(Physiologie) Les sucs ou liqueurs des corps qui font impression sur l'organe du gout, est ce qu'on appelle saveur, et quelquefois l'on donne ce nom même à leur impression.

Les principes actifs des saveurs ou des corps savoureux, sont les sels tant fixes que volatils : les terres, la lymphe, et les soufres n'entrent dans les saveurs que pour en établir la variété et les espèces ; de la même façon que les ombres mêlées avec la lumière forment les images ; mais ce ne sont pas ces ombres qui font impression sur l'organe, c'est la lumière seule ; de même les sels sont les seuls principes capables d'affecter l'organe du goût ; l'eau, l'huîle et la terre n'ont aucun gout.

Le goût de l'huîle ne vient point d'elle-même. Elle est douce en soi et très-insipide lorsqu'elle est pure. Elle contient un esprit recteur, comme parlent les Chymistes ; c'est si bien lui qui fait le goût de l'huile, qu'elle n'en a plus quand il s'est évaporé. Cet esprit recteur n'est autre chose qu'une huîle infiniment atténuée, le plus souvent d'une odeur agréable, et dont les plus petites et simples particules ont beaucoup de vertu. Les eaux minérales, dont le goût et la vertu de teindre se dissipent si vite, font voir qu'il y a un pareil esprit recteur dans les minéraux. Il se trouve dans le vin et dans la bière même, et s'évapore quand les bouteilles restent débouchées.

Les sels seuls affectent l'organe du gout, suivant leurs genres et leurs différentes figures. Le nitre forme des prismes hexagones, et on sait, par les expériences de Bellini, que les sels végétaux, presque de même nature, forment ces prismes. Les crystaux de vitriol forment des parallèlepipedes rhomboïdes ; ceux d'alun sont octahedres. En suite quand les gouts sont changés, on aperçoit aussi que les figures le sont. Les prismes nitreux qu'on ne trouve plus dans l'esprit de nitre, se régénèrent dans le nitre régénéré. Boyle a un traité curieux sur la production mécanique des formes. La lymphe ou l'eau, n'est que le véhicule des sels, leur dissolvant, leur mobile, et le mélange de l'huîle et de la terre varient seulement leur impression en mille façons différentes ; si nous ajoutons à ces variétés celles qui sont prises de la nature des différents sels simples et composés, on aura des sources inépuisables de la diversité des saveurs. Quelle variété d'images la lumière ne produit-elle pas avec l'ombre seule ! Quelle autre variété la combinaison du petit nombre des couleurs primitives et de l'ombre, ne produit-elle pas encore ? En doit-on moins attendre de la combinaison des sels primitifs entr'eux ? Telle est la nature des saveurs en général : détaillons-en les différences principales, autant du-moins qu'on a pu trouver de mots pour les exprimer.

Il est certain que c'est de la différence, grosseur, figure et mouvement des corps sapides que nait la variété des saveurs ; par exemple :

1°. Le salé, que produit la diverse figure des sels.

2°. L'acide ; tel est le goût de plusieurs fruits d'été, du vin, du vinaigre, de l'esprit de soufre, de nitre, de vitriol ; car toutes ces choses sont acides, quoique d'une acidité fort différente.

3°. L'alkalin, comme sont les sels urineux qui sentent l'urine putréfiée.

4°. Le doux ; tel est le goût de la plupart des végétaux quand ils sont bien mûrs ; celui du sucre, du miel, de la manne, etc. tout ce qui est doux appartient à la classe des acides.

5°. Le vineux, qui est celui de tous les vins, de toutes les bières, etc.

6°. L'amer, comme des deux biles, de l'absynthe, de l'aloès, de la coloquinte, des huiles rances, etc. tel est encore le goût de la dissolution du cuivre, de la solution de l'argent dans l'esprit de nitre.

7°. L'aromatique ; ce nom appartient à tous les végétaux qui ont en mâchant un goût et une odeur forte.

8°. L'âcre ; comme l'euphorbe, l'ail, l'oignon et les autres âcres d'une odeur désagréable, différents en cela des aromates.

9°. L'austère ; tel qu'on remarque dans la noix de galle dont on fait l'encre, dans l'encre même, dans le chêne, dans les oranges vertes, etc. L'austère est une espèce d'âcre ou d'aigre qui resserre les fibres.

10°. Enfin toutes les autres saveurs composées des précédentes, qui sont des nuances de goût à l'infini, et pour l'impression desquelles nous n'avons point de noms.

