En effet, de quelques termes qu'il plaise aux différents peuples de la terre de faire usage, de quelque manière qu'ils s'avisent de les modifier, quelque disposition qu'ils leur donnent : ils auront toujours à rendre des perceptions, des jugements, des raisonnements ; il leur faudra des mots pour exprimer les objets de leurs idées, leurs modifications, leurs corrélations ; ils auront à rendre sensibles les différents points de vue sous lesquels ils auront envisagé toutes ces choses ; souvent le besoin les obligera d'employer des termes appelatifs et généraux, même pour exprimer des individus ; et conséquemment ils ne pourront se passer de mots déterminatifs pour restraindre la signification trop vague des premiers. Dans toutes les langues on trouvera des propositions qui auront leurs sujets et leurs attributs ; des termes dont le sens incomplet exigera un complément, un régime : en un mot, toutes les langues assujettiront indispensablement leur marche aux lois de l'analyse logique de la pensée ; et ces lois sont invariablement les mêmes partout et dans tous les temps, parce que la nature et la manière de procéder de l'esprit humain sont essentiellement immuables. Sans cette uniformité et cette immutabilité absolue, il ne pourrait y avoir aucune communication entre les hommes de différents siècles ou de différents lieux, pas même entre deux individus quelconques, parce qu'il n'y aurait pas une règle commune pour comparer leurs procédés respectifs.

Il doit donc y avoir des principes fondamentaux communs à toutes les langues, dont la vérité indestructible est antérieure à toutes les conventions arbitraires ou fortuites qui ont donné naissance aux différents idiomes qui divisent le genre humain.

Mais on sent bien qu'aucun mot ne peut être le type essentiel d'aucune idée ; il n'en devient le signe que par une convention tacite, mais libre ; on aurait pu lui donner un sens tout contraire. Il y a une égale liberté sur le choix des moyens que l'on peut employer, pour exprimer la corrélation des mots dans l'ordre de l'énonciation, et celle de leurs idées dans l'ordre analytique de la pensée. Mais les conventions une fois adoptées, c'est une obligation indispensable de les suivre dans tous les cas pareils ; et il n'est plus permis de s'en départir que pour se conformer à quelque autre convention également autentique, qui déroge aux premières dans quelque point particulier, ou qui les abroge entièrement. De-là la possibilité et l'origine des différentes langues qui ont été, qui sont, et qui seront parlées sur la terre.

La Grammaire admet donc deux sortes de principes. Les uns sont d'une vérité immuable et d'un usage universel ; ils tiennent à la nature de la pensée même ; ils en suivent l'analyse ; ils n'en sont que le résultat. Les autres n'ont qu'une vérité hypothétique et dépendante de conventions libres et muables, et ne sont d'usage que chez les peuples qui les ont adoptés librement, sans perdre le droit de les changer ou de les abandonner, quand il plaira à l'usage de les modifier ou de les proscrire. Les premiers constituent la Grammaire générale, les autres sont l'objet des diverses Grammaires particulières.

La Grammaire générale est donc la science raisonnée des principes immuables et généraux de la parole prononcée ou écrite dans toutes les langues.

Une Grammaire particulière est l'art d'appliquer aux principes immuables et généraux de la parole prononcée ou écrite, les institutions arbitraires et usuelles d'une langue particulière.

La Grammaire générale est une science, parce qu'elle n'a pour objet que la spéculation raisonnée des principes immuables et généraux de la parole ; une Grammaire particulière est un art, parce qu'elle envisage l'application pratique des institutions arbitraires et usuelles d'une langue particulière aux principes généraux de la parole (voyez ART). La science grammaticale est antérieure à toutes les langues, parce que ses principes sont d'une vérité éternelle, et qu'ils ne supposent que la possibilité des langues : l'art grammatical au contraire est postérieur aux langues, parce que les usages des langues doivent exister avant qu'on les rapporte artificiellement aux principes généraux. Malgré cette distinction de la science grammaticale et de l'art grammatical, nous ne prétendons pas insinuer que l'on doive ou que l'on puisse même en séparer l'étude. L'art ne peut donner aucune certitude à la pratique, s'il n'est éclairé et dirigé par les lumières de la spéculation ; la science ne peut donner aucune consistance à la théorie, si elle n'observe les usages combinés et les pratiques différentes, pour s'élever par degrés jusqu'à la généralisation des principes. Mais il n'en est pas moins raisonnable de distinguer l'un de l'autre, d'assigner à l'un et à l'autre son objet propre, de prescrire leurs bornes respectives, et de déterminer leurs différences.

