Le Chancelier Bacon est un de ceux qui ont le plus contribué à l'avancement des Sciences. Il connut très-bien l'imperfection de la Philosophie scolastique, et il enseigna les seuls moyens qu'il y eut pour y remédier. "Il ne connaissait pas encore la nature, dit un grand homme, mais il savait et indiquait tous les chemins qui mènent à elle. Il avait méprisé de bonne heure tout ce que les universités appelaient la Philosophie, et il faisait tout ce qui dépendait de lui, afin que les compagnies instituées pour la perfection de la raison humaine, ne continuassent pas de la gâter par leurs quiddités, leurs horreurs du vide, leurs formes substancielles, et tous ces mots impertinens, que non-seulement l'ignorance rendait respectables, mais qu'un mélange ridicule avec la religion avait rendu sacrés".

Il composa deux ouvrages pour perfectionner les Sciences. Le premier est intitulé de l'accroissement et de la dignité des Sciences : il y montre l'état où elles se trouvaient alors, et indique ce qui restait à découvrir pour les rendre parfaites. Mais il ajoute qu'il ne faut pas espérer qu'on avance beaucoup dans cette découverte, si on ne se sert d'autres moyens que de ceux dont on s'était servi jusqu'alors. Il fait voir que la Logique qu'on enseignait dans les écoles était plus propre à entretenir les disputes qu'à éclaircir la vérité, et qu'elle enseignait plutôt à chicaner sur les mots qu'à pénétrer dans le fond des choses. Il dit qu'Aristote, de qui nous tenons cet art, a accommodé sa physique à sa logique, au lieu de faire sa logique pour sa physique ; et que renversant l'ordre naturel, il a assujetti la fin aux moyens. C'est aussi dans ce premier ouvrage qu'il propose cette célèbre division des Sciences qu'on a suivie en partie dans ce Dictionnaire. Voyez le Discours préliminaire.

C'est pour remédier aux défauts de la Logique ordinaire, que Bacon composa son second ouvrage intitulé Nouvel organe des Sciences : il y enseigne une Logique nouvelle, dont le principal but est de montrer la manière de faire une bonne induction, comme la fin principale de la logique d'Aristote est de faire un bon syllogisme. Bacon a toujours regardé cet ouvrage comme son chef-d'œuvre, et il fut dix-huit ans à le composer. Voici quelques-uns de ses axiomes qui feront connaître l'étendue des vues de ce grand génie.

" 1. La cause du peu de progrès qu'on a faits jusqu'ici dans les Sciences, vient de ce que les hommes se sont contentés d'admirer les prétendues forces de leur esprit, au lieu de chercher les moyens de remédier à sa faiblesse.

2. La logique scolastique n'est pas plus propre à guider notre esprit dans les Sciences, que les sciences, dans l'état où elles sont, ne sont propres à nous faire produire de bons ouvrages.

3. La logique scolastique n'est bonne qu'à entretenir les erreurs qui sont fondées sur les notions qu'on nous donne ordinairement : mais elle est absolument inutîle pour nous faire trouver la vérité.

4. Le syllogisme est composé de propositions. Les propositions sont composées de termes, et les termes sont les signes des idées. Or si les idées, qui sont le fondement de tout, sont confuses, il n'y a rien de solide dans ce qu'on bâtit dessus. Nous n'avons donc d'espérance que dans de bonnes inductions.

5. Toutes les notions que donnent la Logique et la Physique, sont ridicules. Telles sont les notions de substance, de qualité, de pesanteur, de légèreté, &c.

6. Il n'y a pas moins d'erreur dans les axiomes qu'on a formés jusqu'ici que dans les notions ; de sorte que pour faire des progrés dans les Sciences, il est nécessaire de refaire tant les notions que les principes : en un mot, il faut, pour ainsi dire, refondre l'entendement.

7. Il y a deux chemins qui peuvent conduire à la vérité. Par l'un on s'élève de l'expérience à des axiomes très-généraux ; ce chemin est déjà connu : par l'autre on s'élève de l'expérience à des axiomes qui deviennent généraux par degrés, jusqu'à ce qu'on parvienne à des choses très-générales. Ce chemin est encore en friche, parce que les hommes se dégoutent de l'expérience, et veulent aller tout d'un coup aux axiomes généraux, pour se reposer.

8. Ces deux chemins commencent tous les deux à l'expérience et aux choses particulières ; mais ils sont d'ailleurs bien différents : par l'un on ne fait qu'effleurer l'expérience ; par l'autre on s'y arrête : par le premier on établit dès le second pas des principes généraux et abstraits ; par le second, on s'élève par degrés aux choses universelles, etc.

