S. f. (Médecine thérapeutique, Chirurgie) opération célèbre qui consiste à faire passer du sang des vaisseaux d'un animal, immédiatement dans ceux d'un autre. Cette opération fit beaucoup de bruit dans le monde médecin, vers le milieu du siècle passé, environ les années 1664 et les suivantes, jusqu'en 1668 ; sa célébrité commença en Angleterre, et fut, suivant l'opinion la plus reçue, l'ouvrage du docteur Wren, fameux médecin anglais ; elle se répandit delà en Allemagne par les écrits de Major, professeur en médecine à Kiell ; la transfusion ne fut connue et essayée en France qu'en 1666 ; MM. Denys et Emmerets furent les premiers qui la pratiquèrent à Paris ; elle excita d'abord dans cette ville des rumeurs considérables, devint un sujet de discorde parmi les médecins, et la principale matière de leurs entretiens et de leurs écrits ; il se forma à l'instant deux partis opposés, dont l'un était contraire et l'autre favorable à cette opération ; ceux-ci, avant même qu'on l'eut essayée, prouvaient par des arguments de l'école que c'était un remède universel ; ils en célebraient d'avance les succès, et en vantaient l'efficacité ; ceux-là opposaient les mêmes armes, trouvaient des passages dans les différents auteurs, qui démontraient qu'on ne pouvait pas guérir par cette méthode, et ils en concluaient que la transfusion était toujours ou du-moins devait être inutile, quelquefois dangereuse, et même mortelle ; on se battit quelque temps avec des raisons aussi frivoles de part et d'autre ; et si l'on s'en fût tenu là, cette dispute ne fût point sortie de l'enceinte obscure des écoles ; mais bientôt on ensanglanta la scène ; le sang coula, non pas celui des combattants, mais celui des animaux et des hommes qui furent soumis à cette opération ; les expériences devaient naturellement décider cette question devenue importante, mais l'on ne fut pas plus avancé après les avoir faites ; chacun déguisa, suivant son opinion, le succès des expériences ; en même temps que les uns disaient qu'un malade qui avait subi l'opération était guéri de sa folie, et paraissait en différents endroits ; les autres assuraient que ce même malade était mort entre les mains des opérateurs, et avait été enterré secrétement. Enfin, les esprits aigris par la dispute, finirent par s'injurier réciproquement ; le verbeux la Martinière, l'athlete des anti-transfuseurs, écrivait aux ministres, aux magistrats, à des prêtres, à des dames, à des médecins, à tout l'univers, que la transfusion était une opération barbare sortie de la boutique de satan, que ceux qui l'exerçaient étaient des bourreaux, qui méritaient d'être renvoyés parmi les Chichimeques, les Cannibales, les Topinambous, les Parabons, etc. que Denis entr'autres surpassait en extravagance tous ceux qu'il avait connus, et lui reprochait d'avoir fait jouer les marionettes à la foire ; d'un autre côté Denis à la tête des transfuseurs, appelait jaloux, envieux, faquins, ceux qui pensaient autrement que lui, et traitait la Martinière de misérable arracheur de dents, et d'opérateur du pont-neuf.

La cour et la ville prirent bientôt parti dans cette querelle, et cette question devenue la nouvelle du jour fut agitée dans les cercles avec autant de feu, aussi peu de bon sens, et moins de connaissance que dans les écoles de l'art et les cabinets des savants ; la dispute commença à tomber vers la fin de l'année 1668 par les mauvais effets mieux connus de la transfusion, et à la suite d'une sentence rendue au Châtelet, le 17 Avril 1668, qui défend, sous peine de prison, de faire la transfusion sur aucun corps humain que la proposition n'ait été reçue et approuvée par les médecins de la faculté de Paris ; et cette illustre compagnie, qu'on a Ve souvent opposée avec tant de zèle contre des innovations quelquefois utiles, ayant gardé le silence sur cette question, elle est tombée, faute d'être agitée, dans l'oubli où elle est encore aujourd'hui ; à peine saurions-nous qu'elle a occupés les médecins, si quelques curieux n'avait pris soin de nous conserver les ouvrages qu'elle excita dans le temps où elle était en vogue, et qui, comme tous les écrits polémiques, cessent d'être lus et recherchés dès que la dispute est finie. M. Falconet, possesseur d'une immense bibliothèque qu'il ouvre avec plaisir à tous ceux que le désir de s'instruire y amene, m'a communiqué une collection de seize ou dix-sept pièces sur la transfusion, où l'on trouve tout ce qui s'est passé de remarquable à ce sujet ; j'en ai tiré quelques éclaircissements sur l'origine et la découverte de cette opération, les raisons qui servent à l'établir ou la détruire, les cas où on la croit principalement utile, et la manière dont on la pratique.

L'on est peu d'accord sur l'origine de cette opération ; plusieurs auteurs en fixent l'époque au siècle passé, d'autres la font remonter jusqu'aux temps les plus reculés, et prétendent en trouver des descriptions dans des ouvrages très-anciens ; la Martinière aussi jaloux d'en prouver l'ancienneté que l'inhumanité cite pour appuyer son sentiment, 1°. l'histoire des anciens Egyptiens, où l'on voit que ces peuples la pratiquaient pour la guerison de leurs princes ; et que l'un d'eux ayant conçu de l'horreur de voir mourir entre ses bras une créature humaine, et jugeant que le sang d'un homme agonisant se corrompt, fit cesser cette opération, et voulut qu'on y substituât le bain de sang humain, comme le plus analogue à la nature de l'homme et le plus propre à dissiper ses maladies. 2°. Le livre de la sagesse de Tanaquila, femme de Tarquin l'ancien, par lequel il parait qu'elle a mis en usage la transfusion. 3°. Le traité d'anatomie d'Hérophile, où il en est parlé assez clairement. 4°. Un recueil d'un ancien écrivain juif, qui lui fut montré par Ben Israèl Manassé, rabbin des juifs d'Amsterdam, où étaient les paroles suivantes : " Naam, prince de l'armée de Ben-Adad, roi de Syrie, atteint de lépre, eut recours aux médecins, qui pour le guerir ôtaient du sang de ses veines, et en remettaient d'autre, etc. " 5°. Le livre sacré des prêtres d'Apollon, où il est fait mention de cette opération. 6°. Les recherches des Eubages. 7°. Les ouvrages de Pline, de Celse et de plusieurs autres, qui la condamnent. 8°. Les métamorphoses d'Ovide, où l'on la trouve décrite parmi les moyens dont se servit Médée pour rajeunir Aeson, et qu'elle promit d'employer pour Pélias ; elle commença par leur ôter tout le vieux sang, ensuite elle remplit les vaisseaux d'Aeson des sucs qu'elle avait préparés, Voyez RAJEUNISSEMENT, et dit aux filles de Pélias, pour les encourager à faire couler le sang de leur père, qu'elle lui substituerait celui d'un agneau. 9°. Les principes de physique de Maximus, où cet auteur l'enseigne. 10°. Le traité sur les sacrifices de l'empereur Julien, de Libanius, où l'auteur parle de la transfusion comme en ayant été témoin oculaire ; 11°. enfin il assure que Marsil Ficin, l'abbé Tritheme, Aquapendente, Harvée et Fra Paolo l'ont expérimentée. (La Martinière, opuscules, lettr. à M. de Colbert.) Il aurait pu ajouter pour ôter à ses contemporains et à ses confrères la gloire prétendue de cette découverte, que Libavius avant Harvée l'avait déjà proposée et décrite très-exactement, que Handshan l'avait pratiquée en 1658, et qu'elle avait été perfectionnée en 1665 par Lower, etc.

