Tous conviennent qu'elle appartient au saint-siege et au pape qui l'occupe de droit divin, mais tous n'expliquent pas d'une manière uniforme en quoi consistent ces droits de juridiction et d'autorité.

Les théologiens ultramontains prétendent qu'en vertu de cette primauté le pape est dans l'Eglise comme un monarque absolu, que tous les autres évêques tiennent leur puissance de lui, que la plénitude de la juridiction ecclésiastique réside dans la personne du pape, et que les évêques ne jouissent que de la portion qu'il veut bien leur communiquer, qu'il est infaillible quand il prononce ex cathedrâ, qu'il est supérieur au concîle général et ne reconnait point de juge sur la terre, qu'il est maître de tout le monde, et qu'il a du-moins le pouvoir indirect de déposer les rois et de délier leurs sujets du serment de fidélité. Mais comme le remarque M. d'Hericourt, lois ecclésiastiques, part. I. c. VIe en voulant porter au-delà des bornes une puissance légitime, on en affoiblit l'autorité dans l'esprit des personnes qui ne savent point distinguer ce qui est de droit d'avec ce que les hommes ont imaginé par complaisance.

D'autres sont tombés dans un excès tout opposé ; &, sous prétexte de combattre ces droits chimériques, ils ont donné atteinte aux prérogatives les mieux établies. Richer entr'autres, dans son livre de la puissance ecclésiastique et politique, semble prétendre que Jesus-Christ a confié le pouvoir des clés plus essentiellement et plus immédiatement à tout le corps des fidèles qu'à saint Pierre et aux autres apôtres ; que par conséquent toute la juridiction n'appartient au pape et aux évêques que ministériellement et instrumentalement comme exécuteurs du pouvoir de l'Eglise ; et enfin que le pape n'en est que le chef ministériel, accidentel et symbolique : propositions qui furent condamnées dans le concîle de Sens en 1612, et que Richer rétracta lui-même en 1629 par contrainte et par violence.

Entre ces deux excès dont l'un accorde trop et l'autre trop peu au souverain pontife, un troisième sentiment fait consister la primauté du pape à avoir comme chef la sollicitude de toutes les églises, à veiller à l'observation et à l'exécution des canons dans tout le monde chrétien, à y obliger même les rebelles et les contumaces par les peines canoniques : privilège qui ne convient point à chaque évêque particulier dont la juridiction est restreinte et bornée à son diocèse. 2°. En ce que les decrets et les lois des pontifes romains regardent toutes les églises en général et chacune en particulier, et que les fidèles doivent s'y soumettre provisionnellement tant que l'Eglise ne contredit ou ne réclame point. 3°. En ce qu'il doit avoir la principale part dans tout ce qui concerne la religion, et qu'on ne doit rien décider d'important sans lui. 4°. Qu'il peut dispenser des lois faites par les conciles généraux eux-mêmes, dans les cas où le concîle lui-même en dispenserait, et selon les règles de dispenses prescrites par les conciles. 5°. Qu'il a droit de convoquer les conciles généraux, et d'y présider ou par lui-même ou par ses légats. 6°. Qu'il est vraiment et réellement le chef de l'Eglise, et que son siège est le centre de l'unité catholique.

Ces notions établies, il s'agit d'examiner si les papes ont réellement jouï de tout temps de ces prérogatives. La doctrine des conciles et celle des Peres, l'exercice fréquent que les papes ont fait de ce pouvoir, et le consentement des princes se réunissent en faveur de cette primauté.

