide ; et le renouvellement d’une hypothèse plus ancienne et plus plausible, celle de Thalès de Milet sur l’eau donnée pour élément ou premier principe de tous les corps ; surtout la méthode, nouvelle alors (du moins quant à l’exécution, car le chancelier Bacon l’avait célébrée et conseillée) d’établir les opinions physiques sur des expériences ; et enfin ces expériences elles-mêmes, qui quoiqu’inutiles au but pour lequel elles étaient faites, qui quoiqu’ayant fourni de fausses conséquences à Vanhelmont et à Boyle, qui a été son disciple en cette partie, ne nous en ont pas moins appris de vérités très-intéressantes sur la végétation. Voyez Végétation.

On n’a qu’à lire le traité de Vanhelmont sur les eaux de Spa, et surtout son ouvrage de lithiasi, traités qu’il a donnés lui-même, pour apercevoir combien il était riche en connaissances chimiques, et combien il méritait le titre qu’il se donnait de philosophe par le feu. On trouve dans ces ouvrages (avec quelques erreurs il est vrai) des connaissances trés-positives et très-lumineuses sur la théorie de la coagulation et de la dissolution, qui sont, lorsqu’on les considère en général, les deux grands pivots sur lesquels roulent tous les changements chimiques tant naturels qu’artificiels ; beaucoup de connaissances de détail sur les phénomènes chimiques les plus intéressants, et sur les principaux effets de quelques opérations, de la rectification sur les huiles animales, par exemple, etc. plusieurs faits importants ; une analyse de l’urine aussi complete et aussi exacte que celle qu’on pourrait faire aujourd’hui, et qui a mené l’auteur aussi loin que nous sommes ; sans compter ses prétentions sur les vertus de son dissolvant universel, qui, s’il existait réellement, fournirait le moyen le plus efficace pour parvenir à la connaissance la plus intime de la nature des corps composés.

Cet homme véritablement singulier mourut à la fin de l’an 1644.

Jean Rodolphe Glauber, Allemand, fixé en Hollande, était né vers le commencement du dernier siècle : c’est un des plus infatigables et des plus expérimentés artistes qu’ait eu la Chimie ; aussi l’a-t-il enrichie d’un grand nombre de découvertes utiles, et d’un amas de faits et d’expériences, que Stahl, qui juge d’ailleurs Glauber très-sévèrement, appelle très-beau ; et qui est non-seulement précieux par l’usage immédiat qu’on en peut faire pour la Pharmacie, la Métallurgie, et les autres arts chimiques, mais même par les matériaux qu’il fournit à l’établissement de la bonne théorie chimique. C’est à ce chimiste que nous devons la première idée de mettre à profit mille matières viles et inutiles, ou employées moins utilement, telles que le bois mort des grandes forêts, en en retirant du salpetre par des moyens faciles et peu dispendieux, ou de faire des mines de salpetre ; la méthode de concentrer les vins ou plutôt le mout et les décoctions des semences farineuses, pour les faire fermenter en temps et lieu ; le soufre artificiel ; l’invention de deux sels qui portent son nom, savoir le sel secret ammoniac et le sel admirable ; la méthode de distiller le nitre et le sel marin par l’intermède de l’acide vitriolique ; la rectification des huiles par les acides minéraux (c’est celui du sel marin qu’il employoit) ; beaucoup de choses importantes sur la correction des vins, et sur tous les travaux de la Zimothecnie, et mille observations, réflexions, et méthodes utiles pour la préparation de plusieurs remèdes. Voyez Pharmacie. C’est Glauber qui a le premier démontré le nitre tout formé dans les plantes, qu’il a regardé comme la principale source de tout celui que nous connaissons, et notamment de celui que nous retirons des animaux ; opinion que je regarde comme démontrable, quoique l’auteur de la dissertation sur le nitre, qui a remporté le prix à l’académie de Berlin en 1747, n’ait pas même daigné la discuter.

