D'où il s'ensuit que pour 2 schellings on peut acheter une pièce de terre de 216 pieds, ou de 18 pieds de long et de 12 pieds de large, ce qui suffit pour bâtir dessus une maison passable, et pour avoir un petit jardin.

OECONOMIE, (Critique sacrée) ; les Théologiens distinguent deux oeconomies, l'ancienne et la nouvelle, ou, pour m'exprimer en d'autres termes, l'oeconomie légale et l'oeconomie évangélique ; l'oeconomie légale est celle du ministère de Moïse, qui comprend les lois politiques et cérémonielles du peuple juif ; l'oeconomie evangélique, c'est le ministère de Jesus-Christ, sa vie et ses préceptes. (D.J.)

OECONOMIE ANIMALE, (Médecine) le mot oeconomie signifie littéralement lois de la maison ; il est formé des deux mots grecs , maison, et , loi ; quelques auteurs ont employé improprement le nom d'oeconomie animale, pour désigner l'animal lui-même ; c'est de cette idée que sont venues ces façons de parler abusives, mouvements, fonctions de l'oeconomie animale ; mais cette dénomination prise dans le sens le plus exact et le plus usité ne regarde que l'ordre, le mécanisme, l'ensemble des fonctions et des mouvements qui entretiennent la vie des animaux, dont l'exercice parfait, universel, fait avec constance, alacrité et facilité, constitue l'état le plus florissant de santé, dont le moindre dérangement est par lui-même maladie, et dont l'entière cessation est l'extrême diamétralement opposé à la vie, c'est-à-dire la mort. L'usage, maître souverain de la diction, ayant consacré cette signification, a par-là même autorisé ces expressions usitées, lois de l'oeconomie animale, phénomènes de l'oeconomie animale, qui sans cela et suivant l'étymologie présenteraient un sens absurde, et seraient un pléonasme ridicule. Les lois selon lesquelles ces fonctions s'opèrent, et les phénomènes qui en résultent ne sont pas exactement les mêmes dans tous les animaux ; ce défaut d'uniformité est une suite naturelle de l'extrême variété qui se trouve dans la structure, l'arrangement, le nombre, etc. des parties principales qui les composent ; ces différences sont principalement remarquables dans les insectes, les poissons, les reptiles, les bipedes ou oiseaux, les quadrupedes, l'homme, et dans quelques espèces ou individus de ces classes générales. Nous ne pouvons pas descendre ici dans un détail circonstancié de toutes les particularités sur lesquelles portent ces différences ; nous nous bornerons à poser les lais, les règles les plus générales, les principes fondamentaux, dont on puisse faire l'application dans les cas particuliers avec les restrictions et les changements nécessaires. Nous choisirons parmi les animaux l'espèce qui est censée la plus parfaite, et nous nous attacherons uniquement à l'homme qui dans cette espèce est sans contredit l'animal le plus parfait, le seul d'ailleurs qui soit du ressort immédiat de la Médecine. On trouvera indiqué aux articles INSECTES, POISSON, REPTILE, OISEAU, QUADRUPEDE, ce qu'il peut y avoir de particulier dans ces différentes espèces d'animaux ; on observe aussi dans l'homme beaucoup de variété, il n'est pas toujours semblable à lui-même ; l'ordre et le mécanisme de ses fonctions varie dans plusieurs circonstances et dans les différents âges ; plusieurs causes de maladie font naître des variétés très-considérables, qui n'ont point encore été suffisamment observées, et encore moins bien expliquées ; mais la principale différence qu'on remarque, c'est celle qui se rencontre entre un enfant encore contenu dans le ventre de la mère, et ce même enfant peu de temps après qu'il en est sorti, et surtout lorsqu'il est parvenu à l'âge d'adulte, on peut assurer que ces enfants vivent d'une manière extrêmement différente ; la vie du foetus parait n'être qu'une simple végétation : celle d'un enfant jusqu'à l'âge de 3 ou 4 ans, et dans plusieurs sujets jusqu'à un âge plus avancé, parait peu différer de celle des animaux : enfin l'adulte a sa façon particulière de vivre, qui est proprement la vie de l'homme, et sans contredit la meilleure ; il revient insensiblement à mesure qu'il vieillit et qu'il meurt à la vie des enfants et du foetus. Il n'est pas douteux que cet âge le plus parfait et le plus invariable ne soit aussi le plus propre à y examiner, et y fonder les lois de l'oeconomie animale ; les variétés qui naissent de la différence des âges et des circonstances sont exposées aux articles FOETUS, ENFANT, VIEILLARD, voyez ces mots. Celles qui sont occasionnées par quelque maladie sont marquées dans le cours du dictionnaire aux différents articles de MEDECINE ; elles ont principalement lieu dans les cas d'amputation de quelque partie considérable, de défaut, de dérangement dans la situation, le nombre et la grosseur de quelques viscères. Quant aux causes générales de maladie, leur façon d'agir entre dans le plan que nous nous sommes formé, il en sera fait mention à la fin de cet article.

L'oeconomie animale considérée dans l'homme ouvre un vaste champ aux recherches les plus intéressantes ; elle est de tous les mystères de la nature celui dont la connaissance touche l'homme de plus près, l'affecte plus intimement, le plus propre à attirer et à satisfaire sa curiosité ; c'est l'homme qui s'approfondit lui-même, qui pénètre dans son intérieur ; il ôte le bandeau qui le cachait à lui-même, et porte des yeux éclairés du flambeau de la Philosophie sur les sources de sa vie, sur le mécanisme de son existence ; il accomplit exactement ce beau précepte qui servait d'inscription au plus célèbre temple de l'antiquité, , connais toi toi-même. Car il ne se borne point à une oisive contemplation de l'assemblage du nombre et de la structure des différents ressorts dont son admirable machine est composée ; il pousse plus loin une juste curiosité, il cherche à en connaître l'usage, à déterminer leur jeu ; il tâche de découvrir la manière dont ils exécutent leurs mouvements, les causes premières qui l'ont déterminé, et surtout celles qui en entretiennent la continuité. Dans cet examen philosophique de toutes ces fonctions, il voit plus que par-tout ailleurs la plus grande simplicité des moyens jointe avec la plus grande variété des effets, la plus petite dépense de force suivie des mouvements les plus considérables ; l'admiration qui s'excite en lui, réfléchie sur l'intelligence suprême qui a formé la machine humaine et qui lui a donné la vie, me parait un argument si sensible et si convainquant contre l'athéisme, que je ne puis assez m'étonner qu'on donne si souvent au médecin-philosophe cette odieuse qualification, et qu'il la mérite quelquefois. La connaissance exacte de l'oeconomie animale répand aussi un très-grand jour sur le physique des actions morales : les idées lumineuses que fournit l'ingénieux système que nous exposerons plus bas, pour expliquer la manière d'agir, et les effets des passions sur le corps humain, donnent de fortes raisons de présumer que c'est au défaut de ces connaissances qu'on doit attribuer l'inexactitude et l'inutilité de tous les ouvrages qu'il y a sur cette partie, et l'extrême difficulté d'appliquer fructueusement les principes qu'on y établit : peut-être est-il vrai que pour être bon moraliste, il faut être excellent médecin.

On ne saurait révoquer en doute que la Médecine pratique ne tirât beaucoup de lumières et de la certitude d'une vraie théorie de l'homme ; tout le monde convient de l'insuffisance d'un aveugle empirisme, et quoiqu'on ne puisse pas se dissimuler combien les lois de l'oeconomie animale mal interprétée, ont introduit d'erreurs dans la Médecine clinique, il reste encore un problème, dont je ne hasarderai pas la décision ; savoir, si une pratique réglée sur une mauvaise théorie est plus incertaine et plus pernicieuse que celle qu'aucune théorie ne dirige. Quoi qu'il en sait, les écueils qui se rencontrent en foule dans l'un et l'autre cas, les fautes également dangereuses, inévitables des deux côtés, font seulement sentir l'influence nécessaire de la théorie sur la pratique, et le besoin pressant qu'on a d'avoir sur ce point des principes bien constatés, et des régles dont l'application soit simple et invariable. Mais plus le système des fonctions humaines est intéressant, plus il est compliqué, et plus il est difficîle de le saisir ; il semble que l'obscurité et l'incertitude soient l'apanage constant des connaissances les plus précieuses et les plus intéressantes : il se présente une raison fort naturelle de cet inconvénient dans le vif intérêt que nous prenons à de semblables questions, et qui nous porte à les examiner plus sévèrement, à les envisager de plusieurs côtés ; plus les faces sous lesquelles on les aperçoit augmentent, et plus il est difficîle d'en saisir exactement et d'en combiner comme il faut les différents rapports ; et l'on observe communément que les écueils se multiplient à mesure qu'on fait des progrès dans les sciences, chaque découverte fait éclore de nouvelles difficultés ; et ce n'est souvent qu'après des siècles entiers qu'on parvient à quelque chose de certain, lorsqu'il se trouve de ces hommes rares nés avec un génie vif et pénétrant, aux yeux perçans desquels la nature est comme forcée de se dévoiler, et qui savent démêler le vrai du sein de l'erreur.

La connaissance exacte, sans être minutieuse, de la structure et de la situation des principaux viscères, de la distribution des nerfs et des différents vaisseaux, le détail assez circonstancié, mais surtout la juste évaluation des phénomènes qui résultent de leur action et de leur mouvement ; et enfin l'observation réfléchie des changements que produit dans ces effets l'action des causes morbifiques, sont les fondements solides sur lesquels on doit établir la science théorique de l'homme pour la conduire au plus haut point de certitude dont elle soit susceptible ; ce sont en même temps les différents points d'où doivent partir et auxquels doivent se rapporter les lois qu'on se propose d'établir. Ces notions préliminaires forment le fil nécessaire au médecin qui veut pénétrer dans le labyrinthe de l'oeconomie animale, et c'est en le suivant qu'il peut éviter de se perdre dans les routes détournées, remarquables par les égarements des plus grands hommes. Il ne lui est pas moins essentiel et avantageux de connaître la source des erreurs de ceux qui l'ont précédé dans la recherche de l'oeconomie animale, c'est le moyen le plus assuré pour s'en garantir ; on ne peut que louer le zèle de ceux qui ont entrepris un ouvrage si pénible, applaudir à leurs efforts, et leur avoir obligation du bien réel qu'ils ont apporté, en marquant par leur naufrage les écueils qu'il faut éviter ; on parvient assez souvent à travers les erreurs, et après les avoir pour ainsi dire épuisées au sanctuaire de la vérité. Nous n'entrerons ici dans aucun détail anatomique, nous supposons tous ces faits déjà connus ; ils sont d'ailleurs exposés aux articles particuliers d'Anatomie.

Il nous suffira de remarquer en général, que le corps humain est une machine de l'espèce de celles qu'on appelle statico-hydraulique, composée de solides et de fluides, dont les premiers élements communs aux plantes et aux animaux sont des atomes vivants, ou molecules organiques ; représentons-nous l'assemblage merveilleux de ces molécules, tels que les observations anatomiques nous les font voir dans le corps de l'homme adulte, lorsque les solides ont quitté l'état muqueux pour prendre successivement une consistance plus ferme et plus proportionnée à l'usage de chaque partie : représentons-nous tous les viscères bien disposés, les vaisseaux libres, ouverts, remplis d'une humeur appropriée, les nerfs distribués par tout le corps, et se communiquant de mille manières ; enfin toutes les parties dans l'état le plus sain, mais sans vie ; cette machine ainsi formée ne diffère de l'homme vivant que par le mouvement et le sentiment, phénomènes principaux de la vie vraisemblablement réductibles à un seul primitif ; on y observe même avant que la vie commence, ou peu de temps après qu'elle a cessé, une propriété singulière, la source du mouvement et du sentiment attachée à la nature organique des principes qui composent le corps, ou plutôt dépendante d'une union telle de ces molécules que Glisson a le premier découverte, et appelée irritabilité, et qui n'est, dans le vrai, qu'un mode de sensibilité. Voyez SENSIBILITE.

Dès que le souffle vivifiant de la divinité a animé cette machine, mis en jeu la sensibilité des différents organes, répandu le mouvement et le sentiment dans toutes les parties, ces deux propriétés diversement modifiées dans chaque viscère, se réproduisent sous un grand nombre de formes différentes, et donnent autant de vies particulières dont l'ensemble, le concours, l'appui mutuel forment la vie générale de tout le corps ; chaque partie annonce cet heureux changement par l'exercice de la fonction particulière à laquelle elle est destinée ; le cœur, les artères et les veines, par une action singulière, constante, jusqu'ici mal déterminée, produisent ce qu'on appelle la circulation du sang, entretiennent le mouvement progressif des humeurs, les présentent successivement à toutes les parties du corps ; de-là suivent 1°. la nutrition de ces parties par l'intus-susception des molécules analogues qui se moulent à leur type intérieur ; 2°. la formation de la semence, extrait précieux du superflu des parties nutritives ; 3°. les sécrétions des différentes humeurs que les organes appropriés sucent, extraient du sang, et perfectionnent dans les follicules par une action propre ou un simple séjour ; 4°. de l'action spéciale, et encore inexpliquée de ces vaisseaux, mais constatée par bien des faits, viennent les circulations particulières faites dans le foie, les voies hémorrhoïdales, la matrice dans certain temps, le poumon et le cerveau, et peut-être dans tous les autres viscères. Le mouvement alternatif de la poitrine et du poumon, attirant l'air dans les vésicules bronchiques, et l'en chassant successivement, fait la respiration, et contribue beaucoup au mouvement du cerveau suivant les observations de l'illustre de Lamure, (mém. de l'acad. royale des Sc. année 1739) ; l'action des nerfs appliquée aux muscles de l'habitude du corps, donne lieu aux mouvements nommés volontaires ; les nerfs agissants aussi dans les organes des sens externes, l'oeil, l'oreille, le nez, la langue, la peau, excitent les sensations qu'on appelle vue, ouïe, odorat, gout, et toucher ; le mouvement des fibres du cerveau (de concert avec l'opération de l'âme, et conséquemment aux lois de son union avec le corps), détermine les sensations internes, les idées, l'imagination, le jugement et la mémoire. Enfin, le sentiment produit dans chaque partie des appétits différents, plus ou moins marqués ; l'estomac appete les aliments ; le gosier, la boisson ; les parties génitales, l'éjaculation de la semence ; et enfin tous les vaisseaux sécrétoires, l'excrétion de l'humeur séparée, etc. &c. etc. toutes ces fonctions se prêtent un appui mutuel ; elles influent réciproquement les unes sur les autres, de façon que la lésion de l'une entraîne le dérangement de toutes les autres, plus ou moins promptement, suivant que sa sympathie est plus ou moins forte, avec telle ou telle partie ; le désaccord d'un viscère fait une impression très-marquée sur les autres ; le pouls, suivant les nouvelles observations de M. Bordeu (recherch. sur le pouls par rapport aux crises), manifeste cette impression sur les organes de la circulation. L'exercice quelconque de ces fonctions, établit simplement la vie ; la santé est formée par le même exercice, poussé au plus haut point de perfection et d'universalité ; la maladie nait du moindre dérangement, morbus ex quocumque defectu. La mort n'est autre chose que son entière cessation. Six causes principales essentielles à la durée de la vie, connues dans les écoles sous le nom des six choses non naturelles, savoir, l'air, le boire et le manger, le mouvement et le repos, le sommeil et la veille, les excrétions, et enfin les passions de l'âme entretiennent par leur juste proportion cet accord réciproque, cette uniformité parfaite dans les fonctions qui fait la santé ; elles deviennent aussi lorsqu'elles perdent cet équilibre, les causes générales de maladie. L'action de ces causes est détaillée aux articles particuliers non naturelles (choses), air, mouvement, repos, boire, etc. Voyez ces mots.

On a divisé en trois classes toutes les fonctions du corps humain : la première classe comprend les fonctions appelées vitales, dont la nécessité, pour perpétuer la vie, parait telle, que la vie ne peut subsister après leur cessation ; elles en sont la cause la plus évidente, et le signe le plus assuré. De ce nombre sont la circulation du sang, ou plutôt le mouvement du cœur et des artères, la respiration ; &, suivant quelques-uns, l'action inconnue et inapparente du cerveau. Les fonctions de la seconde classe sont connues sous le nom de naturelles ; leur principal effet est la réparation des pertes que le corps a faites ; on y range la digestion, la sanguification, la nutrition et les sécrétions, leur influence sur la vie est moins sensible que celle des fonctions vitales ; la mort suit moins promptement la cessation de leur exercice. Elle est précédée d'un état pathologique plus ou moins long. Enfin, les fonctions animales forment la troisième classe ; elles sont ainsi appelées, parce qu'elles sont censées résulter du commerce de l'âme avec le corps ; elles ne peuvent pas s'opérer (dans l'homme) sans l'opération commune de ces deux agens ; tels sont les mouvements nommés volontaires, les sensations externes et internes ; le dérangement et la cessation même entière de toutes ces fonctions ne fait qu'altérer la santé, sans affecter la vie. On peut ajouter à ces fonctions celles qui sont particulières à chaque sexe, et qui ne sont pas plus essentielles à la vie, dont la privation même n'est quelquefois pas contraire à la santé : dans cette classe sont comprises l'excrétion de la semence, la génération, l'évacuation menstruelle, la grossesse, l'accouchement, etc. Toutes ces fonctions ne sont, comme nous l'avons dit, que des modifications particulières, que le mouvement et le sentiment répandus dans toute la machine, ont éprouvées dans chaque organe, par rapport à sa structure, ses attaches et sa situation. L'ordre, le mécanisme, les lois et les phénomènes de chaque fonction en particulier, forment dans ce dictionnaire autant d'articles séparés. Voyez les mots CIRCULATION, DIGESTION, NUTRITION, RESPIRATION, etc. Tous ces détails ne sauraient entrer dans le plan général d'oeconomie animale, qui ne doit rouler que sur les causes premières du mouvement, considéré en grand et avant toute application (le sentiment n'est vraisemblablement que l'irritabilité animée par le mouvement) ; il y a tout lieu de croire qu'il en est du corps humain comme de toutes les autres machines dont l'art peut assembler, désunir, et apercevoir les plus petits ressorts ; c'est un fait connu des moindres artistes, que dans les machines, même les plus composées, tout le mouvement roule et porte sur une pièce principale par laquelle le mouvement a commencé, d'où il se distribue dans le reste de la machine, et produit différents effets dans chaque ressort particulier. Ce n'est que par la découverte d'un semblable ressort dans l'homme qu'on peut parvenir à connaître au juste et à déterminer exactement la manière d'agir des causes générales de la vie, de la santé, de la maladie, et de la mort. Pour se former une idée juste de l'oeconomie animale, il saut nécessairement remonter à une fonction primitive qui ait précédé toutes les autres, et qui les ait déterminées. La priorité de cette fonction a échappé aux lumières de presque tous les observateurs ; ils n'ont examiné qu'une fonction après l'autre, faisant sans cesse un cercle vicieux, et oblique à tout moment, dans cette prétendue chaîne de fonctions, de transformer les causes en effets, et les effets en causes. Le défaut de cette connaissance est la principale source de leurs erreurs, et la vraie cause pour laquelle il n'y a eu pendant très-longtemps aucun ouvrage sur l'oeconomie animale dont le titre fût rempli, avant le fameux traité intitulé, specimen novi medicinae conspectus, qui parut pour la première fois en 1749, et qui fut, bien-tôt après, réimprimé avec des augmentations très-considérables en 1751.

En remontant aux premiers siècles de la Médecine, temps où cette science encore dans son berceau, était réduite à un aveugle empirisme, mêlé d'une bizarre superstition, produit trop ordinaire de l'ignorance ; on ne voit aucune connaissance anatomique, pas une observation constatée, rédigée, réfléchie, aucune idée théorique sur l'homme ; ce ne fut qu'environ la quarantième olympiade, c'est-à-dire, vers le commencement du trente-cinquième siècle, que les Philosophes s'étant appliqués à la Médecine, ils y introduisirent le raisonnement, et établirent cette partie qu'on appelle physiologie, qui traite particulièrement du corps humain dans l'état de santé, qui cherche à en expliquer les fonctions, d'après les faits anatomiques et par les principes de la Physique ; mais ces deux sciences alors peu cultivées, mal connues, ne purent produire que des connaissances et des idées très-imparfaites et peu exactes : aussi ne voit-on dans tous les écrits de ces anciens philosophes Médecins, que quelques idées vagues, isolées, qui avaient pris naissance de quelques faits particuliers mal évalués, mais qui n'avaient d'ailleurs aucune liaison ensemble et avec les découvertes anatomiques : Pythagore est, suivant Celse, le plus ancien philosophe qui se soit adonné à la théorie de la Médecine, dont il a en même temps négligé la pratique ; il appliqua au corps humain les lois fameuses et obscures de l'harmonie, suivant lesquelles il croyait tout l'univers dirigé ; il prétendait que la santé de même que la vertu, Dieu même, et en général tout bien, consistait dans l'harmonie, mot qu'il a souvent employé et qu'il n'a jamais expliqué ; peut-être n'entendait-il autre chose par-là qu'un rapport exact ou une juste proportion que toutes les parties et toutes les fonctions doivent avoir ensemble ; idée très-belle, très-juste, dont la vérité est aujourd'hui généralement reconnue ; il est cependant plus vraisemblable que ce mot avait une origine plus mystérieuse et fort analogue à sa doctrine sur la vertu des différents nombres. La maladie était, suivant lui, une suite naturelle d'un dérangement dans cette harmonie. Du reste, il établissait de même que les anciens historiens sacrés qui avaient tiré cette doctrine des Chaldéens, une âme étendue depuis le cœur jusqu'au cerveau, et il pensait que la partie qui était dans le cœur était la source des passions, et que celle qui résidait dans le cerveau produisait l'intelligence et la raison ; on ne sait point quel usage avaient les autres parties, situées entre le cœur et le cerveau.

