Du terme de diplome est sorti celui de diplomatique, qui est la science et l'art de connaître les siècles où les diplomes ont été faits, et qui suggère en même temps les moyens de vérifier la vérité et la fausseté de ceux qui pourraient avoir été altérés, contrefaits, et imités, pour les substituer quelquefois à des titres certains et à de véritables diplomes ; ce qui s'est pratiqué, ou pour réparer la perte qu'on aurait faite des vrais diplomes, ou pour augmenter les grâces, droits, privilèges, immunités, que les princes ont accordés à quelques communautés ecclésiastiques ou séculières.

J'ai dit que la diplomatique était la science et l'art de discerner les vrais titres d'avec ceux qui étaient ou faux ou supposés : par-là on voit qu'elle renferme quelque partie de science, par l'usage qu'on doit faire dans ce discernement de la connaissance exacte de la chronologie qui était différemment pratiquée chez les différentes nations. Ainsi l'ancienne chronologie d'Espagne n'était pas la même que la nôtre ; et celle des Grecs et des Orientaux en est encore plus éloignée ; mais celle d'Italie l'est beaucoup moins. Cette partie est essentielle, parce qu'il est quelquefois arrivé de mettre dans ces sortes d'actes falsifiés une chronologie qui n'était pas encore en usage parmi nous. Une autre portion de science qui entre dans le discernement des diplomes, est la connaissance des mœurs et du style diplomatique de chaque siècle ; ce qui demande beaucoup de recherches et de réflexions. L'art y entre aussi pour quelque chose ; il consiste à savoir distinguer les écritures des divers temps et des différentes nations ; l'encre dont on s'est servi ; les parchemins et autres matières qu'on y employait ; les sceaux aussi-bien que la manière de signer et d'expédier tous ces actes : voilà ce qui concourt à l'usage de la diplomatique.

On donne aussi aux diplomes le nom de titres et de chartes : comme titres, ils servaient et servent encore pour appuyer des droits légitimes, ou pour se maintenir dans la possession de certains privilèges, grâces, et immunités : on les a nommés chartes, à cause de la matière sur laquelle ils étaient écrits, qui de tout temps a été appelée par les Grecs ou , et par les Latins même de la pure latinité charta, et quelquefois membrana. Cicéron ne s'est pas moins servi de ces deux termes que du mot diploma.

L'usage et l'emploi des diplomes et des chartes sert aussi pour la connaissance de l'ancienne origine des grandes maisons : comme leurs chefs ont fondé plusieurs abbayes ou monastères, ou que du moins ils en ont été les bienfaiteurs, ils ont eu soin à ce premier acte de religion d'en ajouter un second, qui était d'établir des prières pour le repos de l'âme de leurs pères et de leurs ancêtres, dont les noms se trouvent expressément marqués dans la plupart de ces diplomes ou de ces chartes. C'est ainsi que les titres ou les diplomes de l'abbaye de Mure ou Muri en Suisse, imprimés en 1618, 1627, et 1718, nous font connaître l'origine de la maison d'Autriche.

On n'ignore pas qu'en matière de généalogie, l'histoire et les titres se prêtent un mutuel secours : dès que l'histoire nous manque, on a recours aux titres ; et au défaut des titres on emploie l'autorité des historiens, surtout des contemporains. Ce sont des témoignages publics, qui souvent font plus de foi que les titres, qui sont des témoins secrets et particuliers. Cependant dès qu'il s'agit de se faire restituer quelques fiefs aliénés, des principautés, des domaines usurpés par des étrangers, ou des droits qui tombent en litige, alors les titres sont beaucoup plus nécessaires que l'histoire, parce qu'ils entrent dans un plus grand détail. Les magistrats et les dépositaires de la justice ne connaissent que ces sortes d'actes ; c'est ce qui les détermine dans leurs jugements et dans leurs arrêts. L'histoire ne sert que pour développer l'illustration des maisons : elle fait connaître la dignité des personnes, la grandeur de leur origine ; et jamais on ne l'emploie pour les matières d'intérêt ; ce n'est pas son objet. C'est ainsi que la maison d'Autriche, qui selon le P. Hergott son dernier historien, ne remonte par titres qu'à neuf générations au-dessus de Rodolphe d'Habsbourg, s'élève encore selon cet auteur à neuf autres générations, mais seulement par l'histoire, au-delà des neuf qu'elle prouve par les titres ; ce qui fait dix-huit générations au-dessus du milieu du XIIIe siècle. Ainsi la maison de France qui remonte par titres jusqu'au roi Eudes en 888, porte par l'histoire sa généalogie à des temps beaucoup plus anciens ; quelque sentiment que l'on embrasse, au-delà de Robert-le-Fort qui vivait au milieu du IXe siècle.

On se sert encore des diplomes pour l'histoire particulière des églises cathédrales, des abbayes, des villes, et même quelquefois des provinces ; mais ils sont de peu d'usage pour l'histoire générale : nous avons pour cette dernière des monuments qui sont moins exposés à la critique ou à la mauvaise humeur des savants.

Mais par une fatalité qui vient souvent de la malignité des hommes, il n'est rien que l'on n'ait dit contre les titres, les diplomes, les chartes et les archives des communautés, surtout de celles des personnes d'église. Bien des gens n'y ajoutent que très-peu de foi, parce qu'y en ayant beaucoup de supposés, grand nombre de falsifiés et d'altérés, on a fait porter aux vrais diplomes la peine qui n'est dû. qu'à ceux qui sont faux ou contrefaits par des faussaires. Il est vrai, et tous généralement conviennent qu'on en a fabriqué ou falsifié un grand nombre ; il se trouve même des livres où il y a plus de faux titres que de véritables : c'est le jugement qu'André Duchêne, dans sa bibliothèque des historiens de France, a porté des mémoires et recherches de France et de la Gaule aquittanique, imprimés à Paris en 1581, sous le nom de Jean de Lastage. Plusieurs savants ont cru que des communautés assez régulières avaient peine à lever les doutes qu'on formait sur les bulles qui servent de fondement à leurs privilèges : on a mis dans ce nombre ceux de S. Germain des Prés, de S. Denis, de S. Médard de Saissons, de Prémontré, et même jusqu'à la bulle sabbatine des Carmes. On croit cependant qu'il faut avoir trop de délicatesse pour n'être pas content des apologies qu'on a faites de ces privilèges.