C'est pour les avoir confondues que le P. Buffier, (Grammaire fr. n°. 9. et suiv.) regarde comme un abus introduit par divers Grammairiens, de dire : l'usage est en ce point opposé à la Grammaire. " Puisque la Grammaire, dit-il à ce sujet, n'est que pour fournir des règles ou des réflexions qui apprennent à parler comme on parle ; si quelqu'une de ces règles ou de ces réflexions ne s'accorde pas à la manière de parler comme on parle, il est évident qu'elles sont fausses et doivent être changées ". Il est très-clair que notre Grammairien ne pense ici qu'à la Grammaire particulière d'une langue, à celle qui apprend à parler comme on parle, à celle enfin que l'on désigne par le nom d'usage dans l'expression censurée. Mais cet usage a toujours un rapport nécessaire aux lois immuables de la Grammaire générale, et le P. Buffier en convient lui-même dans un autre endroit. " Il se trouve essentiellement dans toutes les langues, dit-il, ce que la Philosophie y considère, en les regardant comme les expressions naturelles de nos pensées : car comme la nature a mis un ordre nécessaire dans nos pensées, elle a mis, par une conséquence infaillible, un ordre nécessaire dans les langues ". C'est en effet pour cela que dans toutes on trouve les mêmes espèces de mots ; que ces mots y sont assujettis à-peu-près aux mêmes espèces d'accidents ; que le discours y est soumis à la triple syntaxe, de concordance, de régime, et de construction, etc. Ne doit-il pas résulter de tout ceci un corps de doctrine indépendant des décisions arbitraires de tous les usages, et dont les principes sont des lois également universelles et immuables ?

Or c'est à ces lois de la Grammaire générale, que les usages particuliers des langues peuvent se conformer ou ne pas se conformer quant à la lettre, quoiqu' effectivement ils en suivent toujours et nécessairement l'esprit. Si l'on trouve donc que l'usage d'une langue autorise quelque pratique contraire à quelqu'un de ces principes fondamentaux, on peut le dire sans abus, ou plutôt il y aurait abus à ne pas le dire nettement ; et rien n'est moins abusif que le mot de Cicéron (orat. n. 47.) Impetratum est à consuetudine ut peccare suavitatis causâ liceret : c'est à l'usage qu'il attribue les fautes dont il parle, impetratum est à consuetudine ; et conséquemment il reconnait une règle indépendante de l'usage et supérieure à l'usage ; c'est la nature même, dont les décisions relatives à l'art de la parole forment le corps de la science grammaticale. Consultons de bonne foi ces décisions, et comparons-y sans préjugé les pratiques usuelles ; nous serons bientôt en état d'apprécier l'opinion du P. Buffier. Les idiotismes suffiraient pour la sapper jusqu'aux fondements, si nous voulions nous permettre une digression que nous avons condamnée ailleurs (voyez GALLICISME et IDIOTISME) : mais il ne nous faut qu'un exemple pour parvenir à notre but, et nous le prendrons dans l'Ecriture. Que signifient les plaintes que nous entendons faire tous les jours sur les irrégularités de notre alphabet, sur les emplois multipliés de la même lettre pour représenter divers éléments de la parole, sur l'abus contraire de donner à un même élément plusieurs caractères différents, sur celui de réunir plusieurs caractères pour représenter un élément simple, &c ? C'est la comparaison secrète des institutions usuelles avec les principes naturels, qui fait naître ces plaintes ; on voit, quoi qu'on en puisse dire, que l'usage autorise de véritables fautes contre les principes immuables dictés par la nature.