Glauber est surtout admirable dans l’industrie avec laquelle il a réussi à abréger plusieurs opérations, et en diminuer les frais ; vue très-naturelle à un travailleur. Son traité des fourneaux philosophiques, est plein de ces inventions utiles : la distillation immédiate sur les charbons, l’usage des vaisseaux distillatoires tubulés, celui des récipiens ouverts par leur partie inférieure, le fourneau de fusion sans soufflets, la façon de chauffer un liquide contenu dans des vaisseaux de bois par le moyen d’une boule ou poire de cuivre creuse adaptée à la partie inférieure et latérale de ces vaisseaux, sont des inventions de ce genre ; en un mot cet auteur me parait être de tous les Chimistes celui où l’on trouve plus de faits et de procédés neufs qui sont souvent utiles en soi et absolument, et qui au moins conduisent à des recherches importantes, et par conséquent un de ceux qu’on lit avec le plus de profit : j’oserais même dire celui dont doit faire son étude la plus assidue le chimiste suffisamment muni de bonnes connaissances fondamentales, qui seul est en état de juger, et par conséquent de lire. C’est un des auteurs dont la lecture sert le plus efficacement à guérir de la haute opinion qu’on s’est formée, avant de fouiller dans les sources, des connaissances supérieures de plusieurs chimistes modernes. Il faut lire Glauber tout entier, parce que plusieurs vérités importantes sont dispersées par lambeaux dans ses divers ouvrages.

Une liste d’arcanes non expliqués, et dont l’existence est seulement annoncée à la fin de ses fourneaux philosophiques, présente aux Chimistes une ample matière de travail, et la plupart de ces arcanes ont un caractère de possibilité, qui rend l’entreprise de ces travaux très-raisonnable.

M. Stahl lui a reproché avec raison d’avoir obscurci des notions sort claires que ses expériences fournissent, par la manie de les diriger aux vues chimériques de l’Alchimie, dont il a été autant entêté que personne ; aussi bien que de la confiance aux vertus des astres, des signatures, des noms, etc. qu’il a défendu dans des traités faits exprès ; et de n’avoir tiré aucun parti de ces expériences pour les progrès de la science positive, des curiosités physico-chimiques, et d’être par conséquent (en comptant ces vues et ces explications alchimiques pour rien) très-versé in τῷ ὅτι, dans le fait, et fort peu avancé in τῷ διότι dans le pourquoi. Il faut reconnaître cependant, pour rendre justice à Glauber, que Stahl a précisément donné dans le vice qu’il lui reproche ici, lorsqu’il a embarrassé dans une hypothèse fort recherchée l’origine du nitre, que Glauber avait exposée d’une manière fort simple, et prouvée par des raisonnements fort bien déduits des observations ; et que Stahl a manifestement mal évalué, ou du moins trop généralisé l’effet de la putréfaction pour la génération du nitre, sur l’action de laquelle, soit erreur, soit vérité, Glauber l’a encore précédé : en sorte que Glauber et Stahl ont pris réciproquement leur manière sur cette question aussi intéressante par son utilité, que piquante pour la curiosité. Voyez Nitre.

On lui a reproché encore, avec la même justice, d’avoir vanté avec la plus grande emphase, et sans la moindre circonspection, tous ses prétendus arcanes ; ce qui a attiré du mépris sur l’art, ses promesses n’étant pas toujours suivies de l’effet. Glauber est bien effectivement le plus inconsidéré prometteur et le plus outré louangeur de ses secrets, de tous les charlatants qui sont ou qui furent : cette manie parait surtout dans les titres de ses ouvrages, toujours écrits pour le salut du genre humain, pour la consolation de plusieurs milliers d’affligés, pour le soulagement des souffrants, la prospérité de sa patrie, qui seront comme une chandelle allumée mise sur le chandelier, etc. C’est dans ces défauts que les chimistes ses contemporains les plus illustres, tels que Becher, Borrichius, et le célèbre Stahl qui a commencé à courir la même carrière peu de temps après la mort de Glauber, ont trouvé des prétextes pour le déprimer ; quoique Stahl lui-même, qui parle toujours de Glauber comme d’un manœuvre, n’ait pas dédaigné de se parer de quelques-unes de ses idées philosophiques, que véritablement Glauber n’avait jamais été en état de mettre en œuvre comme Stahl.

Glauber a beaucoup célébré une médecine universelle (Voyez Médecine), et un dissolvant universel qu’on croit être le nitre, ou plutôt les deux principes de sa composition employés séparément ; ce qui n’est plus remplir la condition du problème qui suppose un seul corps, auxquelles conditions d’ailleurs ni l’acide du nitre, ni le nitre fixe ne peuvent satisfaire. Voyez Menstrue.