La question sur l'ancienneté de cette opération parait assez décidée par ce grand nombre de témoignages, dont on ne saurait contester l'authenticité, du-moins quant à la plus grande partie ; le défaut de quelques ouvrages que la Martinière cite, m'a empêché de vérifier plusieurs de ses citations, il doit être garant de leur justesse. Cependant je remarquerai que Marsil Ficin, qu'il donne comme transfuseur, ne parle que des bains ou de la succion de sang humain, et non de la transfusion ; que dans le livre de la sibylle Amalthée sur les souffrances des gladiateurs, qu'il cite aussi, il n'y est dit autre chose, sinon que leur sang pourra servir de remède, ce qui certainement ne saurait s'appliquer à la transfusion, parce que le sang d'un homme mort n'est point propre à cette opération.

Cette découverte étant enlevée avec raison aux médecins du siècle passé, il reste à savoir à qui on en doit le renouvellement, plusieurs personnes se l'attribuent ; les Anglais et les François s'en disputent ce qu'ils appellent l'honneur ; et chacun de son côté apporte des preuves, sur lesquelles il est difficîle et très-superflu de décider. On convient assez généralement que les premières expériences en furent faites en Angleterre, et la première transfusion bien avérée y fut tentée par Handshan en 1658. Quelques allemands, Sturmius fameux mathématicien d'Altorf, Vehrius professeur à Francfort, ont prétendu que Maurice Hoffman en était le premier auteur, c'est-à-dire le renovateur ; mais leur prétention n'est point adoptée : c'est aussi le sentiment de M. Manfredi, que la transfusion a été imaginée en Allemagne, publiée en Angleterre et perfectionnée en France. Quoique les François avouent que les Anglais et les Allemands ont sur eux l'avantage d'avoir essayé les premiers la transfusion, ils ne cedent pas pour cela les droits qu'ils craient avoir à la découverte, ou au renouvellement de cette opération ; ils prétendent être les premiers qui l'ont proposée, et ils fondent leurs prétentions sur un discours qui fut prononcé à Paris au mois de Juillet 1658, dans une assemblée des savants qui se tenait chez M. de Montmor, par dom Robert de Galats, religieux bénédictin : le sujet du discours est la transfusion du sang, et le but de l'auteur est d'y prouver la possibilité, la sécurité et les avantages de cette opération. Comme ces assemblées étaient fréquentées par des savants étrangers, et qu'il y avait entr'autres quelques gentilshommes anglais qui y étaient très-assidus, il n'est pas fort difficîle à concevoir, disent les Français, comment l'idée de la transfusion aura passé par leur moyen dans les pays les plus éloignés. Tardy, médecin de Paris, prétend en avoir eu la première idée, et d'autres assurent que M. l'abbé Bourdelot, médecin, en avait parlé longtemps auparavant dans des conférences qui se faisaient chez lui. Il est d'ailleurs certain, par le témoignage unanime des auteurs de différentes nations, que les François ont les premiers osé en faire des expériences sur les hommes ; mais en cela méritent-ils plus d'éloges que de blâme ? Les succès ne déposent pas en leur faveur ; mais il faut présumer que l'intérêt public et l'espérance de guérir plus promptement des maladies opiniâtres, furent les motifs qui les engagèrent à ces tentatives ; et dans ce cas, ils seraient certainement excusables : on ne devrait au contraire avoir pour eux que de l'horreur, s'ils n'ont eu d'autre but que de se distinguer, et s'ils ont cruellement fait servir les hommes de victimes à leur ambition. Quoiqu'il en sait, l'exemple de Denis, le premier transfuseur français, fut bientôt après suivi par Lower et King. Les Italiens ne furent pas moins téméraires ; en 1668, ils répétèrent la transfusion sur plusieurs hommes. MM. Riva et Manfredi firent cette opération. Un médecin, nommé Sinibaldus, voulut bien s'y soumettre lui-même ; les mêmes expériences furent faites en Flandres, et eurent, s'il en faut croire Denis, un heureux succès.

