La première raison que les Thomistes alleguent en faveur de la prémotion, et qu'ils tirent de la nature de la volonté, parait si forte à quelques-uns, que, quoiqu'ils rejettent la prémotion particulière comme contraire à la liberté, ils en admettent une générale qu'ils croient nécessaire à la volonté pour qu'elle sorte de son indifférence. Mais cette prémotion générale n'est pas un bouclier propre à parer les coups que leur portent les Thomistes. Quand on fait tant que d'admettre une prémotion générale, autant vaudrait-il en admettre tout-d'un-coup une particulière. Qu'est-ce que ce mouvement vague et indéterminé qui se portant à tout, ne se porte à rien ; qui se diversifie en une infinité de manières, selon les volontés qui en reçoivent l'impression, à-peu-près comme le son varie selon les tuyaux d'orgue dans lesquels il entre ? Si la volonté peut arrêter le mouvement qui lui est communiqué, ou le diriger du côté qu'il lui plaira, pourquoi ne pourra-t-elle pas se le donner à elle-même ? L'un n'est pas plus difficîle que l'autre. C'est ici que triomphent les Thomistes de ceux qui ne forment que des pas incertains et irrésolus dans le chemin que leur ouvre la vérité. Lorsqu'on suppose une fois de l'activité dans l'âme, je ne vois pas pourquoi elle aurait besoin d'une action étrangère pour se déterminer, et pourquoi elle ne se suffirait pas à elle-même dans une action naturelle : ipsa suis pollents opibus, nil indiga causae. En la rendant si impuissante, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils affoiblissent la puissance de Dieu même. La seconde raison tombe d'elle-même, dès-là qu'on suppose la créature capable de se déterminer par elle-même. Pour la troisième raison, elle ne tiendra pas davantage, si l'on fait attention que la créature, quelque maîtresse qu'on la suppose de ses déterminations, ne sort jamais du cercle étroit que Dieu a tracé autour d'elle, parce que Dieu ne la tire du néant qu'autant qu'il prévait (& cette prévoyance est infaillible) qu'elle concourra, soit par ses crimes, soit par ses vertus, à avancer les grands desseins de sa providence.