Glauber a continué d’écrire jusqu’en 1669.

Une époque considérable pour la Chimie, c’est la conquête qu’elle fit vers le milieu du dernier siècle, de la théorie de la Médecine, ou la naissance de la secte chimique des Médecins, dont les chefs et les propagateurs les plus connus sont le célèbre professeur François Delebæ Sylvius, Otto Tachenius qui s’est fait un nom dans la Chimie pratique par quelques procédés particuliers sur la préparation des sels, et l’ingénieux Thomas Willis, auteur d’un traité sur la fermentation fort estimable, et inventeur des deux principes passifs, ajoutés au ternaire de Paracelse. Voyez Médecine.

Il n’est pas aisé de décider si cette conquête fut plus funeste à la Médecine qu’à la Chimie : car si d’un côté la Chimie medicinale devenue physiologique et pathologique, remplit bientôt d’hypothèses monstrueuses la théorie de la Médecine, dont elle avait enrichi la pratique tant qu’elle n’avait été que pharmaceutique, on peut avancer aussi que ses nouveaux sujets (les Médecins théoriciens) qui bientôt donnèrent le ton, traitèrent la Chimie avec cette licence de raisonnement, cette exondance d’explications qu’on leur a tant reprochée et à si juste titre, et qu’entre leurs mains la théorie chimique fut bientôt aussi gratuite que celle de la Médecine. La doctrine qu’on enseigna dans les chaires qui furent établies après dans les plus fameuses universités, se ressent de cette manière arbitraire de philosopher, et a subsisté dans les écoles pendant tout le règne de la secte chimique des Médecins, et longtemps même après sa proscription, chez plusieurs nations cultivant d’ailleurs les sciences avec succès ; notamment chez nous, où le Stahlianisme n’a pénétré que longtemps après la réforme de Stahl, et où il faut même convenir qu’il n’est pas encore assez généralement répandu.

