Sic veris falsa remiscet,

Primo ne medium, medio ne discrepet imum.

Quiconque fait un récit, est comme placé entre la vérité et le mensonge ; il souhaite naturellement d'intéresser ; et comme l'intérêt dépend de la grandeur et de la singularité des choses, il est bien difficîle à l'homme qui raconte, surtout quand il a l'imagination vive, qu'il n'a pas de titres trop connus contre lui, et que l'événement qu'il a en main, se prête jusqu'à un certain point, de s'attacher à la seule vérité, et de ne s'en écarter en rien. Il voit sa grâce écrite dans les yeux de l'auditeur, qui aime presque toujours mieux une vraisemblance touchante, qu'une vérité seche. Quel moyen de s'asservir alors à une scrupuleuse exactitude ?

Si on respecte les faits où on pourrait être convaincu de faux, du moins se donnera-t-on carrière sur les causes ? On se fera un plaisir de tirer les plus grands effets, les plus éclatants, d'un principe presque insensible, soit par sa petitesse, soit par son éloignement. On montrera des liaisons imperceptibles, on r'ouvrira des souterrains ; une légère circonstance mise hors de la foule, deviendra le dénouement des plus grandes entreprises. Par ce moyen on aura la gloire d'avoir eu de bons yeux, d'avoir fait des recherches profondes, de connaître bien les replis du cœur humain, et par dessus tout cela on captivera la reconnaissance et l'admiration de la plupart des lecteurs. Ce défaut n'est pas, comme on peut le croire, celui des têtes légères et vides de sens ; mais pour être proche de la vertu, ce n'en est pas moins un vice.

Outre la fidélité et l'exactitude, le récit a trois autres qualités essentielles. Il doit être court, clair, vraisemblable. On n'est jamais long, quand on ne dit que ce qui doit être dit ; la briéveté du récit demande qu'on ne reprenne pas les choses de trop loin, qu'on finisse où l'on doit finir, qu'on n'ajoute rien d'inutîle à la narration, qu'on n'y mêle rien d'étranger, qu'on y sous-entende ce qui peut être entendu sans être dit ; enfin qu'on ne dise chaque chose qu'une fais. Souvent on croit être court, tandis qu'on est fort long. Il ne suffit pas de dire peu de mots, il ne faut dire que ce qui est nécessaire.

Le récit sera clair, quand chaque chose y sera mise en sa place, en son temps, et que les termes et les tours seront propres, justes, naïfs, sans équivoque, sans désordre.

Il sera vraisemblable, quand il aura tous les traits qui se trouvent ordinairement dans la vérité, lorsque le temps, l'occasion, la facilité, le lieu, la disposition des acteurs, leurs caractères sembleront conduire à l'action : quand tout sera peint selon la nature, et selon les idées de ceux à qui on raconte.

Le récit acquiert une grande perfection, quand il joint aux qualités dont nous avons parlé, la naïveté, et la sorte d'intérêt qui lui convient ; la naïveté plait beaucoup dans le discours, par conséquent elle doit plaire également dans le récit. Quant à l'intérêt, celui du récit véritable est sans-doute plus grand que celui du récit fabuleux, parce que la vérité historique tient à nous, et qu'elle est comme une partie de notre être. C'est le portrait de nos semblables, et par conséquent le nôtre. Les fables ne sont que des tableaux d'imagination, des chimères ingénieuses, qui nous touchent pourtant, parce que ce sont des imitations de la nature, mais qui nous touchent moins qu'elle, parce que ce ne sont que des imitations, etc.

A toutes ces qualités du récit ajoutons qu'il doit être revêtu des ornements qui lui conviennent.

On peut réduire les diverses espèces de récits à quatre, qui sont le récit de l'apologue, le récit historique, le récit poétique et le récit oratoire ; nous y joindrons le récit dramatique, quoiqu'il appartienne à la classe générale des récits poètiques ; et nous dirons un mot de chacun de ces récits, parce qu'il est bon de les caractériser. (D.J.)