J'ai dit qu'il y avait des chartes totalement supposées, et d'autres qui ne sont que falsifiées. Ces dernières sont les plus difficiles à reconnaître, parce que ceux qui étaient les maîtres des originaux, ajoutaient dans leurs copies ce qui convenait à leurs intérêts. L'on ne peut vérifier la falsification que par les chartes originales, quand elles sont encore en nature, ou par d'autres privilèges postérieurs, opposés à ceux contre lesquels on forme quelques soupçons.

Il est beaucoup plus facîle de reconnaître les chartes qui sont entièrement supposées. On peut dans ces suppositions avoir pris une de ces deux voies : 1°. Un homme versé dans la lecture de ces pièces, en aura lu une dans laquelle on retrouve les mœurs et le caractère du siècle où vivait le faussaire, et non pas celui auquel il impute sa prétendue charte : 2°. L'on aura peut-être pris le corps d'une autre charte, dans la copie ou l'imitation de laquelle on se sera contenté de changer l'endroit qui sert de motif à la supposition.

Une règle qui découvre également la fausseté de ces deux sortes de chartes, consiste dans les notes chronologiques qu'on y met ordinairement : par exemple, si l'on se sert d'époques qui n'étaient point encore en usage au temps où l'on suppose que le titre a été fait, comme cela peut arriver dans les pièces qu'on croirait du dixième siècle ou des précèdents, et qui cependant seraient marquées par les années de l'ère chrétienne, qui n'a été en usage dans ces sortes de monuments que dans l'onzième siècle ; ou s'il s'y trouvait quelque faute par rapport au règne des princes sous lesquels on dit qu'elles ont été faites, ou même si elles étaient signées par des personnes qui fussent déjà mortes, ou si l'on y trouvait le nom et la signature de quelqu'autre qui n'aurait vécu que longtemps après. Il faut néanmoins se servir de ce dernier article avec quelque précaution et beaucoup de modération. Il est arrivé dans la suite qu'on a joint des notes chronologiques qui n'étaient point dans les originaux ; c'est ce que le P. Mabillon remarque à l'occasion d'une lettre du pape Honorius, datée de l'an de Jesus-Christ 634, et rapportée par le vénérable Bede, qui parait y avoir lui-même ajouté cette date. Il pourra même y avoir quelque faute par rapport au règne des princes, sans que pour cela on soit en droit de s'inscrire en faux contre ces chartes, pourvu que ces fautes ne viennent point des originaux, mais seulement des copistes. Il n'est pas difficîle de connaître par d'autres caractères, si ce mécompte vient d'inadvertance ou de falsification réelle. Et quant à ce qu'on a dit ci-dessus, qu'on voit quelquefois dans des chartes la signature de personnes qui n'étaient pas encore au monde, ce n'est pas toujours une marque de fausseté, parce qu'un roi, un prince, un prélat, auront été priés de confirmer par leur signature, un privilège accordé longtemps avant eux.

Je pourrais apporter encore beaucoup d'autres observations qui servent à faire connaître ces faussetés. Il suffit ici d'avertir qu'une charte peut être fausse, quoique le privilège qui s'y trouve énoncé soit certain. Des personnes qui ont eu des titres authentiques, et qui les auront perdus, ne faisaient pas difficulté de supposer un nouveau diplome, pour se maintenir dans la possession des droits qui leur étaient acquis, et qu'ils appréhendaient qu'on ne leur disputât ; ainsi ils auront commis un crime dont leur intérêt leur cachait l'énormité.

Toutes ces difficultés n'ont servi qu'à décrier les chartes, les diplomes et les archives particulières où ils sont déposés. Sans parler des temps antérieurs, Conringius célèbre littérateur allemand, l'avait fait en 1672, lorsqu'il attaqua les diplomes de l'abbaye de Lindau, monastère considérable vers l'extrémité orientale du lac de Constance. Le P. Papebroeck, le plus illustre des continuateurs du recueil de Bollandus, se déclara en 1675 contre la plupart des titres : il proposa des règles qui depuis ont été contestées. M. l'abbé Petit qui publia en 1677 le pénitentiel de Théodore archevêque de Cantorbery, se déclara contre la plupart des chartes et des diplomes. Le P. Mabillon, touché de tant de plaintes qui pouvaient retomber sur ses confrères, se présenta pour les justifier ; c'est ce qui produisit en 1681 le grand et célèbre ouvrage de re diplomaticâ, qui ne pouvait être que le travail d'une cinquantaine d'années, tant on y trouve de savoir et de recherches précieuses et importantes. On doit regarder cet écrivain comme un père de famille qui cherche à défendre les biens qui lui sont acquis par une longue possession. Son ouvrage fut reçu différemment, et a fait depuis le sujet de plusieurs disputes aussi obscures qu'elles sont intéressantes. On a prétendu que son travail n'avait pas une étendue assez générale ; parce qu'on n'y trouve pas les différents caractères usités en Espagne, en Italie, en Angleterre et en Allemagne : mais que chaque savant en état de travailler cette matière dans les différents royaumes, fasse sur sa nation ce que le P. Mabillon a fait sur la France, et l'on pourra dire que par ce moyen on arrivera à une diplomatique universelle.

