Il est aisé de s'apercevoir de l'importance de la tactique dans la pratique de la guerre ; c'est elle qui en contient les premières règles ou les principaux éléments, et sans elle une armée ne serait qu'une masse confuse d'hommes, également incapable de se mouvoir régulièrement, et d'attaquer ou de se défendre contre l'ennemi. C'est par leurs grandes connaissances dans la tactique, que les anciens capitaines faisaient souvent ces manœuvres inattendues au moment du combat, qui déconcertaient l'ennemi, et qui leur assuraient la victoire. " Ils étaient plus assurés que nous de la réussite de leurs projets, parce qu'avec des troupes dressées selon les vrais principes de l'art militaire, ils pouvaient calculer avec plus de justesse le temps et la distance que les différents mouvements requéraient. Aussi ne bornaient-ils pas les exercices aux seules évolutions. Ils faisaient faire des marches d'un endroit à l'autre, en donnant attention au temps qu'ils y employaient, et aux moyens de remettre aisément les hommes en bataille. Ces principes, d'après lesquels tout le monde voulait paraitre se conduire, assuraient la supériorité du général qui les possédait le mieux. C'étaient les généraux qui décidaient du sort des guerres. Le victorieux pouvait écrire, j'ai vaincu les ennemis, et on ne le taxait point de vanité. Le sage Epaminondas s'appropriait les victoires gagnées sous son commandement. N'en déplaise à Cicéron, César en pouvait dire autant de la plupart des siennes. Un savant architecte ne fait point injustice à ses maçons, en prenant pour lui seul l'honneur de la construction d'un bel édifice ". Mém. milit. par M. Guischardt, tom. I. p. 70.

C'est aux Grecs qu'on doit les premiers principes ou les premiers écrits sur la tactique ; et c'est dans Thucydide, Xenophon et Polybe qu'on voit les progrès de cet art, qui des Grecs passa aux Romains, chez lesquels il parvint à sa plus haute perfection. Du temps de Xénophon, la science de la guerre s'était déjà beaucoup accrue ; elle augmenta encore sous Philippe, père d'Alexandre, et sous ce prince, dont les successeurs, formés par son exemple et ses principes, furent presque tous de grands capitaines.

On peut observer les mêmes progrès de l'art militaire chez les Romains. " Toujours prêts à renoncer à leurs usages pour en adopter de meilleurs, ils n'eurent point honte d'abandonner les règles que leurs pères leur avaient laissées. La tactique du temps de César n'a presque rien de commun avec celle de Scipion et de Paul-Emile. On ne voit plus dans la guerre des Gaules, du Pont, de Thessalie, d'Espagne et d'Afrique, ni ces manipules de cent vingt hommes rangés en échiquier, ni les trois lignes des hastaires, des princes et des triaires distinguées par leur armure. Voyez LEGION. Le chevalier de Folard a tort, quand il dit que cet ordre de bataille en quinconce subsista jusqu'au temps de Trajan. César lui-même nous décrit la légion sous une autre forme. Toutes ces manipules étaient réunies et partagées ensuite en dix cohortes équivalentes à nos bataillons, puisque chacune était depuis cinq jusqu'à six cent hommes. L'élite des troupes mises autrefois en un corps séparé, qu'on appelait les triaires, n'était plus à la troisième ligne. On trouve dans Salluste une disposition de marche et un ordre de bataille qu'on prendrait pour être de Scipion. C'est le dernier trait que l'histoire fournisse de cette ancienne tactique. D'exactes observations fixent l'époque de la naissance de la nouvelle après le consulat de Métellus, et en font attribuer l'honneur à Marius.

En suivant les Romains dans leurs guerres sous les empereurs, on voit leur tactique perdre de siècle en siècle, ainsi qu'elle avait gagné. La progression est en raison de la décadence de l'empire. Sous LÉon et Maurice, il est aussi difficîle de reconnaître la tactique que l'empire de César ". Discours préliminaire des mém. milit. par M. Guischardt.