1°. Les conciles : celui de Nicée, canon VI. s'exprime ainsi ; romana Ecclésiastesia semper primatum habuit. Or, comme le remarque Nicolas I. ce concîle n'a rien accordé à l'Eglise romaine, il n'a fait que reconnaître le droit dont elle était déjà en possession, et dont l'origine était aussi ancienne que le Christianisme. Le premier de Constantinople n'accorde l'honneur de la primatie à l'évêque de Constantinople qu'après l'évêque de Rome ; constantinopolitanus episcopus habeat primatùs honorem post romanum episcopum. Celui d'Ephèse reconnait en plusieurs endroits que l'Eglise romaine est le chef des autres églises. Celui de Chalcedoine, action ou session XVI. s'explique de la sorte ; ex his quae gesta sunt et ab unoquoque deposita, perpendimus omnem quidem primatum et honorem praecipuum secundùm canones antiquae Romae Dei amantissimo archiepiscopo conservari. Celui de Constance, en condamnant diverses propositions de Wiclef et celle de Jean Hus que nous avons rapportée ci-dessus, déclara suffisamment quelle était sa doctrine sur la primauté du pape. Dans le concîle de Florence, les Grecs qui se réunirent aux Latins reconnurent la même vérité : definimus, disent-ils, sanctam apostolicam sedem et romanum pontificem in universum orbem tenere primatum, etc.

2°. Les Peres ne sont pas moins formels sur cet article. Les bornes de cet ouvrage ne nous permettent pas de rapporter tous leurs textes. Qu'il nous suffise de remarquer qu'ils reconnaissent expressément que l'évêque de Rome est le fondement de l'Eglise ; que sa chaire est la chaire principale à laquelle il faut que toutes les autres s'unissent à cause de la supériorité de la puissance qu'elle possède ; qu'il a la suprême puissance pour avoir soin des agneaux du Fils de Dieu ; qu'il a reçu la primauté afin que l'Eglise fût une ; qu'il est le premier et le chef des pasteurs ; que son Eglise a la principale autorité sur les églises qui sont dans tout le monde ; qu'il a droit d'adresser des lettres aux autres évêques, et de statuer sur les matières de religion, d'appeler les évêques au concile, et par l'autorité de sa place de s'opposer avec plus de vigueur que les autres évêques aux erreurs et aux nouveautés. Iren. lib. III. c. IIIe Athanas. apolog. II. Cypr. de Vint. et epist. XLII. et XLV. Theodoret. epist. CXVI. Optat. lib. II. contr. Parmen. S. August. epist. XLIII. et CXC. Vincent. Lyrin. in commonitor. I. c. Ve &c.

3°. L'exercice constant de ce pouvoir le justifie encore plus clairement ; il ne faut qu'ouvrir l'histoire ecclésiastique pour en trouver des preuves éclatantes dans tous les siècles. Nous ne ferons qu'indiquer ici les principaux faits. Dès le premier siècle, saint Clément écrivit aux Corinthiens pour apaiser le schisme qui s'était élevé parmi eux, ainsi que le rapporte saint Irénée, liv. III. c. IIIe Dans le second, le pape Victor écrivit fortement aux évêques d'Asie sur la question de la pâque, et les menaça même de l'excommunication, comme on voit dans Eusebe, liv. V. c. xxiv. Dans le troisième, le pape Etienne se comporta de même dans la question des Rebaptisans. Dans le quatrième, le pape Jules rétablit saint Athanase et les autres évêques qui avaient été déposés et chassés par les Ariens. Voyez Sozomene, hist. liv. III. c. VIIIe Dans le cinquième, les papes Innocent I. et Zozime connurent des erreurs des Pélagiens et des décisions que divers conciles particuliers avaient faites contre ces hérétiques ; le dernier adressa à toutes les églises la célèbre lettre par laquelle il condamnait leurs erreurs. Voyez Marius Mercator, in commonitor. c. j. et IIIe Dans le quatrième, Eustathe, évêque de Sebaste, fut rétabli dans son siege par le pape Libere, comme nous l'apprend saint Basil. epist. LXXIV. ad occidental. Dans le cinquième, Eutychès en appela au pape saint Léon de la sentence de Flavien, patriarche de Constantinople ; saint Chrysostome en appela également au pape Innocent de celle de Théophîle d'Alexandrie. Dans le sixième, saint Grégoire s'éleva avec force contre le titre d'évêque écuménique ou universel que prenait Jean le Jeuneur. Dans le septième, Sophrone et Etienne s'adressent aux papes pour implorer leur autorité contre les ravages que le Monothélisme faisait alors en orient ; et l'on sait avec quelle vigueur ils le condamnèrent sans excepter même les lois des princes qui le favorisaient, et que les hérétiques avaient extorquées ou surprises. Dans le huitième, les papes eurent la principale part à la condamnation de l'hérésie des Iconoclastes, comme on voit par les actes du septième concîle général. Il est vrai que dans le neuvième Photius commença à se soustraire à la juridiction du saint-siege ; mais outre que l'autorité en était reconnue par les autres patriarches d'orient, Photius fut excommunié par Nicolas I. condamné par Adrien II. et par Jean VIII. et reconnut en diverses occasions la supériorité du pape. Voyez les conciles du père Labbé, tom. VIII. pag. 1395. On convient que depuis cette époque les Grecs s'écartèrent notablement de la doctrine de leurs ancêtres sur la primauté du pape, jusqu'à-ce qu'enfin le schisme fut entièrement consommé par Michel Cerularius ; mais même en cette occasion le pape donna une marque de sa juridiction, car les légats de Léon IX. qui tenait alors le siege de Rome excommunièrent le patriarche de Constantinople dans la basilique même de sainte Sophie. Enfin, dans les différentes tentatives qu'on a faites depuis les conciles, soit de Lyon, soit de Florence, pour réunir les deux églises, les Orientaux n'ont jamais contesté la primauté du successeur de saint Pierre.