Alcmeon son disciple, dont le nom doit être célèbre dans les fastes de la Médecine, pour avoir le premier anatomisé des animaux (ce ne fut que longtemps après lui, qu'Erasistrate et Hérophîle osèrent porter le couteau sur les cadavres humains). Alcmaeon, dis-je, croyait que la santé dépendait d'une égalité dans la chaleur, la sécheresse, le froid, l'humidité, la douceur, l'amertume et autres qualités semblables ; les maladies naissaient, lorsque l'une de ces choses dominait sur les autres et en rompait ainsi l'union et l'équilibre : ces idées ont été les premiers fondements de toutes les théories anciennes, des différentes classes d'intempéries, et des distinctions fameuses reçues encore aujourd'hui chez les modernes, des quatre tempéraments. Héraclite, ce philosophe fameux, par les larmes qu'il a eu la bonnehommie de répandre sur les vices des hommes, établit la célèbre comparaison du corps humain avec le monde, que les Alchimistes ont ensuite renouvellée, désignant l'homme sous le nom de microcosme, (petit monde) par opposition à macro-cosme (grand monde) : il prétendait que les deux machines se ressemblaient par la structure, et que l'ordre et le mécanisme des fonctions étaient absolument les mêmes, tout se fait dit-il, dans notre corps comme dans le monde ; l'urine se forme dans la vessie, comme la pluie dans la seconde région de l'air, et comme la pluie vient des vapeurs qui montent de la terre et qui en s'épaississant, produisent les nuées, de même l'urine est formée par les exhalaisons qui s'élèvent des aliments et qui s'insinuent dans la vessie. On peut juger par-là de la physiologie d'Héraclite, de l'étendue et de la justesse de ses connaissances anatomiques.

Le grand Hippocrate surnommé à si juste titre, le divin vieillard, joignit à une exacte observation des faits, un raisonnement plus solide : il vit très-bien que les principales sources où l'on pouvait puiser les vraies connaissances de la nature de l'homme, étaient l'exercice de la médecine, par lequel on avait les occasions de s'instruire des différents états du corps, en santé et en maladie, des changements qui distinguaient un état de l'autre, et surtout des impressions que faisaient sur l'homme, le boire et le manger, le mouvement et le repos, etc. soit lorsque cet usage était modéré, réduit au juste milieu, soit lorsqu'il était porté à un excès absolu ou relatif aux dispositions actuelles du corps, lib. de veter. Med. Ces sources sont assurément très-fécondes, et les plus propres à fournir des principes applicables à l'économie animale ; mais Hippocrate persuadé que l'anatomie était plus nécessaire au peintre qu'au médecin, négligea trop cette partie, qui peut cependant repandre un grand jour sur la théorie de l'homme. Le livre des chairs ou des principes, qui contient sa doctrine sur la formation du corps et le jeu des parties, est tout énigmatique ; il n'a point été encore suffisamment éclairci par les commentateurs ; les mots de chaud, de froid, d'humide, de sec, etc. dont il se sert à tout moment n'ont point été bien expliqués et évalués ; on voit seulement, ou l'on croit voir qu'il a sur la composition des membranes ou du tissu cellulaire des idées très-justes, il les fait former d'une grande quantité de matière gluante qui répond au corps muqueux des modernes. Toutes les fonctions du corps humain étaient produites, suivant ce médecin célèbre, par l'exercice constant de quatre facultés qu'il appelait attractrice, retentrice, assimilatrice et expultrice ; la faculté attractrice attirait au corps tout ce qui pouvait concourir au bien être de l'homme ; la faculté retentrice le retenait ; l'usage de la faculté assimilatrice était de changer tout corps étranger héterogène, susceptible de changement, et de l'assimiler, c'est-à-dire de le convertir en la nature propre de l'homme : enfin, les matières qui pouvaient être nuisibles par un trop long séjour, par leur quantité ou leur qualité, étaient chassées, renvoyées dans des réservoirs particuliers, ou hors du corps par la faculté expultrice. Ces facultés appliquées à chaque viscère, à chaque organe, et entretenues dans l'état naturel et dans une juste proportion établissaient la santé ; la maladie était déterminée, lorsqu'il arrivait quelque dérangement dans une ou plusieurs de ces facultés : Hippocrate admettait aussi pour premier mobîle de ces facultés, un principe veillant à la conservation de la machine, qui dans la santé, en reglait et dirigeait l'exercice, et le conservait dans l'état nécessaire d'uniformité ; lorsque quelque cause troublait cet équilibre exact, ce même principe guérissait des maladies, , faisait des efforts plus ou moins actifs pour combattre, vaincre et détruire l'ennemi qui travaillait à l'anéantissement de sa machine. Ce principe est désigné dans les écrits d'Hippocrate sous les noms d'ame, de nature, de chaud inné, d'archée, de chaleur primordiale, effective, etc. Sennert a prétendu que le chaud inné n'était autre chose que le principal organe dont l'âme se sert pour exercer ses fonctions dans le corps. Fernel remarque, au contraire, fondé sur la décision expresse de Galien, voyez INFLAMMATION, que tous ces noms ne sont que des synonymes d'ame et employés indifféremment par Hippocrate dans la même signification. C'était une grande maxime d'Hippocrate, que tout concourt, tout consent, tout conspire ensemble dans le corps : maxime remarquable, très-vraie et très-utîle pour l'explication de l'oeconomie animale. Il attribuait à toutes les parties une affinité qui les fait compatir réciproquement aux maux qu'elles souffrent, et partager le bien qui leur arrive. Nous remarquerons en terminant ce qui le regarde, qu'il plaçait le siege du sentiment autour de la poitrine, qu'il donne à la membrane qui sépare la poitrine du bas ventre le même nom que celui par lequel les Grecs désignaient l'esprit, ; les plus anciens Médecins avaient ainsi nommé cette partie, parce qu'ils pensaient qu'elle était le siège de l'entendement ou de la prudence. Platon avait imaginé une âme, située dans les environs du diaphragme, qui recherche et appette le boire et le manger et tout ce qui est nécessaire à la vie, et qui est en outre le principe des désirs et de la cupidité. Galien, admirateur enthousiaste d'Hippocrate, n'a rien innové dans sa doctrine sur l'oeconomie animale, il n'a fait que la commenter, l'étendre, la soutenir et la répandre avec beaucoup de zèle ; toutes ses opinions ont été pendant plusieurs siècles la théorie régnante, la seule adoptée et suivie dans les écoles sous le nom de Galenisme. Les Médecins chimistes qui parurent dans le treizième siècle, y apportèrent quelques changements, et Paracelse qui vécut sur la fin du quinzième, l'abandonna entièrement : il avait l'ambition de changer tout à fait la face de la médecine, et d'en créer une nouvelle ; une imagination bouillante, vive, mais préoccupée, ne lui laissa trouver dans le corps humain qu'un assemblage de différents principes chimiques ; le corps de l'homme, s'écria-t-il, paramis. lib. de origin. morbor. n'est autre chose que soufre, mercure et sel ; l'équilibre et la juste proportion de ces trois substances lui parut devoir faire la humain santé ; et les causes de maladie n'agissent suivant lui, qu'en y occasionnant quelqu'altération ; dès que ce premier coup eut été frappé, la Chimie devint la base de la Médecine. Le chimisme se répandit avec beaucoup de rapidité dans toutes les écoles, le galenisme en fut exilé, et elles ne retinrent plus que des noms vagues indéterminés, de sels, d'esprits, de soufre ou d'autres principes, que chaque chimiste varia et multiplia à sa guise, selon les signes qu'il croyait en apercevoir, ou le besoin qu'il en avait pour expliquer quelques phénomènes. On fit du corps humain, tantôt un alambic, tantôt un laboratoire entier, où se faisaient toutes les espèces d'opérations, les différentes fonctions n'en étaient que le résultat, etc. Voyez CHIMISTE, MEDECINE, Histoire de la.

Lors qu'Harvey eut publié et confirmé par quelques expériences, la circulation du sang, le chimisme perdit beaucoup de son crédit ; la face de la Médecine changea de nouveau : cette découverte, ou soi-disant telle, éblouit tous les esprits, et se répandit peu de temps après dans toutes les Ecoles, malgré les violentes déclamations de la faculté de Paris, trop souvent opposée aux innovations même les plus utiles par le seul crime de nouveauté, et malgré les faibles objections de Riolan ; on ne tarda pas à tomber dans l'excès, la circulation du sang parut jeter un grand jour sur l'oeconomie animale ; elle fut regardée comme la fonction par excellence, la véritable source de la vie : la respiration et l'action du cerveau ne parurent plus nécessaires que par leur influence immédiate sur cette fonction principale : l'enthousiasme général, suite ordinaire de la nouveauté, ne permit pas d'examiner, si la circulation était aussi générale et aussi uniforme qu'on l'avait d'abord annoncé, le mouvement du sang par flux et reflux fut traité de chimère. Les premières expériences, très-simples et très-naturelles, n'étaient pas en leur faveur, elles firent conclure que tout le sang était porté du cœur dans les différentes parties du corps par les artères, et qu'il y était rapporté par les veines ; on crut et on le croit encore aujourd'hui, que tout ce sang qui sort du ventricule gauche pour se distribuer dans tout le corps, est versé dans ce même ventricule par les veines pulmonaires, et qu'il passe en entier par le poumon ; le passage libre, égal et facîle de tout ce sang par une partie qui n'est pas la dixième de tout le corps, qui n'est pas plus vasculeuse que bien d'autres viscères, et dans laquelle le sang ne se meut pas plus vite, n'a point paru difficîle à concevoir, parce qu'on ne s'est pas donné la peine de l'examiner sévérement ; la manière dont le sang circule dans le foie, n'a frappé que quelques observateurs ; les mouvements du cerveau analogues à ceux de la respiration, découverte importante, n'ont fait qu'une légère sensation ; cependant de toutes ces considérations naissent de violents soupçons, sur l'universalité et l'uniformité généralement admises de la circulation du sang, Voyez CIRCULATION. On peut s'apercevoir par-là combien peu elle mérite d'être regardée, comme la première fonction et le mobîle de toutes les autres. Mais quand même elle serait aussi-bien constatée qu'elle l'est peu, il y a bien d'autres raisons, comme nous verrons plus bas, qui empêcheraient de lui accorder cette prérogative. Les Mécaniciens qui ont renversé, sans restriction et sans choix tous les dogmes des chimistes, ont formé une secte particulière, composée de quelques débris encore subsistants du galenisme et de la découverte de la circulation du sang, d'autant plus fameuse alors, qu'elle était plus récente ; le corps humain devint entre leurs mains une machine extrêmement composée, ou plutôt un magasin de cordes, leviers, poulies et autres instruments de mécanique, et ils pensaient que le but général de tous ces ressorts était de concourir au mouvement progressif du sang, le seul absolument nécessaire à la vie ; que les maladies venaient de quelque dérangement dans ce mouvement, et la célèbre théorie des fièvres est toute fondée sur un arrêt des humeurs dans les extrémités capillaires. Voyez FIEVRE, INFLAMMATION. On crut que le mouvement s'y faisait, suivant les lois ordinaires qui ont lieu dans toutes les machines inorganiques ; on traita géométriquement le corps humain ; on calcula avec la dernière sévérité tous les degrés de force requis pour les différentes actions, les dépenses qui s'en faisaient, etc. mais tous ces calculs qui ne pouvaient que varier prodigieusement, n'éclaircirent point l'oeconomie animale. On ne fit pas même attention à la structure organique du corps humain qui est la source de ses principales propriétés. C'est de ces opinions diversement combinées, et surtout très-méthodiquement classées, qu'a pris naissance le Boerhaavisme, qui est encore aujourd'hui la théorie vulgaire ; l'illustre Boerhaave sentit que la constitution de l'oeconomie animale tenait essentiellement à un ensemble de lois d'actions nécessairement dépendantes les unes des autres ; mais il trouva ce cercle, cet enchainement d'actions si impénétrable, qu'il ne pouvait y assigner, comme il l'avoue lui-même, ni commencement, ni fin ; ainsi plutôt que de s'écarter de sa façon, peut-être trop méthodique, d'écrire et d'enseigner, il a négligé d'entrer dans l'examen des premières lois de la vie, et s'est réduit à n'en considérer que successivement les fonctions à mesure qu'elles paraissaient naître les unes des autres, tâchant de remplacer des principes généraux et des lois fondamentales, par un détail très-circonstancié des faits ; mais isolés, nus, et comme inanimés, manquant de cette vie qui ne peut se trouver que dans la connexion, le rapport et l'appui mutuel des différentes parties. L'impossibilité qu'on crut apercevoir de déduire tous les mouvements humains d'un pur mécanisme, et d'y faire consister la vie, impossibilité qui est très-réelle, lorsqu'il s'agit des machines composées de parties brutes inorganiques, fit recourir les Médecins modernes à une faculté hypermécanique intelligente, qui dirigeât, économisât ses mouvements, les proportionnât aux différents besoins, et entretint par sa vigilance et son action, la vie et la santé, tant que les ressorts subsisteraient unis et bien disposés, et qui put même corriger et changer les mauvaises dispositions du corps dans le cas de maladie ; ils établirent en conséquence l'âme ouvrière de toutes les fonctions, conservant la santé, guérissant les maladies ou les procurant quand leur utilité paraissait l'emporter sur leur danger. Ce sentiment est le même à-peu-près qu'Hippocrate avait soutenu plusieurs siècles auparavant. Stahl est le premier qui ait fait revivre cet ancien système ; on a appelé stahliens, éclectiques ou animistes, ceux qui ont marché sur ses traces. Sans entrer dans le fond du système, dont nous avons prouvé ailleurs l'insuffisance et la fausseté ; il nous suffira de remarquer qu'en remontant à l'âme, pour expliquer la vie et rechercher les lois de l'oeconomie animale ; c'est couper le nœud et non pas le résoudre, c'est éloigner la question et l'envelopper dans l'obscurité, où est plongé par rapport à nous cet être spirituel : d'ailleurs, il ne faudrait pas moins trouver le mécanisme de ce rapport général des mouvements de la vie dont Stahl lui-même a été vivement frappés, mais qu'il n'a que très-imparfaitement developpé : il resterait encore à déterminer quelle est la partie premièrement mue par ce mobîle caché, quelle est la fonction qui précède les autres, et qui en est la source et le soutien.

Toutes ces explications, que les Médecins dans divers temps ont tâché de donner de l'oeconomie animale, quelque spécieuses qu'elles aient paru, sous quel jour avantageux qu'elles se soient montrées, n'ont pu emporter les suffrages des vrais observateurs. Elles sont la plupart inexactes, d'autres ne sont que trop généralisées, quelques-unes évidemment fausses, toutes insuffisantes ; cette insuffisance frappait d'abord qu'on les approfondissait, et jetait dans l'esprit une sorte de mécontentement qu'on ne pouvait déterminer, et dont on ignorait la source immédiate. Enfin, parmi les bons esprits nécessairement peu satisfaits de toutes ces théories, mais plutôt par ce sentiment vague et indéfini que par une notion claire et raisonnée, s'éleva un homme de génie qui découvrit la source de l'ignorance et des erreurs, qui se frayant une route nouvelle, donna à l'art une consistance et une forme qui le rapprochent autant qu'il est possible, de l'état de science exacte et démontrable.

Dès le premier pas, il aperçut les deux vices fondamentaux de la méthode adoptée. 1°. Les sources des connaissances lui parurent mal choisies : les expériences de la physique vulgaire, les analogies déduites des agens mécaniques, la contemplation des propriétés chimiques des humeurs, soit saines soit dégénérées, celles de la contexture des organes, de la distribution des vaisseaux, etc. ces sources de connaissances, dis-je, lui parurent absolument insuffisantes, quoique précieuses en soi, du moins pour la plupart.

Le second vice essentiel des théories régnantes lui parut être le manque absolu de liaison entre les notions particulières ; car en partant même de la fausseté des principes sur lesquels la plupart sont établies, en accordant que les dogmes particuliers reçus fussent des vérités, il est incontestable qu'un amas aussi immense qu'on voudra le supposer, de vérités isolées, ne saurait former une science réelle. Il conclut de ces deux considérations préliminaires, 1°. qu'il fallait recourir à un autre moyen de recherche ; 2°. qu'il était nécessaire de ramener, s'il était possible, les connaissances particulières à un petit nombre de principes, dont il faudrait ensuite tâcher d'établir les rapports ; et se proposa même un objet plus grand, et auquel on doit toujours tendre, savoir, d'établir un principe unique et général, embrassant, ralliant, éclairant tous les objets particuliers, ce qui fait le complément et le faite de toute science ; car selon un axiome ancien, que l'auteur rappelle d'après Séneque : omnis scientia atque ars debet aliquid habere manifestum, sensu comprehensum, ex quo oriatur et crescat.

Ce nouveau moyen de recherche, ce guide éclairé, et jusqu'alors trop négligé, que notre réformateur a scrupuleusement suivi ; c'est le sentiment intérieur : en effet, quel sujet plus prochain, plus approprié, plus continuellement soumis à nos observations que nous mêmes, et quel flambeau plus fidèle et plus sur que notre propre sentiment, pourrait nous découvrir la marche, le jeu, le mécanisme de notre vie ?

L'auteur du nouveau plan de médecine que nous exposons, s'étudia donc profondément, et appliqua ensuite la sagacité qu'il dut nécessairement acquérir par l'habitude de cette observation, à découvrir chez les autres les mêmes phénomènes qu'il avait aperçus en lui-même. Il commença par s'occuper des maladies et des incommodités, à s'orienter par la contemplation de l'état contre nature, parce que la santé parfaite consiste dans un calme profond et continu, un équilibre, une harmonie qui permettent à peine de distinguer l'action des organes vitaux, la correspondance et la succession des fonctions. Mais dès que cet état paisible est détruit par le trouble de la maladie ou par la secousse des passions, dès lors la maladie et la douleur, ces sentiments si distincts et si énergiques, manifestent le jeu des divers organes, leurs rapports, leurs influences réciproques. En procédant donc selon cette méthode, et se conduisant avec ordre depuis l'inéquilibre le plus manifeste jusqu'à l'état le plus voisin de l'équilibre parfait, notre ingénieux observateur parvint à se former une image sensible de l'oeconomie animale, tant dans l'état de santé que dans celui de maladie.

Il soumit d'abord à l'examen la vue la plus simple, et en même temps la plus féconde sous laquelle on ait envisagé toute l'oeconomie animale, celle qui la représente comme roulant sur deux pivots ou deux points essentiels et fondamentaux, le mouvement et le sentiment, et il adopta ce principe. Ses observations lui firent admettre cette autre vérité reçue, que le mouvement et le sentiment et les diverses fonctions qui dépendent de chacun, se modifient et se combinent de différentes manières. Mais dès qu'il fut parvenu à cet autre point de doctrine régnante, savoir, que le système de ces différentes modifications est tel, que par une vicissitude constante les causes et les effets sont réciproques, ou, ce qui revient au même, les premiers agens sont à leur tour mis en jeu par les puissances dont ils avaient eux-mêmes déterminé l'action ; il se convainquit sans peine que c'était là un cercle très-vicieux qui exprimait une absurdité pour les gens qui prendraient littéralement et positivement cette assertion ; et pour le moins un aveu tacite, mais formel, d'ignorance pour ceux qui veulent seulement faire entendre parlà, que l'enchainement de ces phénomènes leur parait impénétrable ; car certainement un système d'actions, dans lequel l'effet le plus éloigné devient première cause, est absolument et rigoureusement impossible. Ayant ainsi découvert la source des erreurs de tous les médecins philosophes qui s'étaient occupés de l'étude théorique de l'homme ; pleinement convaincu de la necessité d'admettre une fonction première le mobîle de toutes les autres, il appliqua ce principe lumineux et fécond à ses recherches sur l'oeconomie animale. Il fut donc question de trouver dans le cercle prétendu et apparent ce point primordial et opérateur, ou, pour parler sans figure, dans la suite des fonctions, cette fonction fondamentale et première le vrai principe de la vie et de l'animalité.

Cette fonction ne saurait être la circulation du sang, qui, quand même elle serait aussi uniforme et aussi universelle qu'on le prétend, est d'ailleurs trop subordonnée, trop passive, s'il est permis de s'exprimer ainsi. Les altérations qu'elle éprouve sont trop lentes et trop peu considérables dans les cas fondamentaux, tels que les événements communs des passions, des incommodités, des maladies, et la mort même qui arrive très-communément sans dérangement sensible dans le système vasculeux, sans inflammation, sans gangrene, sans arrêts d'humeur, etc. Voyez MORT. D'ailleurs elle existe dans le foetus qui n'a point de vie propre, comme nous l'observerons dans un instant, aussi-bien que dans l'animal qui est devenu un être isolé et à soi, sui juris.

