Il n'y a pas longtemps que l'on ignorait encore une manière de moudre les blés et autres grains destinés à la subsistance des hommes, suivant laquelle une même quantité de grains produit en farine environ un quinzième de plus que la mesure ordinaire par la mouture actuelle et ordinaire.

Le sieur Malisset, boulanger de Paris, artisan distingué, vient de prouver par des expériences de cette nouvelle méthode, faites à la fin de 1760, et au commencement de 1761, dans les hôpitaux de Paris, et sous les yeux des premiers magistrats de police, que l'on pouvait oeconomiser par année 80000 liv. sur la dépense que font les hôpitaux pour le pain qui se consomme par les pauvres, et cependant leur en fournir d'une qualité infiniment supérieure, plus nourrissant et surtout plus agréable, et aussi blanc que celui qui se mange dans toutes les maisons particulières.

Quand il n'en devrait résulter que ce bien en faveur des pauvres, c'en serait toujours un fort grand que d'avoir enseigné les moyens de les en faire jouir ; mais si cette importante oeconomie devait encore tourner à leur avantage, et servir à améliorer le traitement qu'on leur fait sur les autres parties de leur nourriture, il faudrait joindre à l'estime que l'on doit au sieur Malisset tous les éloges que mériteraient les effets de son zéle. Il n'est pas l'inventeur de cette méthode, elle est pratiquée pour environ un tiers des farines qui se consomment à Paris ; il y a déjà longtemps que l'usage en est établi dans la Beauce, et dans quelques autres provinces ; mais elle était si peu connue à Paris, que les hôpitaux même qui ont un si grand intérêt d'oeconomiser, l'ignoraient : il faut donc savoir gré à celui qui s'est donné des soins pour en étendre la connaissance ; et qui a eu assez de courage pour s'exposer à toutes les contrariétés qu'on doit s'attendre à éprouver lorsqu'on entreprend de changer d'anciens usages pour y en substituer des meilleurs.

Nous allons donner le détail du produit des grains convertis en farine par l'une et l'autre manière.

Nous appellerons la dernière mouture par oeconomie : on jugera par la différence des produits, des avantages de cette dernière méthode.

Nous nous servirons pour ces appréciations de la mesure de Paris, comme la plus connue, tant pour les grains que pour les farines.

Les farines se vendent à la mesure, et la plus ordinaire est le boisseau ; mais on désigne les grosses quantités, celles qui s'exposent et qui se consomment en total sur les marchés, par le nombre des sacs.

Un sac de farine, suivant l'usage de la halle de Paris, doit être de 325. liv. pesant.

On emploie pour le produire deux septiers de blé pesant 240 liv. chacun, suivant l'évaluation ordinaire du poids de cette mesure.

Il ne faut entendre dans tout ce que nous dirons des farines que celles de froment : les portions seront faciles à établir pour les autres espèces de grains, si l'on juge à propos d'en faire l'opération.

Les deux septiers de blé que l'on a déjà dit peser en total 480 liv. produisent par la mouture ordinaire et généralement pratiquée jusqu'à présent, 325 à 327 liv. de farine, 125 liv. de son.

La farine est de trois espèces.

La première que l'on appelle farine de blé, ou fleur de farine, consiste en 170 liv. qui fait environ moitié des 325 liv. de produit au total.

La seconde, d'une qualité très-inférieure, forme à-peu-près 80 liv. pesant.

Le surplus se divise en deux parties ; la première, de grain blanc ; la seconde, de grain gris.

On sépare le son en trois classes : les premiers que l'on appelle sons proprement dits, s'emploient ordinairement à la nourriture des chevaux.

Les seconds qu'on nomme les recoupes, se consomment par les vaches ou autres bestiaux d'une espèce à-peu-près semblable.

Les troisiemes sont les recoupettes : les Amidonniers en tirent encore suffisamment de farine pour fabriquer la poudre à poudrer et l'amidon.

La même quantité de grain par la mouture oeconomique, c'est-à-dire par la nouvelle méthode, produit 340 liv. de farine de quatre espèces.

170 livres ou moitié de farine pure, ou fleur de farine.

L'autre moitié se divise en farine de premier grain, farine de second et farine de troisième grain.

La quantité des deux premières est de 155 livres, celle de la dernière, d'environ 15 liv. pesant.

Indépendamment de ces farines, on tire encore des mêmes grains 120 liv. de son, que l'on distingue en trois qualités.

1°. 14 boisseaux de gros son, pesant en total 70 livres.

2°. 6 boisseaux de la seconde qualité, pesant 40 livres.

3°. Un boisseau du poids de 100 livres.

Ces sons se consomment de la même manière que ceux dont on a parlé en détaillant le produit par la mouture ordinaire.

On voit par ces différents produits que, suivant cet ancien usage, on ne tire de deux setiers de blé, mesure de Paris pesant 480 liv. que 352 liv. de farine de toutes espèces, et que la même quantité de grain produit 340 liv. de farine presqu'en total de la première qualité par la mouture oeconomique.

Cet avantage est un des moindres de cette méthode ; des 325 liv. de farine provenant de la première façon de moudre, il n'y a que la première qui ne forme qui 170 liv. dont on puisse faire du pain blanc ; on mêle la seconde farine avec celle d'après, que l'on appelle de grain blanc, pour fabriquer du pain bis-blanc.

Le surplus, c'est-à-dire la farine de grain gris, est si inférieure, que le pain qui en provient ne peut être consommé à Paris, il est trop bis et trop médiocre.