RECIT DE L'APOLOGUE, (Fable) exposé d'une action allégorique, attribuée ordinairement aux animaux. Le récit de l'apologue doit en particulier être court, clair, et vraisemblable ; le style en doit être simple, riant, gracieux, naturel, ou naïf. Les ornements qui lui conviennent consistent dans les images, les descriptions, les portraits des lieux, des personnes, des attitudes. Ses tours peuvent être vifs et piquans, les expressions riches, hardies, brillantes, fortes, etc. Telles sont les principales qualités qu'on demande dans les récits de la fable, et en général dans tous ceux qui sont faits pour plaire.

RECIT HISTORIQUE, (Histoire) le récit historique est un exposé fidèle de la vérité, fait en prose, c'est-à-dire dans le style le plus naturel et le plus uni ; cependant le récit historique a autant de caractères qu'il y a de sortes d'histoires. Or il y a l'histoire des hommes considérés dans leurs rapports avec la divinité, c'est l'histoire de la religion ; l'histoire des hommes dans leurs rapports entr'eux, c'est l'histoire profane ; et l'histoire naturelle, qui a pour objet les productions de la nature, ses phénomènes et ses variations.

RECIT ORATOIRE, (Art oratoire) c'est dans le genre judiciaire, la partie de l'oraison qui vient ordinairement après la division ou l'exorde. Ainsi l'art de cette partie consiste à présenter dans cette première exposition le germe à demi éclos des preuves qu'on a dessein d'employer, afin qu'elles paraissent plus vraies et plus naturelles quand on les en tirera tout à fait par l'argumentation.

L'ordre et le détail du récit doivent être relatifs à la même fin. On a soin de mettre dans les lieux les plus apparents les circonstances favorables, de n'en laisser perdre aucune partie, de les mettre toutes dans le plus beau jour. On laisse au contraire dans l'obscurité celles qui sont défavorables, ou on ne les présente qu'en passant, faiblement et par le côté le moins désavantageux. Car il y aurait souvent plus de danger pour la cause de les omettre entièrement, que d'en faire quelque mention ; parce que l'adversaire revenant sur vous, ne manquerait pas de tirer avantage de votre silence, de le prendre pour un aveu tacite, et il renverserait alors sans peine tout l'effet de vos preuves ; on trouve tout l'art de cette sorte de récit dans celui que fait Ciceron, du meurtre de Clodius par Milon.

RECIT POETIQUE, (Poésie) c'est l'exposé de mensonges et de fictions, fait en langage artificiel, c'est-à-dire avec tout l'appareil de l'art et de la séduction. Ainsi de même que dans l'histoire les choses sont vraies, l'ordre naturel, le style franc, ingénu, les expressions sans art et sans apprêt, du-moins apparent ; il y a au-contraire dans le récit poétique, artifice pour les choses, artifice pour la narration, artifice pour le style et pour la versification.

La poésie a dans le récit un ordre tout différent de celui de l'histoire. Le récit poétique se jette quelquefois au milieu des événements, comme si le lecteur était instruit de ce qui a précédé. D'autres fois les Poètes commencent le récit fort près de la fin de l'action, et trouvent le moyen de renvoyer l'exposition des causes à quelque occasion favorable. C'est ainsi qu'Enée part tout-d'un-coup des côtes de Sicîle : il touchait presque à l'Italie ; mais une tempête le rejette à Carthage, où il trouve la reine Didon qui veut savoir ses malheurs et ses aventures ; il les lui raconte, et par ce moyen le poète a occasion d'instruire en même temps son lecteur de ce qui a précédé le départ de Sicile. Ils ont aussi un art particulier par rapport à la forme de leur style ; c'est de donner un tour dramatique à la plupart de leurs récits.

Il y a trois différentes formes que peut prendre la poésie dans la manière de raconter. La première forme, est lorsque le poète ne se montre point, mais seulement ceux qu'il fait agir. Ainsi Racine et Corneille ne paraissent dans aucune de leurs pièces ; ce sont toujours leurs acteurs qui parlent.

La seconde forme est celle où le poète se montre et ne montre pas ses acteurs, c'est-à-dire qu'il parle en son nom, et dit ce que ces acteurs ont fait : ainsi La fontaine ne montre pas la montagne en travail ; il ne fait que rendre compte de ce qu'elle a fait.