Les principales fonctions, qui par leur importance sensible, méritèrent de fixer ensuite son attention, sont la respiration, l'action des organes de la digestion, et celle des organes internes de la tête. La respiration est évidemment celle des trois qui s'est exercée la première, et dont l'influence sur toute la machine s'est manifestée dès l'instant de la naissance ; et ce n'est que dès ce moment que l'animal doit être considéré comme ayant une vie propre : tant qu'il est contenu dans la matrice, il ne peut être regardé que comme un être parasite. Notre illustre auteur peint d'une manière sensible et frappante cette révolution singulière qu'éprouve un animal qui respire pour la première fais, par l'exemple d'une sorte de convulsion générale, d'un soubresaut qui soulève le corps d'un de ces enfants ordinairement faibles et malades, qui restent pendant quelques minutes après leur naissance dans une inaction, une espèce de mort, dont ils sortent enfin par l'effort de cette première respiration. Or comme on connait que le diaphragme est l'organe principal, le premier et véritable mobîle de la respiration, que cet organe est soulevé, vouté dans le foetus, de manière qu'il réduit presqu'à rien la cavité de la poitrine, et que dans l'inspiration il est au contraire applani, déprimé, contracté ; on est très-porté à penser que le premier mobîle de la vie proprement dite, est le diaphragme ; et à le regarder au-moins d'abord comme une espèce de balancier qui donne le branle à tous les organes ; il est au moins bien évident, que commencer à vivre a été pour tout animal respirant, éprouver l'influence de la première contraction du diaphragme.

Mais comme il n'y a point d'action sans réaction, et que le point d'appui qui régit principalement celle-ci, qui la borne et qui la favorise par une réciprocation prochaine et immédiate, c'est la masse gastrico-intestinale, soit par son ressort inné, mais principalement par celui qu'elle acquiert en s'érigeant pour sa fonction propre : savoir, la digestion des aliments. Il résulte de ce premier commerce de forces une fonction commune et moyenne, que l'auteur a admirablement suivie, analysée et présentée, sous le nom de forces gastrico-diaphragmatiques, ou de forces épigastriques.

Voilà donc la fonction fondamentale, première, modératrice : reste à déterminer quels sont les organes qui la contre-balancent assez victorieusement pour exercer avec elle cette réciprocation ou cet antagonisme, sans lequel nulle force ne peut être exercée, déterminée, contenue ; ces organes sont la tête considérée comme organe immédiatement altéré par les affections de l'âme, les sensations, les passions, etc. et un organe général extérieur dont la découverte appartient éminemment à notre observateur. Un commerce d'action du centre épigastrique à la tête et à l'extérieur du corps, et une distribution constante et uniforme de forces, de mouvements, de ton aux différents organes secondaires, vivifiés et mis en jeu par ces organes primitifs : voilà la vie et la santé. Cette distribution est-elle interrompue, y a-t-il aberration, ou accumulation de forces dans quelqu'un de ces organes, soit par des résistances vicieuses, soit au contraire par une inertie contre nature ; l'état de maladie ou de convulsion existe dès-lors : car maladie ou convulsion n'est proprement qu'une même chose : in tantum laeditur, in quantum convellitur.

Ce point de vue général doit n'être d'abord que soupçonné, que pressenti : il est de l'essence des aperçues en grand de n'être pas soumises aux voies exactes et rigoureuses de la démonstration ; car ces vérifications de détail arrêtent la marche du génie, qui, dans les objets de cet ordre, ne saurait être trop libre, prendre un essor trop vaste. D'ailleurs cette façon de concevoir est nécessairement liée à l'essence même du moyen de recherches, dont on a établi la nécessité, savoir, le sentiment intérieur, dont les découvertes ne sauraient s'appliquer à la taise vulgaire de l'art expérimental. Mais cette espèce de pressentiment équivaut à la démonstration artificielle pour tout observateur initié, et qui procedera de bonne foi. On n'a rien de valable à objecter à qui vous dit : observez-vous, descendez profondément dans vous-même, apprenez à voir, et vous verrez ; car tous les bons esprits que j'ai accouchés d'après mon plan, ont senti et observé comme moi.

Mais il y a plus, les phénomènes les plus connus de la santé et des maladies, les faits anatomiques, les observations singulières, inexpliquées des médecins qui nous ont devancé, le qu'Hippocrate trouvait dans les maladies ; tout cela, disje, se range si naturellement sous le principe établi, qu'on peut l'étayer d'un corps de preuves à l'usage et dans la manière du théoriste le plus attaché aux méthodes reçues.

Le renouvellement des causes d'activité, le soutien du jeu de la vie par l'action des six choses non naturelles ; les divisions et la saine théorie des maladies découlent comme de soi-même de ce principe fécond et lumineux ; en sorte qu'il nait de cet ensemble un corps de doctrine et un code de pratique, où tout est correspondant, tout est lié, tout est simple, tout est un ; et dès-lors tout médecin qui a appris à manier cet instrument, cette règle de conduite, éprouve pour premier avantage (avantage précieux et trop peu senti) d'être affranchi du souci continuel où laissent les notions vagues, isolées, décousues, souvent disparates d'après lesquelles il était obligé d'exercer un art dont l'objet est si intéressant. Cet avantage est si grand, je le répete, que quand même il ne serait dû qu'à un système artificiel, un pareil système serait toujours un bien très-réel, à plus forte raison doit-il être accueilli avec la plus grande reconnaissance, étant vrai, réel, puisé dans les sources de la plus vive lumière qu'on puisse espérer dans les études de cette espèce, savoir, le sentiment intérieur et l'observation, et s'appuyant même subsidiairement de tous les autres moyens de connaissance reçus.

Mais un des principaux avantages de ce nouveau plan de médecine, et en quoi il est éminemment préférable et véritablement unique, c'est le grand jour qu'il répand sur l'hygiene, ou la science du régime, cette branche de la médecine si précieuse et si négligée, et d'embrasser le régime des sensations des passions d'une manière si positive et si claire, qu'il en résulte un traité médical de morale et de bonheur.

La forme de cet ouvrage ne permet pas d'exposer ici les branches particulières du système ; les théories satisfaisantes qu'il fournit sur les fonctions plus ou moins générales, sur les sécrétions, sur les générations, etc. non plus que le tableau des maladies, le plan général de thérapeutique, etc. parce que ces choses sont traitées dans les articles particuliers. Voyez PASSION, (diete et thérapeut.) D'ailleurs les lecteurs qui ne font pas une étude particulière des objets de cet ordre, ne désireront pas plus de détail ; et les médecins de profession doivent trouver cette matière trop intéressante pour ne pas chercher à s'en instruire à fond dans les ouvrages mêmes de l'auteur. Ils doivent consulter pour cela le specimen novi medicinae conspectus, édit. alter. Paris 1751. les institutiones medicae, faites sur ce nouveau plan, Paris, 1755, l'idée de l'homme physique et moral, et l'extrait raisonné de ce même ouvrage. Le savant auteur du discours sur les animaux carnassiers, qui est le premier morceau du septième volume de l'histoire du cabinet du roi, a formellement adopté le système d'oeconomie animale que nous venons d'exposer. Cet écrit doit être consulté. (m)

OECONOMIE POLITIQUE, (Histoire Pol. Rel. anc. et moderne) c'est l'art et la science de maintenir les hommes en société, et de les y rendre heureux, objet sublime, le plus utîle et le plus intéressant qu'il y ait pour le genre humain.

Nous ne parlerons point ici de ce que font ou de ce que devraient faire les puissances de la terre : instruites par les siècles passés, elles seront jugées par ceux qui nous suivront. Renfermons-nous donc dans l'exposition historique des divers gouvernements qui ont successivement paru, et des divers moyens qui ont été employés pour conduire les nations.

L'on réduit communément à trois genres tous les gouvernements établis ; 1°. le despotique, où l'autorité réside dans la volonté d'un seul ; 2°. le républicain, qui se gouverne par le peuple, ou par les premières classes du peuple ; et 3°. le monarchique, où la puissance d'un souverain, unique et tempérée par des lois et par des coutumes que la sagesse des monarques et que le respect des peuples ont rendu sacrées et inviolables ; parce qu'utiles aux uns et aux autres, elles affermissent le trône, défendent le prince, et protegent les sujets.

A ces trois gouvernements, nous en devons joindre un quatrième, c'est le théocratique, que les écrivains politiques ont oublié de considérer. Sans doute qu'ils ont été embarrassés de donner un rang sur la terre à un gouvernement où des officiers et des ministres commandent au nom d'une puissance et d'un être invisible ; peut-être cette administration leur a-t-elle paru trop particulière et trop surnaturelle, pour la mettre au nombre des gouvernements politiques. Si ces écrivains eussent cependant fixé des regards plus réfléchis sur les premiers tableaux que présente l'antiquité, et s'ils eussent combiné et rapproché tous les fragments qui nous restent de son histoire, ils auraient reconnu, que cette théocratie, quoique surnaturelle, a été non-seulement un des premiers gouvernements que les hommes se sont donnés, mais que ceux que nous venons de nommer en sont successivement sortis, en ont été les suites nécessaires ; et qu'à commencer à ce terme, ils sont tous liés par une chaîne d'événements continus, qui embrassent presque toutes les grandes révolutions qui sont arrivées dans le monde politique et dans le monde moral.

La théocratie que nous avons ici particulièrement en vue, n'est point, comme on pourrait d'abord le penser, la théocratie mosaïque ; mais une autre plus ancienne et plus étendue, qui a été la source de quelques biens et de plus grands maux, et dont la théocratie des Hébreux n'a été dans son temps qu'un renouvellement et qu'une sage réforme qui les a séparés du genre humain, que les abus de la première avaient rendu idolâtre. Il est vrai que cette théocratie primitive est presque ignorée, et que le souvenir s'en était même obscurci dans la mémoire des anciens peuples ; mais l'analyse que nous allons faire de l'histoire de l'homme en société, pourra la faire entrevoir, et mettre même sur la voie de la découvrir tout à fait ceux qui voudront par la suite étudier et considérer attentivement tous les objets divers de l'immense carrière, que nous ne pouvons ici que légérement parcourir.

Si nous voulions chercher l'origine des sociétés et des gouvernements en métaphysiciens, nous irions trouver l'homme des terres Australes. S'il nous convenait de parler en théologiens sur notre état primitif, nous ferions paraitre l'homme dégénéré de sa première innocence ; mais pour nous conduire en simples historiens, nous considérerons l'homme échappé des malheurs du monde, après les dernières révolutions de la nature. Voilà la seule et l'unique époque où nous puissions remonter ; et c'est là le seul homme que nous devions consulter sur l'origine et les principes des sociétés qui se sont formées depuis ces événements destructeurs. Malgré l'obscurité où il parait que l'on doive nécessairement tomber en franchissant les bornes des temps historiques, pour aller chercher au-delà et dans les espaces ténébreux, des faits naturels et des institutions humaines, nous n'avons point cependant manqué de guides et de flambeaux. Nous nous sommes transportés au milieu des anciens témoins des calamités de l'univers. Nous avons examiné comment ils en étaient touchés, et quelles étaient les impressions que ces calamités faisaient sur leur esprit, sur leur cœur et sur leur caractère. Nous avons cherché à surprendre le genre humain dans l'excès de sa misere ; et pour l'étudier, nous nous sommes étudiés nous-mêmes, singulièrement prévenus que malgré la différence des siècles et des hommes, il y a des sentiments communs et des idées uniformes, qui se réveillent universellement par les cris de la nature, et même par les seules terreurs paniques, dont certains siècles connus se sont quelquefois effrayés. Après l'examen de cette conscience commune, nous avons réfléchi sur les suites les plus naturelles de ces impressions et sur leur action à l'égard de la conduite des hommes ; et nous servant de nos conséquences comme de principes, nous les avons rapprochés des usages de l'antiquité, nous les avons comparés avec la police et les lois des premières nations, avec leur culte et leur gouvernement ; nous avons suivi d'âge en âge les diverses opinions et les coutumes des hommes, tant que nous avons cru y connaître les suites, ou au moins les vestiges des impressions primitives ; et par-tout en effet il nous a semblé apercevoir dans les annales du monde une chaîne continue, quoiqu'ignorée, une unité singulière cachée sous mille formes ; et dans nos principes, la solution d'une multitude d'énigmes et de problêmes obscurs qui concernent l'homme de tous les temps, et ses divers gouvernements dans tous les siècles.

Nous épargnerons au lecteur l'appareil de nos recherches ; il n'aura que l'analyse de notre travail ; et si nous ne nous sommes pas fait une illusion, il apprendra quelle a été l'origine et la nature de la théocratie primitive. Aux biens et aux maux qu'elle a produit, il reconnaitra l'âge d'or et le règne des dieux ; il en verra naître successivement la vie sauvage, la superstition et la servitude, l'idolâtrie et le despotisme ; il en remarquera la réformation chez les Hébreux : les républiques et les monarchies paraitront ensuite dans le dessein de remédier aux abus des premières législations. Le lecteur pesera l'un et l'autre de ces deux gouvernements ; et s'il a bien suivi la chaîne des événements, il jugera, ainsi que nous, que le dernier seul a été l'effet de l'extinction totale des anciens préjugés, le fruit de la raison et du bon sens, et qu'il est l'unique gouvernement qui soit véritablement fait pour l'homme et pour la terre.

Il faudrait bien peu connaître le genre humain, pour douter que dans ces temps déplorables où nous nous supposons avec lui, et dans les premiers âges qui les ont suivis, il n'ait été très-religieux, et que ses malheurs ne lui aient alors tenu lieu de sévères missionnaires et de puissants législateurs, qui auront tourné toutes ses vues du côté du ciel et du côté de la morale. Cette multitude d'institutions austères et rigides dont on trouve de si beaux vestiges dans l'histoire de tous les peuples fameux par leur antiquité, n'a été sans doute qu'une suite générale de ces premières dispositions de l'esprit humain.

Il en doit être de même de leur police. C'est sans doute à la suite de tous les événements malheureux qui ont autrefois ruiné l'espèce humaine, son séjour et sa subsistance, qu'ont dû être faits tous ces règlements admirables, que nous ne retrouvons que chez les peuples les plus anciens, sur l'agriculture, sur le travail, sur l'industrie, sur la population, sur l'éducation, et sur tout ce qui concerne l'oeconomie et publique et domestique.

Ce fut nécessairement sous cette époque que l'unité de principe, d'objet et d'action s'étant rétablie parmi les mortels réduits à petits nombres et pressés des mêmes besoins, ce fut alors que les lois domestiques devinrent la base des lais, ou pour mieux dire, les seules lois des sociétés, ainsi que toutes les plus antiques législations nous le prouvent.

Comme la guerre forme des généraux et des soldats, de même les maux extrêmes du genre humain et de la grandeur de ses nécessités ont donné lieu en leur temps aux lois les plus simples et les plus sages, et aux législations primitives, qui, dans les choses de police, ont eu souverainement pour objet le véritable et le seul bien de l'humanité. L'homme alors ne s'est point laissé conduire par la coutume ; il n'a pas été chercher des lois chez ses voisins ; mais il les a trouvées dans sa raison et dans ses besoins.

Que le spectacle de ces premières sociétés devait être touchant ! Aussi pures dans leur morale, que régulières dans leur discipline, animées d'une fervente charité les unes envers les autres, mutuellement sensibles, étroitement unies, c'était alors que l'égalité brillait, et que l'équité regnait sur la terre. Plus de tien, plus de mien : tout appartenait à la société, qui n'avait qu'un cœur et qu'un esprit. Erat terra labii unius, et sermonum eorumdem. Gen. XI. 1.

Ce n'est donc point une fable dépourvue de toute réalité, que la fable de l'âge d'or, tant célébrée par nos pères. Il a dû exister vers les premières époques du monde renouvellé, un temps, un ancien temps, où la justice, l'égalité, l'union et la paix ont regné parmi les humains. S'il y a quelque chose à retrancher des récits de la mythologie, ce n'est vraisemblablement que le riant tableau qu'elle nous a fait de l'heureux état de la nature ; elle devait être alors bien moins belle que le cœur de l'homme. La terre n'offrait qu'un désert rempli d'horreur et de misere, et le genre humain ne fut juste que sur les débris du monde.

Cette situation de la nature, à qui il fallut plusieurs siècles pour se réparer, et pour changer l'affreux spectacle de sa ruine, en celui que nous lui voyons aujourd'hui, fut ce qui retint longtemps le genre humain dans cet état presque surnaturel. La morale et le genre de vie de l'âge d'or n'ont pu régner ensuite au milieu des sociétés agrandies, parce qu'ils ne conviennent pas plus au luxe de la nature, qu'au luxe de l'humanité, qui n'en a été que la suite et l'effet. A mesure que le séjour de l'homme s'est embelli, à mesure que les sociétés se sont multipliées, et qu'elles ont formé des villes et des états, le règne moral a dû nécessairement faire place au règne politique, et le tien et le mien ont dû paraitre dans le monde, non d'abord d'homme à homme, mais de famille à famille et de société à société, parce qu'ils y sont devenus indispensables, et qu'ils font partie de cette même harmonie qui a dû rentrer parmi les nations renouvellées, comme elle est insensiblement rentrée dans la nature après le dernier chaos. Cet âge d'or a donc été un état de sainteté, un état surnaturel digne de notre envie, et qui a justement mérité tous les regrets de l'antiquité : cependant lorsque les législations postérieures en ont voulu adopter les usages et les principes sans discernement, le bien s'est nécessairement changé en mal, et l'or en plomb. Peut-être même n'y aurait-il jamais eu d'âge de fer, si l'on n'eut point usé de cet âge d'or lorsqu'il n'en était plus temps ; c'est ce dont on pourra juger par la suite de cet article.

Tels ont été les premiers, et nous pouvons dire les heureux effets des malheurs du monde. Ils ont forcé l'homme à se réunir ; dénué de tout, rendu pauvre et misérable par les désastres arrivés, et vivant dans la crainte et l'attente de ceux dont il se crut longtemps encore menacé, la religion et la nécessité en rassemblèrent les tristes restes, et les portèrent à être inviolablement unis, afin de seconder les effets de l'activité et de l'industrie : il fallut alors mettre en usage tous ces grands ressorts dont le cœur humain n'est constamment capable que dans l'adversité : ils sont chez nous sans force et sans vigueur ; mais dans ces tristes siècles il n'en fut pas de même, toutes les vertus s'exaltèrent ; l'on vit le règne et le triomphe de l'humanité, parce que ce sont-là ses instants.

Nous n'entrerons point dans le détail de tous les moyens qui furent mis alors en usage pour réparer les maux du genre humain, et pour rétablir les sociétés : quoique l'histoire ne nous les ait point transmis, ils sont aisés à connaître ; et quand on consulte la nature, elle nous les fait retrouver dans le fond de nos cœurs. Pourrait-on douter, par exemple, qu'une des premières suites des impressions que fit sur les hommes l'aspect de la ruine du monde, n'ait été d'écarter du milieu des premières familles, et même du milieu des premières nations, cet esprit destructeur dont elles n'ont cessé par la suite d'être animées les unes contre les autres ? La violence, le meurtre, la guerre, et leurs suites effroyables ont dû être pendant bien des siècles inconnus ou abhorrés des mortels. Instruits par la plus puissante de toutes les leçons, que la Providence a des moyens d'exterminer le genre humain en un clin d'oeil, sans doute qu'ils stipulèrent entr'eux, et au nom de leur postérité, qu'ils ne répandraient jamais de sang sur la terre : ce fut-là en effet le premier précepte de la loi de nature où les malheurs du monde ramenèrent nécessairement les sociétés : requiram animam hominis de manu fratris ejus, quicumque effuderit humanum sanguinem, etc. Gen. IXe 5. 6. Les peuples qui jusqu'aujourd'hui ont évité comme un crime de répandre ou de boire le sang des animaux, nous offrent un vestige de cette primitive humanité ; mais ce n'en est qu'une ombre faible : et ces peuples, souvent barbares et cruels à l'égard de leurs semblables, nous montrent bien qu'ils n'ont cherché qu'à éluder la première et la plus sacrée de toutes les lais.

Ce n'est point cependant encore dans ces premiers moments qu'il faut chercher ces divers gouvernements politiques qui ont ensuite paru sur la terre. L'état de ces premiers hommes fut un état tout réligieux ; leurs familles pénétrées de la crainte des jugements d'en-haut, vécurent quelque temps sous la conduite des pères qui rassemblaient leurs enfants, et n'eurent point entr'elles d'autre lien que leurs besoins, ni d'autre roi que le Dieu qu'elles invoquaient. Ce ne fut qu'après s'être multipliées qu'il fallut un lien plus fort et plus frappant pour des sociétés nombreuses que pour des familles, afin d'y maintenir l'unité dont on connaissait tout le prix, et pour entretenir cet esprit de religion, d'oeconomie, d'industrie et de paix qui seul pouvait réparer les maux infinis qu'avait souffert la nature humaine : on fit donc alors des lois ; elles furent dans ces commencements aussi simples que l'esprit qui les inspira : pour en faire le projet, il ne fallut point recourir à des philosophes sublimes, ni à des politiques profonds ; les besoins de l'homme les dictèrent ; et quand on en rassembla toutes les parties, on ne fit sans doute qu'écrire ou graver sur la pierre ou sur le bois ce qui avait été fait jusqu'à ce temps heureux où la raison des particuliers n'ayant point été différente de la raison publique, avait été la seule et l'unique loi ; telle a été l'origine des premiers codes ; ils ne changèrent rien aux ressorts primitifs de la conduite des sociétés. Cette précaution nouvelle n'avait eu pour objet que de les fortifier, en raison de la grandeur et de l'étendue du corps qu'ils avaient à faire mouvoir, et l'homme s'y soumit sans peine ; ses besoins lui ayant fait connaître de bonne heure qu'il n'était point un être qui put vivre isolé sur la terre, il s'était dès le commencement réuni à ses semblables, en préférant les avantages d'un engagement nécessaire et raisonnable à sa liberté naturelle ; et l'agrandissement de la société ayant ensuite exigé que le contrat tacite que chaque particulier avait fait avec elle en s'y incorporant, eut une forme plus solennelle, et qu'il devint authentique, il y consentit donc encore ; il se soumit aux lois écrites, et à une subordination civîle et politique ; il reconnut dans ses anciens des supérieurs, des magistrats, des prêtres : bien plus, il chercha un souverain, parce qu'il connaissait dès-lors, qu'une grande société sans chef ou sans roi n'est qu'un corps sans tête, et même qu'un monstre dont les mouvements divers ne peuvent avoir entr'eux rien de raisonné ni d'harmonique.