Pour en venir à quelque détail, deux ans après que le livre de la diplomatique eut paru, le P. Jourdan, de la compagnie de Jesus, se déclara contre les titres et les diplomes en général ; dans sa critique de l'origine de la maison de France, publiée ou travaillée sur de faux titres par M. d'Espernon. " Toutes ces chartes particulières (dit le P. Jourdan pag. 232.) sont des sources cachées, secrètes, ténébreuses et écartées, et l'on ne sait que trop qu'elles sont sujettes à une infinité d'accidents, d'altérations, de surprises et d'illusions : elles ressemblent à des torrents échappés à-travers les terres, qui grossissent à la vérité l'eau des rivières, mais qui la troublent ordinairement par la boue qu'ils y portent. Ces chartes peuvent donner quelquefois de l'accroissement à l'histoire ; mais souvent cet accroissement est fort trouble, et il en ôte la clarté et la pureté, à moins qu'elles ne soient bien certaines et bien éprouvées. Nous ne devons pas juger de la vérité de l'histoire par ces chartes particulières, mais nous devons juger de la vérité de ces chartes par l'histoire. " Le P. Jourdan continue sur le même ton, page 257 de sa critique. Enfin, page 259 : il conclut par ces paroles : que " le monde se raffine tous les jours en matière de chartes, et qu'il n'est pas sur d'exposer de mauvaises pièces, avec cette présomption qu'elles pourront passer pour vraies, qu'on ne les reconnaitra pas. J'apprends aussi (dit-il) que je ne suis pas le seul qui se soit aperçu de l'infidélité de ces chartes, et que bien des personnes reviennent de ces premiers applaudissements qu'elles avaient d'abord causés ".

M. Gibert, homme savant et avocat au parlement, en avait parlé à-peu-près dans le même sens, dans ce qu'il a écrit de l'origine des François et des Gaulois ; mais il a su se radoucir par une remarque particulière qu'il a mise à la fin de son livre, et il veut bien qu'on en appelle à l'histoire et aux historiens pour examiner la vérité des chartes et des diplomes. C'est encore beaucoup que de savoir employer ce sage tempérament en une matière douteuse.

M. Baudelot de Dairval porta les choses plus loin en 1686, dans son livre de l'utilité des voyages, tome II. pag. 436. où il dit que " quoique le P. Mabillon ait touché quelque chose du caractère gothique et du lombard, il n'a point parlé de ceux des autres pays et des autres langues ; ce qui néanmoins aurait été nécessaire, puisqu'ils ne renferment pas moins ce qu'il y a de précieux dans la Religion, l'Histoire, la Politique et les autres Sciences. Delà vient que bien des gens avec moi, et quelques-uns même de ses amis, ont trouvé que cet ouvrage ne donne qu'une connaissance fort légère et très-bornée sur cette matière ; pour l'intelligence des titres et des autres manuscrits. "

Cet ouvrage du P. Mabillon est devenu célèbre par les disputes qu'il a causées depuis plus de cinquante ans, par rapport à la matière en elle-même, et je me persuade qu'on ne sera pas fâché de savoir qu'elle en a été l'origine : je tire cette remarque du savant auteur que je viens de citer. " Au reste, comme vous aimez l'histoire littéraire (continue-t-il page 437 de son utilité des voyages) vous ne serez pas fâché de savoir quel motif a fait entreprendre cet ouvrage au P. Mabillon et à son collègue (le P. Germain). Cette connaissance donne souvent beaucoup d'ouverture pour l'intelligence des livres ; et la plupart des auteurs en sont si persuadés, qu'ils ne manquent jamais d'en prétexter quelques-unes, ou d'en donner des indices dans leurs ouvrages : c'est aussi ce que je ferai remarquer dans celui-ci. Le P. Papebroeck, Jésuite, dans la préface de son second volume des actes des Saints du mois d'Avril (publié en 1675), parlant des manuscrits, dit en passant que les titres publiés par nos religieux sont fort suspects ; il n'oublie pas même le titre de S. Denys donné par Dagobert, comme un des principaux : il ajoute ensuite beaucoup de raisons pour fortifier ses conjectures. Le P. Mabillon ne s'en plaignit point d'abord, et il méprisa cette attaque, comme ces vieilles calomnies que le temps obscurcit ou rend moins dangereuses. Mais en 1677 il parut un livre (c'est le pénitentiel de Théodore de Cantorbery) dans lequel il y a des notes qui combattent le titre de S. Denys dont je viens de parler, qu'un bénédictin a publié, et par lequel ces religieux se prétendent exempts de la juridiction même du Roi. On a joint à ces notes une copie du véritable titre, tirée d'un manuscrit de M. de Thou, qui est présentement dans la bibliothèque de M. Colbert (& depuis quelques années dans celle de Sa Majesté ; et cette copie est entièrement contraire à celle qu'avait imprimée le P. Doublet dans ses antiquités (de S. Denis.) Ces notes prouvent encor que le titre, tel qu'il était chez M. Colbert, est non-seulement l'original, mais qu'il est conforme à la discipline de son temps et à l'usage qui l'a précédé, et que celui du P. Doublet par conséquent est falsifié, et qu'il est contraire aux lois de l'Eglise et à celles de l'état ; ce qui est démontré par une infinité de monuments de l'une et de l'autre police. Ceux qui y avaient intérêt, et pour qui on avait publié ce titre, ne purent souffrir qu'on l'attaquât ainsi ; cependant ils n'osèrent y répondre ouvertement. Il courut, ou, pour mieux dire, il parut un petit libelle de quelque moine impatient, mais qui s'évanouit aussi-tôt, et que le P. Mabillon et les plus raisonnables d'entr'eux désavouèrent, parce qu'il n'y avait que des injures et de l'ignorance : il n'effleurait pas même la difficulté, bien loin de la résoudre. On prit donc une autre voie, et ce fut ce traité de re diplomaticâ, qui fut le palladium qu'on voulut opposer aux remarques curieuses que l'abbé Petit a jointes à son pénitentiel de Théodore. Le P. Mabillon n'a pu cacher son dessein, et il parait évidemment qu'il a voulu défendre et soutenir les titres de son ordre, que le P. Papebroeck avait un peu noircis par ses soupçons ; et il est indubitable que l'endroit de son livre où il s'efforce de combattre ce qu'a donné M. Petit, est le centre de son ouvrage, d'autant plus que dans les dissertations jointes au pénitentiel, il y a des preuves assez fortes de ce que le savant Jésuite flamand ne faisait que conjecturer. Voilà les blessures auxquelles il s'est cru obligé de remédier avec promptitude, opus esse existimavi diligentiâ. Ne m'en croyez pas, Monsieur (ce sont ses termes), hanc necessitatem probat operis occasio, l'occasion de cet ouvrage en prouve la nécessité ; et parce que les principaux efforts de ses adversaires, comme il les appele, sont tombés sur le chartrier de S. Denis, et quoniam praecipuus adversariorum conatus in Dionysianum archivium exsertus fuerat, la nécessité de se défendre lui a fait enfanter ce dessein nouveau, pour procurer de l'utilité au public, nempè utilitas argumenti cum novitate conjuncta, atque defensionis necessitas. Cependant quiconque lira l'un et l'autre, remarquera facilement lequel des deux a plus de force et de solidité dans l'attaque ou dans la défense ; et pour vous le faire voir en deux mots, l'abbé Petit, dans ses notes sur Théodore, qui vivait vers la fin du sixième siècle, prétend que les exemptions de l'ordinaire et des souverains sont contraires à la discipline de l'Eglise ; il le justifie par une tradition exacte des pères et des conciles jusqu'à son temps : il soutient par conséquent que ces sortes de privilèges ne sont pas légitimes. Celui de S. Denis, que le P. Doublet a publié, lui sert d'exemple ; il donne une copie de ce même titre, tirée d'un ancien manuscrit, qui contredit l'autre, et qui est conforme aux règles de l'Eglise. A cela le P. Mabillon répond que c'est une calomnie digne de réprimande, d'accuser ses confrères d'errer contre l'Eglise et la police des états, lorsqu'ils défendent des privilèges, quoiqu'on leur ait montré qu'ils sont contraires aux canons de l'une et aux lois de l'autre. Il avoue le titre que produit M. Petit, mais il prétend que celui du P. Doublet en est un autre ; sur quoi il donne de mauvaises raisons : et pour montrer que celui qu'il défend, et pour lequel il a fait un si gros livre, n'est point contraire à l'Eglise, il ne rapporte ni passages des pères ni des conciles, mais une formule de Marculphe. Vous croyez peut-être, quoique ce ne soit pas une grande preuve, qu'elle parle en termes exprès, cependant c'est le contraire ; il n'est parlé que de juges médiats ou subalternes, avec une clause que ni le prince ni le magistrat ne pourrait détruire cette grâce, nec regalis sublimitas, nec cujuslibet judicum saeva cupiditas refragare tentet ; et une preuve de cela est que dans un endroit de cette formule on y voit les mêmes expressions que dans le titre publié par M. Petit : statuentes ergo neque juniores, neque successores vestri, nec ulla publica judiciaria potestas, etc. Enfin pour dernière raison il rapporte uniquement un semblable privilège donné à Westminster par un Edouard roi d'Angleterre, contre lequel assurément les raisons du P. Papebroeck et de M. Petit ne perdent rien de leur force, aussi bien que contre les autres titres. "