Eh ! comment pourrait-il se faire que l'usage des langues s'accordât toujours avec les vues générales et simples de la nature ? Cet usage est le produit du concours fortuit de tant de circonstances quelquefois très-discordantes. La diversité des climats ; la constitution politique des Etats ; les révolutions qui en changent la face ; l'état des sciences, des arts, du commerce ; la religion et le plus ou le moins d'attachement qu'on y a ; les prétentions opposées des nations, des provinces, des villes, des familles même : tout cela contribue à faire envisager les choses, ici sous un point de vue, là sous un autre, aujourd'hui d'une façon, demain d'une manière toute différente ; et c'est l'origine de la diversité des génies des langues. Les différents résultats des combinaisons infinies de ces circonstances, produisent la différence prodigieuse que l'on trouve entre les mots des diverses langues qui expriment la même idée, entre les moyens qu'elles adoptent pour désigner les rapports énonciatifs de ces mots, entre les tours de phrase qu'elles autorisent, entre les licences qu'elles se permettent. Cette influence du concours des circonstances est frappante, si l'on prend des termes de comparaison très-éloignés, ou par les lieux, ou par les temps, comme de l'orient à l'occident, ou du règne de Charlemagne à celui de Louis le bien-aimé : elle le sera moins, si les points sont plus voisins, comme d'Italie en France, ou du siècle de François I. à celui de Louis XIV : en un mot plus les termes comparés se rapprocheront, plus les différences paraitront diminuer ; mais elles ne seront jamais totalement anéanties : elles demeureront encore sensibles entre deux nations contiguès, entre deux provinces limitrophes, entre deux villes voisines, entre deux quartiers d'une même ville, entre deux familles d'un même quartier : il y a plus, le même homme varie ses façons de parler d'âge en âge, de jour en jour. De-là la diversité des dialectes d'une même langue, suite naturelle de l'égale liberté et de la différente position des peuples et des Etats qui composent une même nation : de-là cette mobilité, cette succession de nuances, qui modifie perpétuellement les langues, et les métamorphose insensiblement en d'autres toutes différentes : c'est encore une des principales causes des difficultés qui peuvent se trouver dans l'étude des Grammaires particulières.

Rien n'est plus aisé que de se méprendre sur le véritable usage d'une langue. Si elle est morte, on ne peut que conjecturer ; on est réduit à une portion bornée de témoignages consignés dans les livres du meilleur siècle. Si elle est vivante, la mobilité perpétuelle de l'usage empêche qu'on ne puisse l'assigner d'une manière fixe ; ses oracles n'ont qu'une vérité momentanée. Dans l'un et dans l'autre cas, il ne faut négliger aucune des ressources que le hasard peut offrir, ou que l'art d'enseigner peut fournir.

Le moyen le plus utîle et le plus avoué par la raison et par l'expérience, c'est de diviser l'objet dont on traite en différents points capitaux, auxquels on puisse rapporter les différents principes et les diverses observations qui concernent cet objet. Chacun de ces points capitaux peut être soudivisé en des parties subordonnées, qui serviront à mettre de l'ordre dans les matières relatives aux premiers chefs de distribution. Mais les membres de ces divisions doivent effectivement présenter des parties différentes de l'objet total, ou les différents points de vue sous lesquels on se propose de l'envisager ; il doit y en avoir assez pour faire connaître tout l'objet, et assez peu pour ne pas surcharger la mémoire, et ne pas distraire l'attention. Voici donc comment nous croyons devoir distribuer la Grammaire, soit générale, soit particulière.

La Grammaire considère la parole dans deux états différents, ou comme prononcée, ou comme écrite : la parole écrite est l'image de la parole prononcée, et celle-ci est l'image de la pensée. Ces deux points de vue peuvent donc être comme les deux principaux points de réunion, auxquels on rapporte toutes les observations grammaticales ; et toute la Grammaire se divise ainsi en deux parties générales, dont la première qui traite de la parole, peut être appelée Orthologie ; et la seconde, qui traite de l'écriture, se nomme Orthographe. La nécessité de caractériser avec précision les points saillans de notre système grammatical, et la liberté que l'usage de notre langue parait avoir laissé sur la formation des termes techniques, nous ont déterminés à en risquer plusieurs, que l'on trouvera dans le tableau que nous allons présenter de la distribution de la Grammaire. Nous ferons en sorte qu'ils soient dans l'analogie des termes didactiques usités, et qu'ils expriment exactement toute l'étendue de l'objet que nous prétendons leur faire désigner : à mesure qu'ils se présenteront, nous les expliquerons par leurs racines. Ainsi le mot Orthologie a pour racines , rectus, et , sermo ; ce qui signifie manière de bien parler.