Pour s'apercevoir de cette grande vérité, l'homme n'eut besoin que de jeter un coup d'oeil sur cette société qui s'était déjà formée : nous ne pouvons en effet, à l'aspect d'une assemblée telle qu'elle sait, nous empêcher d'y chercher celui qui en est le chef ou le premier ; c'est un sentiment involontaire et vraiment naturel, qui est une suite de l'attrait secret qu'ont pour nous la simplicité et l'unité, qui sont les caractères de l'ordre et de la vérité : c'est une inspiration précieuse de notre raison par laquelle tel penchant que nous ayons tous vers l'indépendance, nous savons nous soumettre pour notre bien-être et pour l'amour de l'ordre. Loin que le spectacle de celui qui préside sur une société soit capable de causer aucun déplaisir à ceux qui la composent, la raison privée ne peut le voir sans un retour agréable et flatteur sur elle-même, parce que c'est cette société entière, et nous-mêmes qui en faisons partie, que nous considérons dans ce chef et dans cet organe de la raison publique dont il est le miroir, l'image et l'auguste représentation. La première société réglée et policée par les lais, n'a pu sans doute se contempler elle-même sans s'admirer.

L'idée de se donner un roi a donc été une des premières idées de l'homme sociable et raisonnable. Le spectacle de l'univers seconda même la voix de la raison. L'homme alors encore inquiet, levait souvent les yeux vers le ciel pour étudier le mouvement des astres et leur accord, d'où dépendait la tranquillité de la terre et de ses habitants ; et remarquant surtout cet astre unique et éclatant, qui semble commander à l'armée des cieux et en être obéi, il crut voir là-haut l'image d'un bon gouvernement, et y reconnaître le modèle et le plan que devait suivre la société sur la terre, pour le rendre heureux et immuable par un semblable concert. La religion enfin appuya tous ces motifs. L'homme ne voyait dans toute la nature qu'un soleil, il ne connaissait dans l'univers qu'un être suprême ; il vit donc parlà qu'il manquait quelque chose à sa législation ; que sa société n'était point parfaite ; en un mot qu'il lui fallait un roi qui fût le père et le centre de cette grande famille, et le protecteur et l'organe des lais.

Ce furent-là les avis, les conseils et les exemples que la raison, le spectacle de la nature et la religion donnèrent unanimement à l'homme dès les premiers temps ; mais il les éluda plutôt qu'il ne les suivit. Au lieu de se choisir un roi parmi ses semblables, avec lequel la société aurait fait le même contrat que chaque particulier avait ci-devant fait avec elle, l'homme proclama le roi de l'âge d'or, c'est-à-dire, l'Etre suprême ; il continua à le regarder comme son monarque ; et le couronnant dans les formes, il ne voulut point qu'il y eut sur la terre, comme dans le ciel, d'autre maître, ni d'autre souverain.

On ne s'est pas attendu sans doute à voir de si près la chute et l'oubli des sentiments que nous nous sommes plu à mettre dans l'esprit humain, au moment où les sociétés songeaient à représenter leur unité par un monarque. Si nous les avons fait ainsi penser, c'est que ces premiers sentiments vrais et pleins de simplicité sont dignes de ces âges primitifs, et que la conduite surnaturelle de ces sociétés semble nous indiquer qu'elles ont été surprises et trompées dans ce fatal moment. Peut-être quelques-uns soupçonneront-ils que l'amour de l'indépendance a été le mobîle de cette démarche, et que l'homme, en refusant de se donner un roi visible, pour en reconnaître un qu'il ne pouvait voir, a eu un dessein tacite de n'en admettre aucun. Ce serait rendre bien peu de justice à l'homme en général, et en particulier à l'homme échappé des malheurs du monde, qui a été porté plus que tous les autres à faire le sacrifice de sa liberté et de toutes ses passions. S'il fit donc, en se donnant un roi, une si singulière application des leçons qu'il recevait de sa raison et de la nature entière, c'est qu'il n'avait point encore épuré sa religion comme sa police civîle et domestique, et qu'il ne l'avait pas dégagée de la superstition, cette fille de la crainte et de la terreur, qui absorbe la raison, et qui prenant la place et la figure de la religion, l'anéantit elle-même pour livrer l'humanité à la fraude et à l'imposture : l'homme alors en fut cruellement la dupe ; elle seule présida à l'élection du dieu monarque, et ce fut-là la première époque et la source de tous les maux du genre humain.

Comme nous avons dit ci-devant que les premières familles n'eurent point d'autre roi que le dieu qu'elles invoquaient, et comme c'est ce même usage qui s'étant consacré avec le temps, porta les nations multipliées à métamorphoser ce culte religieux en un gouvernement politique, il importe ici de faire connaître quels ont été les préjugés que les premières familles joignirent à leur culte, parce que ce sont ces mêmes préjugés qui pervertirent par la suite la religion et la police de leur postérité.

Parmi les impressions qu'avait fait sur l'homme l'ébranlement de la terre et les grands changements arrivés dans la nature, il avait été particulièrement affecté de la crainte de la fin du monde ; il s'était imaginé que les jours de la justice et de la vengeance étaient arrivés ; il s'était attendu de voir dans peu le juge suprême venir demander compte à l'univers, et prononcer ces redoutables arrêts que les méchants ont toujours craint, et qui ont toujours fait l'espérance et la consolation des justes. Enfin l'homme, en voyant le monde ébranlé et presque détruit, n'avait point douté que le règne du ciel ne fût très-prochain, et que la vie future que la religion appelle par excellence le royaume de Dieu ne fût prêt à paraitre. Ce sont là de ces dogmes qui saisissent l'humanité dans toutes les révolutions de la nature, et qui ramènent au même point l'homme de tous les temps. Ils sont sans doute sacrés, réligieux et infiniment respectables en eux-mêmes ; mais l'histoire de certains siècles nous a appris à quels faux principes ils ont quelquefois conduit les hommes faibles, lorsque ces dogmes ne leur ont été présentés qu'à la suite des terreurs paniques et mensongeres.

Quoique les malheurs du monde, dans les premiers temps, n'aient eu que trop de réalité, ils conduisirent néanmoins l'homme aux abus des fausses terreurs, parce qu'il y a toujours autant de différence entre quelque changement dans le monde et sa fin absolue dont Dieu seul sait les moments, qu'il y en a entre un simple renouvellement, et une création toute miraculeuse : nous conviendrons cependant que dans ces anciennes époques, où l'homme se porta à abuser de ces dogmes universels, qu'il fut bien plus excusable que dans ces siècles postérieurs où la superstition n'eut d'autre source que de faux calculs et de faux oracles que l'état même de la nature contredisait. Ce fut cette nature elle-même, et tout l'univers aux abois qui séduisirent les siècles primitifs. L'homme aurait-il pu s'empêcher, à l'aspect de tous les formidables phénomènes d'une dissolution totale, de ne pas se frapper de ces dogmes religieux dont il ne voyait pas, il est vrai, la fin précise, mais dont il croyait évidemment reconnaître tous les signes et toutes les approches ? Ses yeux et sa raison semblaient l'en avertir à chaque instant, et justifier ses terreurs : ses maux et ses miseres qui étaient à leur comble, ne lui laissaient pas la force d'en douter : les consolations de la religion étaient son seul espoir ; il s'y livra sans réserve, il attendit avec résignation le jour fatal ; il s'y prépara, le désira même ; tant était alors déplorable son état sur la terre !

L'arrivée du grand juge et du royaume du ciel avaient donc été, dans ces tristes circonstances, les seuls points de vue que l'homme avait considérés avec une sainte avidité ; il s'en était entretenu perpétuellement pendant les fermentations de son séjour ; et ces dogmes avaient fait sur lui de si profondes impressions, que la nature, qui ne se rétablit sans doute que peu-à-peu, l'était tout à fait lorsque l'homme attendait encore. Pendant les premières générations, ces dispositions de l'esprit humain ne servirent qu'à perfectionner d'autant sa morale, et firent l'héroïsme et la sainteté de l'âge d'or. Chaque famille pénétrée de ces dogmes, ne représentait qu'une communauté religieuse qui dirigeait toutes ses démarches sur le céleste avenir, et qui ne comptant plus sur la durée du monde, vivait, en attendant les événements, sous les seuls liens de la religion. Les siècles inattendus qui succédèrent à ceux qu'on avait cru les derniers, auraient dû. ce semble, détromper l'homme de ce qu'il y avait de faux dans ses principes. Mais l'espérance se rebute-t-elle ? La bonne foi et la simplicité avaient établi ces principes dans les premiers âges ; le préjugé et la coutume les perpétuèrent dans les suivants, et ils animaient encore les sociétés agrandies et multipliées, lorsqu'elles commencèrent à donner une forme réglée à leur administration civîle et politique. Préoccupées du ciel, elles oublièrent dans cet instant qu'elles étaient encore sur la terre ; et au lieu de donner à leur état un lien fixe et naturel, elles persistèrent dans un gouvernement, qui n'étant que provisoire et surnaturel, ne pouvait convenir aux sociétés politiques, ainsi qu'il avait convenu aux sociétés mystiques et religieuses. Elles s'imaginèrent sans doute par cette sublime spéculation, prévenir leur gloire et leur bonheur, jouir du ciel sur la terre, et anticiper sur le céleste avenir. Néanmoins ce fut cette spéculation qui fut le germe de toutes leurs erreurs et de tous les maux où le genre humain fut ensuite plongé. Le dieu monarque ne fut pas plutôt élu, qu'on appliqua les principes du règne d'en-haut au règne d'ici-bas ; et ces principes se trouvèrent faux, parce qu'ils étaient déplacés. Ce gouvernement n'était qu'une fiction qu'il fallut nécessairement soutenir par une multitude de suppositions et d'usages conventionnels ; et ces suppositions ayant été ensuite prises à la lettre, il en résulta une foule de préjugés religieux et politiques, une infinité d'usages bizarres et déraisonnables, et des fables sans nombre qui précipitèrent à la fin dans le chaos le plus obscur, la religion, la police primitive et l'histoire du genre humain. C'est ainsi que les premières nations, après avoir puisé dans le bon sens et dans leurs vrais besoins leurs lois domestiques et oeconomiques, les soumirent toutes à un gouvernement idéal, que l'histoire connait peu, mais que la Mythologie qui a recueilli les ombres des premiers temps, nous a transmis sous le nom de règne des dieux ; c'est-à-dire, dans notre langage, le règne de Dieu, et en un seul mot, théocratie.

Les historiens ayant méprisé, et presque toujours avec raison, les fables de l'antiquité, la théocratie primitive est un des âges du monde les plus suspects ; et si nous n'avions ici d'autres autorités que celle de la Mythologie, tout ce que nous pourrions dire sur cet antique gouvernement, paraitrait encore sans vraisemblance aux yeux du plus grand nombre ; peut-être aurions-nous les suffrages de quelques-uns de ceux dont le génie soutenu de connaissance, est seul capable de saisir l'ensemble de toutes les erreurs humaines ; d'apercevoir la preuve d'un fait ignoré dans le crédit d'une erreur universelle, et de remonter ensuite de cette erreur, aux vérités ou aux événements qui l'ont fait naître, par la combinaison réfléchie de tous les différents aspects de cette même erreur : mais les bornes de notre carrière ne nous permettant point d'employer les matériaux que peut nous fournir la Mythologie, nous n'entreprendrons point ici de réédifier les annales théocratiques. Nous ferons seulement remarquer que si l'universalité et si l'uniformité d'une erreur sont capables de faire entrevoir aux esprits les plus intelligens quelques principes de vérité, où tant d'autres ne voient cependant que les effets du caprice et de l'imagination des anciens poètes, on ne doit pas totalement rejeter les traditions qui concernent le règne des dieux, puisqu'elles sont universelles, et qu'on les retrouve chez toutes les nations, qui leur font succéder les demi-dieux, et ensuite les rais, en distinguant ces trois règnes comme trois gouvernements différents. Egyptiens, Chaldéens, Perses, Indiens, Chinois, Japonais, Grecs, Romains, et jusqu'aux Américains mêmes, tous ces peuples ont également conservé le souvenir ténébreux d'un temps où les dieux sont descendus sur la terre pour rassembler les hommes, pour les gouverner, et pour les rendre heureux, en leur donnant des lais, et en leur apprenant les arts utiles. Chez tous ces peuples, les circonstances particulières de la descente de ces dieux sont les miseres et les calamités du monde. L'un est venu, disent les Indiens, pour soutenir la terre ébranlée ; et celui-là pour la retirer de dessous les eaux ; un autre pour secourir le soleil, pour faire la guerre au dragon, et pour exterminer des monstres. Nous ne rappellerons pas les guerres et les victoires des dieux grecs et égyptiens sur les Typhons, les Pythons, les Géants et les Titants. Toutes les grandes solennités du paganisme en célébraient la mémoire. Vers tel climat que l'on tourne les yeux, on y retrouve de même cette constante et singulière tradition d'un âge théocratique ; et l'on doit remarquer qu'indépendamment de l'uniformité de ce préjugé qui décele un fait tel qu'il puisse être, ce règne surnaturel y est toujours désigné comme ayant été voisin des anciennes révolutions, puisqu'en tous lieux le règne des dieux y est orné et rempli des anecdotes littérales ou allégoriques de la ruine ou du rétablissement du monde. Voici, je crois, une des plus grandes autorités qu'on puisse trouver sur un sujet si obscur.

" Si les hommes ont été heureux dans les premiers temps, dit Platon, IV. liv. des Lais, s'ils ont été heureux et justes, c'est qu'ils n'étaient point alors gouvernés comme nous le sommes aujourd'hui, mais de la même manière que nous gouvernons nos troupeaux ; car comme nous n'établissons pas un taureau sur des taureaux, ni une chèvre sur un troupeau de chèvres, mais que nous les mettons sous la conduite d'un homme qui en est le berger ; de même Dieu qui aime les hommes, avait mis nos ancêtres sous la conduite des esprits et des anges ".

Ou je me trompe, ou voilà ce gouvernement surnaturel qui a donné lieu aux traditions de l'âge d'or et du règne des dieux. Platon a été amené à cette tradition par une route assez semblable à celle que je suis. Il dit ailleurs, qu'après le déluge, les hommes vécurent sous trois états successifs : le premier, sur les montagnes errants et isolés les uns des autres : le deuxième, en familles dans les vallées voisines, avec un peu moins de terreur que dans le premier état : et le troisième, en sociétés réunies dans les plaines, et vivant sous des lais. Au reste, si ce gouvernement est devenu si généralement obscur et fabuleux, on ne peut en accuser que lui-même. Quoique formé sous les auspices de la religion, ses principes surnaturels le conduisirent à tant d'excès et à tant d'abus, qu'il se défigura insensiblement, et fut enfin méconnu. Peut-être cependant l'histoire qui l'a rejeté, l'a-t-elle admis en partie dans ses fastes, sous le nom de règne sacerdotal. Ce règne n'a été dans son temps qu'une des suites du premier, et l'on ne peut nier que cette administration n'ait été retrouvée chez diverses nations fort historiques.

Pour suppléer à ce grand vide des annales du monde par une autre voie que la Mythologie, nous avons réfléchi sur l'étiquette et sur les usages qui ont dû être propres à ce genre de gouvernement ; et après nous en être fait un plan et un tableau, nous avons encore cherché à les comparer avec les usages politiques et réligieux des nations. Tantôt nous avons suivi l'ordre des siècles, et tantôt nous les avons retrogradés, afin d'éclaircir l'ancien par le moderne, comme on éclaircit le moderne par l'ancien. Telle a été notre méthode pour trouver le connu par l'inconnu ; on jugera de sa justesse ou de son inexactitude par quelques exemples, et par le résultat dont voici l'analyse.

Le gouvernement surnaturel ayant obligé les nations à recourir à une multitude d'usages et de suppositions pour en soutenir l'extérieur, un de leurs premiers soins fut de représenter au milieu d'elles la maison de leur monarque, de lui élever un trône, et de lui donner des officiers et des ministres. Considérée comme un palais civil, cette maison était sans doute de trop sur la terre, mais ensuite considérée comme un temple, elle ne put suffire au culte public de toute une nation. D'abord on voulut que cette maison fût seule et unique, parce que le dieu monarque était seul et unique ; mais toutes les différentes portions de la société ne pouvant s'y rendre aussi souvent que le culte journalier qui est dû à la divinité l'exige, les parties les plus écartées de la société tombèrent dans une anarchie religieuse et politique, ou se rendirent rébelles et coupables, en multipliant le dieu monarque avec les maisons qu'elles voulurent aussi lui élever. Peu-à-peu les idées qu'on devait avoir de la divinité se rétrecirent ; au lieu de regarder ce temple comme des lieux d'assemblées et de prières publiques, infiniment respectables par cette destination, les hommes y cherchèrent le maître qu'ils ne pouvaient y voir, et lui donnèrent à la fin une figure et une forme sensible. Le signe de l'autorité et le sceptre de l'empire ne furent point mis entre des mains particulières ; on les déposa dans cette maison et sur le siege du céleste monarque ; c'est-à-dire dans un temple et dans le lieu le plus respectable de ce temple, c'est-à-dire dans le sanctuaire. Le sceptre et les autres marques de l'autorité royale n'ont été dans les premiers temps que des bâtons et des rameaux ; les temples que des cabanes, et le sanctuaire qu'une corbeille et qu'un coffret. C'est-ce qui se trouve dans toute l'antiquité ; mais par l'abus de ces usages, la religion absorba la police ; et le règne du ciel lui donna le règne de la terre, ce qui pervertit l'un et l'autre.

Le code des lois civiles et religieuses ne fut point mis non plus entre les mains du magistrat, on le déposa dans le sanctuaire ; ce fut à ce lieu sacré qu'il fallut avoir recours pour connaître ces lois et pour s'instruire de ses devoirs. Là elles s'y ensevelirent avec le temps ; le genre humain les oublia, peut-être même les lui fit-on oublier. Dans ces fêtes qui portaient chez les anciens le nom de fêtes de la législation, comme le palilies et les thesmophories, les plus saintes vérités n'y étaient plus communiquées que sous le secret à quelques initiés, et l'on y faisait aux peuples un mystère de ce qu'il y avait de plus simple dans la police, et de ce qu'il y avait de plus utîle et de plus vrai dans la religion.

La nature de la théocratie primitive exigeant nécessairement que le dépôt des lois gardé dans le sanctuaire parut émané de dieu même, et qu'on fût obligé de croire qu'il avait été le législateur des hommes comme il en était le monarque ; le temps et l'ignorance donnèrent lieu aux ministres du paganisme d'imaginer que des dieux et des déesses les avaient révélés aux anciens législateurs, tandis que les seuls besoins et la seule raison publique des premières sociétés en avaient été les uniques et les véritables sources. Par ces affreux mensonges, ils ravirent à l'homme l'honneur de ces lois si belles et si simples qu'il avait fait primitivement, et ils affoiblirent tellement les ressorts et la dignité de sa raison, en lui faisant faussement accroire qu'elle n'avait point été capable de les dicter, qu'il la méprisa, et qu'il crut rendre hommage à la divinité, en ne se servant plus d'un don qu'il n'avait reçu d'elle que pour en faire un constant usage.

Le dieu monarque de la société ne pouvant lui parler ni lui commander d'une façon directe, on se mit dans la nécessité d'imaginer des moyens pour connaître ses ordres et ses volontés. Une absurde convention établit donc des signes dans le ciel et sur la terre qu'il fallut regarder, et qu'on regarda en effet comme les interpretes du monarque : on inventa les oracles, et chaque nation eut les siens. On vit paraitre une foule d'augures, de devins et d'aruspices ; en police, comme en religion, l'homme ne consulta plus la raison, mais il crut que sa conduite, ses entreprises et toutes ses démarches devaient avoir pour guide un ordre ou un avis de son prince invisible ; et comme la fraude et l'imposture les dictèrent aux nations aveuglées, elles en furent toutes les dupes, les esclaves, les victimes.