Les auteurs qui pratiquaient dans les commencements la transfusion sur les animaux, ne cherchaient par cette opération qu'à confirmer la fameuse découverte pour-lors récente de la circulation du sang, mais les preuves qui en résultèrent étaient assez inutiles, et d'ailleurs peu concluantes, quoi qu'en dise Boerhaave. Si on les avait opposées aux anciens, ils n'auraient pas manqué d'y répondre que le sang était reçu dans les veines sans circuler, ou qu'il y était agité par le mouvement de flux et reflux qu'ils admettaient, que les modernes ont nié, et qui parait cependant confirmé par quelques expériences ; mais, comme le remarque judicieusement l'immortel auteur du traité du cœur, " lorsqu'on connait le cours du sang, on trouve dans la transfusion une suite, plutôt qu'une preuve évidente de la circulation ", vol. II. liv. III. chap. IIIe On ne fut pas longtemps à se persuader qu'on pourrait tirer de la transfusion des avantages bien plus grands, si on osait l'appliquer aux hommes ; M. Denis assure qu'il donna d'autant plus volontiers dans cette idée, que de tous les animaux qu'il avait soumis à la transfusion, aucun n'était mort, et qu'au contraire il avait toujours remarqué quelque chose de surprenant dans ceux qui avaient reçu un nouveau sang ; mais comme il n'avait jamais pratiqué telle opération que sur des sujets de même espèce, il voulut, avant de la tenter sur des hommes, essayer si les phénomènes en seraient les mêmes, et les suites aussi peu funestes, en faisant passer le sang d'un animal dans un autre d'une espèce différente : il choisit pour cet effet le chien et le veau, dont il crut le sang moins analogue ; mais cette expérience réïterée plusieurs fais, ayant eu constamment le même succès, les chiens recevant sans aucune indisposition le sang étranger, il se confirma de plus en plus dans l'espérance de la voir reussir dans l'homme. Cependant ne voulant rien précipiter dans une matière aussi intéressante, où les fautes sont si graves et irréparables, ce médecin prudent publia ses expériences, annonça celles qu'il voulait faire sur les hommes, bien-aise de savoir l'avis des savants à ce sujet, et d'examiner les objections qu'on pourrait lui faire pour le dissuader de pousser si loin ses expériences, mais il n'eut pas lieu d'être retenu par les raisons qu'on lui opposa. Fondées uniquement sur la doctrine assez peu satisfaisante de l'école, elles ne pouvaient pas avoir beaucoup de force : les principales étaient 1°. que la diversité des complexions fondée sur le sang, suppose qu'il y a tant de diversité dans les sangs des différents animaux, qu'il est impossible que l'un ne soit un poison à l'égard de l'autre ; 2°. que le sang extravasé, ou qui sort de son lieu naturel, doit nécessairement se corrompre, suivant le sentiment d'Hippocrate ; 3°. qu'il doit se coaguler en passant par des vaisseaux inanimés, et causer ensuite en passant par le cœur des palpitations mortelles. Il ne fut pas mal-aisé à Denis de détruire ces objections frivoles, il y opposa de mauvais raisonnements qui passèrent alors pour bons ; il répondit encore moins solidement et plus prolixement à ceux qui lui objectaient que le sang pur transmis dans les veines d'un animal qui en contenaient d'impur, devait se mêler avec lui et contracter ses mauvaises qualités ; et que d'ailleurs quand même il arriverait que le mauvais sang changeât par le mélange du bon, la cause qui l'avait altéré subsistant toujours, il ne tarderait pas à dégénérer de nouveau et à corrompre le sang pur. Cet argument est un des plus forts contre la transfusion, et auquel ses partisans ne pouvaient jamais faire de réponse satisfaisante.

Denis croyant avoir repoussé les traits de ses adversaires, emprunta à son tour le raisonnement pour soutenir la thèse qu'il avait avancée. En premier lieu, il étaya son opinion par l'exemple de la nature, qui ne pouvant nourrir le foetus dans la matrice par la bouche, fait, suivant lui, une transfusion continuelle du sang de la mère dans la veine umbilicale de l'enfant. 2°. Il prétendit que la transfusion n'était qu'un chemin plus abrégé pour faire parvenir dans le sang la matière de la nutrition, et que par ce moyen on évitait à la machine tout le travail de la digestion, de la chylification et de la sanguification, et qu'on suppléait très-bien aux vices qui pouvaient se trouver dans quelqu'une des parties destinées à ces fonctions. 3°. Il fit valoir l'idée de la plupart des médecins de son temps, qui déduisaient presque toutes les maladies de l'intempérie et de la corruption du sang, et qui n'y apportaient d'autres remèdes que la saignée ou les boissons rafraichissantes ; il proposa la transfusion comme remplissant les indications qui se présentaient, mieux que ces secours, et comme une voie d'accommodement entre les médecins partisans des saignées et ceux qui en étaient les ennemis, disant aux premiers que la transfusion exigeait qu'on évacuât auparavant le sang vieux et corrompu avant d'y en substituer un nouveau ; et rassurant les autres que la faiblesse et les autres accidents qui suivent les saignées éloignaient de ce secours, en leur faisant voir que la transfusion remédie à ces inconvéniens, parce que le nouveau sang répare bien au-delà les forces abattues par l'évacuation du mauvais. 4°. Enfin il fit observer que plusieurs personnes meurent d'hémorrhagie qu'on ne peut arrêter, qu'il y en a beaucoup qui sont épuisés, et dont la vieillesse s'avance plus tôt qu'elle ne devrait par une disette de sang et de chaleur vitale ; il ne balance point à décider que la transfusion d'un sang doux et louable ne put prévenir la mort des uns et prolonger les jours des autres.

Tous ces raisonnements qui bien appréciés ne sont que des sophismes plus ou moins enveloppés, furent réfutés avec beaucoup de soin, et même assez solidement pour ce temps-là, dans une dissertation particulière par M. Pierre Petit, sous le nom d'Eutyphron ; nous passons sous silence les arguments dont il se sert, dont la plupart fort éloignés des idées plus saines qu'on s'est formé de l'homme paraitraient absurdes. En partant des principes d'anatomie et d'économie animale les plus universellement reçus aujourd'hui ou les mieux constatés, on répondrait à Denis, 1°. que sa comparaison de l'enfant nourri par une espèce de transfusion du sang maternel dans ses vaisseaux, avec ce qui arriverait à un homme dans qui l'on injecterait du sang étranger, est fausse et inappliquable ; il est démontré que le sang ne passe point de la mère au foetus, et que les vaisseaux de la matrice, qui s'abouchent avec les mamelons du placenta, ne filtrent qu'une liqueur blanchâtre fort analogue au lait, que la sanguification se fait dans les vaisseaux propres du foetus. 2°. Que le travail de la digestion n'est pas moins avantageux à la machine que les sucs qui en résultent ; que le passage des aliments et leur poids même dans l'estomac la remontent dans l'instant ; et que prétendre abréger ce chemin, c'est, comme l'a déjà observé M. Petit, de même que si on jetait quelqu'un par la fenêtre pour le faire plus tôt arriver dans la rue ; il est inutîle de rappeler toutes les raisons tirées de l'action des différents organes chylopoiétiques, de la nature chymique des aliments et du sang, etc. 3°. Qu'il est faux que la plupart des maladies viennent du sang ; elles ont presque toutes leur source dans le dérangement des parties solides, dans l'augmentation, ou la diminution du jeu, et de l'activité des différents viscères ; et quand les humeurs péchent, le vice est rarement dans le sang proprement dit, il consiste plutôt dans l'altération des humeurs qui doivent fournir la matière des secrétions ; le sang d'un galeux, d'un vérolé, etc. sont tout aussi purs que celui d'un homme sain ; d'ailleurs lorsque la partie rouge du sang est viciée, n'arrive-t-il pas fréquemment que c'est par excès, que le sang est trop abondant, qu'il y a pléthore ? or la transfusion serait dans ce cas manifestement nuisible. 4°. Que dans les hémorrhagies qui paraissent au premier coup-d'oeil indiquer la transfusion, cette opération y est ou inutîle ou dangereuse ; inutile, s'il y a quelque vaisseau considérable de coupé, parce que remettre du sang dans les vaisseaux, c'est puiser de l'eau dans le seau des danaïdes ; dangereuse, si l'hémorrhagie est dû. à la faiblesse de quelque partie, à un dérangement dans l'action de quelque viscère, etc. parce qu'alors les vaisseaux extrêmement affoiblis par l'évacuation du sang qui a eu lieu, seraient incapables de contenir du nouveau sang, et d'agir efficacement sur lui. Il serait plutôt à craindre que ce sang n'augmentât ou ne renouvellât l'hémorrhagie par l'irritation qu'il ferait, par l'espèce de gêne qu'il occasionnerait dans toute la machine, et surtout dans le système sanguin. La transfusion parait par les mêmes raisons devoir être plus inutile, et plus déplacée chez les personnes épuisées, chez les gens vieux, etc. car le vice est alors plus évidemment dans les parties solides ; et se flatter de tirer des avantages de cette opération dans les pleurésies, véroles, lepres, cancers, érésipeles, rage, folie, etc. c'est confondre des maladies absolument différentes, et afficher une ignorance grossière sur leur nature, leur marche, leurs causes et leur guérison.