Plusieurs anciens ont traité de la tactique des Grecs. Voyez GUERRE. Outre ce que Xénophon et Polybe en ont écrit, il nous reste l'ouvrage d'Elien et celui d'Arrien, qui ne sont que des extraits des meilleurs auteurs sur ce sujet. M. Guischardt, qui a traduit la tactique d'Arrien, lui donne la préférence sur celle d'Elien ; parce que, dit-il, l'auteur a retranché judicieusement tout ce que l'autre contenait de superflu et d'inutîle dans la pratique, et que d'ailleurs les définitions sont plus claires que celles d'Elien. Comme Arrien n'a écrit que quelque temps après Elien, on croit assez communément que sa tactique n'est qu'une copie abrégée de celle de ce dernier auteur ; mais c'est une copie rectifiée par un maître de l'art, très-consommé dans la science des armes, au lieu qu'on peut présumer qu'Elien n'avait jamais été à la guerre. Je parierais, dit M. le chevalier de Folard, que cet auteur n'avait jamais servi, et que s'il était vrai qu'il eut fait la guerre, il en raisonnait très-mal. Ce jugement est sans-doute trop rigoureux. Car comme Elien n'a travaillé que d'après les auteurs originaux, dont les écrits subsistaient de son temps, ce qu'il enseigne doit naturellement se trouver conforme à la doctrine de ces auteurs ; et en effet, comme l'observe M. Bouchaud de Bussy, qui vient de donner une nouvelle traduction de la tactique d'Elien, la plupart des choses que cet ouvrage contient, se trouvent confirmées par le témoignage des historiens grecs. Il est vrai qu'Elien, dans son traité, parait s'être plus attaché à la tactique des Macédoniens qu'à celle des Grecs ; mais comme ils exécutaient les uns et les autres les mêmes évolutions ou les mêmes mouvements, le livre d'Elien n'en est pas moins utîle pour connaître l'essentiel de leur tactique.

Quoiqu'il en sait, il parait qu'Arrien ne trouvait pas les auteurs qui l'avaient précédé suffisamment clairs et intelligibles, et que son objet a été de remédier à ce défaut. M. Guischardt prétend en avoir tiré les plus grands secours pour l'intelligence des faits militaires rapportés par les auteurs grecs.

A l'égard de la tactique des Romains, il ne nous reste des différents traités des anciens, que celui de Vegece, qui n'est qu'une compilation et un abrégé des auteurs qui avaient écrit sur ce sujet. On lui reproche, avec assez de fondement, de n'avoir pas assez distingué les temps des différents usages militaires, et d'avoir confondu l'ancien et le moderne. " Quand Vegece parut, dit M. Guischardt, le militaire romain était tombé en décadence : il crut le relever en faisant des extraits de plusieurs auteurs déjà oubliés. Le moyen était bon, si Vegece avait eu de l'expérience et du discernement ; mais il compila sans distinction, et il confondit, comme Tite-Live, la tactique de Jules-César avec celle des guerres puniques. Il semble avoir tiré de la discipline militaire de Caton l'ancien, ce qu'il y a de moins mauvais dans ces institutions.... En général, il est maigre dans ses détails, et il ne fait qu'effleurer les grandes parties de l'art militaire ". Il est certain que cet auteur ne donne qu'une très-légère idée de la plupart des manœuvres militaires ; les évolutions y sont surtout traitées avec une briéveté excessive ; Vegece ne fait, pour ainsi dire, qu'énoncer les principales. Cependant, malgré tous les défauts de cette espèce qu'on peut lui reprocher, il n'y a, dit M. le chevalier de Folard, rien de mieux à lire ni de mieux à faire, que de le suivre dans ses préceptes. Je ne vais, ajoute ce même auteur, rien de plus instructif. Cela Ve jusqu'au merveilleux dans ses trois premiers livres, le quatrième est peu de chose. Aussi l'ouvrage de Vegece est-il regardé comme un reste précieux échappé à la barbarie des temps. Les plus habiles militaires s'en sont utilement servi, et l'on peut dire qu'il a beaucoup contribué au rétablissement de la discipline militaire en Europe ; rétablissement qu'on doit particulièrement au fameux Maurice prince d'Orange, à Alexandre Farnèse duc de Parme, à l'amiral Coligny, à Henri IV. Gustave Adolphe, etc. Ces grands capitaines cherchèrent à s'approcher de l'ordre des Grecs et des Romains autant que le changement des armes pouvait le permettre ; car les armes influent beaucoup dans l'arrangement des troupes pour combattre, et dans la pression des rangs et des files.

Pour ce qui concerne l'arrangement particulier des troupes grecques et romaines, ou le détail de leur tactique, voyez PHALANGE et LEGION. A l'égard de la tactique moderne, voyez ARMEE, ÉVOLUTIONS, ORDRE DE BATAILLE, MARCHE et GUERRE.

Le fond de la tactique moderne est composé de celle des Grecs et des Romains. Comme les premiers, nous formons des corps à rangs et à files serrés ; et comme les seconds, nous avons nos bataillons qui répondent assez exactement à leurs cohortes, et qui peuvent combattre et se mouvoir aisément dans tous les différents terrains.

Par la pression des rangs et des files, les troupes sont en état de résister au choc des assaillans, et d'attaquer elles-mêmes avec force et vigueur. Il ne s'agit pour cet effet que de leur donner la hauteur ou la profondeur convenable, suivant la manière dont elles doivent combattre.

