Nos antiquaires chimistes ne se sont pas contentés de fouiller dans tous les recoins de l'histoire sainte et de l'histoire prophane ; ils se sont emparés des fables anciennes ; et c'est une chose curieuse que les efforts prodigieux et les succès singuliers avec lesquels ils en ont quelquefois détourné le sens vers leur objet. Leurs explications sont-elles plus ridicules, plus forcées, plus arbitraires, que celles des Platoniciens modernes, de Vossius, de Noel le Comte, de Bochart, de Kircher, de Marsham, de Lavaur, de Fourmont, et autres interpretes de la Mythologie, qui ont vu dans ces fables la théologie des anciens, leur astronomie, leur physique, leur agriculture, notre histoire sainte défigurée ? Philon de Biblos, Eusebe, et d'après ceux-ci quelques modernes, ont-ils eu plus ou moins de raison que les premiers auteurs de prétendre que ce n'étaient que des faits historiques déguisés, et de reprocher aux Grecs leur goût pour l'allégorie ? Qui sont les plus fous ou de ceux qui discernent dans des contes surannés la vraie Théologie, la Physique, et une infinité d'autres belles choses ; ou de ceux qui croient que pour y retrouver des procédés chimiques admirables, il ne s'agit que de les développer et que de les dégager de l'alliage poétique ? Sans rien décider là-dessus, je crois qu'on peut assurer qu'en ceci, comme en beaucoup d'autres cas, nous avons fait aux anciens plus d'honneur qu'ils n'en méritaient : comme lorsque nous avons attaché à leurs lais, à leurs usages, à leurs institutions superstitieuses, des vues politiques qu'apparemment ils n'ont guère eues. A tout moment nous leur prêtons notre finesse, et nous nous félicitons ensuite de l'avoir devinée. On trouvera dans les anciennes tout ce qu'on y cherchera. Qu'y devaient chercher des Chimistes ? des procédés ; et ils y en ont découvert.

Qu'était-ce, à leur avis, que cette taison d'or qui occasionna le voyage des Argonautes ? Un livre écrit sur des peaux, qui enseignait la manière de faire de l'or par le moyen de la Chimie. Suidas l'a dit ; mais cette explication est plus ancienne que Suidas : on la rencontre dans le commentaire d'Eusthate sur Denis de Periegete ; celui-ci la rapporte d'après un Charax, cité plusieurs fois dans un traité d'Hermolaus de Bisance, dédié à l'empereur Justinien ; et Jean François de la Mirandole prétend que le scholiaste d'Apollonius de Rhode, et Apollonius lui-même, y ont fait allusion ; l'un dans cet endroit du second livre de ses Argonautiques ; l'autre dans son commentaire,

. Hermès la fit d'or.

Le scholiaste dit sur ce passage, : on dit qu'Hermès la changea en or en la touchant. Conringius incrédule en antiquités chimiques, ose avancer qu'il n'est pas clair dans ces passages qu'il soit question de l'art de faire de l'or.

Si l'on a vu l'art de faire de l'or dans la fable des Argonautes, que ne pouvait-on voir dans celles du serpent tué par Cadmus, dont les dents semées par le conseil de Pallas, produisent des hommes qui s'entre-tuent ; du sacrifice à Hecate, dont parle Orphée ; de Saturne qui coupe les testicules au Ciel son père, et les jette dans la mer, dont l'écume mêlée avec le sang de ces testicules coupés, donna naissance à Vénus ; du même qui dévore ses enfants à mesure qu'ils naissent, excepté le roi et la reine, Jupiter et Junon ; d'Esculape qui revivifie les morts ; de Jupiter transmué en pluie d'or ; du combat d'Hercule et d'Anthée ; des prodiges de la lyre d'Orphée ; de Pirrha et de Deucalion ; de Gorgone qui lapidifie tout ce qui la voit ; de Midas, à qui Bacchus accorda le don fatal de convertir en or tout ce qu'il touchait ; de Jupiter qui emporte Ganimède au ciel, sous la forme d'une aigle ; de Dedale et d'Icare ; du nuage sous lequel Jupiter enveloppé jouit d'Io, et la dérobe à la colere de Junon ; du Phenix qui renait de sa cendre ; du rajeunissement d'Aeson, etc. Aussi Robert Duval, R. Vallensis, prétend-il dans un traité intitulé de veritate et antiquittate artis Chimiae, imprimé en 1602, qu'il n'y a aucune de ces allégories dont on ne trouve la véritable clé dans les procédés de la Chimie.