Il ne fut bientôt plus question de raisonnements ; les chocs préliminaires faits avec ces armes faibles et à deux tranchants qui pouvaient se tourner également contre les deux partis, n'avaient servi qu'à échauffer et préparer les esprits sans éclaircir la question ; Denis osa enfin employer pour combattre, des armes d'une trempe plus forte, plus meurtrière, et dont les coups devaient être plus certains et plus décisifs ; il en vint à ces fameuses expériences, dont le succès heureux ou malheureux semblait devoir terminer irrévocablement la dispute, confirmer, ou détruire ses prétentions ; la prudence aurait ce semble, exigé qu'il fit les premières tentatives d'une opération si douteuse sur un criminel condamné à la mort ; quelles qu'en eussent été les suites, personne n'aurait eu lieu de se plaindre ; le criminel voyant une espérance d'échapper à la mort, s'y serait soumis volontiers ; c'est ainsi qu'on devrait souvent tirer parti de ces hommes que la justice immole à la sûreté publique, on pourrait les soumettre à des épreuves de remèdes inconnus, à des opérations nouvelles, ou essayer sur eux différentes façons d'opérer, l'on obtiendrait par-là deux avantages, la punition du crime, et la perfection de la médecine ; Denis ne voulut pas prendre un parti si prudent, dans la crainte qu'un criminel déjà altéré par l'appréhension de la mort, et qui pourrait s'intimider davantage par l'appareil de l'opération, ne la considérant que comme un nouveau genre de mort, ne tombât dans des faiblesses ou dans d'autres accidents que l'on ne manquerait pas d'attribuer à la transfusion ; il aima mieux attendre qu'une occasion favorable lui fournit un malade qui souhaitât cette opération, et qui l'éprouvât avec confiance, parce que un sujet ainsi disposé aiderait par lui-même aux bons effets de la transfusion : mais pour pratiquer la transfusion sur les hommes, il avait à choisir, ou du sang d'un autre homme ou du sang des animaux ; vivement frappé de la barbarie qu'il y aurait de risquer d'incommoder un homme, d'abréger ses jours pour en guérir, ou faire vivre plus longtemps un autre, barbarie cependant trop usitée dans bien d'autres occasions ; il se détermina pour le sang des animaux, et il crut d'ailleurs trouver dans ce choix d'autres avantages. 1°. Il imagina que les brutes dépourvues de raison, guidées par les seuls appétits naturels ou l'instinct, et par conséquent exemptes de toutes les débauches et les excès auxquels les hommes se livrent, sans doute par un effet de la raison, devaient avoir le sang beaucoup plus pur qu'eux. 2°. Il pensa que les mêmes sujets dont la chair servait journellement à la nourriture de l'homme, devaient fournir un sang plus analogue et plus propre à se convertir en sa propre substance. 3°. Il compta encore sur l'utilité des préparations qu'il ferait aux animaux avant d'en employer le sang, persuadé qu'il serait plus doux et plus balsamique lorsqu'on aurait eu soin de nourrir pendant quelques jours les animaux plus délicatement ; il aurait dû ajouter, qu'on aurait pu par des remèdes convenables, donner à leur sang des qualités plus appropriées aux maladies de ceux qui devaient le recevoir. Il aurait pu s'appuyer sur l'histoire vraie ou fausse de Mélampe, à l'égard des filles du roi Prétus, et sur une pratique assez suivie de nourrir les chèvres, dont on fait prendre le lait à des malades, avec des plantes salutaires : 4°. il sentit que l'extraction du sang se ferait plus hardiment et avec plus de liberté sur les animaux, qu'on pourrait couper, tailler avec moins de ménagement, et prendre, s'il était nécessaire, du sang artériel et en tirer une grande quantité, et enfin les incommoder ou même les faire mourir sans s'en mettre beaucoup en peine ; toutes ces raisons moitié bonnes, moitié mauvaises, et toutes fort spécieuses, l'engagèrent à se servir du sang des animaux pour en faire la transfusion dans les veines des malades qui voudraient s'y soumettre.

