Le comique n'étant qu'une relation, il doit perdre à être transplanté ; mais il perd plus ou moins en raison de sa bonté essentielle. S'il est peint avec force et vérité, il aura toujours, comme les portraits de Vandeyk et de Latour, le mérite de la peinture, lors même qu'on ne sera plus en état de juger de la ressemblance ; et les connaisseurs y apercevront cette âme et cette vie, qu'on ne rend jamais qu'en imitant la nature. D'ailleurs si le comique porte sur des caractères généraux et sur quelque vice radical de l'humanité, il ne sera que trop ressemblant dans tous les pays et dans tous les siècles. L'avocat patelin semble peint de nos jours. L'avare de Plaute a ses originaux à Paris. Le misantrope de Moliere eut trouvé les siens à Rome. Tels sont malheureusement chez tous les hommes le contraste et le mélange de l'amour propre et de la raison, que la théorie des bonnes mœurs et la pratique des mauvaises, sont presque toujours et par-tout les mêmes. L'avarice, cette avidité insatiable qui fait qu'on se prive de tout pour ne manquer de rien ; l'envie, ce mélange d'estime et de haine pour les avantages qu'on n'a pas ; l'hypocrisie, ce masque du vice déguisé en vertu ; la flatterie, ce commerce infame entre la bassesse et la vanité : tous ces vices et une infinité d'autres, existeront par-tout où il y aura des hommes, et par-tout ils seront regardés comme des vices. Chaque homme méprisera dans son semblable ceux dont il se croira exempt, et prendra un plaisir malin à les voir humilier ; ce qui assure à jamais le succès du comique qui attaque les mœurs générales.

Il n'en est pas ainsi du comique local et momentané. Il est borné pour les lieux et pour les temps, au cercle du ridicule qu'il attaque ; mais il n'en est souvent que plus louable, attendu que c'est lui qui empêche le ridicule de se perpétuer et de se répandre, en détruisant ses propres modèles ; et que s'il ne ressemble plus à personne, c'est que personne n'ose plus lui ressembler. Ménage qui a dit tant de mots, et qui en a dit si peu de bons, avait pourtant raison de s'écrier à la première représentation des précieuses ridicules : courage Moliere, voilà le bon comique. Observons, à-propos de cette pièce, qu'il y a quelquefois un grand art à charger les portraits. La méprise des deux provinciales, leur empressement pour deux valets travestis, les coups de bâton qui font le dénouement, exagèrent sans-doute le mépris attaché aux airs et au ton précieux ; mais Moliere, pour arrêter la contagion, a usé du plus violent remède. C'est ainsi que dans un dénouement qui a essuyé tant de critiques, et qui mérite les plus grands éloges, il a osé envoyer l'hypocrite à la greve. Son exemple doit apprendre à ses imitateurs à ne pas ménager le vice, et à traiter un méchant homme sur le théâtre comme il doit l'être dans la société. Par exemple, il n'y a qu'une façon de renvoyer de dessus la scène un scélérat qui fait gloire de séduire une femme pour la déshonorer : ceux qui lui ressemblent trouveront mauvais le dénouement ; tant mieux pour l'auteur et pour l'ouvrage.

Le genre comique français, le seul dont nous traiterons ici, comme étant le plus parfait de tous (voyez COMEDIE), se divise en comique noble, comique bourgeois, et bas comique. Comme on n'a fait qu'indiquer cette division dans l'article COMEDIE, on Ve la développer dans celui-ci. C'est d'une connaissance profonde de leurs objets, que les Arts tirent leurs règles, et les auteurs leur fécondité.

Le comique noble peint les mœurs des grands, et celles-ci diffèrent des mœurs du peuple et de la bourgeoisie, moins par le fond que par la forme. Les vices des grands sont moins grossiers, leurs ridicules moins choquans ; ils sont même, pour la plupart, si bien colorés par la politesse, qu'ils entrent dans le caractère de l'homme aimable : ce sont des poisons assaisonnés que le spéculateur décompose ; mais peu de personnes sont à portée de les étudier, moins encore en état de les saisir. On s'amuse à recopier le petit maître sur lequel tous les traits du ridicule sont épuisés, et dont la peinture n'est plus qu'une école pour les jeunes gens qui ont quelque disposition à le devenir ; cependant on laisse en paix l'intrigante le bas orgueilleux, le prôneur de lui-même, et une infinité d'autres dont le monde est rempli : il est vrai qu'il ne faut pas moins de courage que de talent pour toucher à ces caractères ; et les auteurs du faux-sincère et du glorieux ont eu besoin de l'un et de l'autre : mais aussi ce n'est pas sans effort qu'on peut marcher sur les pas de l'intrépide auteur du tartuffe. Boileau racontait que Moliere, après lui avoir lu le misantrope, lui avait dit : vous verrez bien autre chose. Qu'aurait-il donc fait si la mort ne l'avait surpris, cet homme qui voyait quelque chose au-delà du misantrope ? Ce problème qui confondait Boileau, devrait être pour les auteurs comiques un objet continuel d'émulation et de recherches ; et ne fût-ce pour eux que la pierre philosophale, ils feraient du moins en la cherchant inutilement, mille autres découvertes utiles.