Enfin dans le temps même où la Chimie essuyait l’espèce d’éclipse dont nous venons de parler, parut l’illustre Jean Joachim Becher, né à Spire vers l’an 1625 ; d’abord professeur de Médecine et médecin de l’électeur de Mayence, ensuite médecin de l’électeur de Bavière, dans le laboratoire duquel il travailla beaucoup ; après cela fixé auprès de l’empereur, de la cour duquel il fut obligé de s’éloigner par des manèges de courtisans, enfin voyageur en Hollande et en Angleterre, etc. Homme d’un génie véritablement grand, d’un jugement exquis, et très-versé dans presque toutes les sciences ; le vrai Hermès de la Chimie philosophique ; le père, le créateur du dogme chimique ; de cette Chimie, que j’ai donné au commencement de cet article comme la base de l’étude de la nature. Sa physique souterraine, que malheureusement nous n’avons pas complete, contient au moins le germe de toutes les vérités chimiques et du système qui les rassemble en corps de doctrine, et elle a (la Chimie) dans cet ouvrage tous les caractères par lesquels nous l’avons opposée à la physique ordinaire. Il faut avouer cependant que Becher en cela plus heureux qu’Aristote, a l’obligation à Stahl son commentateur, d’avoir expliqué et peut-être rectifié plusieurs de ces dogmes, et que c’est dans le specimen Becherianum de Stahl, que la physique de Becher mérite les éloges les plus éclatants, dont tout connaisseur ne peut s’empêcher de la combler. Ce specimen est le code de la Chimie, l’Euclide des Chimistes, etc. Les éloges de Stahl, le meilleur juge qu’on puisse trouver sur ces matières, nous tiendront lieu du jugement que nous avons à porter sur cet auteur : Illud nostrum facimus, dit-il dans la préface qu’il a faite pour la physique souterraine de Becher, Becherum in physicâ hâc subterraneâ… ita solidis theoriis, argumentis, experimentis usum esse ; eâ scientiâ, industriâ, peritiâ, constantiâ, connectendi et concludendi circumspectione in hoc argumento usum atque potitum esse quam nemo alius neque ante ipsum, neque post ipsum, imo nequidem per ipsum in hodiernum usque diem. Le même auteur, Stahl, qui n’est pas prodigue d’éloges, appelle le même ouvrage, opus sine pari, primum hactenus ac princeps ; et ailleurs, liber undique et undique primus : et nous pouvons dire qu’il l’est encore de nos jours, du moins parmi les originaux, c’est-à-dire parmi les ouvrages faits pour les chimistes légitimes, les maîtres de l’art. Je sai bien que Becher, quoiqu’écrivain exact, méthodique, et même élégant, quoique fertîle en préceptes et en expériences qui doivent être du goût de tous les lecteurs, et en éclairs qui doivent frapper tous les yeux, ne saurait faire supporter au plus grand nombre, en faveur de ces qualités, tout ce qu’on trouve dans cet ouvrage pour établir l’existence de la transmutation des métaux et de la mercurification, qui est la prétention favorite de notre auteur ; ni cette espèce de commentaire physique sur l’histoire de la création, par lequel son ouvrage débute ; ni en général quelques obscurités, et un assez grand nombre de notions vagues et tout au plus métaphoriques, qu’il a mêlées aux vérités les plus positives et les mieux liées : car j’aime mieux croire que c’est par ces défauts, ou plutôt par cet épouventail, que l’incomparable ouvrage dont nous parlons n’est ni connu, ni par conséquent estimé des Physiciens, que de dire avec Stahl, que cela vient de ce que les assertions fondamentales de l’auteur font vraies. La doctrine de Becher, outre les notions générales sur la mixtion et sur la solution, qui font la base de la méthode chimique, est surtout connue par l’exposition des principes de la composition ou des matériaux des corps, et principalement des minéraux ; principes qu’il a fixés au nombre de trois, et que nous connaissons en Chimie sous le nom des trois terres de Becher. Voyez Principes, Mineraux, Substances Métalliques, et Terres. Les autres ouvrages chimiques de Becher sont pour la plupart purement alchimiques : tels sont les suppléments à sa physique souterraine, sa concordance chimique, tous ses opuscules, à l’exception du laboratorium portatîle qui contient, outre un tableau abrégé des connaissances pratiques, un précis très-exact de la doctrine chimique de l’auteur ; sa morosophie et son œdipe chimique, le plus obscur de tous ses ouvrages, malgré son titre. Au reste, ces divers ouvrages alchimiques sont de la classe de ceux que le chimiste, qui pense et qui est assez patient, lit toujours avec profit, tant pour les vues, les idées lumineuses qu’un chimiste tel que Becher doit nécessairement répandre dans tout ce qu’il a traité, que pour les faits, les observations, les expériences secondaires, et même pour certains procédés qu’on peut regarder comme utiles, même quant au fond ou aux produits que l’auteur promet. Ses prétentions sur sa fameuse mine de sable perpétuelle, passent, par exemple, pour très-fondées au jugement de plusieurs grands chimistes. On retrouve toujours Becher dans ceux-ci, c’est-à-dire l’homme singulièrement maître de son sujet, etc. Voyez Transmutation. Sa métallurgie passe pour trop peu travaillée : Becher a d’ailleurs été un très-fertîle écrivain sur des sujets de Médecine, de Belles-Lettres, de Grammaire, de Politique, de Théologie, de Mathématique, de Mécanique, etc. Il mourut à Londres en 1682.

Le célèbre physicien Robert Boyle, contemporain et ami de Becher, est ordinairement compté parmi les Chimistes ; et il a effectivement beaucoup écrit sur la Chimie : mais il est trop exactement physicien corpusculaire-mécanicien, ou physicien proprement dit, tel que nous l’avons mis en contraste avec le chimiste au commencement de cet article, pour qu’il ait pu travailler utilement pour la doctrine chimique, dont on peut dire qu’il a entrepris la réforme sans être muni des connaissances suffisantes pour exécuter ce dessein, et même sans avoir assez d’érudition chimique pour savoir ce que c’était exactement que cette doctrine qu’il se propose de rectifier. En effet Boyle parait n’avoir connu que le peuple des Chimistes ; car il a combattu des principes que les bons chimistes ne prenaient point du tout dans le sens dans lequel il les considère ; et il a, par une suite de cette mauvaise acception, ou refuté des erreurs qui n’existaient point chez les vrais maîtres de l’art, ou attaqué des dogmes que quelques ancêtres de ces savants avaient réellement établis, mais que des chimistes postérieurs, tels que Libavius, Rolfinck, Vanhelmont, Rubæus, Billich, et plusieurs autres, entre lesquels nous n’oublierons pas de compter notre Palissy, avaient refuté avant lui ; en sorte qu’il n’a fait qu’étendre les réfutations bien ou mal fondées de ces auteurs, et les appuyer quelquefois d’expériences précieuses en soi, mais presque toujours mal appliquées, et fournissant constamment à l’auteur des conséquences très-précaires et très-mal déduites.