La première expérience se fit le 15 du mois de Juin 1667 sur un jeune homme, âgé de quinze ou seize ans, qui avait essuyé depuis peu une fièvre ardente, dans le cours de laquelle les Médecins peu avares de son sang, l'avaient fait couler abondamment à vingt différentes reprises, ce qui n'avait sans doute pas peu aidé à la rendre plus opiniâtre ; cette fièvre dissipée, le malade resta pendant longtemps valétudinaire et languissant, son esprit semblait émoussé, sa mémoire auparavant heureuse, était presque entièrement perdue, et son corps était pesant, engourdi, et dans un assoupissement presque continuel ; Denis imagina que ces symptômes devaient être attribués à un sang épaissi et dont la quantité était trop petite ; il crut sa conjecture vérifiée, parce que le sang qu'on lui tira avant de lui faire la transfusion, était si noir et si épais, qu'il ne pouvait pas former un filet en tombant dans le plat ; on lui en tira environ cinq onces, et on introduisit par la même ouverture faite au bras, trois fois autant de sang artériel d'un agneau dont on avait préparé la carotide ; après cette opération, le malade se couche et se releve, suivant le rapport de Denis, parfaitement guéri, ayant l'esprit gai, le corps léger et la mémoire bonne, et se sentant de plus très-soulagé d'une douleur qu'il avait aux reins à la suite d'une chute faite le jour précédent ; il rendit le lendemain trois ou quatre gouttes de sang par le nez, et se rétablit ensuite de jour en jour, il dit n'avoir senti autre chose pendant l'opération qu'une chaleur très-considérable le long du bras.

Ce succès, dit M. Denis, l'engagea à tenter une seconde fois cette opération ; on choisit un homme robuste et bien portant, qui s'y soumit pour de l'argent ; on lui tira dix onces de sang, et on lui en remit le double pris de l'artère crurale d'un agneau, le patient n'éprouva comme l'autre, qu'une chaleur très-vive jusqu'à l'aisselle, conserva pendant l'opération sa tranquillité et sa bonne humeur, et après qu'elle fut finie, il écorcha lui-même l'agneau qui y avait servi, alla le reste du jour employer au cabaret l'argent qu'on lui avait donné et ne ressentit aucune incommodité. Lett. de Denis à M. de Montmor, etc. Paris, 25 Juin 1667.

Il se présenta bien-tôt une autre occasion de pratiquer cette opération, mais où son efficacité ne fut pas aussi démontrée, de l'aveu même des transfuseurs, que dans les cas précédents ; le baron Bond, fils du premier ministre du roi de Suéde, se trouvant à Paris, fut attaqué d'un flux hépatique, diurétique et bilieux, accompagné de fièvre ; les Médecins après avoir inutilement employé toutes sortes de remèdes que la prudence leur suggéra, c'est-à-dire nombre de saignées du pied et du bras, des purgations et des lavements, le malade fut, comme on l'imagine aisément, si affoibli qu'il ne pouvait plus se remuer, perdit la parole et la connaissance, et un vomissement continuel se joignit à ces symptômes : les Médecins en désespérèrent, on eut recours à la transfusion, comme à une dernière ressource. MM. Denis et Emmerets, ayant été mandés, après quelques légers refus, lui transfusèrent environ deux palettes de sang de veau ; le succès de cette opération ne fut point, selon eux, équivoque. Le malade revint à l'instant de son assoupissement, les convulsions dont il était tourmenté cessèrent, et son pouls enfoncé et fourmillant parut se ranimer ; le vomissement et le flux lientérique furent arrêtés, etc. mais après avoir demeuré environ 24 heures dans cet état, tous ces accidents reparurent avec plus de violence. La faiblesse fut plus considérable, le pouls se renfonça, et le dévoiement revenu jeta le malade dans des syncopes fréquentes. On crut qu'il était alors à-propos de réiterer la transfusion ; après qu'on l'eut faite, le malade parut reprendre un peu de vigueur, mais le flux lientérique persista toujours, et sur le soir la mort termina tous ces accidents ; les transfuseurs firent ouvrir le cadavre, et rejettèrent le succès incomplet de leur opération sur la gangrene des intestins, et sur quelques autres dérangements qu'on trouva dans les différents viscères. Lett. de Gadrogs (ou Denis) à M. l'abbé Bourdelot, médecin, etc. Paris, 8 Aout 1667.

L'observation la plus remarquable, qui a fait le plus de bruit, soit dans Paris, soit dans les pays étrangers, qui a été si diversement racontée par les parties intéressées, et qui a enfin été cause que les magistrats ont défendu la transfusion, est celle d'un fou qu'on a soumis plusieurs fois à cette opération, qui en a été parfaitement guéri, suivant les uns, et que les autres assurent en être mort : voici le détail abrégé que Denis donne de sa maladie et des succès de la transfusion.

La folie de ce malade était périodique, revenant surtout vers la pleine lune : différents remèdes qu'il avait essayés depuis huit ans, et entr'autres dix huit saignées et quarante bains, n'avaient eu aucun succès ; l'on avait même remarqué que les accès se dissipaient plus promptement lorsqu'on ne lui faisait rien que lorsqu'on le tourmentait par des remèdes ; on se proposa de lui faire la transfusion ; MM. Denis et Emmerets consultés à ce sujet, jugèrent l'opération très-utîle et très-praticable. Ils répondirent de la vie du malade, mais n'assurèrent pas sa guérison ; ils firent cependant espérer quelque soulagement de l'intromission du sang d'un veau dont la fraicheur, disaient-ils, et la douceur pourraient tempérer les ardeurs et les bouillons du sang avec lequel on le mêlerait ; cette operation fut faite le lundi 19 Décembre, en présence d'un grand nombre de personnes de l'art et de distinction ; on tira au patient dix onces de sang du bras, et l'opérateur gêné ne put lui en faire entrer qu'environ cinq ou six de celui du veau ; on fut obligé de suspendre l'opération, parce que le malade avertit qu'il était prêt à tomber en faiblesse ; on n'aperçut les jours suivants presque aucun changement ; on en attribua la cause à la petite quantité du sang transfusé ; on trouva cependant le malade un peu moins emporté dans ses paroles et ses actions, et l'on en conclut qu'il fallait réitérer encore une ou deux fois la transfusion. On en fit la seconde épreuve le mercredi suivant 21 Décembre ; l'on ne tira au malade que deux ou trois onces de sang, et on lui en fit passer près d'une livre de celui du veau. La dose du remède ayant été cette fois plus considérable, les effets en furent plus prompts et plus sensibles ; aussitôt que le sang commença d'entrer dans ses veines, il sentit la chaleur ordinaire le long du bras et sous l'aisselle ; son pouls s'éleva, et peu de temps après une grande sueur lui coula du visage ; son pouls varia fort dans cet instant : il s'écria qu'il n'en pouvait plus des reins, que l'estomac lui faisait mal, et qu'il était prêt à suffoquer ; on retira aussitôt la canule qui portait le sang dans ses veines, et pendant qu'on lui fermait la plaie, il vomit quantité d'aliments qu'il avait pris demi-heure auparavant, passa une partie de la nuit dans les efforts du vomissement, et s'endormit ensuite : après un sommeil d'environ dix heures, il fit paraitre beaucoup de tranquillité et de présence d'esprit ; il se plaignit de douleurs et de lassitude dans tous ses membres ; il pissa un grand verre d'urine noirâtre, et resta pendant toute la journée dans un assoupissement continuel, et dormit très-bien la nuit suivante ; le vendredi il rendit encore un verre d'urine aussi noire que la veille ; il saigna du nez abondamment, d'où l'on tira une indication pour lui faire une saignée copieuse.