Nous avons cité tous ces exemples de l'église d'orient, car pour celle d'occident on n'a jamais douté qu'elle n'ait reconnu cette prérogative. Bingham prétend qu'elle n'était pas connue en Angleterre quand le moine saint Augustin y fut envoyé par saint Grégoire ; que dès le quatrième siècle il y avait des évêques dans la grande-Bretagne, comme il parait par le concîle d'Arles tenu en 314, auquel assistèrent Eborius, évêque d'Yorck ; Restitutus, évêque de Londres ; et Adelphius, évêque de civitate coloniâ Londinensium, que quelques-uns croient être Lincoln et d'autres Colchester ; que ces évêques reconnaissaient pour métropolitain l'archevêque de Caèrleon, Caèrlegio, ville ancienne alors détruite, et dont le siege avait été transferé à Saint-David ; que dans la conférence qu'ils eurent avec le moine saint Augustin, ils refusèrent de reconnaître la primauté du pape, d'où il conclut que l'église d'Angleterre était indépendante de l'Eglise romaine. Quoi qu'aient pu penser ces évêques saxons du temps de saint Grégoire, il s'agit de savoir si leurs prédécesseurs avaient reconnu la primauté du pape. Or c'est ce qu'avaient fait les évêques qui assistèrent au concîle d'Arles ; car dans la lettre synodique que les pères de ce concîle adressèrent au pape Sylvestre, on lit : placuit etiam, antequam à te qui majores diaeceses tenes, per te potissimùm omnibus insinuari. Ils reconnaissent donc dans le pape une surintendance générale sur les grands diocèses, c'est-à-dire, les grands gouvernements de l'empire, tels que l'Italie, l'Espagne, les Gaules, l'Afrique, etc. car il est constant que les prélats d'Afrique et ceux des Gaules, d'Italie, etc. ont toujours reconnu la prééminence du pape. Que Bingham oppose tant qu'il voudra l'exemple de l'église d'Afrique, il ne persuadera jamais qu'elle se soit soustraite à l'obéissance dû. au saint-siege ; puisqu'il est constant par tout ce qui se passa dans l'affaire des Pélagiens, que les évêques d'Afrique envoyèrent les actes de leurs conciles particuliers à Rome, et qu'ils ne regardèrent la cause comme jugée et décidée en dernier ressort, que quand le siege de Rome eut prononcé ; et puisque Bingham prend pour arbitres les évêques d'Afrique, et surtout saint Augustin, sur le sens de ces mots, qui majores sedes tenes, il faut conclure de la conduite de ces derniers, que dans le cinquième siècle on reconnaissait en Afrique la primauté du pape, comme les évêques d'Afrique l'avaient reconnue au concîle d'Arles, et par une dernière conséquence, qu'Eborius, Restitutus et Adelphius, ces évêques de la grande-Bretagne qui avaient assisté à ce dernier concile, l'avaient également reconnue, c'est-à-dire, une primauté et une supériorité non pas arbitraire ni illimitée, mais réglée par les saints canons.