Le mélange de toutes ces espèces de farine est ce qui compose le pain que l'on appelle de ménage ; mais la qualité en est infiniment moins bonne que celle qui résulte du mélange de toutes les farines produites par la mouture oeconomique.

En effet, suivant cette méthode, la réunion de toutes les farines forme un tout bien plus parfait ; le pain qui en provient est plus beau, plus blanc, d'un meilleur goût et d'une qualité très-supérieure à celui même de la première farine de l'autre mouture.

Cette supériorité est produite, comme on vient de le dire, par le mélange même de ces farines ; celles de premier et de second grain qu'on incorpore avec la première, par la mouture oeconomique, ont plus de consistance que celle à laquelle elles sont jointes : celle-ci qui est fine, plus délicate, c'est la fine fleur ; les autres conservent plus de substances entièrement purgées de son qui pourrait diminuer leur qualité ; elles ajoutent de la force et de la qualité à la première, sans altérer sa finesse : et à l'exception de 15 liv. de farine du troisième grain, toutes celles que produisent les grains moulus par oeconomie, sont employées pour la première qualité de pain, il n'y a même que les boulangers qui en retranchent la très-petite quantité du troisième grain, attendu qu'il pourrait nuire à l'extrême blancheur que doit avoir leur pain, pour en avoir un débit plus facile.

Ainsi la mouture par oeconomie joint à l'avantage de produire un quinzième de plus, celui de rendre toutes les farines assez parfaites pour être employées à une seule et même qualité de pain qui est la première ; au lieu que par la mouture ordinaire, il n'y a que 170 liv. de farine qui puissent servir à cette fabrication ; le surplus est employé, comme on l'a déjà dit, à faire du pain bis-blanc, et même plus inférieur encore ; la différence du prix de ce pain avec celui du pain qui se fabrique avec les farines de la mouture oeconomique, indique assez la méthode qu'il faut préferer, rien que pour cette seule partie.

Il serait donc inutîle d'insister davantage sur celle de ces méthodes qui mérite cette préférence, il vaut mieux faire connaître en quoi elle diffère de l'autre.

Cette différence d'où résulte réellement le bénéfice, ne consiste qu'en ce que par la première méthode il reste beaucoup de son dans les farines, et plus encore de farine dans les sons ; au lieu que la nouvelle dégage l'une et l'autre, et en fait exactement le départ.

La mouture par oeconomie, n'est autre chose que l'art de bien séparer ces matières, d'extraire des sons toutes les parties de farine que la mouture ordinaire y laisse, et d'expulser entièrement le son des farines ; c'est en quoi consiste toute la supériorité de cette mouture, et d'où provient le bénéfice qu'elle procure.

L'ancienne manière produit moins de son en quantité, cela doit être ainsi, puisqu'il en reste beaucoup dans les farines ; mais il est plus pesant, la farine qui y reste doit nécessairement le rendre tel.

Par la raison contraire la mouture oeconomique produit plus de son ; mais il est plus léger, parce qu'il est réduit à la simple écorce du blé très-broyée et tout à fait épurée de farine.

Il n'y a que le mélange du son qui reste avec les farines dans la mouture ordinaire qui puisse rendre de qualités différentes celles qui proviennent des mêmes grains.

Dans cette méthode, la première et la seconde farine extraites, on répare une fois seulement les issues ; le blutage acheve ensuite cette opération.

Dans la mouture oeconomique les issues sont réparées jusqu'à quatre fais, et les trois premières farines sont encore mêlées ensemble sous la meule ; il doit nécessairement résulter de cette manière une plus grande quantité de farine d'une égale quantité de grain.

L'évaporation est plus considérable du double par ce procédé que par l'autre ; la division ne saurait être plus grande sans produire cet effet ; mais ce déchet est remplacé et au-delà, puisque malgré sa perte, on a encore un quinzième de farine de bénéfice.

Les frais en sont aussi plus forts ; un setier de blé est beaucoup plus long à moudre quand on répare quatre fois les issues, qu'en suivant la méthode ordinaire, il est juste que le meunier soit payé du temps pendant lequel on occupe son moulin, mais on retrouve encore cette augmentation de dépense dans le bénéfice en matière que cet usage procure : d'ailleurs s'il devenait plus général, ses frais diminueraient et deviendraient moindres que ceux de l'ancienne methode ; il exige beaucoup moins d'espace et beaucoup moins d'ouvriers, ainsi la main-d'œuvre diminuerait, et conséquemment le droit de mouture.

Les avantages de la méthode que nous indiquons ne sont pas à négliger, principalement pour les provinces ou les états qui ne produisent de grains que ce qu'il en faut pour la consommation des habitants, ou qui ne produisent pas suffisamment. L'oeconomie annuelle d'un quinzième sur tous les grains qui se consomment, suffirait souvent pour garantir de la disette, ou du-moins pour parer à ses premiers inconvéniens, et donner le temps de se procurer des secours plus abondants pour s'en mettre tout à fait à l'abri ; c'est aux administrateurs à juger du mérite de ces réflexions ; elles pourraient être moins étendues, et peut-être jugera-t-on que le sujet n'en exigeait pas de si détaillées ; mais elles ont pour motif le bien public, il n'y a point de petits intérêts dans cette partie, et l'on ne peut trop indiquer les moyens de le procurer. Article de M. d'AMILAVILLE.