Cependant le malade ne donna aucune preuve de folie, se confessa et communia pour gagner le jubilé, reçut avec beaucoup de joie et de démonstrations d'amitié sa femme contre laquelle il était particulièrement déchainé dans ses accès de folie ; un changement si considérable fit croire à tout le monde que la guérison était complete. Denis n'était pas aussi content que les autres ; il apercevait de temps en temps encore quelques légéretés qui lui firent penser que pour perfectionner ce qu'il avait si bien commencé, il fallait encore une troisième dose de transfusion ; il différa cependant l'exécution de ce dessein, parce qu'il vit ce malade se remettre de jour en jour, et continuer à faire des actions qui prouvaient le bon état de sa tête. Lettre de Denis à M.**** Paris, 12 Janvier 1668.

Peu de temps après (le 10 Février 1668,) M. Denis fit faire la transfusion à une femme paralytique sur laquelle un médecin avait inutilement épuisé tout son savoir ; il l'avait fait saigner cinq fois du pied et des bras, et lui avait fait prendre l'émétique et une infinité de médecines et de lavements. La transfusion étant décidée et la malade préparée, on choisit un sang qui eut assez de chaleur et de subtilité, ce fut le sang artériel d'un agneau ; on en fit passer en deux fois douze onces dans les veines de la paralytique ; l'opération fut suivie du succès le plus complet ; le sentiment et le mouvement revinrent dans toutes les parties qui en étaient privées. Denis, lettre à M. Sorbière, médecin, 2 Mars 1668.

Vers la fin du mois de Janvier le fou qui avait donné de si grandes espérances, et qui avait prodigieusement enflé le courage des transfuseurs, tomba malade (M. Denis ne marque pas le caractère de la maladie) ; sa femme lui ayant fait prendre quelques remèdes qui n'eurent aucun effet, s'adressa à M. Denis, suivant ce qu'il écrit (lettre à M. Oldembourg, secrétaire de l'acad. royale d'Angl. Paris, 15 Mai 1668,) et le pria instamment de réitérer sur lui la transfusion. Ce ne fut qu'à force de prières que ce médecin si impatient quelques jours auparavant de faire cette opération au même malade, s'y résolut alors ; à peine avait-on ouvert la veine du pied pour lui tirer du sang pendant qu'une canule placée entre l'artère du veau et une veine du bras lui apportait du nouveau sang, que le malade fut saisi d'un tremblement de tous les membres ; les autres accidents redoublèrent ; l'on fut obligé de cesser l'opération à peine commencée ; et le malade mourut dans la nuit. Denis soupçonnant que cette mort était l'effet du poison que la femme avait donné à ce fou pour s'en délivrer, et alléguant quelques poudres qu'elle lui avait fait prendre, demanda l'ouverture du cadavre, et dit ne l'avoir pas pu obtenir ; il ajoute que la femme lui raconta qu'on lui offrait de l'argent pour soutenir que son mari était mort de la transfusion, et qu'elle lui proposa de lui en donner pour assurer le contraire ; à son refus la femme se plaignit, cria au meurtre ; Denis eut recours aux magistrats pour se justifier ; et de ces contestations résulta une sentence du Châtelet qui, comme nous l'avons déjà remarqué, " fait défenses à toutes personnes de faire la transfusion sur aucun corps humain, que la proposition n'ait été reçue et approuvée par les médecins de la faculté de Paris, à peine de prison. "

Telle fut la fin des expériences de la transfusion sur les hommes, qu'on fit à Paris, qui, quoique présentées par les transfuseurs, et par conséquent sous le jour le plus avantageux et avec les circonstances les plus favorables, ne paraissent pas bien décisives pour cette opération. On voit que, suivant eux, de cinq personnes qui l'ont éprouvée, deux malades ont été guéris, un homme sain n'en a pas été incommodé, et deux autres n'ont pu éviter la mort, et de ces deux le fou a eu à la suite divers accidents, comme faiblesse, défaillance, vomissement, excrétion d'urines noires, assoupissement, saignement de nez, etc. et l'on ne saurait douter que les avantages de cette opération n'aient été surement exagérés par ceux qui la pratiquaient et s'en disaient les inventeurs ; leur honneur et leur fortune même étaient intéressés au succès de la transfusion ; et c'est une règle assez sure dans la pratique, qu'on doit être d'autant plus réservé à croire des faits dont on n'a pas été témoin, qu'ils sont plus merveilleux, et que ceux qui les racontent ont plus d'intérêt à les soutenir. Les bons effets de la transfusion paraitront encore plus douteux, si l'on consulte les relations que les antitransfuseurs, surtout la Martinière et Lami, donnent des cures opérées par son moyen ; et si l'on examine certaines circonstances sur lesquelles on était généralement d'accord, mais que les transfuseurs supprimèrent comme leur étant inutiles ou peu favorables.