De semblables abus sortirent aussi des tributs qu'on crut devoir lui payer. Dans les premiers temps où la religion ni la police n'étaient point encore corrompues par leur faux appareil, les sociétés n'eurent d'autres charges et d'autres tributs à porter à l'Etre suprême que les fruits et les prémices des biens de la terre ; encore n'était-ce qu'un hommage de reconnaissance, et non un tribut civil dont le souverain dispensateur de tout n'a pas besoin. Il n'en fut plus de même lorsque d'un être universel chaque nation en eut fait son roi particulier : il fallut lui donner une maison, un trône, des officiers, et enfin des revenus pour les entretenir. Le peuple porta donc chez lui la dixme de ses biens, de ses terres et de ses troupeaux ; il savait qu'il tenait tout de son divin roi, que l'on juge de la ferveur avec laquelle chacun vint offrir ce qui pouvait contribuer à l'éclat et à la magnificence de son monarque. La piété généreuse ne connut point de bornes, on en vint jusqu'à s'offrir soi-même, sa famille et ses enfants ; on crut pouvoir, sans se déshonorer, se reconnaître esclave du souverain de toute la nature, et l'homme ne se rendit que le sujet et l'esclave des officiers théocratiques.

A mesure que la simplicité religieuse s'éteignit, et que la superstition s'augmenta avec l'ignorance, il fallut par gradation renchérir sur les anciennes offrandes et en chercher de nouvelles : après les fruits, on offrit les animaux ; et lorsqu'on se fut familiarisé par ce dernier usage avec cette cruelle idée que la divinité aime le sang, il n'y eut plus qu'un pas à faire pour égorger des hommes, afin de lui offrir le sang le plus cher et le plus précieux qui soit sans doute à ses yeux. Le fanatisme antique n'ayant pu s'élever à un plus haut période, égorgea donc des victimes humaines ; il en présenta les membres palpitants à la divinité comme une offrande qui lui était agréable ; bien plus, l'homme en mangea lui-même ; et après avoir ci-devant éteint sa raison, il dompta enfin la nature pour participer aux festins des dieux.

Il n'est pas nécessaire de faire une longue application de ces usages à ceux de toutes les nations payennes et sauvages qui les ont pratiqués. Chez toutes, les sacrifices sanglans n'ont eu primitivement pour objet que de couvrir la table du roi théocratique, comme nous couvrons la table de nos monarques. Les prêtres de Belus faisaient accroire aux peuples d'Assyrie, que leurs divinités mangeaient elles - mêmes les viandes qu'on lui présentait sur ses autels ; et les Grecs et les Romains ne manquaient jamais dans les temps de calamités d'assembler dans la place publique leurs dieux et leurs déesses autour d'une table magnifiquement servie, pour en obtenir, par un festin extraordinaire, les grâces qui n'avaient pu être accordées aux repas réglés du soir et du matin, c'est-à-dire aux sacrifices journaliers et ordinaires ; c'est ainsi qu'un usage originairement établi, pour soutenir dans tous ses points le cérémonial figuré d'un gouvernement surnaturel, fut pris à la lettre, et que la divinité, se trouvant en tout traitée comme une créature mortelle, fut avilie et perdue de vue.

L'anthropophagie qui a regné et qui règne encore dans une moitié du monde, ne peut avoir non plus une autre source que celle que nous avons fait entrevoir : ce n'est pas la nature qui a conduit tant de nations à cet abominable excès ; mais égaré et perdu par le surnaturel de ses principes, c'est pas à pas et par degré qu'un culte insensé et cruel a perverti le cœur humain. Il n'est devenu anthropophage qu'à l'exemple et sur le modèle d'une divinité qu'il a cru anthropophage.

Si l'humanité se perdit, à plus forte raison les mœurs furent-elles aussi altérées et flétries. La corruption de l'homme théocratique donna des femmes au dieu monarque ; et comme tout ce qu'il y avait de bon et de meilleur lui était dû. la virginité même fut obligée de lui faire son offrande. De-là les prostitutions religieuses de Babylone et de Paphos ; de-là ces honteux devoirs du paganisme qui contraignaient les filles à se livrer à quelque divinité avant que de pouvoir entrer dans le mariage ; de-là enfin, tous ces enfants des dieux qui ont peuplé la mythologie et le ciel poétique.

Nous ne suivrons pas plus loin l'étiquette et le cérémonial de la cour du dieu monarque, chaque usage fut un abus, et chaque abus en produisit mille autres. Considéré comme un roi, on lui donna des chevaux, des chars, des boucliers, des armes, des meubles, des terres, des troupeaux, et un domaine qui devint, avec le temps, le patrimoine des dieux du paganisme ; considéré comme un homme, on le fit séducteur, colere, emporté, jaloux, vindicatif et barbare ; enfin on en fit l'exemple et le modèle de toutes les iniquittés, dont nous trouvons les affreuses légendes dans la théogonie payenne.

Le plus grand de tous les crimes de la théocratie primitive a sans doute été d'avoir précipité le genre humain dans l'idolâtrie par le surnaturel de ses principes. Il est si difficîle à l'homme de concevoir un être aussi grand, aussi immense, et cependant invisible tel que l'être suprême, sans s'aider de quelques moyens sensibles, qu'il a fallu presque nécessairement que ce gouvernement en vint à sa représentation. Il était alors bien plus souvent question de l'être suprême qu'il n'est aujourd'hui : indépendamment de son nom et de sa qualité de dieu, il était roi encore. Tous les actes de la police, comme tous les actes de la religion, ne parlaient que de lui ; on trouvait ses ordres et ses arrêts par-tout ; on suivait ses lois ; on lui payait tribut ; on voyait ses officiers, son palais, et presque sa place ; elle fut donc bien-tôt remplie.

Les uns y mirent une pierre brute, les autres une pierre sculptée ; ceux-ci l'image du soleil, ceux-là de la lune ; plusieurs nations y exposèrent un bœuf, une chèvre ou un chat, comme les Egyptiens : en Ethiopie, c'était un chien ; et ces signes représentatifs du monarque furent chargés de tous les attributs symboliques d'un dieu et d'un roi ; ils furent décorés de tous les titres sublimes qui convenaient à celui dont on les fit les emblêmes ; et ce fut devant eux qu'on porta les prières et les offrandes, qu'on exerça tous les actes de la police et de la religion, et que l'on remplit enfin tout le cérémonial théocratique. On croit déjà sans doute que c'est là l'idolâtrie ; non, ce ne l'est pas encore, c'en est seulement la porte fatale. Nous rejetons ce sentiment affreux que les hommes ont été naturellement idolâtres, ou qu'ils le sont devenus de plein gré et de dessein prémédité : jamais les hommes n'ont oublié la divinité, jamais dans leurs égarements les plus grossiers ils n'ont tout à fait méconnu son excellence et son unité, et nous oserions même penser en leur faveur qu'il y a moins eu une idolâtrie réelle sur la terre qu'une profonde et générale superstition ; ce n'est point non plus par un saut rapide que les hommes ont passé de l'adoration du Créateur à l'adoration de la créature ; ils sont devenus idolâtres sans le savoir et sans vouloir l'être, comme nous verrons ci-après, qu'ils sont devenus esclaves sans jamais avoir eu l'envie de se mettre dans l'esclavage. La religion primitive s'est corrompue, et l'amour de l'unité s'est obscurci par l'oubli du passé et par les suppositions qu'il a fallu faire dans un gouvernement surnaturel qui confondit toutes les idées en confondant la police avec la religion : nous devons penser que dans les premiers temps où chaque nation se rendit son dieu monarque sensible, qu'on se comporta encore vis-à-vis de ses emblêmes avec une circonspection religieuse et intelligente ; c'était moins dieu qu'on avait voulu représenter que le monarque, et c'est ainsi que dans nos tribunaux, nos magistrats ont toujours devant eux l'image de leur souverain, qui rappelle à chaque instant par sa ressemblance et par les ornements de la royauté le véritable souverain qu'on n'y voit pas, mais que l'on sait exister ailleurs. Ce tableau qui ne peut nous tromper, n'est pour nous qu'un objet relatif et commémoratif, et telle avait été sans doute l'intention primitive de tous les symboles représentatifs de la divinité : si nos pères s'y trompèrent cependant, c'est qu'il ne leur fut pas aussi facîle de peindre cette divinité qu'à nous de peindre un mortel. Quel rapport en effet put-il y avoir entre le dieu regnant et toutes les différentes effigies que l'on en fit ? Ce ne put être qu'un rapport imaginaire et de pure convention, toujours prêt par conséquent à dégrader le dieu et le monarque si-tôt qu'on n'y joindrait plus une instruction convenable ; on les donna sans doute (ces instructions) dans les premiers temps, mais parlà le culte et la police, de simples qu'ils étaient, devinrent composés et allégoriques, par-là l'officier théocratique vit accroitre le besoin et la nécessité que l'on eut de son état ; et comme il devint ignorant lui-même, les conventions primitives se changèrent en mystères, et la religion dégénéra en une science merveilleuse et bizarre, dont le secret devint impénétrable d'âge en âge, et dont l'objet se perdit à la fin dans un labyrinthe de graves puérilités et d'importantes bagatelles.

Si toutes les différentes sociétés eussent au moins pris pour signe de la divinité regnante un seul et même symbole, l'unité du culte, quoique dégénéré, aurait encore pu se conserver sur la terre ; mais ainsi que tout le monde fait, les uns prirent une chose, et les autres une autre ; l'Etre suprême, sous mille formes différentes, fut adoré par-tout sans n'être plus le même aux yeux de l'homme grossier. Chaque nation s'habitua à considérer le symbole qu'elle avait choisi comme le plus véritable et le plus saint.

L'unité fut donc rompue : la religion générale étant éteinte ou méconnue, une superstition générale en prit la place, et dans chaque contrée elle eut son étendart particulier ; chacun regardant son dieu et son roi comme le seul et le véritable, détesta le dieu et le roi de ses voisins. Bien-tôt toutes les autres nations furent réputées étrangères, on se sépara d'elles, on ferma ses frontières, et les hommes devinrent ainsi par naissance, par état et par religion, ennemis déclarés les uns des autres.

Inde furor vulgò, quod numina vicinorum

Odit uterque locus, cum solos credat habendos

Esse deos, quos ipse colit.

Juvenal, Sat. 15.

Tel était l'état déplorable où les abus funestes de la théocratie primitive avaient déjà précipité la religion de tout le genre humain, lorsque Dieu, pour conserver chez les hommes le souvenir de son unité, se choisit enfin un peuple particulier, et donna aux Hébreux un législateur sage et instruit pour reformer la théocratie payenne des nations. Pour y parvenir, ce grand homme n'eut qu'à la dépouiller de tout ce que l'imposture et l'ignorance y avaient introduit : Moïse détruisit donc tous les emblêmes idolâtres qu'on avait élevés au dieu monarque, et il supprima les augures, les devins et tous les faux interpretes de la divinité, défendit expressément à son peuple de jamais la représenter par aucune figure de fonte ou de pierre, ni par aucune image de peinture ou de ciselure ; ce fut cette dernière loi qui distingua essentiellement les Hébreux de tous les peuples du monde. Tant qu'ils l'observèrent, ils furent vraiment sages et religieux ; et toutes les fois qu'ils la transgressèrent, ils se mirent au niveau de toutes les autres nations ; mais telle était encore dans ces anciens temps, la force des préjugés et l'excès de la grossiereté des hommes, que ce précepte, qui nous semble aujourd'hui si simple et si conforme à la raison, fut pour les Hébreux d'une observance pénible et difficîle ; de-là leurs fréquentes rechutes dans l'idolâtrie, et ces perpétuels retours vers les images des nations, qu'on n'a pu expliquer jusqu'ici que par une dureté de cœur et un entêtement inconcevables, dont on doit actuellement retrouver la source et les motifs dans les anciens préjugés et dans les usages de la théocratie primitive.

Après avoir parcouru la partie religieuse de cet antique gouvernement jusqu'à l'idolâtrie qu'il a produit et jusqu'à sa réforme chez les Hébreux, jetons aussi quelques regards sur sa partie civîle et politique, dont le vice s'est déjà fait entrevoir. Tel grand et tel sublime qu'ait paru dans son temps un gouvernement qui prenait le ciel pour modèle et pour objet, un édifice politique construit ici-bas sur une telle spéculation a dû nécessairement s'écrouler et produire de très-grands maux ; entre cette foule de fausses opinions, dont cette théocratie remplit l'esprit humain, il s'en éleva deux fortes opposées l'une à l'autre, et toutes deux cependant également contraires au bonheur des sociétés. Le tableau qu'on se fit de la félicité du règne céleste fit naître sur la terre de fausses idées sur la liberté, sur l'égalité et sur l'indépendance ; d'un autre côté, l'aspect du dieu monarque si grand et si immense réduisit l'homme presqu'au néant, et le porta à se mépriser lui-même et à s'avilir volontairement par ces deux extrêmes : l'esprit d'humanité et de raison qui devait faire ce lien des sociétés se perdit nécessairement dans une moitié du monde, on voulut être plus qu'on ne pouvait et qu'on ne devait être sur la terre ; et dans l'autre, on se dégrada au-dessous de son état naturel ; enfin on ne vit plus l'homme, mais on vit insensiblement paraitre le sauvage et l'esclave.

Le point de vue du genre humain avait été cependant de se rendre heureux par la théocratie, et nous ne pouvons douter qu'il n'y ait réussi au moins pendant un temps. Le règne des dieux a été célébré par les Poètes ainsi que l'âge d'or, comme un règne de félicité et de liberté. Chacun était libre dans Israèl, dit aussi l'Ecriture en parlant des commencements de la théocratie mosaïque ; chacun faisait ce qu'il lui plaisait, allait où il voulait, et vivait alors dans l'indépendance : unusquisque, quod sibi rectum videbatur, hoc faciebat. Jug. XVIIe 6. Ces heureux temps, où l'on doit apercevoir néanmoins le germe des abus futurs, n'ont pu exister que dans les abords de cet âge mystique, lorsque l'homme était encore dans la ferveur de sa morale et dans l'héroïsme de sa théocratie ; et sa félicité aussi bien que sa justice ont dû être passageres, parce que la ferveur et l'héroïsme qui seuls pouvaient soutenir le surnaturel de ce gouvernement, sont des vertus momentanées et des saillies religieuses qui n'ont jamais de durée sur la terre. La véritable et la solide théocratie n'est réservée que pour le ciel ; c'est-là que l'homme un jour sera sans passion comme la Divinité : mais il n'en est pas de même ici-bas d'une théocratie terrestre où le peuple ne peut qu'abuser de sa liberté sous un gouvernement provisoire et sans consistance, et où ceux qui commandent ne peuvent qu'abuser du pouvoir illimité d'un dieu monarque qu'il n'est que trop facîle de faire parler. Il est donc ainsi très-vraisemblable que c'est par ces deux excès que la police théocratique s'est autrefois perdue : par l'un, tout l'ancien occident a changé sa liberté en brigandage et en une vie vagabonde ; et par l'autre, tout l'orient s'est Ve opprimé par des tyrants.

L'état sauvage des premiers Européens connus et de tous les peuples de l'Amérique, présente des ombres et des vestiges encore si conformes à quelques-uns des traits de l'âge d'or, qu'on ne doit point être surpris si nous avons été portés à chercher l'origine de cet état d'une grande partie du genre humain dans les suites des malheurs du monde, et dans l'abus de ces préjugés théocratiques qui ont répandus tant d'erreurs par toute la terre. En effet, plus nous avons approfondi les différentes traditions et les usages des peuples sauvages, plus nous y avons trouvé d'objets issus des sources primitives de la fable et des coutumes relatives aux préventions universelles de la haute antiquité ; nous nous sommes même aperçus quelquefois que ces vestiges étaient plus purs et mieux motivés chez les Américains et autres peuples barbares ou sauvages comme eux, que chez toutes les autres nations de notre hémisphère. Ce serait entrer dans un trop vaste détail, que de parler de ces usages ; nous dirons seulement que la vie sauvage n'a été essentiellement qu'une suite de l'impression qu'avait fait autrefois sur une partie des hommes le spectacle des malheurs du monde, qui les en dégouta et leur en inspira le mépris. Ayant appris alors quelle en était l'inconstance et la fragilité, la partie la plus religieuse des premières sociétés crut devoir prendre pour base de sa conduite ici-bas que ce monde n'est qu'un passage ; d'où il arriva que les sociétés en général ne s'étant point donné un lien visible, ni un chef sensible pour leur gouvernement dans ce monde, elles ne se réunirent jamais parfaitement, et que des familles s'en séparèrent de bonne-heure et renoncèrent tout à fait à l'esprit de la police humaine, pour vivre en pélerins, et pour ne penser qu'à un avenir qu'elles désiraient et qu'elles s'attendaient de voir bien-tôt paraitre.

D'abord ces premières générations solitaires furent aussi religieuses qu'elles étaient misérables : ayant toujours les yeux levés vers le ciel, et ne cherchant à pourvoir qu'à leur plus pressant besoin, elles n'abusèrent point sans doute de leur oisiveté ni de leur liberté. Mais à mesure qu'en se multipliant elles s'éloignèrent des premiers temps et du gros de la société ; elles ne formèrent plus alors que des peuplades errantes et des nations mélancoliques qui peu-à-peu se sécularisèrent en peuples sauvages et barbares. Tel a été le triste abus d'un dogme très-saint en lui-même. Le monde n'est qu'un passage, il est vrai, et c'est une vérité des plus utiles à la société, parce que ce passage conduit à une vie plus excellente que chacun doit chercher à mériter en remplissant ici-bas ses devoirs ; cependant une des plus grandes fautes de la police primitive est de n'avoir pas mis de sages bornes à ses effets. Ils ont été infiniment pernicieux au bien-être des sociétés, toutes les fois que des événements ou des terreurs générales ont fait subitement oublier à l'homme qu'il est dans ce monde parce que Dieu l'y a placé, et qu'il n'y est placé que pour s'acquitter envers la société et envers lui-même de tous les devoirs où sa naissance et le nom d'homme l'engagent. En contemplant une vérité on n'a jamais dû faire abstraction de la société. Le dogme le plus saint n'est vrai que relativement à tout le genre humain ; la vie n'est qu'un pélerinage, mais un pélerin n'est qu'un fainéant, et l'homme n'est pas fait pour l'être ; tant qu'il est sur la terre, il y a un centre unique et commun auquel il doit être invisiblement attaché, et dont il ne peut s'écarter sans être déserteur, et un déserteur très-criminel que la police humaine a droit de réclamer. C'est ainsi qu'aurait dû agir et penser la police primitive, mais l'esprit théocratique qui la conduisait pouvait-il être capable de précaution à cet égard ? il voulut s'élever et se précipita. Il voulut anticiper sur le règne des justes et n'engendra que des barbares et des sauvages, et l'humanité se perdit enfin parce qu'on ne voulut plus être homme sur la terre. C'est ici sans doute qu'on peut s'apercevoir qu'il en est des erreurs humaines dans leur marche comme des planètes dans leur cours ; elles ont de même un orbite immense à parcourir, elles y sont vues sous diverses phases et sous différents aspects, et cependant elles sont toujours les mêmes et reviennent constamment au point d'où elles sont parties pour recommencer une nouvelle révolution.

Le gouvernement provisoire qui conduisit à la vie sauvage et vagabonde ceux qui se séparèrent des premières sociétés, produisit un effet tout contraire sur ceux qui y restèrent ; il les réduisit au plus dur esclavage. Comme les sociétés n'avaient été dans leur origine que des familles plutôt soumises à une discipline religieuse qu'à une police civile, et que l'excès de leur religion qui les avait porté à se donner Dieu pour monarque, avait exigé avec le mépris du monde le renoncement total de soi-même et le sacrifice de sa liberté, de sa raison, et de toute propriété ; il arriva nécessairement que ces familles s'étant agrandies et multipliées dans ces principes, leur servitude religieuse se trouva changée en une servitude civîle et politique ; et qu'au lieu d'être le sujet du dieu monarque, l'homme ne fut plus que l'esclave des officiers qui commandèrent en son nom.

Les corbeilles, les coffres et les symboles, par lesquels on représentait le souverain n'étaient rien, mais les ministres qu'on lui donna furent des hommes et non des êtres célestes incapables d'abuser d'une administration qui leur donnait tout pouvoir. Comme il n'y a point de traité ni de convention à faire avec un Dieu, la théocratie où il était censé présider a donc été par sa nature un gouvernement despotique, dont l'Etre suprême était le sultan invisible et dont les ministres théocratiques ont été les vizirs, c'est-à-dire, les despotes réels de tous les vices politiques de la théocratie. Voilà quel a été l'état le plus fatal aux hommes, et celui qui a préparé les voies au despotisme oriental.

Sans doute que dans les premiers temps les ministres visibles ont été dignes par leur modération et par leur vertu de leur maître invisible ; par le bien qu'ils auront d'abord fait aux hommes, ceux-ci se seront accoutumés à reconnaître en eux le pouvoir divin ; par la sagesse de leurs premiers ordres et par l'utilité de leurs premiers conseils, on se sera habitué à leur obéir, et l'on se sera soumis sans peine à leurs oracles ; peu-à-peu une confiance extrême aura produit une crédulité extrême par laquelle l'homme, prévenu que c'était Dieu qui parlait, que c'était un souverain immuable qui voulait, qui commandait et qui menaçait, aura cru ne devoir point résister aux organes du ciel lors même qu'ils ne faisaient plus que du mal. Arrivé par cette gradation au point de déraison de méconnaître la dignité de la nature humaine, l'homme dans sa misere n'a plus osé lever les yeux vers le ciel, et encore moins sur les tyrants qui le faisaient parler ; fanatique en tout il adora son esclavage, et crut enfin devoir honorer son Dieu et son monarque par son néant et par son indignité. Ces malheureux préjugés sont encore la base de tous les sentiments et de toutes les dispositions des Orientaux envers leurs despotes. Ils s'imaginent que ceux-ci ont de droit divin, le pouvoir de faire le bien et le mal, et qu'ils ne doivent trouver rien d'impossible dans l'exécution de leur volonté. Si ces peuples souffrent, s'ils sont malheureux par les caprices féroces d'un barbare, ils adorent les vues d'une providence impénétrable, ils reconnaissent les droits et les titres de la tyrannie dans la force et dans la violence, et ne cherchent la solution des procédés illégitimes et cruels dont ils sont les victimes que dans des interprétations dévotes et mystiques, ignorant que ces procédés n'ont point d'autres sources que l'oubli de la raison, et les abus d'un gouvernement surnaturel qui s'est éternisé dans ces climats quoique sous un autre appareil.