Boyle parait avoir jugé Vanhelmont, par exemple, sur le simple titre que ce chimiste se donnait de philosophe par le feu, lorsqu’il l’a accusé d’être un des chimistes qui avaient mal estimé l’action du feu dans la décomposition des corps, et d’avoir adopté la doctrine des principes dans le sens où Boyle la prend, et où elle est réellement vicieuse ; car Vanhelmont est directement opposé à cette opinion.

Son chymista scepticus où l’auteur n’a point douté, (ce que Becher lui a reproché dans le même endroit de sa Physique souterraine, où il tourne en ridicule la forme spirale des particules de l’air, par laquelle Boyle expliquait le ressort de ce fluide ; ce que je remarque en passant, pour faire voir que les Chimistes ont avant les Newtoniens senti l’insuffisance de ce mécanisme), et où on ne trouve point les paradoxes annoncés par le titre de cet ouvrage, est exactement caractérisé par l’idée que nous venons de donner de la manière générale de Boyle. Il s’est peint de la même façon dans son ouvrage intitulé de imperfectà chimicorum circa qualitates doctrinâ. L’on voit d’ailleurs évidemment en Boyle l’étranger dans les choses chimiques, par le manque absolu de l’art d’élaguer l’exposé de ses expériences, qu’il charge souvent de circonstances inutiles, tandis qu’il évalue fort mal les essentielles ; notamment dans son essai sur les parties du nitre, où il parait croire que l’air libre opère matériellement dans les crystallisations des sels, soit par sa propre substance, soit par des exhalaisons terrestres ou même célestes, et où il a connu si peu l’effet de l’évaporation dans la production de ce phénomène, qu’il témoigne à-propos des mêmes expériences beaucoup de regret de n’avoir pas tenté si une dissolution de nitre enfermée dans un vaisseau exactement bouché, ne fournirait pas aussi bien des crystaux qu’une pareille dissolution exposée à l’air libre. L’inconséquence ou l’inutilité de ses expériences pour les points à l’appui desquels il les rapporte, est frappante dans son livre de producibilitate principiorum chimicorum, où l’on trouve pourtant des faits importants en soi, la production d’un soufre artificiel, par exemple, mais qui avait déjà été exécutée par Glauber qui ne se trompait pas plus que Boyle, lorsqu’il croyait l’extraire des charbons, au lieu que le physicien croyait le séparer de l’huîle de vitriol. Nous pouvons observer à-propos de ce fait même, qui est un des plus intéressants de tous ceux qui sont rapportés dans ce traité, que Boyle est fort peu circonspect à conclure de ses expériences chimiques ; car celle-ci ne présentant, selon lui-même, qu’une extraction ou une séparation du soufre, ne fait rien, ce semble, à l’établissement de sa prétention, que le soufre est réellement producible ; car il a bien défini la producibilité, et l’a essentiellement distinguée de la séparation.

Ses essais physiologiques contiennent quelques avis aux Chimistes qui sont réellement utiles, mais point neufs, d’ailleurs rien que des observations et des considérations communes et de peu d’importance.

Ses expériences sur la pondérabilité de la flamme sont faites avec peu d’exactitude et mal comprises, male intellecta ; l’auteur n’a connu la nature de pas un des matériaux qu’il a employés, et n’a point du tout entendu les changements qu’ils subissaient ; la combinaison réelle du feu ou de la flamme, qu’il a très-distinctement articulée, est pourtant très-chimique : quelque peu précise que soit cette assertion, on ne saurait refuser à l’illustre physicien l’éloge qu’il mérite pour cette connaissance, toute particulière et absolument isolée qu’elle soit restée chez lui.