Mais quelles que soient les différentes sensations qui s'excitent à la langue par les corps savoureux, elles dépendent toujours de la différente figure de ces corps ; les matières qui auront des parties fort pointues et fort tranchantes, feront une impression fort vive ; celles dont les parties n'auront que des pointes peu aiguës, ne feront que chatouiller la langue ; enfin les parties qui auront une surface lisse et polie, n'y pourront faire aucune impression : par exemple, l'acide du vinaigre se fait sentir vivement à la langue et sur les nerfs ; mais si on l'unit avec le plomb, il forme avec lui un composé d'un goût doux comme celui du sucre. L'esprit de nitre qu'on peut appeler un véritable feu, et qui est si caustique, n'est plus corrosif lorsqu'il est mêlé avec l'esprit-de-vin ; il donne alors une liqueur douce et aromatique : ce sont les parties huileuses de l'esprit-de-vin qui enveloppent l'acide et l'empêchent d'agir si fortement. Les matières terrestres mêlées avec un acide donnent un goût austère ; et si elles dominent, le goût sera acerbe : le sel alkali, plus il est pur, plus il devient âcre ; l'acide vitriolique joint à la base du sel marin, du tartre, du salpêtre, compose un sel amer. Pour les matières terrestres et aqueuses, elles sont insipides, de même que les huiles dépouillées de leurs sels.

On peut produire des corps de différentes saveurs par une infinité d'autres mélanges ; l'art peut faire des amers avec une matière huileuse et avec un acide : par exemple, le baume de Pérou et l'acide nitreux, forment un composé très-amer. Cependant on ne saurait établir des règles générales là-dessus ; on ne connait pas assez bien pour cela les mélanges des corps. D'ailleurs il ne faut pas douter que la matière du feu qui est répandue par-tout ne contribue beaucoup à varier les saveurs ; témoins les sels alkalis, qui deviennent toujours plus caustiques, à proportion qu'on les expose au feu.

Quand les sels qui sont introduits dans les pores de l'organe du goût sont entiers, presque seuls et non mitigés par quelque alliage, alors ces sels sont des espèces d'épées qui font dans l'organe des impressions violentes, et on les appelle désagréables, si cette violence révolte la substance sensitive. Quand les sels sont enveloppés par les parties huileuses ou sulfureuses, de manière que leur tranchant est entièrement caché, que leurs pointes mêmes embarrassées ne peuvent qu'ébranler légèrement les houpes nerveuses, alors cet ébranlement léger fait une saveur douce ; et elle est agréable quand elle excite dans le fluide sensitif cette émotion voluptueuse qui fait l'essence du plaisir. Voilà les deux saveurs opposées, la saveur agréable, et la saveur désagréable. Il y a entre ces deux extrêmes, et de plus dans chacun de ces extrêmes, des variétés sans nombre.

Les saveurs violentes sont pour l'ordinaire désagréables ; et les saveurs qui ne font que chatouiller pour ainsi dire l'organe, sont ordinairement agréables ; mais il faut ajouter de plus, que ces sensations exigent certaines dispositions de l'imagination qui reçoit les impressions.

Toutes saveurs douces ou légères ne sont pas agréables, ni les âcres désagréables ; il est des douceurs qu'on appelle insipidité, et des âcres qu'on recherche.

En supposant même une saveur reconnue par plusieurs pour âcre, désagréable, on trouvera tel goût auquel cet âcre plaira beaucoup, et un autre auquel le sucre le plus friand donnera des envies de vomir. L'imagination entre donc encore pour sa part dans la sensation du goût aussi - bien que dans toutes les autres. Pourquoi haïssais-je jadis l'amertume du café, et qu'elle fait aujourd'hui mes délices ? Pourquoi la première huitre que j'ai avalée m'a-t-elle fait autant d'horreur qu'une médecine, et qu'insensiblement ce mets est devenu un des plus friands ragouts ? Cependant l'action du café et des huitres sur mes organes n'a point changé, la disposition mécanique de ces organes est aussi toujours à-peu-près la même. Tout le changement est donc du côté de l'âme, qui ne se forme plus les mêmes idées à l'occasion des mêmes impressions. Il n'y a donc pas d'idée attachée essentiellement à telles ou telles impressions, au moins il n'y en a point que l'âme ne puisse changer ; de - là viennent ces gouts de mode, ces mets chéris dans un pays, détestés dans d'autres ; de-là vient enfin qu'on s'accoutume au désagréable, qu'on le métamorphose quelquefois en un objet de plaisir, et qu'il tombe ensuite en un objet de dégout. (D.J.)