Les prodiges de cette espèce ne méritent donc guère de croyance. Quand on lit que les Pénates apportés par Enée à Lavinium ne purent être transférés de cette dernière ville à Albe par Ascanius, et qu'ils revinrent d'eux-mêmes à Lavinium tout autant de fois qu'on les en tira pour les porter à Albe ; quand on lit que le Jupiter Terminalis ne put être remué de sa place lors de la construction du capitole ; quand on lit que le devin Accius Navius trancha un caillou en deux d'un coup de rasoir, pour convaincre l'incrédulité d'un roi de Rome qui méprisait les augures et la divination étrusque ; que la vestale Aemilia puisa de l'eau dans un crible percé ; qu'une autre tira à bord avec sa ceinture un vaisseau engravé, que les plus grandes forces n'avaient pu ébranler ; qu'une autre vestale alluma miraculeusement avec un pan de sa robe le feu sacré qui s'était éteint par son imprudence, et que ces miracles se sont faits par une protection particulière du ciel, qui voulait les justifier contre des accusations calomnieuses, on doit regarder ces faits et tous ceux qui leur ressemblent, comme des fables inventées par des prêtres corrompus, et reçus par une populace ignorante et superstitieuse.

Le consentement des peuples disposés à tout croire, sans avoir jamais rien vu, et qui sont toujours les dupes volontaires de ces sortes d'histoires, ne peut avoir guère plus de force pour nous les faire recevoir que le témoignage des prêtres païens, qui ont été en tout pays et en tout temps trop intéressés à faire valoir ces sortes de miracles, pour en être des garants bien surs.

Les prodiges de la seconde classe sont des effets purement naturels, mais qui arrivant moins fréquemment et paraissant contraires au cours ordinaire de la nature, ont été attribués à une cause surnaturelle par la superstition des hommes effrayés à la vue de ces objets inconnus. D'un autre côté, l'adresse des politiques qui savaient en tirer parti pour inspirer aux peuples des sentiments conformes à leurs desseins, a fait regarder ces effets étonnans tantôt comme une expression du courroux du ciel, tantôt comme une marque de la réconciliation des dieux avec les humains ; mais cette dernière interprétation était bien plus rare, la superstition étant une passion triste et fâcheuse, qui s'emploie plus souvent à effrayer les hommes qu'à les tranquilliser, ou à les consoler dans leurs malheurs.

Je range presque tous ces prodiges sous cette dernière classe, étant persuadé que la plus grande partie de ces événements merveilleux ne sont, en les réduisant à leur juste valeur, que des effets naturels, souvent même assez communs. Lorsque l'esprit des hommes est une fois monté sur le ton superstitieux, tout devient à leurs yeux prodige et miracle, selon la réflexion judicieuse de Tite-Live, multa ea hyeme prodigia facta, aut, quod evenire solet, motis semel in religionem animis, multa nuntiata, et temerè credita sunt.

Je ne prétends cependant pas m'engager à parler ici de toutes les différentes espèces de prodiges ; les uns ne sont que des naissances monstrueuses d'hommes ou d'animaux qui effrayaient alors les nations entières, et qui servent aujourd'hui d'amusement aux Physiciens ; d'autres ne sont que des faits puérils et souvent même absurdes, dont la plus vîle populace a fait des prodiges, et où l'on a cru pouvoir apprendre la volonté des dieux : tels étaient les conjectures des augures sur le chant, le vol et la manière de manger de certains oiseaux : telles étaient les prédictions des aruspices à l'occasion de la disposition des entrailles d'une victime ; telle était l'apparition d'un serpent, d'un loup, ou de tel autre animal que le hasard faisait rencontrer sous les yeux de celui qui était près d'entreprendre quelque action. Je n'entre point dans l'examen de ces prodiges vulgaires, dont Ciceron a si spirituellement étalé le ridicule dans ses livres de la divination ; les prodiges dignes d'être examinés sont des phénomènes ou apparences dans l'air, et des météores singuliers par leur nature ou par les circonstances qui les accompagnaient.