Quant à la doctrine que Boyle a voulu substituer à celle qu’il a combattue avec une espèce d’acharnement et de haine trop peu philosophique, j’ai déjà observé que c’était précisément celle que j’ai mise en opposition avec la doctrine que j’ai appelée chimique : elle est éparse, cette doctrine chimico-mécanique, dans tous ses ouvrages chimiques ; et l’auteur avait commencé en 1664 de la rédiger en un corps sous le titre de Chimie philosophique, dans le temps que Becher achevait la sienne, (sa physique souterraine). Outre le motif de consolation sur l’inexécution de ce projet, que nous fournit la physique souterraine de Becher, nous pouvons en trouver encore un plus direct dans les expériences et les remarques de Boyle, sur l’origine et la production mécanique de la fixité, de la volatilité, de la corrosivité, etc. qu’on peut regarder comme un échantillon de cette Chimie philosophique.

Pour toutes ces raisons, en rendant à Boyle toute la justice qu’il mérite, comme un illustre propagateur, à même comme le père de la physique expérimentale ; comme s’étant exercé lui-même avec un zèle infatigable, une industrie, et une sagacité peu communes sur plusieurs branches importantes de cette science ; comme en ayant d’ailleurs bien mérité, en encourageant et en aidant même le talent des travailleurs indigens, etc. En reconnaissant, dis-je, toutes ces obligations que lui a la Physique, l’intérêt de la vérité et le bien même de la chose exigent que nous déclarions que Boyle ne saurait avoir un rang parmi les Chimistes, mais seulement parmi les Physiciens verba nostra conati.

Jean Kunckel, contemporain de Boyle et de Becher, fut un travailleur très-appliqué, et un observateur sur la sagacité et sur la sincérité duquel on peut compter. Il fut longtemps à la tête d’une verrerie ; ce qui lui fournit non-seulement la commodité d’ajouter au traité de Néri les remarques qui ont fait de cet ouvrage un corps complet de verrerie, mais même de profiter du feu continuel qu’il avait sous la main, pour faire plusieurs expériences des plus curieuses, principalement sur les métaux parfaits. Voyez Substances Métalliques, et Calcination. Kunckel s’était fait sur le feu et sur les matières inflammables, une théorie aussi ridicule que sont précieux les faits qu’elle noye dans son laboratorium experimentale, où elle est principalement mise en œuvre. M. Stahl s’est donné la peine de la refuter dans son traité du soufre, dont cette réfutation forme une grande partie.

Enfin immédiatement après les trois derniers auteurs que nous venons de nommer, parut le grand George Ernest Stahl, né à Anspach en 1660, premier médecin du duc de Saxe Weymar en 1687, professeur en Médecine dans l’université de Hall en 1694, où il se fit une très-grande réputation, et professa jusqu’à l’année 1716, qu’il alla à Berlin où le roi de Prusse l’avait appelé pour être son premier médecin, poste qu’il a rempli jusqu’en 1734, année de sa mort. Génie vaste, pénétrant, précis, enrichi par les connaissances élémentaires de toute espèce ; tout ce qu’il a écrit est marqué au coin du grand, et fourmille en ce genre d’images qui s’étendent au-delà de l’objet sensible, et qui finissent, pour ainsi dire, par un long sillon de lumière qui brille aussi loin que la vue de l’esprit peut le suivre. Il a marché en Médecine dans une carrière nouvelle (Voyez Médecine), et il a porté la doctrine chimique au point où elle est aujourd’hui, et j’ose dire à un état de perfection, où maniée par d’habiles mains, elle pourrait faire changer de face à la Physique, la présenter sous un jour nouveau. Outre le Becherianisme qu’il s’est rendu véritablement propre, qu’il a revêtu de la forme philosophique dans le specimen Becherianum dont nous avons déjà parlé, il a enrichi l’art de plusieurs traités particuliers, servant tous le plus immédiatement à l’établissement et à l’extension de la théorie générale dont il a perfectionné une branche entière des plus étendues, et qui a dû paraitre la plus difficîle à ordonner ; savoir, les combinaisons du phlogistique, du feu, de la deuxième terre de Becher. Son traité de Zimotechnie me parait un chef-d’œuvre. Les vrais fondements des opérations métallurgiques n’étaient pas même soupçonnées avant qu’il eut donné son admirable traité, intitulé dissertatio Metallurgiæ Pyrotechnicæ, et docimasiæ metallicæ fundamenta exhibens. Les éléments de Chimie que nous avons de Stahl sous le titre de fundamenta Chimiæ dogmaticæ experimentalis, qu’il avait dicté dès 1684 et qui sont ses juvenilia, ne sont un ouvrage médiocre qu’en comparaison des ouvrages plus travaillés du même auteur.