Les théocraties étant ainsi devenues despotiques, à l'abri des préjugés dont elles aveuglèrent les nations, couvrirent la terre de tyrants ; leurs ministres pendant bien des siècles furent les vrais et les seuls souverains du monde, et rien ne leur résistant ils disposèrent des biens, de l'honneur et de la vie des hommes, comme ils avaient déjà disposé de leur raison et de leur esprit. Les temps qui nous ont dérobé l'histoire de cet ancien gouvernement, parce qu'il n'a été qu'un âge d'ignorance profonde et de mensonge, ont à-la-vérité jeté un voîle épais sur les excès de ses officiers : mais la théocratie judaïque, quoique réformée dans sa religion, n'ayant pas été exempte des abus politiques, peut nous servir à en dévoiler une partie ; l'Ecriture nous expose elle-même quelle a été l'abominable conduite des enfants d'Héli et de Samuel, et nous apprend quels ont été les crimes qui ont mis fin à cette théocratie particulière où régnait le vrai Dieu. Ces indignes descendants d'Aaron et de Lévi ne rendaient plus la justice aux peuples, l'argent rachetait auprès d'eux les coupables, on ne pouvait les aborder sans présents, leurs passions seules étaient et leur loi et leur guide, leur vie n'était qu'un brigandage, ils enlevaient de force et dévoraient les victimes qu'on destinait au Dieu monarque qui n'était plus qu'un prête-nom ; et leur incontinence égalant leur avarice et leur voracité, ils dormaient, dit la Bible, avec les femmes qui veillaient à l'entrée du tabernacle. I. liv. Reg. ch. IIe

L'Ecriture passe modestement sur cette dernière anecdote que l'esprit de vérité n'a pu cependant cacher. Mais si les ministres du vrai Dieu se sont livrés à un tel excès, les ministres théocratiques des anciennes nations l'avaient en cela emporté sur ceux des Hébreux par l'imposture avec laquelle ils pallièrent leurs désordres. Ils en vinrent par-tout à ce comble d'impiété et d'insolence de couvrir jusqu'à leurs débauches du manteau de la divinité. C'est d'eux que sortit un nouvel ordre de créatures, qui, dans l'esprit des peuples imbéciles, fut regardé comme une race particulière et divine. Toutes les nations virent alors paraitre les demi-dieux et les héros dont la naissance illustre et les exploits portèrent enfin les hommes à altérer leur premier gouvernement, et à passer du règne de ces dieux qu'ils n'avaient jamais pu voir, sous celui de leurs prétendus enfants qu'ils voyaient au milieu d'eux ; c'est ainsi que l'incontinente théocratie commença à se donner des maîtres, et que ce gouvernement fut conduit à sa ruine par le crime et l'abus du pouvoir.

L'âge des demi-dieux a été un âge aussi réel que celui des dieux, mais presque aussi obscur il a été nécessairement rejeté de l'Histoire, qui ne reconnait que les faits et les temps transmis par des annales constantes et continues. A en juger seulement par les ombres de cette Mythologie universelle qu'on retrouve chez tous les peuples, il parait que le règne des demi-dieux n'a point été aussi suivi ni aussi long que l'avait été le règne des dieux, et que le fut ensuite le règne des rois ; et que les nations n'ont point toujours été assez heureuses pour avoir de ces hommes extraordinaires. Comme ces enfants théocratiques ne pouvaient point naître tous avec des vertus héroïques qui répondissent à ce préjugé de leur naissance, le plus grand nombre s'en perdait sans doute dans la foule, et ce n'était que de temps en temps que le génie, la naissance et le courage réciproquement secondés, donnaient à l'univers languissant des protecteurs et des maîtres utiles. A en juger encore par les traditions mythologiques, ces enfants illustres firent la guerre aux tyrants, exterminèrent les brigands, purgèrent la terre des monstres qui l'infestaient, et furent des preux incomparables qui, comme les paladins de nos antiquités gauloises, couraient le monde pour l'amour du genre humain, afin d'y rétablir par-tout le bon ordre, la police et la sûreté. Jamais mission sans doute n'a été plus belle et plus utile, surtout dans ces temps où la théocratie primitive n'avait produit dans le monde que ces maux extrêmes, l'anarchie et la servitude.

La naissance de ces demi-dieux et leurs exploits concourent ainsi à nous montrer quel était de leur temps l'affreux désordre de la police et de la religion parmi le genre humain : chaque fois qu'il s'élevait un héros, le sort des sociétés paraissait se réaliser et se fixer vers l'unité ; mais aussi-tôt que ces personnages illustres n'étaient plus, les sociétés retournaient vers leur première théocratie, et retombaient dans de nouvelles miseres jusqu'à ce qu'un nouveau libérateur vint encore les en retirer.

Instruites cependant par leurs fréquentes rechutes, et par les biens qu'elles avaient éprouvés toutes les fois qu'elles avaient eu un chef visible dans la personne de quelque demi-dieu, les sociétés commencèrent enfin à ouvrir les yeux sur le vice essentiel d'un gouvernement qui n'avait jamais pu avoir de consistance et de solidité, parce que rien de constant ni de réel n'y avait représenté l'unité, ni réuni les hommes vers un centre sensible et commun. Le règne des demi-dieux commença donc à humaniser les préjugés primitifs, et c'est cet état moyen qui conduisit les nations à désirer les règnes des rois ; elles se dégoutèrent insensiblement du joug des ministres théocratiques qui n'avaient cessé d'abuser du pouvoir des dieux qu'on leur avait mis en main, et lorsque l'indignation publique fut montée à son comble, elles se soulevèrent contr'eux, et placèrent enfin un mortel sur le trône du dieu monarque, qui jusqu'alors n'avait été représenté que par des symboles muets et stupides.

Le passage de la théocratie à la royauté se cache, ainsi que tous les faits précédents, dans la nuit la plus sombre ; mais nous avons encore les Hébreux dont nous pouvons examiner la conduite particulière dans une révolution semblable, pour en faire ensuite l'application à ce qui s'était fait antérieurement chez toutes les autres nations, dont les usages et les préjugés nous tiendront lieu d'annales et de monuments.

Nous avons déjà remarqué une des causes de la ruine de la théocratie judaïque dans les désordres de ses ministres, nous devons y en ajouter une seconde, c'est le malheur arrivé dans le même temps à l'arche d'alliance qui fut prise par les Philistins. Un gouvernement sans police et sans maître ne peut subsister sans doute ; or tel était dans ces derniers instants le gouvernement des Hébreux, l'arche d'alliance représentait le siege de leur suprême souverain, en paix comme en guerre.

Elle était son organe et son bras, elle marchait à la tête des armées comme le char du dieu des combats, on la suivait comme un général invincible, et jamais à sa suite on n'avait douté de la victoire. Il n'en fut plus de même après sa défaite et sa prise ; quoiqu'elle fût rendue à son peuple, la confiance d'Israèl s'était affoiblie, et les désordres des ministres ayant encore aliené l'esprit des peuples, ils se soulevèrent et contraignirent Samuel de leur donner un roi qui put marcher à la tête de leurs armées, et leur rendre la justice. A cette demande du peuple on sait quelle fut alors la réponse de Samuel, et le tableau effrayant qu'il fit au peuple de l'énorme pouvoir et des droits de la souveraine puissance. La flatterie et la bassesse y ont trouvé un vaste champ pour faire leur cour aux tyrants ; la superstition y a Ve des objets dignes de ses rêveries mystiques, mais aucun n'a peut-être reconnu l'esprit théocratique qui le dicta dans le dessein d'effrayer les peuples et les détourner de leur projet. Comme le gouvernement qui avait précédé avait été un règne où il n'y avait point eu de milieu entre le dieu monarque et le peuple, où le monarque était tout, et où le sujet n'était rien ; ces dogmes religieux, changés avec le temps en préjugés politiques, firent qu'on appliqua à l'homme monarque toutes les idées qu'on avait eues de la puissance et de l'autorité suprême du dieu monarque. D'ailleurs comme le peuple cherchait moins à changer la théocratie qu'à se dérober aux vexations des ministres théocratiques qui avaient abusé des oracles et des emblèmes muets de la divinité, il fit peu d'attention à l'odieux tableau qui n'était fait que pour l'effrayer, et content d'avoir à l'avenir un emblème vivant de la divinité, il s'écria : n'importe, il nous faut un roi qui marche devant nous, qui commande nos armées, et qui nous protège contre tous nos ennemis.

Cette étrange conduite semblerait ici nous montrer qu'il y aurait eu des nations qui se seraient volontairement soumises à l'esclavage par des actes authentiques, si ce détail ne nous prouvait évidemment que dans cet instant les nations encore animées de toutes les préventions religieuses qu'elles avaient toujours eues pour la théocratie, furent de nouveau aveuglées et trompées par ses faux principes. Quoique dégouté du ministère sacerdotal, l'homme en demandant un roi n'eut aucun dessein d'abroger son ancien gouvernement ; il crut en cela ne faire qu'une réforme dans l'image et dans l'organe du dieu monarque, qui fut toujours regardé comme l'unique et véritable maître, ainsi que le prouve le règne même des rois hébreux, qui ne fut qu'un règne précaire, où les prophetes élevaient ceux que Dieu leur désignait, et comme le confirme sans peine ce titre auguste qu'ont conservé les rois de la terre, d'image de la divinité.

La première élection des souverains n'a donc point été une véritable élection, ni le gouvernement d'un seul, un nouveau gouvernement. Les principes primitifs ne firent que se renouveller sous un autre aspect, et les nations n'ont cru voir dans cette révolution qu'un changement et qu'une réforme dans l'image théocratique de la divinité. Le premier homme dont on fit cette image n'y entra pour rien, ce ne fut pas lui que l'on considéra directement ; on en agit d'abord vis-à-vis de lui comme on en avait agi originairement avec les premiers symboles de fonte ou de métal, qui n'avaient été que des signes relatifs, et l'esprit et l'imagination des peuples restèrent toujours fixes sur le monarque invisible et suprême ; mais ce nouvel appareil ayant porté les hommes à faire une nouvelle application de leurs faux principes, et de leurs anciens préjugés, les conduisit à de nouveaux abus et au despotisme absolu. Le premier âge de la théocratie avait rendu la terre idolâtre, parce qu'on y traita Dieu comme un homme ; le second la rendit esclave, parce qu'on y traita l'homme comme un dieu. La même imbécillité qui avait donné autrefois une maison, une table, et des femmes à la divinité, en donna les attributs, les rayons, et le foudre à un simple mortel ; contraste bizarre, et conduite toujours déplorable, qui firent la honte et le malheur de ces sociétés, qui continuèrent toujours à chercher les principes de la police humaine ailleurs que dans la nature et dans la raison.

La seule précaution dont les hommes s'avisèrent, lorsqu'ils commencèrent à représenter leur dieu monarque par un de leurs semblables, fut de chercher l'homme le plus beau et le plus grand, c'est ce que l'on voit par l'histoire de toutes les anciennes nations ; elles prenaient bien plus garde à la taille et aux qualités du corps qu'à celles de l'esprit, parce qu'il ne s'agissait uniquement dans ces primitives élections que de représenter la divinité sous une apparence qui répondit à l'idée qu'on se formait d'elle, et qu'à l'égard de la conduite du gouvernement, ce n'était point sur l'esprit du représentant, mais sur l'esprit de l'inspiration du dieu monarque que l'on comptait toujours, ces nations s'imaginèrent qu'il se révélerait à ces nouveaux symboles, ainsi qu'elles pensaient qu'il s'était révélé aux anciens. Elles ne furent cependant pas assez stupides pour croire qu'un mortel ordinaire put avoir par lui-même le grand privilège d'être en relation avec la divinité ; mais comme elles avaient ci-devant inventé des usages pour faire descendre sur les symboles de pierre ou de métal une vertu particulière et surnaturelle, elles crurent aussi devoir les pratiquer vis-à-vis des symboles humains, et ce ne fut qu'après ces formalités que tout leur paraissant égal et dans l'ordre, elles ne virent plus dans le nouveau représentant qu'un mortel changé, et qu'un homme extraordinaire dont on exigea des oracles, et qui devint l'objet de l'adoration publique.

Si nous voulions donc fouiller dans les titres de ces superbes despotes de l'Asie qui ont si souvent fait gémir la nature humaine, nous ne pourrions en trouver que de honteux et de déshonorants pour eux. Nous verrions dans les monuments de l'ancienne Ethiopie, que ces souverains qui, selon Strabon, ne se montraient à leurs peuples que derrière un voile, avaient eu pour prédécesseurs des chiens auxquels on avait donné des hommes pour officiers et pour ministres ; ces chiens pendant de longs âges avaient été les rois théocratiques de cette contrée, c'est-à-dire les représentants du dieu monarque, et c'était dans leurs cris, leurs allures, et leurs divers mouvements qu'on cherchait les ordres et les volontés de la suprême puissance dont on les avait fait le symbole et l'image provisoire. Telle a sans doute été la source de ce culte absurde que l'Egypte a rendu à certains animaux, il n'a pu être qu'une suite de cet antique et stupide gouvernement, et l'idolâtrie d'Israèl dans le désert semble nous en donner une preuve évidente. Comme ce peuple ne voyait point revenir son conducteur qui faisait une longue retraite sur le mont Sina, il le crut perdu tout à fait, et courant vers Aaron il lui dit : faites-nous un veau qui marche devant nous, car nous ne savons ce qu'est devenu ce Moïse qui nous a tiré d'Egypte ; raisonnement bizarre, dont le véritable esprit n'a point encore été connu, mais qui justifie, ce semble, pleinement l'origine que nous donnons à l'idolâtrie et au despotisme ; c'est qu'il y a eu des temps où un chien, un veau, ou un homme placés à la tête d'une société, n'ont été pour cette société qu'une seule et même chose, et où l'on se portait vers l'un ou vers l'autre symbole, suivant que les circonstances le demandaient, sans que l'on crut pour cela rien innover dans le système du gouvernement. C'est dans le même esprit que ces Hébreux retournèrent si constamment aux idoles pendant leur théocratie, toutes les fois qu'ils ne voyaient plus au milieu d'eux quelque juge inspiré ou quelque homme suscité de Dieu. Il fallait alors retourner vers Moloch ou vers Chamos pour y chercher un autre représentant, comme on avait autrefois couru au veau d'or pendant la disparition de Moïse.

Présentement arrivés où commence l'histoire des temps connus, il nous sera plus facîle de suivre le despotisme et d'en vérifier l'origine par sa conduite et par ses usages. L'homme élevé à ce comble de grandeur et de gloire d'être regardé sur la terre comme l'organe du dieu monarque, et à cet excès de puissance de pouvoir agir, vouloir et commander souverainement en son nom, succomba presque aussi-tôt sous un fardeau qui n'est point fait pour l'homme. L'illusion de sa dignité lui fit méconnaître ce qu'il y avait en elle de réellement grand et de réellement vrai, et les rayons de l'être suprême dont son diadème fut orné l'éblouirent à un point qu'il ne vit plus le genre humain et qu'il ne se vit plus lui-même. Abandonné de la raison publique qui ne voulut plus voir en lui un mortel ordinaire, mais une idole vivante inspirée du ciel, il aurait fallu que le seul sentiment de sa dignité lui eut dicté l'équité, la modération, la douceur, et ce fut cette dignité même qui le porta vers tous les excès contraires. Il aurait fallu qu'un tel homme rentrât souvent en lui-même ; mais tout ce qui l'environnait l'en faisait sortir et l'en tenait toujours éloigné. Eh comment un mortel aurait-il pu se sentir et se reconnaître ? il se vit décoré de tous les titres sublimes dû. à la divinité, et qui avaient été ci-devant portés par les idoles et ses autres emblèmes. Tout le cérémonial dû au dieu monarque fut rempli devant l'homme monarque ; adoré comme celui dont il devint à son tour le représentant, il fut de même regardé comme infaillible et immuable ; tout l'univers lui dut, il ne dut rien à l'univers. Ses volontés devinrent les arrêts du ciel, ses férocités furent regardées comme des jugements d'enhaut, enfin cet emblème vivant du dieu monarque surpassa en tout l'affreux tableau qui en avait été fait autrefois aux Hébreux ; tous les peuples souscrivirent comme Israèl à leurs droits cruels et à leurs privilèges insensés. Ils en gémirent tous par la suite, mais ce fut en oubliant de plus en plus la dignité de la nature humaine, et en humiliant leur front dans la poussière, ou bien en se portant vers des actions lâches et atroces, méconnaissant également cette raison, qui seule pouvait être leur médiatrice. Il ne faut pas être fort versé dans l'histoire pour reconnaître ici le gouvernement de l'orient depuis tous les temps connus. Sur cent despotes qui y ont regné, à peine en peut-on trouver deux ou trois qui aient mérité le nom d'homme, et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que les antiques préjugés qui ont donné naissance au despotisme subsistent encore dans l'esprit des Asiatiques, et le perpétuent dans la plus belle partie du monde, dont ils n'ont fait qu'un désert malheureux. Nous abrégerons cette triste peinture ; chaque lecteur instruit en se rappelant les maux infinis que ce gouvernement a faits sur la terre, retrouvera toujours cette longue chaîne d'évenements et d'erreurs, et les suites funestes de tous les faux principes des premières sociétés : c'est par eux que la religion et la police se sont insensiblement changés en fantômes monstrueux qui ont engendré l'idolâtrie et le despotisme, dont la fraternité est si étroite qu'ils ne sont qu'une seule et même chose. Voilà quels ont été les fruits amers des sublimes spéculations d'une théocratie chimérique, qui pour anticiper sur le céleste avenir a dédaigné de penser à la terre, dont elle croyait la fin prochaine.

Pour achever de constater ces grandes vérités, jetons un coup-d'oeil sur le cérémonial et sur les principaux usages des souverains despotiques qui humilient encore la plus grande partie des nations ; en y faisant reconnaître les usages et les principes de la théocratie primitive, ce sera sans doute mettre le dernier sceau de l'évidence à ces annales du genre humain : cette partie de notre carrière serait immense si nous n'y mettions des bornes, ainsi que nous en avons mis à tout ce que nous avons déjà parcouru. Historiens anciens et modernes, voyageurs, tous concourent à nous montrer les droits du dieu monarque dans la cour des despotes ; et ce qu'il y a de remarquable, c'est que tous ces écrivains n'ont écrit ou n'ont Ve qu'en aveugles les différents objets qu'ils ont tâché de nous représenter.

Tu ne paraitras jamais devant moi les mains vides (Exode, xxiij. 15.), disait autrefois aux sociétés théocratiques, le Dieu monarque par la bouche de ses officiers. Tel est sans doute le titre ignoré de ces despotes asiatiques devant lesquels aucun homme ne peut se présenter sans apporter son offrande. Ce n'est donc point dans l'orgueil ni dans l'avarice des souverains, qu'il faut chercher l'origine de cet usage onéreux, mais dans les préjugés primitifs qui ont changé une leçon de morale en une étiquette politique. C'est parce que toutes choses viennent ici-bas de l'Etre suprême, qu'un gouvernement religieux avait exigé qu'on lui fit à chaque instant l'hommage des biens que l'on ne tenait que de lui ; il fallait même s'offrir soi-même : car quel est l'homme qui ne soit du domaine de son créateur ? Tous les Hébreux, par exemple, se regardaient comme les esclaves nés de leur suprême monarque : tous ceux que j'ai tiré des miseres de l'Egypte, leur disait-il, sont mes esclaves ; ils sont à moi ; c'est mon bien et mon héritage : et cet esclavage était si réel, qu'il fallait racheter les premiers nés des hommes, et payer un droit de rachat au ministère public. Ce précepte s'étendait aussi sur les animaux ; l'homme et la bête devaient être assujettis à la même loi, parce qu'ils appartenaient également au monarque suprême. Il en a été de même des autres lois théocratiques, moralement vraies, et politiquement fausses ; leur mauvaise application en fit dès les premiers temps les principes fondamentaux de la future servitude des nations. Ces lois n'inspiraient que terreur, et ne parlaient que châtiment, parce qu'on ne pouvait que par de continuels efforts, maintenir les sociétés dans la sphère surnaturelle où l'on avait porté leur police et leur gouvernement. Le monarque chez les Juifs endurcis, et chez toutes les autres nations, était moins regardé comme un père et comme un Dieu de paix, que comme un ange exterminateur. Le mobîle de la théocratie avait donc été la crainte ; elle le fut aussi du despotisme : le dieu des Scythes était représenté par une épée. Le vrai Dieu chez les Hébreux, était aussi obligé à cause de leur caractère, de les menacer perpétuellement : tremblez devant mon sanctuaire, leur dit-il ; quiconque approchera du lieu où je réside, sera puni de mort ; et ce langage vrai quelquefois dans la bouche de la Religion, fut ensuite ridiculement adopté des despotes asiatiques, afin de contrefaire en tout la Divinité. Chez les Perses et chez les Medes, on ne pouvait voir son roi comme on ne pouvait voir son dieu, sans mourir : et ce fut-là le principe de cette invisibilité que les princes orientaux ont affecté dans tous les temps.