Il suffit que l'ouvrage du P. Mabillon ait eu beaucoup de réputation, pour qu'il se soit Ve exposé à la critique et à de grandes contradictions, soit en France, soit dans les pays étrangers ; s'il avait été moins savant, on l'aurait laissé pourrir dans l'oubli et dans l'obscurité. C'est ce qui a produit en 1703 et aux années suivantes, les dissertations si savantes et si judicieuses du P. Germon de la compagnie de Jesus. Ces nouvelles disputes ont procuré un avantage, et ont engagé le P. Mabillon à publier en 1704 un supplément considérable à sa diplomatique ; et le P. dom Thierri Ruynart illustre associé du P. Mabillon, fit paraitre alors contre leurs célèbres adversaires, son livre ecclesia Parisiensis vindicata. L'année suivante M. Hickese, l'un des plus savants hommes de l'Angleterre, s'est aussi élevé contre le père Mabillon, dans un ouvrage aussi nouveau et aussi singulier en son genre, que la diplomatique du P. Mabillon ; c'est dans ce qu'il a donné sous le titre de litteratura septentrionalis ; publié en 1705 en trois volumes in-fol. où il prétend détruire les règles diplomatiques établies par le savant bénédictin. Les Italiens s'en sont aussi mêlés, mais plus faiblement que ceux dont nous venons de parler : ainsi un bon, un excellent ouvrage en produit de bons et de médiocres, comme il est aussi la source de bonnes et de mauvaises critiques ; c'est au public curieux à profiter de ce qu'il peut trouver d'utîle jusque dans les moindres écrits qu'engendre une dispute.

On ne saurait disconvenir que la diplomatique du P. Mabillon ne contienne d'excellentes et d'admirables recherches sur divers points de notre histoire ; l'homme judicieux fera toujours plus d'attention à ce qu'il y trouvera d'excellent et d'utile, qu'aux fautes qui peuvent se rencontrer en un travail qui jusqu'en 1681 n'avait pas été tenté : les Anglais et les savants de France n'ont pas laissé, au milieu des critiques qu'ils en ont faites, d'admirer, de respecter même la grandeur, la nouveauté et l'utilité du dessein. En effet, rien n'aurait contribué davantage à approfondir les endroits les plus secrets et les plus obscurs des premiers temps de notre histoire et de celle des autres nations, si l'on avait pu compter avec certitude sur les règles qu'il a proposées pour discerner les véritables diplomes, et les distinguer surement de ceux qui ont des marques de fausseté.