Mais ajoute Bingham, il faudrait donc supposer que ces évêques de la grande-Bretagne, du temps du moine saint Augustin, étaient tombés dans le schisme. C'est en effet ce qu'a prétendu Schelstrate. Pour nous, nous pensons que l'irruption des Saxons ayant tout bouleversé dans la grande-Bretagne, et surtout interrompu le commerce des Iles britanniques avec l'empire et le siege de Rome, l'ignorance se glissa dans le clergé, et qu'à la faveur des troubles, les évêques s'arrogèrent une indépendance qu'ils n'avaient pas ; la barbarie des Saxons et leur attachement au paganisme étaient tout à fait contraires au progrès des Lettres et de la Religion, aussi était-elle dans un état déplorable dans cette partie de l'Europe, lorsque le missionnaire saint Augustin y arriva ; ces évêques dont Bingham fait sonner si haut la prétendue indépendance, croupissaient dans l'ignorance et dans la corruption des mœurs. Est-il étonnant après cela qu'ils eussent oublié ou qu'ils affectassent de méconnaître ce qu'avaient si bien su leurs prédécesseurs ? Ce qu'il y a de certain, c'est que saint Augustin remit les choses dans l'ordre, et que l'Angleterre a reconnu la primauté des papes jusqu'au schisme d'Henri VIII. C'est aux théologiens anglais à nous expliquer par quel enchantement tant d'hommes illustres, de saints évêques et de grands rais, pendant neuf siècles, ont pu subir un joug que leurs ancêtres ont, dit-on, rejeté, et qu'ont brisé leurs descendants. Voyez Bingham, orig. ecclesiastic. tom. III. lib. IX. c. j. §. 12. et c. VIe §. 20.

4°. Aux preuves que nous avons déjà rapportées de la primauté du pape, se joint la reconnaissance formelle qu'en ont faite les empereurs, les rois et autres souverains. Théodose et Valentinien parlent ainsi de la prééminence de l'Eglise romaine : cum igitur sedis apostolicae primatum sancti Petri meritum qui princeps est episcopalis coronae et romanae dignitas civitatis, sacrae etiam synodi firmavit autoritas. Valentinien, dans sa lettre à Théodose, que l'évêque de Rome a la prééminence sur tous les autres : quatenùs beatissimus romanae civitatis episcopus, cui principatum sacerdotis super omnes antiquittas contulit ; et Justinien, novell. CXXXI. tit. XIV. cap. 2. sancimus secundùm earum synodorum definitiones sanctissimum senioris Romae papam primum esse omnium sacerdotum. On peut voir dans les preuves des libertés de l'Eglise gallicane comment nos rois très-chrétiens se sont plusieurs fois exprimés sur le même sujet, en restreignant toutefois la puissance des papes dans ses véritables limites.

Les Protestants avancent que toutes ces prérogatives ne sont que des concessions de l'Eglise ou des princes, dont on a décoré les papes en certains temps, et dont il a été permis en d'autres de les dépouiller.

Les Catholiques au contraire prouvent qu'il ne la tient ni de l'Eglise, ni d'aucune autorité humaine, mais immédiatement de Jesus-Christ qui l'a promise et conférée à saint Pierre, comme il est rapporté en saint Matthieu, c. XVIe Ve 10. et 19. et suivant l'explication qu'en donnent saint Cyprien, lib. de unit. eccles. saint Jérome, lib. I. contrà Jovinian. saint Augustin, tract. CXXIV. in Joann. saint Léon, serm. III. in annivers. suae election. et plusieurs autres. Or le pape, en succédant à saint Pierre dans sa chaire, succede à tous les droits conférés à cet apôtre, et par conséquent à la primauté d'honneur et de juridiction. Voyez Tournely, trait. de l'Eglise, et les autres théologiens, Bellarmin, le card. du Perron, réplique à la réponse du roi de la grande-Bretagne.