De l'Orthologie. Pour rendre la pensée sensible par la parole, on est obligé d'employer plusieurs mots, auxquels on attache les sens partiels que l'analyse démêle dans la pensée totale. C'est donc des mots qu'il est question dans la première partie de la Grammaire, et on peut les y considérer ou isolés, ou rassemblés, c'est-à-dire, ou hors de l'élocution, ou dans l'ensemble de l'élocution ; ce qui partage naturellement le traité de la parole en deux parties, qui sont la Lexicologie et la Syntaxe. Le terme de Lexicologie signifie explication des mots ; R. R. , vocabulum, et , sermo. Ce mot a déjà été employé par M. l'abbé Girard, mais dans un sens différent de celui que nous lui assignons, et que ses racines mêmes paraissent indiquer. M. Duclos semble diviser comme nous l'objet du traité de la parole ; il commence ainsi ses remarques sur le dernier chap. de la Grammaire générale : " La Grammaire de quelque langue que ce sait, a deux fondements, le Vocabulaire et la Syntaxe ". Mais le Vocabulaire n'est que le catalogue des mots d'une langue, et chaque langue a le sien ; au lieu que ce que nous appelons Lexicologie, contient sur cet objet des principes raisonnés communs à toutes les langues.

I. L'office de la Lexicologie est donc d'expliquer tout ce qui concerne la connaissance des mots ; et pour y procéder avec méthode, elle en considère le matériel, la valeur, et l'étymologie.

1°. Le matériel des mots comprend leurs éléments et leur prosodie.

Les sons et les articulations sont les parties élémentaires des mots, et les syllabes qui résultent de leur combinaison, en sont les parties intégrantes et immédiates. Voyez SON et SYLLABE.

La Prosodie fixe les décisions de l'usage par rapport à l'accent et à la quantité. L'accent est la mesure de l'élévation, comme la quantité est la mesure de la durée du son dans chaque syllabe. Voyez PROSODIE, ACCENT, ANTITETITE.

Les mots ne conservent pas toujours la forme matérielle que l'usage vulgaire leur a assignée primitivement ; souvent il se fait des changements, ou dans les parties élémentaires, ou dans les parties intégrantes qui les composent, sans que ces licences avouées de l'usage en altèrent la signification : comme dans les mots religio, amasti, amarier, au lieu de religio, amavisti, amari. On donne communément le nom de figures aux divers changements qui arrivent à la forme matérielle des mots. Voyez au mot FIGURE l'article des figures de diction qui regardent le matériel du mot.

2°. La valeur des mots consiste dans la totalité des idées que l'usage a attachées à chaque mot. Les différentes espèces d'idées que les mots peuvent rassembler dans leur signification, donnent lieu à la Lexicologie de distinguer dans la valeur des mots trois sens différents ; le sens fondamental, le sens spécifique, et le sens accidentel.

Le sens fondamental est celui qui résulte de l'idée fondamentale que l'usage a attachée originairement à la signification de chaque mot : cette idée peut être commune à plusieurs mots, qui n'ont pas pour cela la même valeur, parce que l'esprit l'envisage dans chacun d'eux sous des points de vue différents. Par rapport à cette idée primitive, les mots peuvent être pris ou dans le sens propre, ou dans le sens figuré. Un mot est dans le sens propre, lorsqu'il est employé pour réveiller dans l'esprit l'idée qu'on a eu intention de lui faire signifier primitivement ; et il est dans le sens figuré, lorsqu'il est employé pour exciter dans l'esprit une autre idée qui ne lui convient que par son analogie avec celle qui est l'objet du sens propre. On donne communément le nom de tropes aux divers changements de cette espèce, qui peuvent se faire dans le sens fondamental des mots. Voyez SENS et TROPE.

Le sens spécifique est celui qui résulte de la différence des points de vue, sous lesquels l'esprit peut envisager l'idée fondamentale, relativement à l'analyse de la pensée. De-là les différentes espèces de mots, les noms, les pronoms, les adjectifs, etc. (voyez MOT, NOM, PRONOM, &c.) On trouve souvent des mots de la même espèce, qui semblent exprimer la même idée fondamentale et le même point de vue analytique de l'esprit ; on donne à ces mots la qualification de synonymes, pour faire entendre qu'ils ont précisément la même signification ; et on appelle synonymie la propriété qui les fait ainsi qualifier. Nous examinerons ce qu'il y a de vrai et d'utîle sur cette matière aux articles SYNONYMES et SYNONYMIE.