Cette matière est devenue à la mode chez presque toutes les nations, et chacune l'a traitée suivant son gout, et relativement à son histoire ou à des vues particulières. Wiltheim a donné en 1659 à Liege, le dyptycon Leodiense et Bituricense : Luing, cet allemand si laborieux, en a fait un ample recueil, tant d'Allemagne que d'Italie ; Rymer fit par ordre de la reine Anne, cette belle collection qui est connue sous le nom de l'éditeur : et pour revenir à notre France, combien André Duchêne en a-t-il publié dans les généalogies de plusieurs grandes maisons ? L'histoire des congrégations religieuses des provinces, des villes, a pour fondement ces sortes de diplomes ; c'est par-là que les Dupuy, les Ducange, les Godefroi ; se sont distingués dans le monde savant, aussi-bien que Blondel, Baluze, Labbé et Martenne ; et Aubert Lemire a éclairci bien des faits particuliers de l'histoire des Pays-bas, par les recueils qu'il a donnés de ces sortes de titres, quoiqu'on puisse lui en disputer quelques-uns.

Le laborieux père Papebroeck est un de ceux qui en ont le plus savamment écrit. Avant lui Conringius et Heiderus, s'y étaient exercés en Allemagne, aussi-bien que Marsham, dans la préface du monasticon anglicanum ; et Warthon, dans l'Anglia sacra, comme M. de Launoi l'avait fait en France, en attaquant avec autant de courage que de hardiesse la plupart des privilèges des abbayes, et de plusieurs communautés. Quelle perte pour ce dernier de n'avoir pu connaître un fait célèbre, qui ne s'est développé que plus de quinze ans après la mort de ce célèbre personnage ! On sait que sous le pape Innocent II. qui siégea depuis l'an 1130 jusques vers la fin de l'an 1143, il se tint un concîle à Reims, où assista l'évêque de Châlons, qui avait été auparavant abbé de S. Médard de Saissons. Ce prélat touché d'une vérité qu'il était important même pour la postérité de faire venir jusqu'à nous, se crut obligé de découvrir au pape, que dans le temps qu'il gouvernait l'abbaye de S. Médard, un de ses moines nommé Guernon s'était confessé publiquement avant sa mort d'avoir été un insigne faussaire, surtout dans la fabrication de deux actes essentiels qu'il avait faits sous le nom du pape même ; l'un était le privilège de S. Ouen de Rouen, et l'autre celui de S. Augustin de Cantorbéri. Et comme les hommes récompensent souvent les crimes utiles plus libéralement qu'ils ne font les actions vertueuses, il avoua qu'on lui avait donné quelques ornements d'église assez précieux pour mériter d'être offerts à son abbaye de S. Médard. C'est ce qu'on trouve dans une lettre originale de Gilles évêque d'Evreux au pape Alexandre, que le savant M. Warthon a fait imprimer dans son anglia sacra, in-folio 1691. La voici : ait catalaunensis episcopus, dum in ecclesiasticis beati Medardi officio abatis fungeretur, quemdam Guernonem nomine ex monachis suis in ultimo confessionis articulo se falsarium fuisse confessum, et inter caetera quae per diversas ecclesias frequentando, transcripserat, ecclesiam beati Audoeni et ecclesiam beati Augustini de Cantuaria, adulterinis privilegiis sub apostolico nomine se muniisse lamentabiliter poenitendo asseruit. Quin et ob mercedem iniquittatis quaedam se praetiosa ornamenta recepisse, confessus est, et in B. Medardi ecclesiam contulisse. Je m'étonne que M. Languet, évêque de Saissons, n'ait point rapporté ce fait, qui aurait extrémement figuré dans les factums qu'il a publiés contre l'abbaye de S. Corneille de Compiègne.

Venons maintenant aux règles qu'on a données pour distinguer dans ces anciens actes ceux qui sont faux ou altérés, d'avec ceux dont on croit que la vérité n'est pas suspecte.

I. La première est, dit-on, d'avoir des titres authentiques pour en comparer l'écriture avec celle des diplomes de la vérité desquels on est en doute.

Mais ce sera une difficulté d'être assuré de la certitude de celui qui doit servir de pièce de comparaison. On en trouve la preuve même dans cette contestation diplomatique. Le père Papebroeck apporte comme véritable le diplome de Dagobert pour l'abbaye de S. Maximin de Treves, au lieu que le père Mabillon le croit faux et supposé. Il en est de même de deux titres produits par le père Papebroeck comme certains, et comme pouvant servir de pièces de comparaison. L'un regarde l'empereur Charlemagne, et l'autre Lothaire II. fils de Lothaire I. empereur. Le père Papebroeck les présente l'un et l'autre comme des titres incontestables, sur la vérité desquels on peut compter ; au lieu que le père Mabillon donne des preuves suffisantes pour rejeter le premier, et fait naître de légitimes soupçons sur celui de Lothaire : auquel croire de ces deux savants ? On voit par-là que tous leurs égaux seront toujours en dispute sur cette première règle, parce qu'ils seront rarement d'accord sur le titre qui doit les conduire et les guider dans leur examen. Les écritures d'un même siècle ont entr'elles quelque ressemblance, mais ce n'est pas la même main. C'est néanmoins cette main qu'il faudrait trouver pour en faire surement la comparaison ; chose absolument impossible. Et dès qu'il s'agit des huit ou neuf premiers siècles de notre ere chretienne, on sait combien il est difficîle d'assurer la vérité des titres qu'on attribue à ces anciens temps. Je n'ignore pas que l'homme intelligent et versé dans les différentes écritures, distinguera le titre faux d'avec celui qui est incontestable. Le faussaire, quoiqu'industrieux, ne saurait toujours imiter exactement cette liberté d'une main originale : on y trouve ou de la contrainte, ou des différences qui sont sensibles à l'homme pratique dans l'examen des écritures : la précipitation, la crainte même de ne pas imiter assez bien son modèle, empêche et embarrasse quelquefois le faussaire. Je ne dis rien de la différence qui se trouve en un même temps entre les écritures des divers pays, qui est encore plus sensible que celles des différents siècles.