La superstition judaïque qui s'était imaginé qu'elle ne pouvait prononcer le nom terrible de Jehovah, qui était le grand nom de son monarque, nous a transmis par-là une des étiquettes de cette théocratie primitive, et qui s'est aussi conservée dans le gouvernement oriental. On y a toujours eu pour principe de cacher le vrai nom du souverain ; c'est un crime de lese-majesté de le prononcer à Siam ; et dans la Perse, les ordonnances du prince ne commencent point par son nom ainsi qu'en Europe, mais par ces mots ridicules et emphatiques, un commandement est sorti de celui auquel l'univers doit obéir, Chardin tome VI. ch. XIe En conséquence de cet usage théocratique, les princes orientaux ne sont connus de leurs sujets que par des surnoms ; jamais les Historiens grecs n'ont pu savoir autrefois les véritables noms des rois de Perse qui se cachaient aux étrangers comme à leurs sujets sous des épithetes attachées à leur souveraine puissance. Hérodote nous dit livre V. que Darius signifiait exterminateur, et nous pouvons l'en croire, c'est un vrai surnom de despotes.

Comme il n'y a qu'un Dieu dans l'univers, et que c'est une vérité qui n'a jamais été totalement obscurcie, les premiers mortels qui le représentèrent, ne manquèrent point aussi de penser qu'il ne fallait qu'un souverain dans le monde ; le dogme de l'unité de Dieu a donc aussi donné lieu au dogme despotique de l'unité de puissance, c'est-à-dire, au titre de monarque universel, que tous les despotes se sont arrogé, et qu'ils ont presque toujours cherché à réaliser en étendant les bornes de leur empire, en détruisant autour d'eux ce qu'ils ne pouvaient posséder, et en méprisant ce que la faiblesse de leur bras ne pouvait atteindre sous ce point de vue ; leurs vastes conquêtes ont été presque toutes des guerres de religion, et leur intolérance politique n'a été dans son principe qu'une intolérance religieuse.

Si nous portons nos yeux sur quelques-uns de ces états orientaux qui ont eu pour particulière origine la sécularisation des grands prêtres des anciennes théocraties qui en quelques lieux se sont rendus souverains héréditaires, nous y verrons ces images théocratiques affecter jusqu'à l'éternité même du dieu monarque dont ils ont envahi le trone. C'est un dogme reçu en certains lieux de l'Asie, que le grand lama des Tartares, et que le kutucha des Calmoucs, ne meurent jamais, et qu'ils sont immuables et éternels, comme l'Etre suprême dont ils sont les organes. Ce dogme qui se soutient dans l'Asie par l'imposture depuis une infinité de siècles, est aussi reçu dans l'Abissinie ; mais il y est spirituellement plus mitigé, parce qu'on y a éludé l'absurdité par la cruauté ; on y empêche le chitomé ou prêtre universel, de mourir naturellement ; s'il est malade on l'étouffe ; s'il est vieux on l'assomme ; et en cela il est traité comme l'apis de l'ancienne Memphis que l'on noyait dévotement dans le Nil lorsqu'il était caduc, de peur sans doute que par une mort naturelle, il ne choquât l'éternité du dieu monarque qu'il représentait. Ces abominables usages nous dévoilent quelle est l'antiquité de leur origine : contraires au bien être des souverains, ils ne sont donc point de leur invention. Si les despotes ont hérité des suprêmes avantages de la théocratie, ils ont aussi été les esclaves et les victimes des ridicules et cruels préjugés dont elle avait rempli l'esprit des nations. Au royaume de Saba, dit Diodore, on lapidait les princes qui se montraient et qui sortaient de leurs palais ; c'est qu'ils manquaient à l'étiquette de l'indivisibilité, nouvelle preuve de ce que nous venons de dire.

Mais quel contraste allons-nous présenter ? ce sont tous les despotes commandants à la nature même ; là ils font fouetter les mers indociles, et renversent les montagnes qui s'opposent à leur passage. Ici ils se disent les maîtres de toutes les terres, de toutes les mers, et de tous les fleuves, et se regardent comme les dieux souverains de tous les dieux de l'univers. Tous les Historiens moralistes qui ont remarqué ces traits de l'ancien despotisme, n'ont Ve dans ces extravagances que les folies particulières de quelques princes insensés ; mais pour nous, nous n'y devons voir qu'une conduite autorisée et reçue dans le plan des anciens gouvernements. Ces folies n'ont rien eu de personnel, mais elles ont été l'ouvrage de ce vice universel qui avait infecté la police de toutes les nations.

L'Amérique qui n'a pas moins conservé que l'Asie une multitude de ces erreurs théocratiques, nous en présente ici une des plus remarquables dans le serment que les souverains du Méxique faisaient à leur couronnement, et dans l'engagement qu'ils contractaient lorsqu'ils montaient sur le trone. Ils juraient et promettaient que pendant la durée de leur règne, les pluies tomberaient à propos dans leur empire ; que les fleuves ni les rivières ne se déborderaient point ; que les campagnes seraient fertiles, et que leurs sujets ne recevraient du ciel ni du soleil aucune maligne influence. Quel a donc été l'énorme fardeau dont l'homme se trouva chargé aussitôt qu'à la place des symboles brutes et inanimés de la première théocratie, on en eut fait l'image de la Divinité ? Il fallut donc qu'il fût le garant de toutes les calamités naturelles qu'il ne pouvait produire ni empêcher, et la source des biens qu'il ne pouvait donner : par-là les souverains se virent confondus avec ces vaines idoles qui avaient encore eu moins de pouvoir qu'eux, et les nations imbéciles les obligèrent de même à se comporter en dieux, lorsqu'elles n'auraient dû en les mettant à la tête des sociétés, qu'exiger qu'ils se comportassent toujours en hommes, et qu'ils n'oubliassent jamais qu'ils étaient par leur nature et par leurs faiblesses égaux à tous ceux qui se soumettaient à eux sous l'abri commun de l'humanité, de la raison et des lais.

Parce que ces anciens peuples ont trop demandé à leurs souverains, ils n'en ont rien obtenu : le despotisme est devenu une autorité sans bornes, parce qu'on a exigé des choses sans bornes ; et l'impossibilité où il a été de faire les biens extrêmes qu'on lui demandait, n'a pu lui laisser d'autre moyen de manifester son énorme puissance, que celui de faire des extravagances et des maux extrêmes. Tout ceci ne prouve-t-il pas encore que le despotisme n'est qu'une idolâtrie aussi stupide devant l'homme raisonnable, que criminelle devant l'homme religieux. L'Amérique pouvait tenir cet usage de l'Afrique où tous les despotes sont encore des dieux de plein exercice, ou des royaumes de Totoca, d'Agag, de Monomotapa, de Loango, etc. C'est à leurs souverains que les peuples ont recours pour obtenir de la pluie ou de la sécheresse ; c'est eux que l'on prie pour éloigner la peste, pour guérir les maladies, pour faire cesser la stérilité ou la famine ; on les invoque contre le tonnerre et les orages, et dans toutes les circonstances enfin où l'on a besoin d'un secours surnaturel. L'Asie moderne n'accorde pas moins de pouvoir à quelques uns de ses souverains ; plusieurs prétendent encore rendre la santé aux malades ; les rois de Siam commandent aux éléments et aux génies malfaisants ; ils leur défendent de gâter les biens de la terre ; et comme quelques anciens rois d'Egypte, ils ordonnent aux rivières débordées de rentrer dans leurs lits, et de cesser leurs ravages.

Nous pouvons mettre aussi au rang des privilèges insensés de la théocratie primitive, l'abus que les souverains orientaux ont toujours fait de cette faible moitié du genre humain qu'ils enferment dans leurs serrails, moins pour servir à des plaisirs que la polygamie de leur pays semble leur permettre, que comme une étiquette d'une puissance plus qu'humaine, et d'une grandeur surnaturelle en tout. En se rappelant ce que nous avons dit ci-devant des femmes que l'incontinente théocratie avait donné au dieu monarque, et des devoirs honteux auxquels elle avait asservi la virginité ; on ne doutera pas que les symboles des dieux n'aient aussi hérité de ce tribut infâme, puisque dans les Indes on y marie encore solennellement des idoles de pierre, et que dans l'ancienne Libye, au liv. L. au rapport d'Herodote, les pères qui mariaient leurs filles étaient obligés de les amener au prince la première nuit de leur noce pour lui offrir le droit du seigneur. Ces deux anecdotes suffisent sans doute pour montrer l'origine et la succession d'une étiquette que les despotes ont nécessairement dû tenir d'une administration qui avait avant eux perverti la morale, et abusé de la nature humaine.

La source du despotisme ainsi connue, il nous reste pour complete r aussi l'analyse de son histoire, de dire quel a été son sort et sa destinée vis-à-vis des ministres théocratiques qui survécurent à la ruine de leur première puissance. La révolution qui plaça les despotes sur le trone du dieu monarque, n'a pu se faire sans doute, sans exciter et produire beaucoup de disputes entre les anciens et les nouveaux maîtres : l'ordre théocratique dut y voir la cause du dieu monarque intéressée. L'élection d'un roi pouvait être regardée en même temps comme une rébellion et comme une idolâtrie. Que de fortes raisons pour inquiéter les rais, et pour tourmenter les peuples ! Cet ordre fut le premier ennemi des empires naissants, et de la police humaine. Il ne cessa de parler au nom du monarque invisible pour s'assujettir le monarque visible ; et c'est depuis cette époque, que l'on a souvent Ve les deux dignités suprêmes se disputer la primauté, lutter l'une contre l'autre dans le plein et dans le vide, et se donner alternativement des bornes et des limites idéales, qu'elles ont alternativement franchies suivant qu'elles ont été plus ou moins secondées des peuples indécis et flottants entre la superstition et le progrès des connaissances.

Un reste de respect et d'habitude ayant laissé subsister les anciens symboles de pierre et de métal qu'on aurait dû supprimer, puisque les symboles humains devaient en tenir lieu, ils restèrent sous la direction de leurs anciens officiers, qui n'eurent plus d'autre occupation que celle de les faire valoir de leur mieux, afin d'attirer de leur côté par un culte religieux, les peuples qu'un culte politique et nouveau attirait puissamment vers un autre objet. La diversion a dû être forte sans doute dès les commencements de la royauté ; mais les désordres des princes ayant bien-tôt diminué l'affection qu'on devait à leur trone, les hommes retournèrent aux autels des dieux et aux autres oracles, et rendirent à l'ordre théocratique presque toute sa première autorité. Ces ministres dominèrent bien-tôt sur les despotes eux-mêmes : les symboles de pierre commandèrent aux symboles vivants ; la constitution des états devint double et ambiguè, et la réforme que les peuples avaient cru mettre dans leur premier gouvernement ne servit qu'à placer une théocratie politique à côté d'une théocratie religieuse, c'est-à-dire qu'à les rendre plus malheureux en doublant leurs chaînes avec leurs préjugés.

La personne même des despotes ne se ressentit que trop du vice de leur origine ; si les nations se sont avisées quelquefois d'enchainer les statues de leurs dieux, elles en ont aussi usé de même vis-à-vis des symboles humains, c'est ce que nous avons déjà remarqué chez les peuples de Saba et d'Abissinie, où les souverains étaient le jouet et la victime des préjugés qui leur avaient donné une existence funeste par ses faux titres. De plus, comme l'origine des premiers despotes, et l'origine de tous les simulacres des dieux était la même ; les ministres théocratiques les regardèrent souvent comme des meubles du sanctuaire, et les considérant sous le même point de vue que ces idoles primitives qu'ils décoraient à leur fantaisie, et qu'ils faisaient paraitre ou disparaitre à leur gré ; ils se crurent de même en droit de changer sur le trône comme sur l'autel ces nouvelles images du dieu monarque, dont ils se croyaient eux seuls les véritables ministres. Voilà quel a été le titre dont se sont particulièrement servis contre les souverains de l'ancienne Ethiopie les ministres idolâtres du temple de Meroè.

" Quand il leur en prenait envie, dit Diodore de Sicile, liv. III. ils écrivaient aux monarques que les dieux leur ordonnaient de mourir, et qu'ils ne pouvaient, sans crime, désobéir à un jugement du ciel. Ils ajoutaient à cet ordre plusieurs autres raisons qui surprenaient aisément des hommes simples, prévenus par l'antiquité de la coutume, et qui n'avaient point le génie de résister à ces commandements injustes. Cet usage y subsista pendant une longue suite de siècles, et les princes se soumirent à toutes ces cruelles ordonnances, sans autre contrainte que leur propre superstition. Ce ne fut que sous Ptolomée II. qu'un prince, nommé Ergamènes, instruit dans la philosophie des Grecs, ayant reçu un ordre semblable, osa le premier secouer le joug ; il prit, continue notre auteur, une résolution vraiment digne d'un roi ; il assembla son armée, et marcha contre le temple, détruisit l'idole avec ses ministres, et réforma leur culte. ".

C'est sans doute l'expérience de ces tristes excès qui avait porté dans la plus haute antiquité plusieurs peuples à reconnaître dans leurs souverains les deux dignités suprêmes, dont la division n'avait pu produire que des effets funestes. On avait Ve en effet dès les premiers temps connus, le sacerdoce souvent uni à l'empire, et des nations penser que le souverain d'un état en devait être le premier magistrat ; cependant l'union du diadème et de l'autel ne fut pas chez ces nations sans vice et sans inconvenient, parce que chez plusieurs d'entr'elles le trône n'était autre chose que l'autel même, qui s'était sécularisé, et que chez toutes on cherchait les titres de cette union dans des préventions théocratiques et mystiques, toutes opposées au bien - être des sociétés.

Nous terminerons ici l'histoire du despotisme ; nous avons Ve son origine, son usage et ses faux titres, nous avons suivi les crimes et les malheurs des despotes, dont on ne peut accuser que le vice de l'administration surnaturelle qui leur avait été donnée.

La théocratie dans son premier âge avait pris les hommes pour des justes, le despotisme ensuite les a regardé comme des méchants ; l'une avait voulu afficher le ciel, l'autre n'a représenté que les enfers ; et ces deux gouvernements, en supposant des principes extrêmes qui ne sont point faits pour la terre, ont fait ensemble le malheur du genre humain, dont ils ont changé le caractère et perverti la raison. L'idolâtrie est venue s'emparer du trône élevé au dieu monarque, elle en a fait son autel, le despotisme a envahi son autel, il en a fait son trône ; et une servitude sans bornes a pris la place de cette précieuse liberté qu'on avait voulu afficher et conserver par des moyens surnaturels. Ce gouvernement n'est donc qu'une théocratie payenne, puisqu'il en a tous les usages, tous les titres et toute l'absurdité.

Arrivé au terme où l'abus du pouvoir despotique Ve faire paraitre en diverses contrées le gouvernement républicain ; c'est ici que dans cette multitude de nations anciennes, qui ont toutes été soumises à une puissance unique et absolue, on Ve reconnaître dans quelques-unes, cette action physique qui concourt à fortifier ou à affoiblir les préjugés qui commandent ordinairement aux nations de la terre avec plus d'empire que leurs climats.

Lorsque les abus de la première théocratie avaient produit l'anarchie et l'esclavage ; l'anarchie avait été le partage de l'occident dont tous les peuples devinrent errants et sauvages, et la servitude avait été le sort des nations orientales. Les abus du despotisme ayant ensuite fait gémir l'humanité, et ces abus s'étant introduit dans l'Europe par les législations et les colonies asiatiques qui y répandirent une seconde fois leurs préjugés et leurs faux principes ; cette partie du monde sentit encore la force de son climat, elle souffrit, il est vrai, pendant quelques-temps ; mais à la fin, l'esprit de l'occident renversa dans la Grèce et dans l'Italie le siege des tyrants qui s'y étaient élevés de toute part ; et pour rendre aux Européens l'honneur et la liberté qu'on leur avait ravie, cet esprit a établi par-tout le gouvernement républicain, le croyant le plus capable de rendre les hommes heureux et libres.

On ne s'attend pas sans doute à voir renaître dans cette révolution les préjugés antiques de la théocratie primitive ; jamais les historiens grecs ou romains ne nous ont parlé de cette chimère mystique, et ils sont d'accord ensemble pour nous montrer l'origine des républiques dans la raison perfectionnée des peuples, et dans les connaissances politiques des plus profonds législateurs : nous craindrions donc d'avancer un paradoxe en disant le contraire, si nous n'étions soutenus et éclairés par le fil naturel de cette grande chaîne des erreurs humaines que nous avons parcourue jusqu'ici avec succès, et qui Ve de même se prolonger dans les âges que l'on a cru les plus philosophes et les plus sages. Loin que les préjugés théocratiques fussent éteints, lorsque l'on chassa d'Athènes les Pisistrates et les Tarquins de Rome, ce fut alors qu'ils se reveillèrent plus que jamais, ils influèrent encore sur le plan des nouveaux gouvernements ; et comme ils dictèrent les projets de liberté qu'on imagina de toute part, ils furent aussi la source de tous les vices politiques dont les législations républicaines ont été affectées et troublées.

Le premier acte du peuple d'Athènes après sa délivrance fut d'élever une statue à Jupiter, et de lui donner le titre de roi, ne voulant point en avoir d'autre à l'avenir ; ce peuple ne fit donc autre chose alors que rétablir le règne du dieu monarque, et la théocratie lui parut donc le véritable et le seul moyen de faire revivre cet ancien âge d'or, où les sociétés heureuses et libres n'avaient eu d'autre souverain que le dieu qu'elles invoquaient.

Le gouvernement d'un roi théocratique, et la nécessité de sa présence dans toute société tenait tellement alors à la religion des peuples de l'Europe, que malgré l'horreur qu'ils avaient conçue pour les rais, ils se crurent néanmoins obligés d'en conserver l'ombre lorsqu'ils en anéantissaient la réalité. Les Athéniens et les Romains en réleguèrent le nom dans le sacerdoce, et les uns en créant un roi des augures, et les autres un roi des sacrifices, s'imaginèrent satisfaire par-là aux préjugés qui exigeaient que telles ou telles fonctions ne fussent faites que par des images théocratiques. Il est vrai qu'ils eurent un grand soin de renfermer dans des bornes très-étroites le pouvoir de ces prêtres rois ; on ne leur donna qu'un faux titre et quelques vaines distinctions ; mais il arriva que le peuple ne reconnaissant pour maître que des dieux invisibles, ne forma qu'une société qui n'eut de l'unité que sous une fausse spéculation ; et que chacun en voulut être le maître et le centre, et comme ce centre fut partout, il ne se trouva nulle part.

Nous dirons de plus que, lorsque ces premiers républicains anéantirent les rais, en conservant cependant la royauté, ils y furent encore portés par un reste de ce préjugé antique, qui avait engagé les primitives sociétés à vivre dans l'attente du règne du dieu monarque, dont la ruine du monde leur avait fait croire l'arrivée instante et prochaine ; c'était cette fausse opinion qui avait porté ces sociétés à ne se réunir que sous un gouvernement figuré, et à ne se donner qu'une administration provisoire. Or, on a tout lieu de croire que les républicains ont eu dans leurs temps quelque motif semblable, parce qu'on retrouve chez eux toutes les ombres de cette attention chimérique. L'oracle de Delphes promettait aux Grecs un roi futur, et les sibylles des Romains leur avaient aussi annoncé pour l'avenir un monarque qui les rendrait heureux, et qui étendrait leur domination par toute la terre. Ce n'a même été qu'à l'abri de cet oracle corrompu que Rome marcha toujours d'un pas ferme et sur à l'empire du monde, et que les Césars s'en emparèrent ensuite. Tous ces oracles religieux n'avaient point eu d'autres principes que l'unité future du règne du dieu monarque, qui avait jeté dans toutes les sociétés cette ambition turbulente qui a tant de fois ravagé l'univers, et qui a porté tous les anciens conquérants à se regarder comme dieux, ou comme les enfants des dieux.

Après la destruction des rois d'Israèl et de Juda, et le retour de la captivité, les Hébreux en agirent à-peu-près comme les autres républiques ; ils ne rétablirent point la royauté, ni même le nom de roi, mais ils en donnèrent la puissance et l'autorité à l'ordre sacerdotal, et du reste ils vécurent dans l'espérance qu'ils auraient un jour un monarque qui leur assujettirait tous les peuples de la terre ; mais ce faux dogme fut ce qui causa leur ruine totale. Ils confondirent cette attente chimérique et charnelle avec l'attente particulière où ils devaient être de notre divin Messie, dont le dogme n'avait aucun rapport aux folies des nations. Au lieu de n'esperer qu'en cet homme de douleur, et ce dieu caché qui avait été promis à leurs pères, les Juifs ne cherchèrent qu'un prince, qu'un conquérant et qu'un grand roi politique. Après avoir troublé toute l'Asie pour trouver leur phantome, bientôt ils se dévorèrent les uns les autres, et les Romains indignés engloutirent enfin ces faibles rivaux de leur puissance et de leur ambition religieuse. Cette frivole attente des nations n'ayant été autre dans son principe que celle du dieu monarque, dont la descente ne doit arriver qu'à la fin des temps, elle ne manqua pas de rappeler par la suite les autres dogmes qui en sont inséparables, et de ranimer toutes les antiques terreurs de la fin du monde : aussi vit-on dans ces mêmes circonstances, où la république romaine allait se changer en monarchie, les devins de la Toscane annoncer dès le temps de Sylla et de Marius l'approche de la révolution des siècles, et les faux oracles de l'Asie, semer parmi les nations ces alarmes et ces fausses terreurs qui ont agi si puissamment sur les premiers siècles de notre ére, et qui ont alors produit des effets assez semblables à ceux des âges primitifs.