Stahl a écrit en général d’un style dur, serré, embarrassé, et plus barbare du moins en Latin que la qualité d’écrivain moderne ne le comporte. L’obscurité que ce style répand sur des matières d’ailleurs abstraites et considérées très-profondément, a été reprochée à Stahl par quelques amateurs, et a été regardée comme très-avantageuse à l’art par quelques autres ; par ceux qui n’ont Ve qu’avec regret que l’art a été prostitué aux prophanes, ses mystères divulgués, publiés en langue populaire, ou sur le ton ordinaire des sciences (ce qui leur a paru la même chose) ; ton qui n’a commencé proprement qu’aux maîtres de Stahl, Barner et Bohn ; ou par ceux qui ont pensé plus philosophiquement que ce degré de clarté, d’ordre, de liaison, qui met les sciences à la portée de tous les lecteurs, et même de tous les gens de lettres, était nuisible en soi-même aux progrès de ces sciences ; et que le bien de leur publicité n’était préconisé qu’en conséquence d’une de ces opinions adoptées sans examen, et par-là même si profondément enracinées, que l’opinion contraire à tout l’offensant d’un paradoxe. Ce paradoxe est pourtant une vérité très-réelle, lorsqu’on l’applique en particulier au cas de la Chimie ; si elle devient connue au point que les faiseurs de feuilles, de romans, les Poètes, les écrivains, veuillent orner leurs ouvrages du nom de Stahl, comme ils se décorent de celui de Newton, etc. si la Chimie devient à la mode, elle ne sera plus que petite, minutieuse, jolie, élégante ; les Chimistes auront le public à satisfaire au lieu des connaisseurs, ils voudront plaire à ce public ; réciproquement ce sera ce public qui décidera du mérite des auteurs, et le médiocre sera sur le trône de la science.

Si cette obscurité relative que nous avons reconnue et presque approuvée dans Stahl n’est pas blâmable, nous pouvons assurer avec plus de confiance, qu’on ne peut lui reprocher aucune obscurité absolue, et qu’il n’est pas un de ses écrits profonds, tels que son specimen Becherianum, sa zimotechnie, et ses trecenta, qui ne puisse avoir jusqu’à cinq ou six lecteurs dans chaque nation savante.

Stahl a formé un grand nombre de disciples, parmi lesquels Meuder et Neuman, tous deux enlevés par une mort précoce, se sont particulièrement distingués.

Jean Frideric Henckel, un peu plus moderne que Stahl, est admirable dans les connaissances particulières, toujours profondes et liées, qu’il nous a données principalement sur les minéraux, dans sa pyrotologie, et dans sa flora saturnisans, et par la doctrine chimique transcendante qu’il a exposée dans son appropriatio.

Frideric Hoffman, le rival de Stahl, auquel il succéda dans la place de premier médecin du roi de Prusse, a voulu joindre le relief de la Chimie à la gloire qu’il s’était justement acquise par son habileté dans la pratique et dans la théorie de la Médecine. On prétend qu’il n’eut d’autre vocation à la Chimie, que la célebrité de Stahl dans cette patrie : quoi qu’il en sait, il n’est pas chimiste, ses observations toutes petites et isolées, ne sont pas neuves pour la plupart ; et ses dissertations sur les eaux minérales, qui ont été fort admirées et fort copiées, ne sont qu’un mauvais ouvrage bien fait.