En effet, quel est le vrai chimiste, le chimiste un peu jaloux de ce qui appartient à son art, qui put se dessaisir sans violence de la fable des travaux d'Hercule ; de l'enlevement des pommes du jardin des Hespérides, après la défaite du dragon qui les gardait ; de la destruction du lion de la forêt de Nemié ; de la biche aux pieds d'airain, tuée sur le mont Menale, etc. Oh si les Chimistes avaient été plus érudits, ou plutôt les érudits (Kircher par exemple) plus chimistes, quelle moisson d'interprétations à faire n'auraient-ils pas trouvée dans les sentences de Zoroastre, les hymnes d'Orphée, les symboles de Pythagore, les emblèmes, les hiéroglyphes, les tables mystiques, les énigmes, les gryphes, les paroemies, et tous les autres instruments de l'art de voiler la vérité, dont on se servait dans les temps où elle était autant respectée qu'elle mérite de l'être, où le peuple bien apprécié était jugé indigne de la connaitre, où l'on croyait que c'était la prostituer que de l'exposer toute nue aux yeux du vulgaire, et où le philosophe jaloux d'élever une barrière entre lui et le reste des hommes, était moins à blâmer de la manie qu'il avait de la cacher, que de celle de faire croire qu'il la cachait ; car on peut regarder la première comme infiniment meilleure que cette indiscrétion qui l'a divulguée depuis par tant de colléges, tant de facultés, tant d'académies plantées, comme disait le moine Bacon, in omni castro et in omni burgo. Les douze classes ou chefs d'explications dans lesquels Kircher a divisé son gymnasium hieroglyphicum, se seraient réduites par quelques connaissances de la Chimie, à la dixième seule, où il aurait encore été infiniment moins court et plus hardi. Si M. Jablonski avait été chimiste, il se serait bien gardé de voir dans la fameuse table d'Isis, si heureusement sauvée par le célèbre cardinal Pietro Bembo, du sac de Rome par le connétable de Bourbon, la suite des fêtes célébrées en Egypte durant toute l'année (voyez Miscell. Berolin. tom. VI.) ; mais bien au lieu d'un almanach de cabinet égyptien, un tableau du procédé divin de la transmutation hermétique. Au reste, ceux qui seront curieux de savoir comment les Chimistes l'emportent sur les simples érudits, comme interpretes de l'histoire et de la fable, peuvent consulter principalement Majeri arcana arcanorum omnium arcanissima, et plusieurs ouvrages de P. J. Fabre de Castelnaudari (Faber Castrinovidariensis), médecin de Montpellier, surtout son Panchimicum, son Hercules Piochimicus, et son Alchimista christianus.

Au lieu de ce détail, voici une de ces explications qui pourra recréer quelques lecteurs : elle est du célèbre Blaise Vigenere. Cet auteur prétend qu'il faut entendre, par la fable de Promethée puni pour avoir dérobé le feu du ciel, que " les dieux envièrent le feu aux hommes, pour ce que par le moyen d'icelui ils sont venus à pénétrer dans les plus profonds et cachés secrets de la nature, de laquelle on ne peut bonnement découvrir et connaitre les manières de procéder, tant elle opère ratièrement, sinon que par son contre-pié, que les Grecs appellent , la résolution et séparation des parties élémentaires qui se fait par le feu, dont procede l'exécution de tous les artifices presque que l'esprit de l'homme s'est inventé. Si que les premiers n'avaient autre instrument et outil que le feu, comme on a pu voir modernement ès découvertes des Indes occidentales ; Homère, en l'hymne de Vulcain, met qu'icelui assisté de Minerve, enseignèrent aux humains leurs artifices et beaux ouvrages, ayant auparavant accoutumé d'habiter en des cavernes et rochers creux à guise des bêtes sauvages. Voulant inférer par Minerve la déesse des Arts et Sciences, l'entendement et industrie, et le feu par Vulcain qui les met à exécution. Par quoi les Egyptiens avaient coutume de marier ces deux déités ensemble (mariage respectable), ne voulant par-là dénoter autre chose, sinon que de l'entendement procede l'invention de tous les Arts et Métiers ; que le feu pais après effectue, et met de puissance en action ; nam agens in toto hoc mundo, dit Johancius, non est aliud quam ignis et calor,