Il est fait mention, par exemple, en cent endroits de Tite-Live, de Pline, de Julius Obséquents, et des autres historiens, de ces pluies prodigieuses de pierres, de cendres, de briques cuites, de chair, de sang, etc. dont nous avons fait un article particulier. Voyez PLUIE prodigieuse, (Physique)

On lit aussi dans les mêmes historiens tantôt que le ciel a paru enflammé, coelum arsisse, tantôt que le soleil, ou du-moins un corps lumineux semblable à cet astre, s'est montré au milieu de la nuit ; que l'on a Ve en l'air des armées brillantes de lumière, et cent autres faits de cette nature, qui simplifiés étaient des météores, des phénomènes de lumière et des aurores boréales.

Le commun des modernes ou de ceux qui n'ayant pris qu'une légère teinture de philosophie, se croient en droit de nier la possibilité des effets dont ils ne peuvent imaginer la cause naturelle, prennent le parti de récuser le témoignage des anciens qui les rapportent, sans penser que ces historiens décrivant la plupart des faits publics et connus de leur temps, méritent qu'on leur accorde la croyance que nous ne refusons pas aux écrivains modernes, lorsqu'ils rapportent des faits dont nous n'avons pas été témoins.

Voilà à-peu-près toutes les différentes espèces de prodiges physiques qui sont rapportés dans les anciens. Ils faisaient une partie considérable de l'histoire ; et quoiqu'ils n'eussent par eux-mêmes aucune liaison naturelle avec les événements politiques, l'adresse de ceux qui gouvernaient mettant la superstition des peuples à profit, ils se servaient de ces prodiges comme de motifs puissants pour faire prendre des résolutions importantes, et comme des moyens pour faciliter l'exécution des entreprises les plus considérables. Les anciens historiens ont donc eu raison de faire si souvent mention de ces prodiges, et ils ne pouvaient prévoir qu'il y aurait un temps où les hommes n'y feraient attention que pour en rechercher la cause physique, et pour satisfaire un léger mouvement de curiosité.

On reproche aux anciens historiens qu'ils rapportent ces prodiges comme étant persuadés non-seulement de leur vérité, mais encore de leur liaison avec les événements historiques, et cela parce qu'ils les joignent ordinairement ensemble. Il est facîle de répondre à cette critique. Premièrement, quand il serait vrai que tous ces historiens eussent regardé les prodiges de cette façon, je ne sai si c'est un reproche bien fondé. La croyance aux prodiges et à la divination conjecturale faisait une partie de la religion chez les anciens, et l'on ne doit pas blâmer un historien pour n'avoir point attaqué dans ses ouvrages les traditions religieuses de la société, au milieu de laquelle il est et pour laquelle il écrit ; d'ailleurs ce n'est pas toujours une preuve qu'il en soit bien persuadé ; Ciceron, par exemple, qui ne passera jamais pour un homme trop crédule, rapporte dans sa troisième harangue contre Catilina, n°. 18. tous les prodiges par lesquels les dieux avaient averti la république du danger qui la menaçait, et cela du ton le plus dévot du monde. Néanmoins ce même Ciceron se moquait des prodiges avec ses amis, et ne les regardait que comme des effets produits par une cause physique et nécessaire : Ut ordiar ab aruspicinâ, quam ego reipublicae causâ communisque religionis colendam censeo ; sed soli summus ; licet verum exquirere sine invidiâ, dit-il, lorsqu'il parle en philosophe.

Mais, ajoute-t-on, ces historiens ne rapportent jamais des prodiges que dans des temps de guerre, et lorsqu'il arrive quelques événements surprenans. Je réponds 1° que ces écrivains n'ont point eu dessein de transmettre à la postérité la connaissance de tous les prodiges, mais seulement de ceux qui ont fait une forte impression sur l'esprit des peuples, et que l'on a regardés comme les signes de ces événements : 2° pour me servir des paroles de Ciceron en parlant de la même matière : Haec in bello, plura et majora videntur timentibus : eadem non tam animadvertant in pace. Les mêmes peuples, qui ne font aucune attention aux prodiges qu'ils aperçoivent pendant la paix, sont frappés de tous ceux qui se montrent pendant la guerre, lorsque la crainte des malheurs qui les menacent a tourné leurs esprits vers la dévotion : Quod evenire solet, dit Tite-Live, motis semel in religionem animis multa nuntiata et temerè credita.