Lemery, qui parait absolument avoir ignoré Stahl, nous donna au commencement du siècle plusieurs ouvrages chimiques, entre lesquels sa Chimie lui a fait surtout une réputation considérable, même chez les Allemands, qui l’ont traduite malgré leur richesse en ce genre. Cet ouvrage est effectivement estimable par l’exactitude des opérations, et les observations fréquentes et judicieuses de manuel. Il se distingue du commun des Chimistes pharmaceutiques dans la classe desquels nous l’avons rangé, par une certaine théorie demi-corpusculaire, dont il a orné ou chargé ses opérations. Il a été le seul proprement classique et élémentaire en France, jusqu’à ce qu’en 1723 le nouveau cours de Chimie, selon les principes de Newton et de Stahl, nous apporta le Stahlianisme, et fit la même révolution dans notre Chimie, que les réflexions sur l’attraction que publia M. de Maupertuis dans son discours sur les différentes figures des astres, ont opéré dans notre Physique, en nous faisant recevoir le Newtonianisme.

Dans le même temps trois grands auteurs adaptèrent aux principaux phénomènes chimiques, la théorie de l’attraction ; Newton, sur la fin de sa carrière ; Jean Keil, qui en disputa modestement la gloire à son maître ; et le célèbre Freind, qui les copia et les gâta tous deux : nous avons déjà parlé de leurs succès. Cette théorie qui règne en Angleterre, comme il parait par les ouvrages chimiques de M. Hales, n’a jamais été adoptée chez nous. V. Attraction.

Si je ne fais pas connaître plusieurs savants illustres, qui cultivent aujourd’hui la Chimie avec le plus grand succès, c’est que je n’ai pas cru qu’il me fût permis de leur assigner des ranges.

Le corps, le fond de doctrine chimique, tel qu’il existe aujourd’hui, est contenu dans les tables de Juncker, ouvrage précieux, trop peu cité, et principalement tiré de Stahl. Nos trésors de faits sont les mémoires des académies, et surtout de celles de Paris, de Prusse, et de Suède, C’est dans ces riches collections que sont renfermés les matériaux les plus précieux de cette Physique-chimique, vraiment fondamentale, dont j’ai tâché de faire pressentir les avantages et d’inspirer le gout. C’est aussi dans ce vaste fonds qu’on doit se pourvoir d’un nombre suffisant de connaissances chimiques particulières, qui sont en soi une richesse réelle, et qui doivent au moins nécessairement devancer les notions composées et générales, toujours aussi inutiles, comme source d’instruction, que précieuses et recommandables, comme étant le complément, le faite, le degré suprême des sciences.

Mais tout le fruit qu’on peut tirer des meilleurs ouvrages des Chimistes, toutes les instructions écrites ne peuvent être d’aucun usage, élémentaire et première ; ce n’est pas dans des livres qu’on peut prendre des commencements de Chimie ; cette science doit, comme toutes les sciences-pratiques, être d’abord démontrée aux sens ; nous l’avons déjà observé, et on en est assez généralement convaincu.

Cette première institution, cette étude vraiment élémentaire, cette instruction commençant par l’exercice des sens, on la doit nécessairement chercher dans les leçons publiques et dans les cours particuliers que des Chimistes zélés pour les progrès de leur art ont ouverts depuis quelques années dans les principales villes de l’Europe.

Les cours que M. Rouelle fait à Paris depuis quinze ans, sont, de l’aveu même des étrangers, ce qu’il y a de mieux en ce genre. L’ordre dans lequel les objets particuliers y sont présentés, l’abondance et le choix des exemples, le soin et l’exactitude avec lesquels les opérations y sont exécutées, l’origine et la liaison des phénomènes qu’on y fait observer, les vues neuves, lumineuses, étendues, qui y sont suggérées, les excellents préceptes de manuel qui y sont enseignés, et enfin la bonne, la saine doctrine qu’on y résume de toutes les connaissances particulières ; tous ces avantages, dis-je, font du laboratoire de cet habîle Chimiste une si bonne école, qu’on peut en deux cours, avec des dispositions ordinaires, en sortir assez instruit pour mériter le titre d’amateur distingué, ou d’artiste capable de s’appliquer avec succès aux recherches chimiques. Ce jugement est confirmé par l’exemple de tous les Chimistes Français, dont le premier goût de Chimie est postérieur aux premiers cours de M. Rouelle.

Je n’ai pas cru pouvoir mieux finir cet article, que j’ai uniquement destiné à exciter le goût de la Chimie, qu’en indiquant au lecteur à qui j’aurai pu l’inspirer, la source dans laquelle il pourra le satisfaire avec le plus d’avantage (b)