La troisième est mixte, c'est-à-dire que sans y montrer les acteurs, on y cite leurs discours, comme venant d'eux, en les mettant dans leurs bouches ; ce qui fait une sorte de dramatique.

Rien ne serait si languissant et si monotone qu'un récit, s'il était toujours dans la même forme. Il n'y a point d'historien, quoique lié à la vérité, qui n'ait cru à propos de lui être en quelque sorte infidèle, pour varier cette forme, et jeter ce dramatique dont nous parlons en quelques endroits de son récit : à plus forte raison la poésie usera-t-elle de ce droit, puisqu'elle veut plaire ouvertement, et qu'elle en prend sans mystère tous les moyens.

Mais il ne suffit pas à la poésie de diversifier ses récits pour plaire, il faut qu'elle les embellisse par la parure et les ornements : or c'est le génie qui les produit, ces ornements, avec la liberté d'un dieu créateur, ingenium cui sit divinitas. (D.J.)

RECIT DRAMATIQUE, (Poésie dramatique) le récit dramatique qui termine ordinairement nos tragédies, est la description d'un événement funeste, destiné à mettre le comble aux passions tragiques, c'est-à-dire à porter à leur plus haut point la terreur et la pitié, qui se sont accrues durant tout le cours de la pièce.

Ces sortes de récits sont ordinairement dans la bouche de personnages qui, s'ils n'ont pas un intérêt à l'action du poème, en ont du-moins un très fort, qui les attache au personnage le plus intéressé dans l'événement funeste qu'ils ont à raconter. Ainsi, quand ils viennent rendre compte de ce qui s'est passé sous leurs yeux, ils sont dans cet état de trouble qui nait du mélange de plusieurs passions. La douleur, le désir de faire passer cette douleur chez les autres, la juste indignation contre les auteurs du désastre dont ils viennent d'être témoins, l'envie d'exciter à les en punir, et les divers sentiments qui peuvent naître des différentes raisons de leur attachement à ceux dont ils déplorent la perte, toutes ces raisons agissent en eux, en même temps, indistinctement, sans qu'ils le sachent eux-mêmes, et les mettent dans une situation à-peu-près pareille à celle où Longin nous fait remarquer qu'est Sapho, qui, racontant ce qui se passe dans son âme à la vue de l'infidélité de ce qu'elle aime, présente en elle, non pas une passion unique, mais un concours de passions.

On voit aisément que je me restrains aux récits qui décrivent la mort des personnages, pour lesquels on s'est intéressé durant la pièce. Les récits de la mort des personnages odieux ne sont pas absolument assujettis aux mêmes règles, quoique cependant il ne fût pas difficîle de les y ramener, à l'aide d'un peu d'explication.

Le but de nos récits étant donc de porter la terreur et la pitié le plus loin qu'elles puissent aller, il est évident qu'ils ne doivent renfermer que les circonstances qui conduisent à ce bien. Dans l'événement le plus triste et le plus terrible, tout n'est pas également capable d'imprimer de la terreur, ou de faire couler des larmes. Il y a donc un choix à faire ; et ce choix commence par écarter les circonstances frivoles, petites et puériles : voilà la première règle prescrite par Longin ; et sa nécessité se fait si bien sentir, qu'il est inutîle de la détailler plus au long.

La seconde règle est de préférer, dans le choix des circonstances, les principales circonstances entre les principales. La raison de cette seconde règle, est claire. Il est impossible, moralement parlant, que dans les grands mouvements, le feu de l'orateur ou du poète, se soutienne toujours au même degré. Pendant qu'on passe en revue une longue fîle de circonstances, le feu se ralentit nécessairement ; et l'impression qu'on veut faire sur l'auditeur languit en même temps. Le pathétique manque une partie de son effet ; et l'on peut dire que dès qu'il en manque une part, il le perd tout entier.