Notre intention n'est point d'entrer ici dans un examen raisonné de notre tactique, le détail en serait trop long, et il exigerait un ouvrage particulier. Nous nous contenterons d'observer qu'il en doit être des principes de la tactique, comme de ceux de la fortification, qu'on tâche d'appliquer à toutes les différentes situations des lieux qu'on veut mettre en état de défense.

Qu'ainsi la disposition et l'arrangement des troupes doit varier selon le caractère et la façon de faire la guerre de l'ennemi qu'il faut combattre. Lorsqu'on est bien instruit des règles de la tactique, que les troupes sont exercées aux à-droite, aux à-gauche, doublements et dédoublements de files, de rangs et aux quarts de conversion ; qu'elles ont contracté d'ailleurs l'habitude de marcher et d'exécuter ensemble tous les mouvements qui leur sont ordonnés, il n'est aucune figure ni aucun arrangement qu'on ne puisse leur faire prendre. Les circonstances des temps et des lieux doivent faire juger de la disposition la plus favorable pour combattre avec le plus d'avantage qu'il est possible. En général la tactique sera d'autant plus parfaite, qu'il en résultera plus de force dans l'ordre de bataille ; que les mouvements des troupes se feront avec plus d'ordre, de simplicité et de promptitude ; qu'on sera en état de les faire agir de toutes les manières qu'on jugera à-propos, sans les exposer à se rompre ; qu'elles pourront toujours s'aider et se soutenir réciproquement, et qu'elles seront armées convenablement pour résister à toutes les attaques des troupes de différentes espèces qu'elles auront à combattre. Il est encore important de s'appliquer dans l'ordre et l'arrangement des différents corps de troupes, à faire en sorte que le plus grand nombre puisse agir offensivement contre l'ennemi, et cela, en conservant toujours la solidité nécessaire pour une action vigoureuse, et pour soutenir le choc ou l'impétuosité de l'ennemi.

De ce principe, dont il est difficîle de ne pas convenir, il s'ensuit qu'une troupe formée sur une trop grande épaisseur, comme par exemple, sur seize rangs, ainsi que l'était la phalange des Grecs, n'aurait pas la moitié des hommes dont elle serait composée, en état d'offenser l'ennemi, et qu'un corps rangé aussi sur très-peu de profondeur, comme deux ou trois rangs, n'aurait aucune solidité dans le choc.

Comme il est des positions où les troupes ne peuvent se joindre pour combattre la bayonnette au bout du fusil, et que la trop grande hauteur de la troupe n'est pas favorable à une action où il ne s'agit que de tirer, on voit par-là qu'il est nécessaire de changer la formation des troupes, suivant la manière dont elles doivent combattre.

Dans les actions de feu, les troupes peuvent être sur trois ou quatre rangs, et dans les autres sur six ou huit. Voyez sur ce sujet les éléments de tactique, p. 10. 33. et 34.

Nous finirons cet article, en observant que les Romains perfectionnèrent leur tactique en prenant des nations qu'elles avaient à combattre tout ce qui leur paraissait meilleur que ce qu'ils pratiquaient. C'est le véritable moyen d'arriver à la perfection, pourvu que l'on sache distinguer les choses essentielles de celles qui sont indifférentes, ou qui ne conviennent point au caractère de la nation. Par exemple, on prétend qu'on a tort en France de vouloir imiter nos voisins dans l'usage qu'ils font de la mousqueterie, parce que nous leur envions à cet égard une propriété qu'ils n'ont peut-être éminemment que parce qu'ils ne peuvent pas avoir les nôtres.

" L'on n'entend parler, dit l'auteur du traité manuscrit de l'essai de la légion, que de cette espèce d'imitation, qui est pernicieuse en ce qu'elle répugne au caractère national. Les Prussiens, les Allemands sont des modèles trop scrupuleusement détaillés. On pousse jusqu'à l'excès la vénération qu'on a pour leurs usages, même les plus indifférents. Il est très-raisonnable sans-doute de chercher à acquérir les bonnes qualités dont ils sont pourvus, mais sans renoncer à celles que l'on a, ou que l'on peut avoir supérieures à eux. Si l'on veut imiter, que ce soit dans les choses de principe, et non d'usage et de détail (a). Par exemple, pense-t-on à la discipline ? il faut chercher à en introduire une équivalente à celle des étrangers, mais conforme au génie de la nation. Imitons-les particulièrement dans l'attention qu'ils ont eue à ne pas nous imiter, et à faire choix avec discernement d'une discipline et d'un genre de combat assorti à leur génie et à leur caractère. Il résultera alors de cette imitation l'effet précisément contraire à l'action de les copier dans les détails. Car nous prendrions d'aussi bonnes mesures pour mettre notre vivacité dans tout son avantage, qu'ils en prennent pour tirer parti de leur flegme et de leur docilité. Soyons comme des gens de génie, qui avec un caractère et une façon de penser qui leur est propre, ne dédaignent point d'ajouter à leurs qualités celles qu'ils aperçoivent dans les autres, mais qui se les approprient si bien, qu'ils ne sont jamais les copies ni l'écho de qui que ce sait. Il faut de l'instruction et des modèles sans-doute, mais jamais l'imitation scrupuleuse ne doit passer en principes.