Le sens accidentel est celui qui résulte de la différence des relations des mots à l'ordre de l'énonciation. Ces diverses relations sont communément indiquées par des formes différentes, telles qu'il plait aux usages arbitraires des langues de les fixer : de-là les genres, les cas, les nombres, les personnes, les temps, les modes (voyez ACCIDENT et tous les mots que nous venons d'indiquer). Les différentes lois de l'usage sur la génération des formes qui expriment ces accidents, constituent les déclinaisons et les conjugaisons. Voyez DECLINAISON et CONJUGAISON.

3°. L'Etymologie des mots est la source d'où ils sont tirés. L'étude de l'étymologie peut avoir deux fins différentes.

La première est de suivre l'analogie d'une langue, pour se mettre en état d'y introduire des mots nouveaux, selon l'occurrence des besoins : c'est ce qu'on appelle la formation ; et elle se fait ou par dérivation ou par composition. De-là les mots primitifs et les dérivés, les mots simples et les composés. Voyez FORMATION.

Le second objet de l'étude de l'étymologie, est de remonter effectivement à la source d'un mot, pour en fixer le véritable sens par la connaissance de ses racines génératrices ou élémentaires, naturelles ou étrangères : c'est l'art étymologique, qui suppose des moyens d'invention, et des règles de critique pour en faire usage. Voyez ETYMOLOGIE et ART ETYMOLOGIQUE.

Tels sont les points de vue fondamentaux auxquels on peut rapporter les principes de la Lexicologie. C'est aux dictionnaires de chaque langue à marquer sur chacun des mots qu'ils renferment, les décisions propres de l'usage, relatives à ces points de vue. Voyez DICTIONNAIRE, et plusieurs remarques de l'article ENCYCLOPEDIE.

II. L'office de la Syntaxe est d'expliquer tout ce qui concerne le concours des mots réunis, pour exprimer une pensée. Quand on veut transmettre sa pensée par le secours de la parole, la totalité des mots que l'on réunit pour cette fin, fait une proposition ; la syntaxe en examine la matière et la forme.

1°. La matière de la proposition est la totalité des parties qui entrent dans sa composition ; et ces parties sont de deux espèces, logiques, et grammaticales.

Les parties logiques sont les expressions totales de chacune des idées que l'esprit aperçoit nécessairement dans l'analyse de la pensée, savoir le sujet, l'attribut, et la copule. Le sujet est la partie de la proposition qui exprime l'objet dans lequel l'esprit aperçoit l'existence ou la non-existence d'une modification ; l'attribut est celle qui exprime la modification, dont l'esprit aperçoit l'existence ou la non-existence dans le sujet ; et la copule est la partie qui exprime l'existence ou la non-existence de l'attribut dans le sujet.

Les parties grammaticales de la proposition sont les mots que les besoins de l'énonciation et de la langue que l'on parle y font entrer, pour constituer la totalité des parties logiques. Voyez SUJET et COPULE.

Les différentes manières dont les parties grammaticales constituent les parties logiques, font naître les différentes espèces de propositions ; les simples et les composées, les incomplexes et les complexes, les principales et les incidentes, etc. Voyez PROPOSITION, et ce qui en est dit à l'article CONSTRUCTION.

2°. La forme de la proposition consiste dans les inflexions particulières, et dans l'arrangement respectif des différentes parties dont elle est composée. Par rapport à cet objet, la syntaxe est différente dans chaque langue pour les détails ; mais toutes ses règles, dans quelque langue que ce sait, se rapportent à trois chefs généraux, qui sont la Concordance, le Régime, et la Construction.