9. Il ne s'est encore trouvé personne qui ait eu assez de force et de constance, pour s'imposer la loi d'effacer entièrement de son esprit les théories et les notions communes qui y étaient entrées avec le temps ; de faire de son âme une table rase, s'il est permis de parler ainsi ; et de revenir sur ses pas pour examiner de nouveau toutes les connaissances particulières qu'on croit avoir acquises. On peut dire de notre raison, qu'elle est obscurcie et comme accablée par un amas confus et indigeste de notions, que nous devons en partie à notre crédulité pour bien des choses qu'on nous a dites, au hasard qui nous en a beaucoup appris, et aux préjugés dont nous avons été imbus dans notre enfance.... Il faut se flatter qu'on réussira dans la découverte de la vérité, et qu'on hâtera les progrès de l'esprit, pourvu que, quittant les notions abstraites, les spéculations métaphysiques, on ait recours à l'analyse, qu'on décompose les idées particulières, qu'on s'aide de l'expérience, et qu'on apporte à l'étude un jugement mûr, un esprit droit et libre de tout préjugé.... On ne doit espérer de voir renaître les Arts et les Sciences, qu'autant qu'on refondra entièrement ses premières idées, et que l'expérience sera le flambeau qui nous guidera dans les routes obscures de la vérité. Personne jusqu'ici, que nous sachions, n'a dit que cette réforme de nos idées eut été entreprise, ou même qu'on y eut pensé ".

On voit par ces aphorismes, que Bacon croyait que toutes nos connaissances viennent des sens. Les Péripatéticiens avaient pris cette vérité pour fondement de leur philosophie : mais ils étaient si éloignés de la connaître, qu'aucun d'eux n'a su la développer ; et qu'après plusieurs siècles, c'était encore une découverte à faire. Personne n'a donc mieux connu que Bacon la cause de nos erreurs : car il a Ve que les idées qui sont l'ouvrage de l'esprit, avaient été mal faites ; et que par conséquent, pour avancer dans la recherche de la vérité, il fallait les refaire. C'est un conseil qu'il répète souvent dans son nouvel organe. " Mais pouvait-on l'écouter, dit l'auteur de l'Essai sur l'origine des connaissances humaines ? Prévenu, comme on l'était, pour le jargon de l'école et pour les idées innées, ne devait-on pas traiter de chimérique le projet de renouveller l'entendement humain ? Bacon proposait une méthode trop parfaite pour être l'auteur d'une révolution ; et celle de Descartes devait réussir, parce qu'elle laissait subsister une partie des erreurs. Ajoutez à cela que le philosophe anglais avait des occupations qui ne lui permettaient pas d'exécuter entièrement lui-même ce qu'il conseillait aux autres. Il était donc obligé de se borner à donner des avis qui ne pouvaient faire qu'une légère impression sur des esprits incapables d'en sentir la solidité. Descartes au contraire livré entièrement à la Philosophie, et ayant une imagination plus vive et plus féconde, n'a quelquefois substitué aux erreurs des autres que des erreurs plus séduisantes, qui peut-être n'ont pas peu contribué à sa réputation "

Le soin que Bacon prenait de toutes les Sciences en général, ne l'empêcha pas de s'appliquer à quelques-unes en particulier ; et comme il croyait que la Philosophie naturelle est le fondement de toutes les autres Sciences, il travailla principalement à la perfectionner. Mais il fit comme ces grands Architectes, qui ne pouvant se résoudre à travailler d'après les autres, commencent par tout abattre, et élèvent ensuite leur édifice sur un dessein tout nouveau. De même, il ne s'amusa point à embellir ou à réparer ce qui avait déjà été commencé par les autres : mais il se proposa d'établir une Physique nouvelle, sans se servir de ce qui avait été trouvé par les anciens, dont les principes lui étaient suspects. Pour venir à bout de ce grand dessein, il avait résolu de faire tous les mois un traité de Physique, il commença par celui des vents. Il fit ensuite celui de la chaleur, puis celui du mouvement, et enfin celui de la vie et de la mort. Mais comme il était impossible qu'un homme seul fit toute la Physique avec la même exactitude, après avoir donné ces échantillons pour servir de modèle à ceux qui voudraient travailler sur ses principes, il se contenta de tracer grossièrement et en peu de mots le dessein de quatre autres traités, et d'en fournir les matériaux dans le livre qu'il intitula Sylva sylvarum, où il a ramassé une infinité d'expériences, pour servir de fondement à sa nouvelle physique. En un mot personne, avant le chancelier Bacon, n'avait connu la Philosophie expérimentale ; et de toutes les expériences physiques qu'on a faites depuis lui, il n'y en a presque pas une qui ne soit indiquée dans ses ouvrages.

Ce précurseur de la Philosophie a été aussi un écrivain élégant, un historien, un bel esprit.

Ses Essais de morale sont très-estimés, mais ils sont faits pour instruire plutôt que pour plaire. Un esprit facile, un jugement sain, le philosophe sensé, l'homme qui réfléchit, y brillent tour-à-tour. C'était un des fruits de la retraite d'un homme qui avait quitté le monde, après en avoir soutenu longtemps les prospérités et les disgraces. Il y a aussi de très-belles choses dans le livre qu'il a fait de la Sagesse des anciens, dans lequel il a moralisé les fables qui faisaient toute la théologie des Grecs et des Romains.

Il a fait encore l'Histoire de Henri VII. roi d'Angleterre, où il y a quelquefois des traits du mauvais goût de son siècle, mais qui d'ailleurs est pleine d'esprit, et qui fait voir qu'il n'était pas moins grand politique que grand philosophe. (C)