L'auteur de la prémotion physique, ou de l'action de Dieu sur les créatures, s'est signalé, surtout dans la défense de ce système. Cet auteur prétend 1° que toutes nos connaissances et tous nos amours sont autant d'êtres distincts ; 2° que nous n'acquérons de nouvelles connaissances et que nous ne formons de nouveaux amours, qu'autant que Dieu en crée l'être pour l'ajouter à celui de notre âme ; 3° enfin que Dieu, en créant de nouveaux êtres de connaissance ou d'amour, se sert du premier être de notre âme, pour le faire concourir à cette création. On voit bien qu'il ne pose le troisième principe qu'à son corps défendant, s'il est permis de parler ainsi, et que pour maintenir l'activité de l'âme que les deux autres paraissent détruire. Sans suivre ces principes, et toutes leurs conséquences, je ferai seulement sur eux quelques réflexions. 1°. Toutes nos connaissances, tous nos amours, tous nos degrés de connaissance, tous nos degrés d'amour sont autant d'êtres ou de degrés d'être ; du-moins cela parait ainsi à l'auteur : il part de-là comme d'un principe incontestable. Quand je suis bien rempli de ce système, je me fais un vrai plaisir d'ouvrir, de fermer et de r'ouvrir sans cesse les yeux : d'un clin d'oeil je produis, j'anéantis et je reproduis des êtres sans nombre. Il semble encore qu'à tout ce que j'entends, je sente grossir mon être : si j'apprends, par exemple, que dans une bataille il est resté dix mille hommes sur la place, dans le moment mon âme augmente de dix mille degrés d'être pour chaque homme tué : tant il est vrai que dans ce système mon âme fait son profit de tout. Il y a là bien de la philosophie, c'est grand dommage que cela soit inintelligible, et que l'auteur ne puisse donner aucune idée de ces êtres, production de sa féconde imagination. Comprenons-nous qu'à chaque instant de nouveaux êtres soient ajoutés à notre substance, et ne fassent avec elle qu'un seul être indivisible ? Comprenons-nous qu'on puisse retrancher quelque chose d'une substance qui n'est pas composée, ou qu'on puisse lui ajouter quelque chose sans qu'elle perde sa simplicité ? Avons-nous quelque idée de ces entités ajoutées à l'âme qui, au dire de l'auteur, semblent enfler le volume de sa substance ? On ne donne point, dit l'auteur de la prémotion physique, ce qu'on n'a point, ni par conséquent plus qu'on a ; ou, pour le rendre autrement, avec le moins on ne fait pas le plus : d'où il infère qu'une intelligence créée n'augmentera jamais toute seule son être ; que n'ayant, par exemple, que quatre degrés d'être dans le moment A, elle ne s'en donnera pas un cinquième dans le moment B ; car elle se donnerait ce qu'elle n'a point, elle donnerait plus qu'elle n'a, avec le moins elle ferait le plus. L'auteur étend et retourne ce raisonnement de mille manières différentes. Mais s'il est vrai qu'on ne donne pas ce qu'on n'a pas, et qu'avec le moins on ne fait pas le plus, donc l'âme qui n'a pas une telle connaissance, ni un tel amour, qui a moins que cette connaissance et que cet amour, ne pourra se donner toute seule ni l'un ni l'autre ; elle ne se les donnera pas même avec le secours de Dieu ; elle ne concourra pas à leur production ; pour concourir, il ne suffit pas qu'elle produise en partie l'acte de connaissance ou celui d'amour, il faut qu'elle le produise en entier, et qu'elle soit cause totale ainsi que Dieu. Mais si on ne donne point ce qu'on n'a point, comment concourra-t-on à donner en entier ce qu'on n'a point ? C'est ici que l'auteur est fort embarrassé. Comment sauvera-t-il l'activité de l'âme ? C'est qu'en créant en nous un nouvel être de connaissance ou d'amour, il se sert de degrés d'être qu'il trouve dans notre âme, et qu'il les fait concourir à cette production, c'est-à-dire que les nouveaux degrés de connaissance ou d'amour s'unissent, s'incorporent avec les anciens qui les développent, qui les dilatent : mais comment concevoir cela ? Mon âme (je le suppose avec vous) n'a que quatre degrés d'être dans le moment A ; il s'agit qu'elle en ait cinq dans le moment B. Or elle n'a point ce cinquième degré, aucun des quatre premiers ne le contient ; donc ni elle, ni les quatre premiers degrés ne formeront pas le cinquième, si Dieu ne le produit lui-même : vous en convenez. Mais j'ajoute que Dieu en le créant ne fera pas qu'elle se le donne, ou qu'elle concoure à sa production ; car Dieu emploierait inutilement sa toute-puissance, pour me faire donner ce que je n'ai pas. Dieu ne saurait faire qu'un principe vrai devienne faux, ce qui pourtant arriverait, s'il dépendait de lui, que l'âme se donnât ce qu'elle n'a pas, ou plus qu'elle n'a. Dieu, dites-vous, met en œuvre les premiers degrés d'être qui sont déjà dans l'âme. Ne croirait-on pas à ce langage qu'il n'y a que lui qui agisse, et que les premiers êtres sont entre les mains de Dieu, comme quelque chose de purement passif, comme l'argîle entre les mains du potier ? Vous ajoutez que Dieu fait en sorte que les degrés qui étaient anciennement dans l'âme, coopèrent et contribuent avec ce que Dieu y ajoute pour former une nouvelle action. Je découvre-là trois choses : 1° la coopération des anciens degrés d'être : 2° ce que Dieu ajoute : 3° l'action qui en résulte. Par-là il parait que ce ne sont plus ici deux causes dont l'une est subordonnée à l'autre, et qui produisent chacune en entier la même et unique action ; ce sont deux causes parallèles qui en font chacune une partie ; car la coopération des anciens degrés et ce que Dieu ajoute sont deux choses fort distinctes. Or, ou la coopération des anciens degrés produit quelque chose, ou non : mais que produirait-elle ? Ce n'est pas ce que Dieu ajoute ; Dieu peut seul en être la cause : sera-ce quelque autre être ? Voilà donc quelque chose qui appartient à la créature et qu'elle produit toute seule : Ne produira-t-elle rien ? Elle ne fait donc rien, elle n'a donc point de part à l'action : ou bien encore, les anciens degrés contiennent-ils en entier l'être de l'action ? Leur opération le produira donc toute seule, et il est inutîle que Dieu y ajoute du sien. Ne le contiennent-ils pas en entier ? Leur opération ne le produira donc pas en entier, même avec le secours de Dieu. Mais bien plus, qu'est-ce que Dieu ajoute, et qui est si distingué de la coopération des anciens degrés ? Est-ce la nouvelle action, en est-ce l'être ? En ce cas Dieu fait donc en sorte que les anciens degrés d'être coopèrent avec la nouvelle action, qu'il ajoute lui-même pour former cette même action. Ajouter une action avant de la former ! Voilà un langage inintelligible. Si elle est ajoutée, elle est formée ; et la coopération des anciens degrés devient inutile. Enfin ce que Dieu ajoute, sera-ce quelque chose de moins que l'action, que l'être de l'action ? L'action n'en résultera donc jamais ; car avec le moins, on ne fait pas le plus : ou si elle en résulte, les anciens degrés auront produit quelque chose qu'ils ne contenaient pas, ils auront fait quelque chose sans le secours de Dieu. Qu'est-ce donc, encore un coup, que ce que Dieu ajoute selon votre système ?