Concluons qu'il n'est pas étonnant que les historiens aient joint l'observation de certains prodiges avec les événements importants ; ils n'ont fait qu'imiter la conduite des peuples dont ils écrivaient l'histoire, et dont ils nous voulaient dépeindre le caractère. Les plus sensés nous en ont dit assez pour nous apprendre qu'ils n'étaient pas les dupes de la croyance populaire, mais quand ils ne l'auraient pas fait et qu'ils seraient convaincus de s'y être livrés, je ne sai, pour le répéter encore, s'ils seraient fort blâmables d'avoir été de la religion de leur pays, et d'avoir cru avec le reste de leurs concitoyens que certains phénomènes rares et étonnans pouvaient être le signe de la volonté des dieux.

Ces phénomènes étaient véritables et réels pour la plupart, et plusieurs exemples rapportés par les modernes prouvent qu'ils se rencontrent encore de temps en temps à nos yeux, et que l'on aurait grand tort d'insulter à la bonne foi des anciens qui en ont fait mention dans leurs ouvrages.

La Philosophie moderne, en même temps qu'elle a éclairé et perfectionné les esprits, les a néanmoins rendus quelquefois trop décisifs. Sous prétexte de ne se rendre qu'à l'évidence, ils ont cru pouvoir nier l'existence de toutes les choses qu'ils avaient peine à concevoir, sans faire réflexion qu'ils ne devaient nier que les faits dont l'impossibilité est évidemment démontrée, c'est-à-dire qui impliquent contradiction.

D'ailleurs il y a non-seulement différents degrés de certitude et de probabilité, mais encore différents genres d'évidence ; la Morale, l'Histoire, la Critique et la Physique ont la leur, comme la Métaphysique et les Mathématiques, et l'on aurait tort d'exiger, dans l'une de ces sciences, une évidence d'un autre genre que le sien. Le parti le plus sage, lorsque la vérité ou la fausseté d'un fait qui n'a rien d'impossible en lui-même, n'est pas évidemment démontrée, le parti le plus sage, dis-je, serait de se contenter de le révoquer en doute, sans le nier absolument ; mais la suspension et le doute ont toujours été, et seront toujours un état violent pour le commun des hommes même philosophes.

La même paresse d'esprit qui porte le vulgaire à croire les faits les plus extraordinaires sans preuves suffisantes, produit un effet contraire dans plusieurs physiciens ; ils prennent le parti de nier les faits qu'ils ont quelque peine à concevoir, et cela pour s'épargner la peine d'une discussion et d'un examen fatiguant. C'est encore par une suite de la même disposition d'esprit qu'ils affectent de faire si peu de cas de l'étude, de l'érudition, ils trouvent bien plus commode de la mépriser que de travailler à l'acquérir, et ils se contentent de fonder ce mépris sur le peu de certitude qui accompagne ces connaissances, sans penser que les objets de la plupart de leurs recherches ne sont nullement susceptibles de l'évidence mathématique, et ne donneront jamais lieu qu'à des conjectures plus ou moins probables du même genre que celles de la Critique et de l'Histoire, et pour lesquelles il ne faut pas une plus grande sagacité que pour celles qui servent à éclaircir l'antiquité.

Enfin ils devraient faire réflexion que pour l'intérêt même de la Physique et peut-être encore de la Métaphysique, il importerait d'être instruits de bien des faits rapportés par les anciens, et des opinions qu'ils ont suivies. Les hommes des états civilisés ont eu à-peu-près autant d'esprit dans tous les temps, ils n'ont différé que par la manière de l'employer ; quand même il serait vrai que notre siècle eut acquis une méthode de raisonner, inconnue à l'antiquité, ne nous flattons pas d'avoir donné par-là une étendue assez grande à notre esprit pour qu'il doive mépriser les connaissances et les réflexions de ceux qui nous ont précédés. (D.J.)