Cette seconde règle n'est pas moins nécessaire pour nos récits, que la première. Les personnages qui les font sont dans une situation extrêmement violente ; et ce que le poète leur fait dire, doit être une peinture exacte de leur situation. Le tumulte des passions qui les agitent, ne les rend eux-mêmes attentifs, dans le désordre d'un premier mouvement, qu'aux traits les plus frappans de ce qui s'est passé sous leurs yeux. Je dis, dans le désordre d'un premier mouvement, parce que ce qu'ils racontent, venant de se passer dans le moment même, il serait absurde de supposer qu'ils eussent eu le temps de la réflexion ; et que le comble du ridicule serait de les faire parler comme s'ils avaient pu méditer, à loisir, l'ordre et l'art qu'il leur faudrait employer pour arriver plus surement à leurs fins. C'est pourtant sur ce modèle, si déraisonnable, que sont faits la plupart des récits de nos tragédies, et on n'en connait guère qui ne péchent contre la vraisemblance.

La troisième règle, est que les récits soient rapides, parce que les descriptions pathétiques doivent être presque toujours véhémentes, et qu'il n'y a point de véhémence sans rapidité. Nos récits sont encore asservis à cette règle ; mais il ne parait pas que la plupart de nos tragiques la connaissent, ou qu'ils se soucient de la pratiquer. Si leurs récits font quelque impression au théâtre, elle est l'ouvrage de l'acteur, qui supplée par son art à ce qui leur manque. Mais destitués de ce secours dans la lecture, ils sont presque tous d'une lenteur qui nous assomme, et qui nous refroidit au point que, si dans le cours de la pièce notre trouble s'est augmenté de plus en plus, comme cela se devait, nous nous sentons aussi tranquilles, en achevant sa lecture, que nous l'étions en commençant. Le style le plus vif et le plus serré convient à nos récits. Les circonstances doivent s'y précipiter les unes sur les autres. Chacune doit être présentée avec le moins de mots qu'il est possible.

Voilà les règles essentielles d'après lesquelles on doit juger les récits de nos tragédies ; et c'est d'après ces mêmes règles, qu'on trouve que le fameux récit de la mort d'Hippolyte, par Théramène, pèche en général contre les caractères des passions dont le personnage qui parle doit être agité. Mais ce n'est point à Racine, comme poète, que l'on fait le procès dans son récit, c'est à Racine faisant parler Théramène ; c'est à Théramène lui-même, qui ne peut pas plus jouir des privilèges accordés aux Poètes, qu'aucun personnage de tragédie. La première partie du récit de Théramène, répond à ceux que les anciens ont fait de la mort d'Hippolyte. Racine en avait trois devant les yeux ; celui d'Euripide, celui d'Ovide et celui de Séneque. Il les admira ; et selon toute apparence, les fautes qu'on lui reproche, ne viennent que de la noble ambition qu'il a eu de vouloir surpasser tous ces modèles. Au reste on a discuté ce beau morceau avec la dernière rigueur, dans la dernière édition de Despréaux, à cause de l'excellence de l'auteur. Mais les critiques qu'on en a faites, toutes bonnes qu'elles puissent être, ne tournent qu'à la gloire des talents admirables d'un illustre écrivain, qui dès l'instant qu'il commença de donner ses tragédies au public, fit voir que Corneille, le grand Corneille, n'était plus le seul poète tragique de la France. (D.J.)

RECIT EPIQUE, (Epopée) c'est l'exposition d'une action héroïque, intéressante et merveilleuse. Ses qualités essentielles, sont la briéveté, la clarté et le vraisemblable poétique. Ses ornements sont dans les pensées, dans les expressions, dans les tours, dans les allusions, dans les allégories, dans les images, en un mot, dans toutes les choses qui constituent le beau, le pathétique, et le sublime de la poésie. Voyez POEME EPIQUE. (D.J.)

RECIT, s. m. en Musique, est le nom générique de tout ce qui se chante à voix seule. On dit un récit de basse, un récit de haute-contre. Ce mot s'applique même dans ce sens, aux instruments ; on dit récit de violon, de flute, de hautbais. En un mot réciter, c'est chanter ou jouer seul, une partie quelconque, par opposition au chœur et à la symphonie en général, où plusieurs chantent ou jouent la même partie à l'unisson.

On peut encore appeler récit, la partie où règne le sujet principal, et dont toutes les autres ne sont que l'accompagnement. (S)