Par cette courte exposition d'une des grandes énigmes de l'histoire du moyen âge, l'on peut juger qu'il s'en fallait de beaucoup que les préjugés de l'ancienne théocratie fussent effacés de l'esprit des Européens. En proclamant donc un dieu pour le roi de leur république naissante, ils adoptèrent nécessairement tous les abus et tous les usages qui devaient être la suite de ce premier acte, et en le renouvellant, ils s'efforcèrent aussi de ramener les sociétés à cet ancien âge d'or, et à ce règne surnaturel de justice, de liberté et de simplicité qui en avait fait le bonheur. Ils ignoraient alors que cet état n'avait été dans son temps que la suite des anciens malheurs du monde, et l'effet d'une vertu momentanée, et d'une situation extrême, qui, n'étant point l'état habituel du genre humain sur la terre, ne peut faire la base d'une constitution politique, qu'on ne doit asseoir que sur un milieu fixe et invariable. Ce fut donc dans ces principes plus brillans que solides, qu'on alla puiser toutes les institutions qui devaient donner la liberté à chaque citoyen, et l'on fonda cette liberté sur l'égalité de puissance, parce qu'on avait encore oublié que les anciens n'avaient eu qu'une égalité de misere. Comme on s'imagina que cette égalité que mille causes physiques et morales ont toujours écarté, et écarteront toujours de la terre ; comme on s'imagina, dis-je, que cette égalité était de l'essence de la liberté, tous les membres d'une république se dirent égaux, ils furent tous rais, ils furent tous législateurs ou participans à la législation. Pour maintenir ces glorieuses et dangereuses chimères, il n'y eut point d'état républicain qui ne se vit forcé de recourir à des moyens violents et surnaturels. Le mépris des richesses, la communauté des biens, le partage des terres, la suppression de l'or et de l'argent monnoyé, l'abolition des dettes, les repas communs, l'expulsion des étrangers, la prohibition du commerce, les formes de la police et de la discipline, le nombre et la valeur des voix législatives ; enfin une multitude de lois contre le luxe et pour la frugalité publique les occupèrent et les divisèrent sans cesse. On édifiait aujourd'hui ce qu'il fallait détruire peu après, les principes de la société étaient toujours en contradiction avec son état, et les moyens qu'on employait étaient toujours faux parce qu'on appliquait à des nations nombreuses et formées des lois ou plutôt des usages qui ne pouvaient convenir qu'à un âge mystique, et qu'à des familles religieuses.

Les républiques se disaient libres, et la liberté fuyait devant elles ; elles voulaient être tranquilles, elles ne le furent jamais ; chacun s'y prétendait égal, et il n'y eut point d'égalité : enfin, ces gouvernements pour avoir eu pour point de vue tous les avantages extrêmes des théocraties et de l'âge d'or, furent perpétuellement comme ces vaisseaux qui, cherchant des contrées imaginaires, s'exposent sur des mers orageuses, où après avoir été longtemps tourmentés par d'affreuses tempêtes vont échouer à la fin sur des écueils et se briser contre les rochers d'une terre déserte et sauvage. Le système républicain cherchait de même une contrée fabuleuse, il fuyait le despotisme, et partout le despotisme fut sa fin ; telle était même la mauvaise constitution de ces gouvernements jaloux de liberté et d'égalité, que ce despotisme qu'ils haïssaient en était l'asîle et le soutien dans les temps difficiles : il a fallu bien souvent que Rome, pour sa propre conservation se soumit volontairement à des dictateurs souverains. Ce remède violent, qui suspendait l'action de toute loi et de toute magistrature, fut la ressource de cette fameuse république dans toutes les circonstances malheureuses, où le vice de sa constitution la plongeait. L'héroïsme des premiers temps le rendit d'abord salutaire, mais sur la fin, cette dictature se fixa dans une famille ; elle y devint héréditaire, et ne produisit plus que d'abominables tyrants.

Le gouvernement républicain n'a donc été dans son origine qu'une théocratie renouvellée ; et comme il en eut le même esprit, il en eut aussi tous les abus, et se termina de même par la servitude. L'un et l'autre gouvernement eurent ce vice essentiel de n'avoir point donné à la société un lien visible et un centre commun qui la rappelât vers l'unité, qui la représentât dans l'aristocratie. Ce centre commun n'était autre que les grands de la nation en qui résidait l'autorité, mais un titre porté par mille têtes, ne pouvant représenter cette unité, le peuple indécis y fut toujours partagé en factions, ou soumis à mille tyrants.

La démocratie dont le peuple était souverain fut un autre gouvernement aussi pernicieux à la société, et il ne faut pas être né dans l'orient pour le trouver ridicule et monstrueux. Législateur, sujet et monarque à la fais, tantôt tout, et tantôt rien, le peuple souverain ne fut jamais qu'un tyran soupçonneux, et qu'un sujet indocile, qui entretint dans la société des troubles et des dissentions perpétuelles, qui la firent à la fin succomber sous les ennemis du dedans et sous ceux qu'on lui avait faits au dehors. L'inconstance de ces diverses républiques et leur courte durée suffiraient seules, indépendamment du vice de leur origine, pour nous faire connaître que ce gouvernement n'est point fait pour la terre, ni proportionné au caractère de l'homme, ni capable de faire ici bas tout son bonheur possible. Les limites étroites des territoires entre lesquelles il a toujours fallu que ces républiques se renfermassent pour conserver leurs constitutions, nous montrent aussi qu'elles sont incapables de rendre heureuses les grandes sociétés. Quand elles ont voulu vivre exactement suivant leurs principes, et les maintenir sans altération, elles ont été obligées de se séparer du reste de la terre ; et en effet, un désert convient autant autour d'une république qu'autour d'un empire despotique, parce que tout ce qui a ses principes dans le surnaturel, doit vivre seul et se séparer du monde ; mais par une suite de cet abus nécessaire, la multitude de ces districts républicains fit qu'il y eut moins d'unité qu'il n'y en avait jamais eu parmi le genre humain. On vit alors une anarchie de ville en ville, comme on en avait Ve une autrefois de particulier à particulier. L'inégalité et la jalousie des républiques entr'elles firent répandre autant et plus de sang que le despotisme le plus cruel ; les petites sociétés furent détruites par les grandes, et les grandes à leur tour se détruisirent elles-mêmes.

L'idolâtrie de ces anciennes républiques offrirait encore un vaste champ où nous trouverions facilement tous les détails et tous les usages de cet esprit théocratique qu'elles conservèrent. Nous ne nous y arrêterons pas cependant, mais nous ferons seulement remarquer, que si elles consultèrent avec la dernière stupidité le vol des oiseaux et les poulets sacrés, et si elles ne commencèrent jamais aucune entreprise, soit publique, soit particulière, soit en paix, soit en guerre, sans les avis de leurs devins et de leurs augures, c'est qu'elles ont toujours eu pour principe de ne rien faire sans les ordres de leur monarque théocratique. Ces républiques n'ont été idolâtres que par-là, et l'apostasie de la raison qui a fait le crime et la honte du paganisme, ne pouvait manquer de se perpétuer par leur gouvernement surnaturel.

Malgré l'aspect désavantageux sous lequel les républiques viennent de se présenter à nos yeux, nous ne pouvons oublier ce que leur histoire a de beau et d'intéressant dans ces exemples étonnans de force, de vertu et de courage qu'elles ont toutes donnés, et par lesquels elles se sont immortalisées ; ces exemples, en effet, ravissent encore notre admiration, et affectent tous ces cœurs vertueux, c'est là le beau côté de l'ancienne Rome et d'Athènes. Exposons donc ici les causes de leurs vertus, puisque nous avons exposé les causes de leur vice.

Les républiques ont eu leur âge d'or, parce que tous les états surnaturels ont nécessairement dû commencer par-là. Les spéculations théocratiques ayant fait la base des spéculations républicaines, leurs premiers effets ont du élever l'homme au-dessus de lui-même, lui donner une âme plus qu'humaine, et lui inspirer tous les sentiments qui seuls avaient été capables autrefois de soutenir le gouvernement primitif qu'on voulait renouveller pour faire reparaitre avec lui sur la terre la vertu, l'égalité et la liberté. Il a donc fallu que le républicain s'élévât pendant un temps au-dessus de lui-même ; le point de vue de sa législation étant surnaturel, il a fallu qu'il fût vertueux pendant un temps, sa législation voulant faire renaître l'âge d'or qui avait été le règne de la vertu ; mais il a fallu à la fin que l'homme redevint homme, parce qu'il est fait pour l'être.

Les grands mobiles qui donnèrent alors tant d'éclat aux généreux efforts de l'humanité, furent aussi les causes de leur courte durée. La ferveur de l'âge d'or s'était renouvellée, mais elle fut encore passagère ; l'héroïsme avait reparu dans tout son lustre, mais il s'éclipsa de même, parce que les prodiges ici bas ne sont point ordinaires, et que le surnaturel n'est point fait pour la terre. Quelques-uns ont dit que les vertus des anciens républicains n'avaient été que des vertus humaines et de fausses vertus ; pour nous nous disons le contraire : si elles ont été fausses, c'est parce qu'elles ont été plus qu'humaines ; sans ce vice elles auraient été plus constantes et plus vraies.

L'état des sociétés ne doit point être en effet établi sur le sublime, parce qu'il n'est pas le point fixe ni le caractère moyen de l'homme, qui souvent ne peut pratiquer la vertu qu'on lui prêche, et qui plus souvent encore en abuse lorsqu'il la pratique, quand il a éteint sa raison, et lorsqu'il a dompté la nature. Nous avons toujours Ve jusqu'ici qu'il ne l'a fait que pour s'élever au-dessus de l'humanité, et c'est par les mêmes principes que les républiques se sont perdues, après avoir produit des vertus monstrueuses plutôt que des vraies vertus, et s'être livrées à des excès contraires à leur bonheur et à la tranquillité du genre humain.

Le sublime, ce mobîle si nécessaire du gouvernement républicain et de tout gouvernement fondé sur des vues plus qu'humaines, est tellement un ressort disproportionné dans le monde politique, que dans ces austères républiques de la Grèce et de l'Italie, souvent la plus sublime vertu y était punie, et presque toujours maltraitée : Rome et Athènes nous en ont donné des preuves qui nous paraissent inconcevables, parce qu'on ne veut jamais prendre l'homme pour ce qu'il est. Le plus grand personnage, les meilleurs citoyens, tous ceux enfin qui avaient le plus obligé leur patrie, étaient bannis ou se bannissaient d'eux-mêmes ; c'est qu'ils choquaient cette nature humaine qu'on méconnaissait ; c'est qu'ils étaient coupables envers l'égalité publique par leur trop de vertu. Nous conclurons donc par le bien et le mal extrême dont les républiques anciennes ont été susceptibles, que leur gouvernement était vicieux en tout, parce que préoccupé de principes théocratiques, il ne pouvait être que très-éloigné de cet état moyen, qui seul peut sur la terre arrêter et fixer à leur véritable degré la sûreté, le repos et le bonheur du genre humain.

Les excès du despotisme, les dangers des républiques, et le faux de ces deux gouvernements, issus d'une théocratie chimérique, nous apprendront ce que nous devons penser du gouvernement monarchique, quand même la raison seule ne nous le dicterait pas. Un état politique où le trône du monarque qui représente l'unité a pour fondement les lois de la société sur laquelle il règne, doit être le plus sage et le plus heureux de tous. Les principes d'un tel gouvernement sont pris dans la nature de l'homme et de la planète qu'il habite ; il est fait pour la terre comme une république et une véritable théocratie ne sont faites que pour le ciel, et comme le despotisme est fait pour les enfers. L'honneur et la raison qui lui ont donné l'être, sont les vrais mobiles de l'homme, comme cette sublime vertu, dont les républiques n'ont pu nous montrer que des rayons passagers, sera le mobîle constant des justes de l'empirée, et comme la crainte des états despotiques sera l'unique mobîle des méchants au tartare. C'est le gouvernement monarchique qui seul a trouvé les vrais moyens de nous faire jouir de tout le bonheur possible, de toute la liberté possible, et de tous les avantages dont l'homme en société peut jouir sur la terre. Il n'a point été, comme les anciennes législations, en chercher de chimériques dont on ne peut constamment user, et dont on peut abuser sans cesse.

Ce gouvernement doit donc être regardé comme le chef-d'œuvre de la raison humaine, et comme le port où le genre humain, battu de la tempête en cherchant une félicité imaginaire, a dû enfin se rendre pour en trouver une qui fût faite pour lui. Elle est sans doute moins sublime que celle qu'il avait en vue, mais elle est plus solide, plus réelle et plus vraie sur la terre. C'est-là qu'il a trouvé des rois qui n'affichent plus la divinité, et qui ne peuvent oublier qu'ils sont des hommes : c'est-là qu'il peut les aimer et les respecter, sans les adorer comme de vaines idoles, et sans les craindre comme des dieux exterminateurs : c'est-là que les rois reconnaissent des lois sociales et fondamentales qui rendent leurs trônes inébranlables et leurs sujets heureux, et que les peuples suivent sans peine et sans intrigues des lois antiques et respectables que leur ont donné de sages monarques, sous lesquels depuis une longue succession de siècles, ils jouissent de tous les privilèges et de tous les avantages modérés qui distinguent l'homme sociable de l'esclave de l'Asie et du sauvage de l'Amérique.

L'origine de la monarchie ne tient en rien à cette chaîne d'événements et à ces vices communs qui ont lié jusqu'ici les uns aux autres tous les gouvernements antérieurs, et c'est ce qui fait particulièrement son bonheur et sa gloire. Comme les anciens préjugés, qui faisaient encore par-tout le malheur du monde, s'étaient éteints dans les glaces du Nord, nos ancêtres, tout grossiers qu'ils étaient, n'apportèrent dans nos climats que le froid bon sens, avec ce sentiment d'honneur qui s'est transmis jusqu'à nous, pour être à jamais l'âme de la monarchie. Cet honneur n'a été et ne doit être encore dans son principe que le sentiment intérieur de la dignité de la nature humaine, que les gouvernements théocratiques ont dédaigné et avili, que le despotique a détruit, mais que le monarchique a toujours respecté, parce que son objet est de gouverner des hommes incapables de cette vive imagination qui a toujours porté les peuples du midi aux vices et aux vertus extrêmes. Nos ancêtres trouvèrent ainsi le vrai qui n'existe que dans un juste milieu ; et loin de reconnaître dans leurs chefs des dons surnaturels et une puissance plus qu'humaine, ils se contentaient en les couronnant de les élever sur le pavoi et de les porter sur leurs épaules, comme pour faire connaître qu'ils seraient toujours soutenus par la raison publique, conduits par son esprit, et inspirés par ses lais. Bien plus : ils placèrent à côté d'eux des hommes sages, auxquels ils donnèrent la dignité de pairs, non pour les égaler aux rais, mais pour apprendre à ces rois qu'étant hommes, ils sont égaux à des hommes. Leurs principes humains et modérés n'exigèrent donc point de leurs souverains qu'ils se comportassent en dieux, et ces souverains n'exigèrent point non plus de ces peuples sensés ni ce sublime dont les mortels sont peu capables, ni cet avilissement qui les révolte ou qui les dégrade. Le gouvernement monarchique prit la terre pour ce qu'elle est et les hommes pour ce qu'ils sont ; il les y laissa jouir des droits et des privilèges attachés à leur naissance, à leur état et à leur faculté ; il entretint dans chacun d'eux des sentiments d'honneur, qui font l'harmonie et la contenance de tout le corps politique ; et ce qui fait enfin son plus parfait éloge, c'est qu'en soutenant ce noble orgueil de l'humanité, il a su tourner à l'avantage de la société les passions humaines, si funestes à toutes les autres législations qui ont moins cherché à les conduire qu'à les détruire ou à les exalter : constitution admirable digne de tous nos respects et de tout notre amour ! Chaque corps, chaque société, chaque particulier même y doit voir une position d'autant plus constante et d'autant plus heureuse, que cette position n'est point établie sur de faux principes, ni fondée sur des mobiles ou des motifs chimériques, mais sur la raison et sur le caractère des choses d'ici bas. Ce qu'il y a même de plus estimable dans ce gouvernement, c'est qu'il n'a point été une suite d'une législation particulière ni d'un système médité, mais le fruit lent et tardif de la raison dégagée de ces préjugés antiques.

Il a été l'ouvrage de la nature, qui doit être à bon titre regardée comme la législatrice et comme la loi fondamentale de cet heureux et sage gouvernement : c'est elle seule qui a donné une législation capable de suivre dans ses progrès le génie du genre humain, et d'élever l'esprit de chaque gouvernement à mesure que l'esprit de chaque nation s'éclaire et s'élève ; équilibre sans lequel ces deux esprits cherchaient en vain leur repos et leur sûreté.

Nous n'entrerons point dans le détail des diversités qu'ont entr'elles les monarchies présentes de l'Europe, ni des événements qui depuis dix à douze siècles ont produit ces variations. Dans tout, l'esprit primitif est toujours le même ; s'il a été quelquefois altéré ou changé, c'est parce que les antiques préventions des climats où elles sont venues s'établir, ont cherché à les subjuguer dans ces âges d'ignorance et de superstitions qui plongèrent pour un temps dans le sommeil le bon sens des nations européennes, et même la religion la plus sainte.

Ce fut sous cette ténébreuse époque que ces mêmes préjugés théocratiques, qui avaient infecté les anciens gouvernements, entreprirent de s'assujettir aussi les monarchies nouvelles, et que sous mille formes différentes ils en furent tantôt les fléaux et tantôt les corrupteurs. Mais à quoi sert de rappeler un âge dont nous détestons aujourd'hui la mémoire, et dont nous méprisons les faux principes ? qu'il nous serve seulement à montrer que les monarchies n'ont pu être troublées que par des vices étrangers sortis du sein de la nature calme et paisible. Elles n'ont eu de rapport avec les théocraties, filles de fausses terreurs, que par les maux qu'elles en ont reçu. Seules capables de remplir l'objet de la science du gouvernement, qui est de maintenir les hommes en société et de faire le bonheur du monde, les monarchies y réussiront toujours en rappelant leur esprit primitif pour éloigner les faux systèmes ; en s'appuyant sur une police immuable et sur des lois inaltérables, afin d'y trouver leur sûreté et celle de la société, et en plaçant entre la raison et l'humanité, comme en une bonne et sure garde, les préjugés théocratiques, s'il y en a qui subsistent encore. Du reste, c'est le progrès des connaissances qui, en agissant sur les puissances et sur la raison publique, continuera de leur apprendre ce qu'il importe pour le vrai bien de la société : c'est à ce seul progrès, qui commande d'une façon invisible et victorieuse à tout ce qui pense dans la nature, qu'il est réservé d'être le législateur de tous les hommes, et de porter insensiblement et sans effort des lumières nouvelles dans le monde politique, comme il est porté tous les jours dans le monde savant.

Nous croirions avoir obmis la plus intéressante de nos observations, et avoir manqué à leur donner le degré d'autenticité dont elles peuvent être susceptibles, si après avoir suivi et examiné l'origine et les principes des divers gouvernements, nous ne finissions point par faire remarquer et admirer quelle a été la sagacité d'un des grands hommes de nos jours, qui sans avoir considéré l'origine particulière de ces gouvernements, qu'il aurait cependant encore mieux Ve que nous, a commencé par où nous venons de finir, et a prescrit néanmoins à chacun d'eux son mobîle convenable et ses lais. Nous avons Ve que les républiques avaient pris pour modèle l'âge d'or de la théocratie, c'est-à-dire le ciel même ; c'est la vertu, dit M. de Montesquieu, qui doit être le mobîle du gouvernement républicain. Nous avons Ve que le despotisme n'avait cherché qu'à représenter le monarque exterminateur de la théocratie des nations ; c'est la crainte, a dit encore M. de Montesquieu, qui doit être le mobîle du despotisme. C'est l'honneur, a dit enfin ce législateur de notre âge, qui doit être le mobîle de la monarchie ; et nous avons reconnu en effet que c'est ce gouvernement raisonnable fait pour la terre, qui laissant à l'homme tout le sentiment de son état et de son existence, doit être soutenu et conservé par l'honneur, qui n'est autre chose que le sentiment que nous avons tous de la dignité de notre nature. Quoi qu'aient donc pu dire la passion et l'ignorance contre les principes du sublime auteur de l'esprit des lais, ils sont aussi vrais que sa sagacité a été grande pour les découvrir et en suivre les effets sans en avoir cherché l'origine. Tel est le privilège du génie, d'être seul capable de connaître le vrai d'un grand tout, lors même que ce tout lui est inconnu, ou qu'il n'en considère qu'une partie. Cet article est de feu M. Boulanger.