La Concordance est l'uniformité des accidents communs à plusieurs mots, comme sont les genres, les nombres, les cas, etc. Les règles que la syntaxe prescrit sur la concordance, ont pour fondement un rapport d'identité entre les mots qu'elle fait accorder, parce qu'ils expriment conjointement un même et unique objet. Ainsi la concordance est ordinairement d'un mot modificatif avec un mot subjectif, parce que la modification d'un sujet n'est autre chose que le sujet modifié. Le modificatif se rapporte au subjectif, ou par apposition, ou par attribution ; par apposition, lorsqu'ils sont réunis pour exprimer une seule idée précise, comme quand on dit, ces hommes savants : par attribution, lorsque le modificatif est l'attribut d'une proposition dont le subjectif est le sujet, comme quand on dit, ces hommes sont savants. Toutes les langues qui admettent dans les modificatifs des accidents semblables à ceux des subjectifs, mettent ces mots en concordance dans le cas de l'apposition, parce que l'identité y est réelle et nécessaire ; la plupart l'exigent encore dans le cas de l'attribution, parce que l'identité y est réelle : mais quelques-unes ne l'admettent pas, et emploient l'adverbe au lieu de l'adjectif, parce que dans l'analyse de la proposition, elles envisagent le sujet et l'attribut comme deux objets séparés et différents : ainsi pour dire ces hommes savants, on dit en allemand, dièse gelehrten männer, comme en latin, hi docti viri ; mais pour dire ces hommes sont savants, on dit en allemand, dièse männer sind gelehrt, comme on dirait en latin, hi viri sunt doctè, ou cùm doctrinâ, au lieu de dire sunt docti. L'une de ces deux pratiques est peut-être plus conforme que l'autre aux lois de la Grammaire générale ; mais entreprendre sur ce principe de réformer celle des deux que l'on croirait la moins exacte, ce serait pécher contre la plus essentielle des lois de la Grammaire générale même, qui doit abandonner sans réserve le choix des moyens de la parole à l'usage, Quem penès arbitrium est et jus et norma loquendi. Voyez CONCORDANCE, APPOSITION, AGESAGE.

Le Régime est le signe que l'usage a établi dans chaque langue, pour indiquer le rapport de détermination d'un mot à un autre. Le mot qui est en régime sert à rendre moins vague le sens général de l'autre mot auquel il est subordonné ; et celui-ci, par cette application particulière, acquiert un degré de précision qu'il n'a point par lui-même. Chaque langue a ses pratiques différentes pour caractériser le régime et les différentes espèces de régime : ici c'est par la place ; là par des prépositions ; ailleurs par des terminaisons ; par-tout c'est par les moyens qu'il a plu à l'usage de consacrer. Voyez REGIME et DETERMINATION.

La Construction est l'arrangement des parties logiques et grammaticales de la proposition. On doit distinguer deux sortes de construction : l'une analytique, et l'autre usuelle.

La construction analytique est celle où les mots sont rangés dans le même ordre que les idées se présentent à l'esprit dans l'analyse de la pensée. Elle appartient à la Grammaire générale, et elle est la règle invariable et universelle qui doit servir de base à la construction particulière de quelque langue que ce soit ; elle n'a qu'une manière de procéder, parce qu'elle n'envisage qu'un objet, l'exposition claire et suivie de la pensée.

La construction usuelle, est celle où les mots sont rangés dans l'ordre autorisé par l'usage de chaque langue. Elle a différents procédés, à cause de la diversité des vues qu'elle a à combiner et à concilier : elle ne doit point abandonner totalement la succession analytique des idées ; elle doit se prêter à la succession pathétique des objets qui intéressent l'âme ; et elle ne doit pas négliger la succession euphonique des expressions les plus propres à flatter l'oreille. Ce mélange de vues souvent opposées ne peut se faire sans avoir recours à quelques licences, sans faire quelques inversions à l'ordre analytique, qui est vraiment l'ordre fondamental : mais la Grammaire générale approuve tout ce qui mène à son but, à l'expression fidèle de la pensée. Ainsi quelque vrais et quelque nécessaires que soient les principes fondamentaux de la Grammaire générale sur l'énonciation de la pensée ; quelque conformité que les usages particuliers des langues puissent avoir à ces principes, on trouve cependant dans toutes, des locutions tout à fait éloignées et des principes métaphysiques et des pratiques les plus ordinaires ; ce sont des écarts de l'usage avoués même par la raison. La construction usuelle est donc simple ou figurée : simple, quand elle suit sans écart le procédé ordinaire de la langue ; figurée, quand elle admet quelque façon de parler qui s'éloigne des lois ordinaires. On donne à ces locutions particulières le nom de figures de construction, pour les distinguer de celles dont nous avons parlé plus haut, et qui sont des figures de mots, les unes relatives au matériel, et les autres au sens. Celles-ci sont les diverses altérations que les usages des langues autorisent dans la forme de la proposition. (voyez FIGURE et CONSTRUCTION) C'est communément sur quelques-unes de ces figures, que sont fondés les idiotismes particuliers des langues, et c'est en les ramenant à la construction analytique que l'on vient à-bout de les expliquer. C'est l'analyse seule qui remplit les vides de l'ellipse, qui justifie les redondances du pléonasme, qui éclaire les détours de l'inversion. Voilà, nous osons le dire, la manière la plus naturelle et la plus sure d'introduire les jeunes gens à l'intelligence du latin et du grec. Voyez CONSTRUCTION, IDIOTISME, INVERSION, METHODE.