Indépendamment de l'étude réfléchie des mœurs du grand monde, sans laquelle on ne saurait faire un pas dans la carrière du haut comique, ce genre présente un obstacle qui lui est propre, et dont un auteur est d'abord effrayé. La plupart des ridicules des grands sont si bien composés, qu'ils sont à peine visibles. Leurs vices surtout ont je ne sai quoi d'imposant qui se refuse à la plaisanterie : mais les situations les mettent en jeu. Quoi de plus sérieux en soi que le misantrope ? Moliere le rend amoureux d'une coquette ; il est comique. Le tartuffe est un chef-d'œuvre plus surprenant encore dans l'art des contrastes : dans cette intrigue si comique, aucun des principaux personnages ne le serait, pris séparément ; ils le deviennent tous par leur opposition. En général, les caractères ne se développent que par leurs mélanges.

Les prétentions déplacées et les faux airs font l'objet principal du comique bourgeois. Les progrès de la politesse et du luxe l'ont rapproché du comique noble, mais ne les ont point confondus. La vanité qui a pris dans la bourgeoisie un ton plus haut qu'autrefois, traite de grossier tout ce qui n'a pas l'air du beau monde. C'est un ridicule de plus, qui ne doit pas empêcher un auteur de peindre les bourgeois avec les mœurs bourgeoises. Qu'il laisse mettre au rang des farces Georges Dandin, le Malade imaginaire, les Fourberies de Scapin, le Bourgeais gentilhomme, et qu'il tâche de les imiter. La farce est l'insipide exagération, ou l'imitation grossière d'une nature indigne d'être présentée aux yeux des honnêtes gens. Le choix des objets et la vérité de la peinture caractérisent la bonne comédie. Le Malade imaginaire, auquel les Médecins doivent plus qu'ils ne pensent, est un tableau aussi frappant et aussi moral qu'il y en ait au théâtre. Georges Dandin, où sont peintes avec tant de sagesse les mœurs les plus licentieuses, est un chef-d'œuvre de naturel et d'intrigue ; et ce n'est pas la faute de Moliere si le sot orgueil plus fort que ses leçons, perpétue encore l'alliance des Dandins avec les Sotenvilles. Si dans ces modèles on trouve quelques traits qui ne peuvent amuser que le peuple, en revanche combien de scènes dignes des connaisseurs les plus délicats ?

Boileau a eu tort, s'il n'a pas reconnu l'auteur du Misantrope dans l'éloquence de Scapin avec le père de son maître ; dans l'avarice de ce vieillard ; dans la scène des deux pères ; dans l'amour des deux fils, tableaux dignes de Térence ; dans la confession de Scapin qui se croit convaincu ; dans son insolence dès qu'il sent que son maître a besoin de lui, etc. Boileau a eu raison, s'il n'a regardé comme indigne de Moliere que le sac où le vieillard est enveloppé : encore eut-il mieux fait d'en faire la critique à son ami vivant, que d'attendre qu'il fût mort pour lui en faire le reproche.

Pourceaugnac est la seule pièce de Moliere qu'on puisse mettre au rang des farces ; et dans cette farce même on trouve des caractères ; tel que celui de Sbrigani, et des situations telles que celle de Pourceaugnac entre les deux médecins, qui décelent le grand maître.

Le comique bas, ainsi nommé parce qu'il imite les mœurs du bas peuple, peut avoir, comme les tableaux flamands, le mérite du coloris, de la vérité et de la gaieté. Il a aussi sa finesse et ses grâces ; et il ne faut pas le confondre avec le comique grossier : celui-ci consiste dans la manière ; ce n'est point un genre à part, c'est un défaut de tous les genres. Les amours d'une bourgeoise et l'ivresse d'un marquis, peuvent être du comique grossier, comme tout ce qui blesse le goût et les mœurs. Le comique bas au contraire est susceptible de délicatesse et d'honnêteté ; il donne même une nouvelle force au comique bourgeois et au comique noble, lorsqu'il contraste avec eux. Moliere en fournit mille exemples. Voyez dans le Dépit amoureux, la brouillerie et la réconciliation entre Mathurine et gros-René, où sont peints dans la simplicité villageaise les mêmes mouvements de dépit et les mêmes retours de tendresse, qui viennent de se passer dans la scène des deux amants. Moliere, à la vérité, mêle quelquefois le comique grossier avec le bas comique. Dans la scène que nous avons citée, voilà ton demi-cent d'épingles de Paris, est du comique bas. Je voudrais bien aussi te rendre ton potage, est du comique grossier. La paille rompue, est un trait de génie. Ces sortes de scènes sont comme des miroirs où la nature, ailleurs peinte avec le coloris de l'art, se répète dans toute sa simplicité. Le secret de ces miroirs serait-il perdu depuis Moliere ? Il a tiré des contrastes encore plus forts du mélange des comiques. C'est ainsi que dans le Festin-de-Pierre, il nous peint la crédulité de deux petites villageaises, et leur facilité à se laisser séduire par un scélérat dont la magnificence les éblouit. C'est ainsi que dans le Bourgeais gentilhomme, la grossiereté de Nicole jette un nouveau ridicule sur les prétentions impertinentes et l'éducation forcée de M. Jourdain. C'est ainsi que dans l'Ecole des femmes l'imbécillité d'Alain et de Georgette si bien nuancée avec l'ingénuité d'Agnès, concourt à faire réussir les entreprises de l'amant, et à faire échouer les précautions du jaloux.

Qu'on nous pardonne de tirer tous nos exemples de Moliere ; si Ménandre et Térence revenaient au monde, ils étudieraient ce grand maître, et n'étudieraient que lui. Cet article est de M. de Marmontel.