On remarque en premier lieu, que le jeune homme qui a été le sujet de la première expérience, était domestique de Denis, et qu'on ne cite aucun témoin de cette opération ; la Martinière ajoute que le témoignage d'un domestique est si peu concluant, qu'il se charge " de faire dire à sa servante que son chat ayant la jambe rompue, il l'a parfaitement guéri en deux heures ; le croira qui voudra ". 2°. On assure que la femme paralytique demeurant au faubourg S. Germain est morte quelque temps après l'opération. 3°. On prétend que l'observation de ce crocheteur qui se portant bien n'a point été incommodé de la transfusion, ne prouverait rien en sa faveur, quand elle serait bien vraie, parce que la quantité de sang étranger qu'on lui a transfusé, était très-petite, et qu'il aura pu se faire que ce sang ait été suffisamment altéré par l'action continuelle de ses vaisseaux robustes et par les exercices violents. 4°. L'histoire du seigneur suédois prouve au-moins que la transfusion a été inutîle ; l'espèce de soulagement momentané qui l'a suivi, peut être l'effet de la révolution générale excitée dans la machine et de l'irritation faite dans tout le système sanguin par le sang étranger ; dès que ce trouble a été apaisé, les accidents sont revenus avec plus de force, et le malade est mort malgré une transfusion faite le même jour. 5°. C'est sur l'article du fou que les sentiments sont encore plus différents ; la Martinière remarque sept à huit contradictions dans la relation que Denis donna au public, et celle qu'il fit dans des conférences particulières de la maladie et du traitement de cet homme, il assure savoir exactement ce qui s'est passé, et dit le tenir de la veuve même de ce malade ; le détail qu'il en donne assez conforme à celui de Lamy, diffère principalement de celui de Denis au sujet de la dernière transfusion ; suivant les lettres de ces deux médecins, ce fou après avoir subi deux fois la transfusion dont il fut considérablement incommodé, resta pendant quinze jours hors de l'accès de sa folie, et après ce temps précisément au fort de la lune de Janvier, la maladie recommença, ayant changé de nature ; le delire auparavant léger et bouffon était devenu violent et furieux, en un mot, maniaque ; sa femme lui fit prendre alors les poudres d'un M. Claquenelle, qui passaient pour excellentes dans pareils cas ; ce sont ces poudres que Denis a voulu faire regarder comme un poison. Ces remèdes n'ayant produit aucun effet, et la fièvre étant survenue, MM. Denis et Emmerets résolurent de faire de nouveau la transfusion ; ils vainquirent par leur importunité les refus du malade et de sa femme ; mais à peine avaient-ils commencé à faire entrer du sang d'un veau dans ses veines, que le malade s'écria : arrêtez, je me meurs, je suffoque ; les transfuseurs ne discontinuèrent pas pour cela leur opération ; ils lui disaient : vous n'en avez pas encore assez, monsieur ; et cependant il expira entre leurs mains. Surpris et fâchés de cette mort, ils n'oublièrent rien pour la dissiper ; ils employèrent inutilement les odeurs les plus fortes, les frictions, et après s'être convaincus qu'elle était irrévocablement décidée, ils offrirent à la femme, suivant ce qu'elle a déclaré, de l'argent pour se mettre dans un couvent, à condition qu'elle cacherait la mort de son mari, et qu'elle publierait qu'il était allé en campagne ; elle n'ayant pas voulu accepter leur proposition, donna par ses cris et ses plaintes lieu à la sentence du châtelet.

Il est impossible de décider aujourd'hui laquelle des deux relations si différentes, de celle de Denis ou de celle de la Martinière et Lamy, est conforme à la vérité. Il y a lieu de penser que dans l'une et l'autre l'esprit de parti y aura fait glisser des faussetés, parce que dans toutes les disputes il y a du tort des deux côtés ; mais il me parait naturel de croire que M. Denis a le plus altéré la vérité, 1°. parce qu'il était le plus intéressé à soutenir son opinion, 2°. parce que la transfusion a cessé d'être pratiquée non-seulement en France, mais dans les pays étrangers, preuve évidente qu'on en a reconnu les mauvais effets. L'antimoine quoique proscrit par une requête des médecins de la faculté de Paris, n'en a pas moins été employé par les médecins de Montpellier, et ensuite son usage est devenu universel, et son utilité a enfin été généralement reconnue, parce qu'il est effectivement un remède très-avantageux. Les brigues, les clameurs, la nouveauté, l'esprit de parti peuvent bien accréditer pour un temps un mauvais remède et en avilir de bons, mais tôt ou tard ces avantages étrangers se dissipent ; on apprécie ces remèdes à leur juste valeur, on fait revivre l'usage des uns, et on rebute absolument l'autre ; l'oubli ou le discrédit général où est la transfusion depuis près d'un siècle, démontre manifestement que cette opération est dangereuse, nuisible, ou tout-au-moins inutile. Il ne manque pas d'exemple d'animaux morts après la transfusion ; on cite entr'autres un cheval qu'on voulait rajeunir, un perroquet dans qui on transfusa le sang de deux sansonnets ; M. Gurge de Montpellier, auteur impartial sur cette matière, raconte que M. Gayen ayant fait avec beaucoup d'exactitude la transfusion sur un chien, il mourut dans l'espace de cinq jours, quoi qu'il fût bien pansé et bien nourri, le chien qui avait fourni le sang, vécut longtemps après (lettre à M. Bourdelot, médecin, Paris, 16 Septembre 1667). Les expériences de Lower, de M. King et de M. Coke, en Angleterre n'eurent pas sur ces animaux des suites fâcheuses, si l'on en croit leurs auteurs. Celles qu'on y fit sur un homme, ne produisirent aucun accident ; on ne dit pas s'il en résulta de bons effets ; en Italie un pulmonique se remplit en vain le poumon d'un sang étranger, il mourut ; quelques autres malades y furent guéris de la fièvre, mais ces légers succès ne parurent point décisifs ni bien constatés aux médecins éclairés.

On peut conclure de tous ces faits que la transfusion est une opération indifférente pour les animaux sains, lorsqu'elle est faite avec circonspection, et qu'on introduit dans leurs veines une très-petite quantité de sang étranger ; elle devient mauvaise, pernicieuse lorsqu'on la fait à fortes doses ; et elle est toujours accompagnée d'un danger plus ou moins pressant lorsqu'on y soumet des malades, sur - tout ceux qui sont affoiblis par l'effet de leur maladie, ou par quelqu'autre cause précédente, ou qui ont quelque viscère mal disposé : si elle produit quelquefois du soulagement, il n'est pour l'ordinaire que passager, et plutôt l'effet de la révolution générale dans la machine, de l'irritation particulière dans le système sanguin, de l'augmentation du mouvement intestin de sang qu'occasionne le nouveau sang, comme ferait tout autre corps étranger ; il serait toujours très-imprudent de pratiquer cette opération dans l'espérance de cet avantage incertain et léger ; et d'ailleurs il peut arriver que ce trouble excité tourne désavantageusement, et tende à affaisser les ressorts de la machine au-lieu de les remonter : nous pourrions ajouter bien des raisonnements tirés des principes mieux connus de l'économie animale, et des analyses récentes du sang, qui concouraient à inspirer de l'éloignement pour cette opération ; mais outre que les faits rapportés sont suffisans, on n'est pas heureusement dans le cas d'avoir besoin d'en être détourné. Je ne dois cependant pas oublier de faire observer que cette opération est très-douloureuse. Quoiqu'on ait paru négliger cet article, il est assez important, et mérite qu'on y fasse attention. On est obligé d'abord de faire à la veine une ouverture considérable pour pouvoir y faire entrer une canule ; l'introduction de ce tuyau ne peut se faire sans une nouvelle douleur, qui doit encore augmenter au moindre mouvement que fait l'animal, et qu'on renouvelle enfin en retirant la canule. Voyez plus bas la manière de faire cette opération. Je ne parle pas de la chaleur excessive au bras, du mal-aise général, des suffocations, des pissements de sang, qui en sont la suite ordinaire.