On voit par cette distribution de l'Orthologie, quelles sont les bornes précises de la Grammaire par rapport à cet objet. Elle n'examine ce qui concerne les mots, que pour les employer ensuite à l'expression d'un sens total dans une proposition. Faut-il réunir plusieurs propositions pour en composer un discours ? Chaque proposition isolée sera toujours du ressort de la Grammaire, quant à l'expression du sens que l'on y envisagera ; mais ce qui concerne l'ensemble de toutes ces propositions, est d'un autre district. C'est à la Logique à décider du choix et de la force des raisons que l'on doit employer pour éclairer l'esprit : c'est à la Rhétorique à régler les tours, les figures, le style dont on doit se servir pour émouvoir le cœur par le sentiment, ou pour le gagner par l'agrément. Ainsi la Logique enseigne en quelque sorte ce qu'il faut dire ; la Grammaire, comment il faut le dire pour être entendu ; et la Rhétorique, comment il convient de le dire pour persuader.

De l'Orthographe. Les Arts n'ont pas été portés du premier coup à leur perfection ; ils n'y sont parvenus que par degrés, et après bien des changements. Ainsi quand les hommes songèrent à communiquer leurs pensées aux absens, ou à les transmettre à la postérité, ils ne s'avisèrent pas d'abord des signes les plus propres à produire cet effet. Ils commencèrent par employer des symboles représentatifs des choses, et ne songèrent à peindre la parole même, qu'après avoir reconnu par une longue expérience l'insuffisance de leur première pratique, et l'inutilité de leurs efforts pour la perfectionner autant qu'il convenait à leurs besoins. Voyez ECRITURE, CARACTERES, HIEROGLYPHES.

L'écriture symbolique fut donc remplacée par l'écriture orthographique, qui est la représentation de la parole. C'est cette dernière seule qui est l'objet de la Grammaire ; et pour en exposer l'art avec méthode, il n'y a qu'à suivre le plan même de l'Orthologie. Or nous avons d'abord considéré à part les mots qui sont les éléments de la proposition, ensuite nous avons envisagé l'ensemble de la proposition ; ainsi la Lexicologie et la Syntaxe sont les deux branches générales du traité de la parole. Celui de l'écriture peut se diviser également en deux parties correspondantes que nous nommerons Lexicographie et Logographie. R. R. , vocabulum ; , sermo ; et , scriptio : comme si l'on disait orthographe des mots, et orthographe du discours. Le terme de Logographie est connu dans un autre sens, mais qui est éloigné du sens étymologique que nous revendiquons ici, parce que c'est le seul qui puisse rendre notre pensée.

I. L'office de la Lexicographie est de prescrire les règles convenables pour représenter le matériel des mots, avec les caractères autorisés par l'usage de chaque langue. On considère dans le matériel des mots les éléments et la prosodie ; de-là deux sortes de caractères, caractères élémentaires, et caractères prosodiques.

1°. Les caractères élémentaires sont ceux que l'usage a destiné primitivement à la représentation des éléments de la parole, savoir les sons et les articulations. Ceux qui sont établis pour représenter les sons, se nomment voyelles ; ceux qui sont introduits pour exprimer les articulations, s'appellent consonnes : les uns et les autres prennent le nom commun de lettres. La liste de toutes les lettres autorisées par l'usage d'une langue, se nomme alphabet ; et on appelle alphabétique, l'ordre dans lequel on a coutume de les ranger (voyez ALPHABET, LETTRES, VOYELLES, CONSONNES). Les Grecs donnèrent aux lettres des noms analogues à ceux que nous leur donnons : ils les appelèrent , éléments, ou , lettres. Les termes d'élements, de sons et d'articulations, ne devraient convenir qu'aux éléments de la parole prononcée ; comme ceux de lettres, de voyelles et de consonnes, ne devraient se dire que de ceux de la parole écrite ; cependant c'est assez l'ordinaire de confondre ces termes, et de les employer les uns pour les autres. C'est à cet usage, introduit par la manière dont les premiers Grammairiens envisagèrent l'art de la parole, que l'on doit l'étymologie du mot Grammaire.