Peut-être ne sera-t-on pas fâché de savoir un fait singulier qui m'est arrivé à Amsterdam en 1711, sur la ressemblance des écritures. On vint proposer à un prince curieux et amateur, que j'accompagnais alors, le faux évangîle de S. Barnabé ; c'est celui dont se servent les Mahométans, pour connaître l'histoire de J. C. qu'ils ne peuvent s'empêcher de regarder comme un grand prophète. Ce faux évangîle qui manque au recueil de Fabricius, est en italien corrompu, ou plutôt en langue franque, grand in-dix-huit, ou petit in-octavo carré, écrit il y a bien quatre cent ans. J'eus ordre de chercher un copiste pour le faire écrire ; j'en trouvai un, qui pour preuve de son savoir et de son talent, en écrivit une page, que l'on ne put pas distinguer de l'original, tant l'un et l'autre avaient de ressemblance : il n'y avait que le papier qui put faire connaître la différence ; mais pour faire cesser le doute, il apporta le lendemain la même page imitée au papier de laquelle il avait donné le ton et la couleur de l'original qui était en papier du Levant. On peut conjecturer par ce fait, qui est certain, combien il est facîle à quelques personnes d'imiter les écritures anciennes. Le prince acheta le faux évangile, et conserva la page imitée, et le tout est à present dans la bibliothèque impériale de Vienne en Autriche. Ainsi cette première règle a ses difficultés, et ne peut être pratiquée que très-difficilement et avec beaucoup de circonspection. Passons à une autre.

II. Il est nécessaire, en second lieu, d'examiner la conformité ou la différence du style d'une pièce à l'autre. Il faut savoir de quelle manière les princes ont commencé et fini leurs diplomes ; de quels termes particuliers ils se sont servis : toutes ces choses n'ont pas été les mêmes dans les divers temps et dans les différents pays : et même chaque reférendaire ou chancelier peut avoir changé en quelque chose la manière de son prédécesseur, quoiqu'il y eut alors des formules, mais qui n'ont pas toujours été scrupuleusement suivies. Autre source d'obscurités.

Quand on parle de style, et même d'orthographe, il ne faut pas croire que les commis préposés pour dresser ou copier un acte, ou un diplome, fussent dans le même siècle également versés dans le latin qui est la langue de ces diplomes. Depuis que les Français, les Bourguignons, et les Saxons passèrent dans les Gaules, ils y introduisirent le langage de leur nation qui devint la langue vulgaire : par-là le latin se corrompit beaucoup. Les commis et les copistes des chartes parlaient comme les autres cette langue vulgaire ; et lorsqu'il fallait dresser ou copier un acte, ils introduisaient dans le latin et dans l'orthographe, celle qui était en usage dans la langue qui leur était la plus familière.

Ne voyons-nous pas quelque chose de semblable dans les nations qui subsistent ? Qu'un anglais dicte ou prononce un discours latin, je défie un français, ou de l'entendre, ou de l'écrire avec l'exactitude qu'exige cette langue ; j'en ai eu la preuve par moi-même : ce sont néanmoins des personnes du même temps. Le style aussi-bien que l'orthographe et la prononciation s'accommodaient à la langue qui se parlait vulgairement, Ainsi en Espagne, en Angleterre, en Hongrie ; en Italie, le même mot s'écrivait autrement que dans les Gaules. On connait ces différences pour peu qu'on ait l'usage des manuscrits. Les fautes d'orthographe ne sont point par conséquent une preuve de la fausseté d'une charte, ou d'un diplome, comme l'ont prétendu quelques modernes : surtout dès que les autres conditions se trouvent observées. Cette négligence du copiste ne porte aucun préjudice à la vérité des titres, qui sont vrais pour le fond, quoique mal disposés pour la forme extérieure. On les entendait alors, et l'on ne croyait pas que dans la suite ils pussent être exposés à aucune difficulté.

III. La troisième règle, mais essentielle, est d'examiner la date ou la chronologie des actes ou des lettres : c'est à quoi souvent, et presque toujours, manque un faussaire, qui est ordinairement plus habîle dans les coups de main que dans l'histoire des princes : il se sert presque toujours des dates reçues de son temps pour marquer des siècles antérieurs au sien, et s'imagine que ces sortes de dates ont toujours été en usage. Alors il faut faire usage de l'histoire et de la chronologie qu'elle nous présente. C'est un acte public qui doit servir à corriger ou à vérifier la certitude des actes particuliers, tels que sont les chartes et les diplomes.

Il faut néanmoins faire attention que comme plusieurs rois avant que d'être possesseurs du trône, y ont quelquefois été associés ; on a commencé souvent à compter leurs années de la première association au trône ; mais cependant on a daté plus communément du jour qu'ils ont commencé à en être seuls possesseurs. On en a l'exemple dans Robert, fils de Hugues Capet, qui fut associé au trône le premier Janvier 988 ; cependant il n'en fut unique possesseur que le 24 Octobre 996. L'homme attentif ne doit pas manquer à cette remarque. L'indiction est une autre observation chronologique que le censeur des chartes ne doit pas négliger ; s'il s'agit de celles des empereurs, elles commencent le 24 Septembre ; en Occident et en Orient, le premier jour du même mois ; au lieu que celles des papes se datent du 25 Décembre, premier jour de l'année ecclésiastique de Rome. Quant aux années de J. C. elles n'ont été en usage pour les chartes et les diplomes que dans l'onzième siècle, comme nous l'avons déjà marqué.

IV. Une quatrième règle qui suit la chronologie est celle des signatures des personnes ; savoir si elles n'étaient pas mortes au temps de la date marquée dans le diplome. L'histoire alors rend témoignage ou pour ou contre le diplome : nous avons déjà fait quelques remarques à ce sujet, qu'il est inutîle de repéter ici.

Mais qu'on ne croye pas que les rois des deux premières races signassent leur nom dans les chartes. C'était un monogramme, c'est-à-dire plusieurs lettres figurées et entrelassées qui faisaient ou tout, ou partie de leurs noms. Mais le chancelier ou reférendaire avait soin de marquer ces mots pour désigner cette signature : signum Caroli, ou Ludovici regis, suivant le prince dont le monogramme se trouvait sur la charte.