On peut juger par tout ce que nous avons dit, combien sont fondées les prétentions de ceux qui avant que la transfusion fût pratiquée, avaient imaginé dans leur cabinet qu'elle devait être un remède assuré contre toutes les maladies, quelque différentes qu'en fussent la nature et les causes, qu'elle avait la vertu de rallumer les flammes languissantes qui sont prêtes à s'éteindre dans une vieillesse caduque, et qui voyaient dans cette opération une assurance infaillible de l'immortalité. Quelques médecins partisans de la transfusion, mais plus circonspects, avaient restreint son usage dans des maladies particulières, comme dans les intempéries froides, dans les rhumatismes, la goutte, le cancer, les épuisements à la suite des hémorrhagies, la mélancolie, et dans tous les cas où quelqu'un des organes qui servent à la digestion était dérangé ; ils veulent aussi qu'on change le sang qui doit être transfusé, suivant la nature de la maladie qu'on se propose de guérir ; et ainsi lorsque la maladie dépend d'un sang grossier, épais, ils conseillent le sang d'un veau, ou d'un agneau qui est fluide et subtil ; ils croient que le sang froid et engourdi des apoplectiques doit être réchauffé et mis en mouvement par le sang bouillant et actif d'un jeune homme vigoureux, etc. Tous ces dogmes produits des théories formées des débris du galénisme et des fables du cartésianisme qui infestaient alors les écoles, sont aujourd'hui si généralement proscrites de la médecine, qu'il est inutîle de s'arrêter à les refuter, d'autant mieux qu'il ne nous serait pas possible de le faire sans tomber dans des répétitions superflues.

La manière de faire la transfusion a varié dans les différents temps et les différents pays : dans les commencements, les chirurgiens inhabiles à cette opération, la firent avec moins de précaution et d'adresse, et par conséquent avec plus de douleur et de danger que dans la suite, où l'habitude de la pratiquer fit imaginer successivement des nouveaux moyens de la faciliter et de la rendre moins douloureuse. Les étrangers rendent aux français le témoignage non équivoque que c'est par eux qu'elle a été perfectionnée. La méthode des Italiens était extrêmement cruelle. M. Manfredi rapporte que pour faire la transfusion sur les hommes, les chirurgiens de Rome marquent sur la peau avec de l'encre le chemin de la veine par laquelle ils veulent faire entrer le sang ; ensuite ils enlèvent cette peau, et font avec le rasoir une incision suivant la marque, d'environ deux pouces de long, afin de découvrir la veine et la séparer des chairs environnantes ; ils passent après une aiguille enfilée par-dessous la veine pour la lier par le moyen d'un fil ciré avec la canule que l'on doit introduire dedans pour y communiquer le sang. En suivant cette méthode, outre les douleurs longues et vives qu'on cause au malade, on est sur d'exciter une inflammation qui peut être funeste, et on risque d'offenser l'artère, ou tendon, ou d'exciter quelqu'autre accident.

La méthode suivie à Paris par M. Emmerets est beaucoup plus simple, et est à l'abri de tous ces inconvéniens. Les instruments nécessaires sont deux petits tuyaux d'argent, d'ivoire, ou de toute autre chose, recourbés par l'extrémité qui doit être dans les veines ou artères des animaux qui servent à la transfusion, et sur qui on la fait ; par l'autre bout ces tuyaux sont faits de façon à pouvoir s'adapter avec justesse et facilité ; peu en peine de faire souffrir les animaux qui doivent fournir le sang qu'on veut transfuser aux hommes, le chirurgien prépare commodément leur artère, il la découvre par une incision longitudinale de deux ou trois pouces, la sépare des téguments, et la lie en deux endroits distants d'un pouce, ayant attention que la ligature qui est du côté du cœur puisse facilement se défaire ; ensuite il ouvre l'artère entre les deux ligatures, y introduit un des tuyaux, et l'y tient fermement attaché : l'animal ainsi préparé, le chirurgien ouvre la veine du malade (il choisit ordinairement une de celles du bras), laisse couler son sang autant que le médecin le juge à propos, ensuite ôte la ligature qu'on met ordinairement pour saigner, au-dessus de l'ouverture, et la met au-dessous ; il fait entrer son second tuyau dans cette veine, l'adapte ensuite à celui qui est placé dans l'artère de l'animal, et emporte la ligature qui arrêtait le mouvement du sang ; aussi-tôt il coule, trouvant dans l'artère un obstacle par la seconde ligature, il enfîle le tuyau, et pénètre ainsi dans les veines du malade. On jugeait par son état, par celui de l'animal qui fournissait le sang, et par la quantité qu'on croyait transfusée du temps où il fallait cesser l'opération : on ferme la plaie du malade avec la compresse et le bandage, comme dans la saignée du bras. On peut savoir à-peu-près quelle est la quantité du sang qu'on lui a communiqué, 1°. en pesant l'animal dont on a employé le sang avant et après l'opération, 2°. en lui tirant le reste de son sang, parce qu'on sait la quantité totale que contient un animal de telle espèce et de telle grosseur, 3°. en connaissant combien les tuyaux dont on se sert peuvent fournir de sang dans un temps déterminé, et comptant les minutes et les secondes qui s'écoulent pendant l'opération. M. Tardy proposa une transfusion réciproque dans les hommes qui fût faite de façon que le même homme donnât du sang à un autre homme, et en reçut du sien en même temps ; mais cette opération très-cruelle et très-compliquée, n'a jamais eu lieu que dans son imagination ; et il est à souhaiter que les médecins plus avares du sang humain, dont la perte est souvent irréparable, s'abstiennent avec soin de toutes ces espèces d'opérations, souvent dangereuses, et jamais utiles. (m)