2°. Les caractères prosodiques sont ceux que l'usage a établis pour diriger la prononciation des mots écrits. On peut en distinguer de trois sortes : les uns règlent l'expression même des mots ou de leurs éléments ; tels que la cédille, l'apostrophe, le tiret, et la diérèse : les autres avertissent de l'accent, c'est-à-dire de la mesure de l'élévation du son ; ce sont l'accent aigu, l'accent grave, et l'accent circonflexe : d'autres enfin fixent la quantité ou la mesure de la durée du son ; et on les appelle longue, breve, et douteuse, comme les syllabes mêmes dont elles caractérisent le son. Voyez PROSODIE, ACCENT, QUANTITE, et les mots que nous venons d'indiquer.

II. L'office de la Logographie est de prescrire les règles convenables pour représenter la relation des mots à l'ensemble de chaque proposition, et la relation de chaque proposition à l'ensemble du discours.

1°. Par rapport aux mots considérés dans la phrase, la Logographie doit en général fixer le choix des lettres capitales ou courantes ; indiquer les occasions où il convient de varier la forme du caractère et d'employer l'italique ou le romain, et prescrire les lois usuelles sur la manière de représenter les formes accidentelles des mots, relatives à l'ensemble de la proposition.

2°. Pour ce qui est de la relation de chaque proposition à l'ensemble du discours, la Logographie doit donner les moyens de distinguer la différence des sens, et en quelque sorte les différents degrés de leur mutuelle dépendance. Cette partie s'appelle Ponctuation. L'usage n'y décide guère que la forme des caractères qu'elle emploie : l'art de s'en servir devient en quelque sorte une affaire de goût ; mais le goût a aussi ses règles, quoiqu'elles puissent plus difficilement être mises à la portée du grand nombre. Voyez PONCTUATION.

Tel est l'ordre que nous mettons dans notre manière d'envisager la Grammaire. D'autres suivraient un plan tout différent, et auraient sans-doute de bonnes raisons pour préférer celui qu'ils adopteraient. Cependant le choix n'en est pas indifférent. De toutes les routes qui conduisent au même but, il n'y en a qu'une qui soit la meilleure. Nous n'avons garde d'assurer que nous l'ayons saisie ; cette assertion serait d'autant plus présomptueuse, que les principes d'après lesquels on doit décider de la préférence des méthodes didactiques, ne sont peut-être pas encore assez déterminés. Tout ce que nous pouvons avancer, c'est que nous n'avons rien négligé pour présenter les choses sous le point de vue le plus favorable et le plus lumineux.

Il ne faut pas croire cependant que chacune des parties que nous avons assignées à la Grammaire puisse être traitée seule d'une manière complete ; elles se doivent toutes des secours mutuels. Ce qui concerne l'écriture doit aller assez parallèlement avec ce qui appartient à la parole : il est difficîle de bien sentir les caractères distinctifs des différentes espèces de mots, sans connaître les vues de l'analyse dans l'expression de la pensée ; et il est impossible de fixer bien précisément la nature des accidents des mots, si l'on ne connait les emplois différents dont ils peuvent être chargés dans la proposition. Mais il n'en est pas moins nécessaire de rapporter à des chefs généraux toutes les matières grammaticales, et de tracer un plan qui puisse être suivi, du moins dans l'exécution d'un ouvrage élémentaire. Avec cette connaissance des éléments, on peut reprendre le même plan et l'approfondir de suite sans obstacle, parce que les premières notions présenteront partout, les secours qui sont dû. à l'une des parties par les autres. Nous allons les rapprocher ici dans un tableau raccourci, qui sera comme la récapitulation de l'exposition détaillée que nous en avons faite, et qui mettra sous les yeux du lecteur l'ordre vraiment encyclopédique des observations grammaticales.

SYSTÊME FIGURÉ DES PARTIES DE LA GRAMMAIRE.

Il faudrait peut-être, pour donner à cet article toute la perfection nécessaire, faire connaître ici les différentes Grammaires des langues savantes et vulgaires. Nous l'aurions souhaité, et nous l'avions même insinué à notre illustre prédécesseur : mais le temps ne nous a pas permis de le faire nous-mêmes ; et notre respect pour le public nous empêche de lui présenter des jugements hasardés ou copiés. Nous dirons simplement qu'il y a peu d'ouvrages de Grammaire dont on ne puisse tirer quelque avantage, mais aussi qu'il y en a peu, où il n'y ait quelque chose à désirer pour le philosophique. (E. R. M.)