V. La cinquième règle consiste à examiner l'histoire certaine de la nation et de ses rais, aussi-bien que les mœurs du temps, les coutumes, les usages du peuple, au siècle où l'on prétend que la charte a été donnée. Cette règle demande une grande connaissance de l'histoire, et même de l'histoire particulière, autant que de la générale, parce que les mœurs n'ont pas toujours été les mêmes dans le corps entier de la nation ; les parties, ou les provinces d'un empire ou d'un royaume étaient souvent plus différentes en ce point qu'elles ne l'étaient dans le langage. On voit par-là combien il est difficîle de suivre exactement cette règle, qu'il ne faut pas trop presser, pour ne point accuser de fausseté une charte dressée en un pays ou en une province, quand on ne connait pas exactement les mœurs, us, et coutumes du temps.

VI. Une sixième règle est d'examiner les monogrammes et les signatures des rais, aussi-bien que de leurs chanceliers ou référendaires ; il faut confronter celles des actes douteux avec les actes véritables qu'on en peut avoir. Il est certain qu'on en a de vrais, surtout dès que l'intérêt n'y est pas mêlé : on sait que c'est la pierre de touche des actions humaines : c'est-là ce qui a porté tant de faussaires à sacrifier leur honneur et leur conscience pour se conserver à eux ou à leur communauté un bien et des droits qu'ils appréhendaient qu'on ne leur disputât dans la suite.

VII. La septième règle regarde les sceaux : il faut examiner s'ils sont sains et entiers, sans aucune fracture, sans altération, et sans défauts. S'ils n'ont point été transportés d'un acte véritable pour l'appliquer à un acte faux et supposé. Cette dernière remarque mérite d'autant plus d'attention, que j'ai connu un homme qui cependant sans aucune littérature, m'avait assuré qu'il avait le moyen de détacher le sceau d'une pièce authentique pour le porter sur une autre : moyen dangereux et fatal, mais heureusement celui qui s'en vantait n'avait pas l'occasion de s'en servir ; et je ne crois pas qu'il ait communiqué à quelqu'autre le moyen dont il se disait possesseur.

Nos premiers rois n'avaient pas d'autre sceau que celui qui était à leur anneau. Nous en avons un exemple au cabinet du Roi, où l'on voit l'anneau du roi Childeric, père de Clovis, sur lequel sont gravés le portrait et le nom de ce roi. Ces anneaux sont fort anciens dans l'histoire. Celui de Childeric fut trouvé en 1653 dans la ville de Tournai, près l'église de S. Brice, où était autrefois un grand chemin ; et l'on n'ignore pas que la plupart des princes étaient inhumés près les grands chemins. On trouve même encore aujourd'hui en France beaucoup de tombeaux dans des campagnes.

Après les anneaux vinrent les grands sceaux qui furent appliqués sur des cires jaunes, blanches, vertes, ou rouges, et même sur le plomb, l'or et l'argent. Le plomb est resté en usage à Rome. Nous avons la célèbre bulle d'or de l'empereur Charles IV. qui depuis plus de quatre cent ans fait loi dans l'empire. Mais communément on emploie la cire, dont la couleur varie même en France selon la diversité des affaires sur lesquelles nos rois font expédier des lettres patentes, des déclarations, et des édits.

Les évêques, les abbés, les chapitres, et même les seigneurs avaient leurs sceaux particuliers, sur lesquels on les voit différemment représentés. Les histoires particulières que l'on s'est attaché à publier depuis plus de cinquante ans, nous en ont donné quantité de modèles et de desseins ; et dès qu'un titre regardait plusieurs personnes, chacun y appliquait son sceau particulier, lequel souvent pendait au diplome même avec un lacet de soie.

VIII. Enfin, il faut marquer pour huitième règle la matière sur laquelle s'écrivaient les chartes et les diplomes. Depuis un très-longtemps on s'est servi de parchemin : c'est la matière la plus commune, et qui subsiste encore aujourd'hui dans les actes émanés de l'autorité du roi, soit en grande, soit en petite chancellerie. Mais les premières matières étaient ordinairement du papier d'Egypte, qui subsistait encore en France au onzième siècle. Et comme ce papier était assez fragile, on employa en même temps le parchemin, qui a beaucoup plus de consistance et qui résiste mieux à l'injure des temps et des années. On se servait même des peaux de poissons, et à ce qu'on dit, des intestins de dragons ; c'est pousser la chose bien loin. Quant au papier commun, il est moderne, et son usage ne remonte pas tout à fait à six cent ans.

L'encre a pareillement varié, mais beaucoup moins que la matière sur laquelle on écrivait les chartes. Les anciens n'avaient pas la manière de faire une encre aussi noire que le nôtre, ainsi la leur jaunissait : et c'est même, à ce qu'on prétend, un moyen pour reconnaître la fausseté d'une charte quand on en trouve l'encre trop noire. On assure qu'il y a eu des titres écrits entièrement en lettres d'or, et j'en ai Ve de pareilles, non pas en chartes, mais en livres écrits sur du parchemin couleur de pourpre. Quelquefois les empereurs, et même leurs chanceliers, signaient en encre rouge. C'est ce que pratiquaient les empereurs de Constantinople, et cette sorte d'encre leur était réservée.

La nature des caractères dont on s'est servi entre aussi dans cet examen. Le romain n'a été d'usage que jusqu'au cinquième siècle : après quoi, tant pour les chartes que pour les manuscrits des livres, chaque centaine d'années ou environ a eu sa manière d'écrire, comme chaque nation en a eu, et en a même encore une qui lui est particulière. Mais on peut assurer qu'en fait de manuscrits, l'écriture la plus difficîle à lire n'est pas toujours la plus ancienne. Il y a eu des révolutions dans la manière d'écrire, comme en toute autre chose : mais depuis environ quatre cent ans, l'écriture est devenue moins difficîle : il n'y a souvent que les abréviations qui puissent arrêter ; mais la suite du discours les fait aisément comprendre à un savant qui a bien étudié son sujet. Cependant les jurisconsultes se sont vus obligés de faire un dictionnaire particulier pour les faire plus aisément comprendre.