Mais si quittant la créature, nous nous élevons jusqu'au créateur, nous rétorquerons contre l'auteur ses propres principes, et nous lui prouverons que Dieu n'a pu former de decrets. S'il est vrai que l'âme ne puisse se donner un degré d'amour ou de connaissance, qu'elle n'augmente son être, donc Dieu en formant ses decrets, a augmenté le sien. Si on ne donne point ce qu'on n'a point, ni par conséquent plus qu'on n'a, donc Dieu n'a pu se donner ses decrets, ne les ayant pas par la constitution de sa nature. Si ces principes sont ridicules étant appliqués à Dieu, ils ne le sont pas moins quand il s'agit de la créature.

Autant le système de la prémotion physique se défend mal, autant on a d'avantage à l'attaquer. Deux inconvénients que ses défenseurs n'ont jamais pu parer, c'est 1°. de ruiner la liberté ; c'est 2°. de faire Dieu auteur du péché. Que ce système soit contraire à la liberté, c'est ce qu'il est aisé de montrer.

1°. C'est un principe constant dans toutes les écoles, que nous ne sommes pas libres pour le bonheur en général. Or cette pente rapide que nous avons vers lui, cette impression invincible que Dieu nous a donnée pour lui, sont l'effet de la prémotion physique générale. Ce que la prémotion physique générale est pour le bonheur en général, la prémotion physique particulière l'est pour les actes particuliers. Or si la prémotion physique générale détruit notre liberté par rapport au bien général, la prémotion physique particulière la détruira par la même raison, par rapport aux actions particulières vers lesquelles elle nous détermine.

2°. Les Thomistes conviennent eux-mêmes que nous ne sommes pas libres par rapport aux premières impressions que produit en nous la grâce prévenante ou excitante. Quand Dieu nous illumine subitement, et qu'il attire notre volonté vers la vertu, il ne dépend pas de nous de ne pas être éclairés, et de ne pas ressentir les attraits que la grâce répand sur la vertu. Or pourquoi ne sommes-nous pas libres par rapport à ces premières touches de la grâce, si ce n'est parce qu'elles préviennent le consentement de notre volonté ! Or la prémotion physique pour agir sur nous n'attend pas notre consentement. Nous ne sommes donc point libres sous son impression.

3°. Il n'y a point de liberté là où nous ne sommes pas les arbitres de notre choix, les maîtres de notre détermination. Or la prémotion, en prévenant notre volonté, nous ravit ce beau privilège de notre liberté.

4°. On n'est véritablement libre que lorsqu'on a le pouvoir de suspendre à son gré l'action qu'on a commencée. Or cela n'est pas possible sous l'empire de la prémotion. La liberté échoue nécessairement contre la force de la nécessité, en vertu de laquelle suit l'effet pour lequel elle est donnée. Dans le temps que la prémotion me porte à l'amour, je ne suis pas libre de me tourner vers la haine ; je ne le pourrais qu'avec une prémotion opposée à celle qui m'entraîne d'une manière insurmontable. Or il ne dépend pas de moi de me procurer cette prémotion qui m'est absolument nécessaire pour haïr. Je ne le pourrais que par un acte de ma volonté. Or pour enfanter cet acte, j'ai besoin d'une prémotion ; car tel est l'ordre du destin, que je n'agirai jamais sans elle. Si je n'ai pu me procurer l'autre, je ne pourrai aussi me donner celle-ci. Poussé vers l'amour par la force de la prémotion, je ne puis donc haïr ; je ne suis donc pas libre.

5°. Dieu même dans ce système serait auteur du péché. Dans le péché on distingue deux choses, le matériel et le formel. Le matériel est tout ce qu'il y a de physique dans l'acte ; le formel est le défaut de conformité qui s'y trouve avec la loi. On ne peche que parce qu'on ne donne pas à son action toute l'intégrité qu'elle exige de sa nature ; et on ne donne pas à son action cette intégrité qui en fait la perfection, parce que la volonté cesse d'agir, et qu'elle s'arrête dans la créature ; au lieu de s'élever avec des ailes fortes jusqu'au créateur. Or pourquoi, je vous prie, la volonté cesse-t-elle d'agir ? n'est-ce pas parce que le souffle de la prémotion la laisse pour ainsi dire à moitié chemin ? Un peu plus de secours de la part de la prémotion, et elle eut été plus active, et elle se serait élevée jusqu'à Dieu. La volonté ne peche donc que parce que la prémotion lui manque avant qu'elle ait donné à son action toute la perfection que la loi commande ; et cette prémotion lui manque sans qu'elle l'ait mérité. Ce n'est donc pas sa faute, mais celle du Dieu qui la prémeut, si elle tombe dans le péché. Dans ce système, Dieu serait donc auteur du péché. Voyez CONCOURS.