Il fut un temps où notre infanterie formée par les guerres d'Italie, sous François I. fut assujettie à un

(a) On pourrait dire sur ce sujet comme Armande dans les Femmes savantes de Moliere :

Quand sur une personne on prétend se régler,

C'est par les beaux côtés qu'il faut lui ressembler ;

Et ce n'est point du tout les prendre pour modèles,

Ma sœur, que de tousser et de cracher comme elles.

bel ordre et à une belle discipline par le maréchal de Brissac ; mais elle perdit bientôt tous ces avantages par le désordre et la licence des guerres civiles.

L'histoire de France, depuis Henri II. jusqu'à Henri IV. n'expose que des petites guerres de partis et des combats sans ordre ; les batailles étaient des escarmouches générales. Cela se pratiquait ainsi faute de bonne infanterie. La cessation des troubles nous fit ouvrir les yeux sur notre barbarie ; mais les matières militaires étaient perverties, ou plutôt perdues. Pour les recouvrer il fallait des modèles. Le prince Maurice de Nassau éclairait alors toute l'Europe par l'ordre et la discipline qu'il établissait chez les Hollandais. On courut à cette lumière ; on se forma, on s'instruisit sous ses yeux à son école ; mais l'on n'imita rien servilement. On prit le fond des connaissances qu'il enseignait par sa pratique, et l'on en fit l'application relativement au génie de la nation.

Les grands principes sont universels ; il n'y a que la façon de les appliquer qui ne peut l'être. On établit alors le mélange des armes et des forces ; on fixa le nombre des hommes du bataillon, et les corps furent armés des différentes armes qui se prêtaient un mutuel secours. On vit sous les mêmes drapeaux des enfants perdus, des mousquetaires, des piques, des halebardes et des rondaches. Les exercices qui nous restent de ce temps-là annoncent des principes de lumière et de méthode dans l'instruction, mais ils n'indiquent point l'abandon de l'espèce de combat qui nous était avantageux : au contraire, sans imiter précisément les Hollandais, nous profitâmes des lumières du prince Maurice, conformément à notre génie, et nous surpassâmes bientôt notre modèle.

C'est ainsi que l'on peut et que l'on doit imiter, sans s'attacher aux méthodes particulières. Car quelques bonnes qu'elles puissent être chez les étrangers, il faut toujours penser que puisqu'elles leur sont habituelles et dominantes, elles sont analogues à leur caractère. Car le caractère national ne peut se communiquer ; il ne s'imite point ; c'est, s'il est heureux, le seul avantage d'une nation sur une autre que l'ennemi ne puisse pas s'approprier ; mais quand on y renonce par principe, et qu'on se dépouille de son naturel pour imiter, on finit par n'être ni soi ni les autres, et l'on se trouve fort au-dessous de ceux qu'on a voulu imiter.

Je ne doute pas que les étrangers ne voient avec plaisir que nous nous sommes privés volontairement de l'avantage de notre vivacité dans le choc qu'ils ont toujours redouté en nous, et qu'ils ont cherché à éluder parce qu'ils n'ont pas cru pouvoir y résister, et encore moins l'imiter. Cette imitation était hors de leur caractère ; elle leur a paru impraticable ; ils se sont servi de leur propre vertu, et ils se sont procuré des avantages dans un autre genre, en se faisant un principe constant de se dévoyer autant qu'ils le peuvent à l'impétuosité de notre choc.

Il faut chercher sans-doute à se rendre propre au genre de combat auquel ils nous forcent le plus souvent ; mais il est nécessaire en même temps de s'appliquer à employer cette force qu'ils redoutent en nous, et dont ils nous apprennent la valeur par l'attention qu'ils ont à l'éviter.

Il est donc nécessaire que notre ordre habituel n'ait pas cette tendance uniquement destinée à la mousqueterie, et à la destruction de toute autre force. C'est pourquoi il faut fixer des principes et un ordre également distant de l'état de faiblesse, et celui d'une force qui n'est propre qu'à certaines circonstances, ou qui est employé au-delà de la nécessité ". (Q)