Voilà bien des précautions nécessaires pour être à l'abri de la tromperie des faussaires, ce qui n'empêche pas qu'on ne soit quelquefois trompé dans l'examen des chartes originales, quoiqu'il soit certain qu'il y en a plus qu'on ne croit. Il ne s'agit que de les savoir bien distinguer ; c'est en quoi consiste l'art et la science de l'habîle praticien.

Que ne doit-on pas penser des cartulaires ou papiers-terriers des églises et des monastères, qui ne sont que des copies faites sans autorité publique, et dans lesquelles on prétend qu'on s'est donné une entière licence ? Cependant on assure que leur usage ne remonte pas au-delà du dixième siècle. Quelques-uns ne laissaient pas d'être authentiques, quand un notaire public les déclarait conformes aux originaux sur lesquels ils avaient été faits et vérifiés. Alors ils peuvent faire preuve en justice, quand ils ne sont pas détruits ou contredits par des actes ou contemporains ou même postérieurs. Il y a d'autres cartulaires historiques, lesquels, avec la copie des anciens titres, contiennent le récit du sujet qui a donné lieu au diplome, dont on favorisait une communauté ecclésiastique ou séculière. Enfin la dernière espèce de cartulaire est celle qui s'est faite sans aucune forme de droit ; et ce sont des cartulaires simples, où le faux se trouve quelquefois mêlé avec le vrai : ces derniers cartulaires ont bien moins d'autorité que les autres.

Tout ce que nous venons de marquer, regarde principalement les chartes qui sont antérieures au dixième siècle de notre ere vulgaire. Mais dès qu'on est arrivé à la troisième race de nos rais, on convient qu'il se trouve beaucoup moins de chartes fausses ou altérées. Ainsi cela met les grandes maisons à l'abri des soupçons qu'on pourrait tirer des chartes contre l'ancienneté de leur origine ; car il ne faut pas croire que toutes, à l'exemple des Lorrains, des Rohans, des Chabanes, des Montmorenci, des Briennes, des Conflans et d'Armentières, des la Rochefoucault, des Egmonds, des la Marck, des la Tour, et de beaucoup d'autres que la mémoire ne me fournit pas, remontent au moins par l'histoire jusqu'à la seconde race de nos rais.

On a voulu donner une mauvaise interprétation aux difficultés que l'on a formées contre beaucoup d'anciens titres. On a prétendu que dès qu'on aurait totalement détruit la vérité et l'autorité des diplomes et des chartes, on en viendrait à tous les manuscrits qui nous restent des anciens auteurs, que l'on traiterait de faux et de supposés comme on aurait fait les titres anciens : mais à quoi servirait cette sorte d'attaque, et pour ainsi dire d'incrédulité littéraire ? On ne prétend pas que nous ayons les originaux de tous les livres anciens qui font aujourd'hui la base des bibliothèques ; mais du moins en avons-nous des copies, qui ayant été faites en divers temps et en différents pays, nous représentent les anciens originaux, à quelques variations près, qui viennent de la faute ou de l'inattention des copistes. Et si l'on a supposé quelques ouvrages sous des noms respectables, le savant en a senti la supposition, et l'a enfin découverte. Je ne m'étends pas sur ce sujet, parce qu'il regarde plus la critique littéraire que la diplomatique, que j'ai voulu expliquer ici avec beaucoup de précision. J'aurais souhaité entrer dans un plus grand détail, et donner les signatures des rois de la troisième race : mais j'ai appréhendé de me trouver en concurrence avec les illustres et savants bénédictins, qui travaillent actuellement sur cette matière si intéressante dans l'histoire et dans la littérature. Je sai que pour la perfection de l'ouvrage, dont ils ont déjà publié une partie, ils ne peuvent se dispenser de donner les desseins de toutes ces signatures, qui sont nécessaires à leur objet.

A tous les écrivains que nous venons de marquer sur l'examen des diplomes et de la diplomatique, on doit ajouter un ouvrage moderne, qui ne fait que de paraitre, c'est la Vérité de l'histoire de l'église de S. Omer, et son antériorité sur l'abbaye de S. Bertin ; in -4°. Paris, chez Le Breton, Imprimeur ordinaire du Roi, 1754. c'est ce que nous avons de plus nouveau en ce genre de science. Sa lecture et ses preuves ne préviennent pas en faveur des archives de plusieurs illustres et anciennes abbayes, où l'on trouve plus de faux que de vrai.

Que l'on fasse attention après ce que nous venons de marquer, que cette soupçonneuse exactitude, ces recherches critiques et inquiétantes ne regardent ordinairement que les titres des abbayes, des communautés régulières, et même des églises cathédrales. Il semble que ceux qui devraient le moins être gouvernées par l'intérêt, et en qui l'on croirait trouver l'amour de la vérité, ceux-là mêmes, dis-je, ne craignent point d'abandonner tout ce que l'honneur et la religion prescrivent, pour se jeter dans des crimes inutiles pour eux-mêmes, et qui ne sont avantageux qu'à une communauté, qui ne leur en sait aucun gré, et qui, malgré quelques déférences extérieures, les regarde, ou du moins les a regardés comme ce qu'ils avaient le malheur d'être réellement, c'est-à-dire comme des faussaires. Le même inconvénient ne se rencontre pas dans les archives des princes, des cours supérieures, et des villes : outre le soin scrupuleux que l'on a de n'y laisser rien entrer qui ne soit dans l'exacte vérité, à peine se trouverait-il dans le royaume un homme assez hardi pour hasarder en faveur du prince, ce qu'il hasarderait pour une communauté religieuse, quoique peu reconnaissante. (a)