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Catégorie parente: Physique particulière
Catégorie : Médecine
S. f. (Médecine) état contre nature, dérangement plus ou moins considérable du corps et de l'esprit, que produisent le plus ordinairement les liqueurs fermentées bues avec excès. En nous renfermant, comme il convient dans notre sujet, nous ne devons voir dans l'yvresse qu'une maladie, et nous borner à l'examen des symptômes qui la caractérisent, des causes qui l'excitent, et des remèdes qui la guérissent ; laissant au moraliste et au théologien le soin de joindre les désordres qu'entraîne l'yvresse en privant l'homme de sa raison ; et la grandeur de la faute commise par cette sorte d'intempérance, et d'en éloigner les hommes par les traits plus ou moins efficaces que leur fournissent la morale et la religion.

On peut relativement à la qualité et au nombre des symptômes, distinguer dans l'yvresse trois états ou degrés différents : le premier degré, ou l'yvresse commençante, s'annonce par la rougeur du visage, par la chaleur que la personne qui s'enyvre y ressent ; on voit alors son front se dérider, ses yeux s'épanouir et respirer la gaieté ; l'ennuyeuse et décente raison oubliée, pas encore perdue, et avec elle se dissipent les soucis, les chagrins, et les inquiétudes qu'elle seule produit, et entraîne constamment à sa suite ; l'esprit dégagé de cet incommode fardeau est plus libre, plus vif, plus animé ; il devient dans quelques personnes plus actif et plus propre à former de grandes idées, et à les exprimer avec force ; les discours sont plus joyeux, plus enjoués, plus diffus, moins suivis, et moins circonspects ; mais en même temps les paroles sont plus embarrassées, prononcées avec moins de netteté ; on commence déjà à bégayer, et à mesure qu'on parle davantage, on parle avec moins de facilité ; la langue s'appesantit, elle exécute ses mouvements avec peine, et trouve encore un obstacle dans la salive qui est épaisse et gluante.

Cet état est proprement ce qu'on appelle être gris ; il n'a rien de fâcheux, n'exige aucune attention de la part du médecin ; on le regarde comme un des moyens les plus propres à répandre et à aiguiser la joie des festins ; mais pour peu qu'on s'expose plus longtemps à la cause qui l'a produit, la scène Ve changer ; les pleurs vont succéder aux ris, et ce trouble léger qui n'avait servi qu'à remonter les ressorts de la machine, Ve dégénérer en une altération vraiment maladive ; c'est le second degré de l'yvresse, ou l'yvresse proprement dite.

Alors tous les organes des sens et des mouvements affectés deviennent incapables d'exercer comme il faut leurs fonctions ; les yeux obscurcis ne sont plus que confusément frappés des objets ; ils les représentent quelquefois doubles, ou agités par un mouvement circulaire ; l'oreille est fatiguée par un bruissement continuel ; les sens intérieurs, les facultés de l'âme, les idées, les discours, et les actions qui les expriment et en sont les suites, répondent au dérangement des organes extérieurs ; on ne voit plus aucune trace ni d'esprit ni de raison ; on n'aperçoit que les effets des appétits grossiers et des passions brutales ; les personnes dans cet état ne parlent qu'à bâtons rompus et sans suite ; ils sont dans une espèce de délire dont l'objet et la nature varient dans les différents sujets ; les uns l'ont gai, les autres mélancholique ; ceux-ci babillent beaucoup, ceux-là sont taciturnes ; quelquefois doux et tranquilles, plus souvent furieux et comme maniaques ; un tremblement universel occupe les différents organes des mouvements ; la langue bégaye à chaque mot, et ne peut en articuler un seul ; les mains sont portées incertainement de côté et d'autre ; le corps ne peut plus se soutenir sur les pieds faibles et mal assurés ; il chancelle de côté et d'autre à chaque pas, et tombe enfin sans pouvoir se relever. Alors l'estomac se vide, le ventre quelquefois se lâche, les urines coulent, et un sommeil accompagné de ronflement troublé par des songes laborieux succede à tous ces symptômes, et les termine plus ou moins promptement.

Ce second degré d'yvresse très-familier à nos buveurs de vin et de liqueurs fermentées, est une maladie en apparence très-grave ; et elle le serait en effet, si elle était produite par une autre cause ; elle ne laisse même aucune suite fâcheuse pour l'ordinaire, à-moins que devenant habituelle, elle ne mérite le nom d'yvrognerie. Dans la plupart des sujets elle se dissipe après quelques heures de sommeil ; les buveurs sont censés pendant ce temps cuver leur vin ; on en a Ve rester yvres pendant plusieurs jours. David Spilenberger rapporte qu'un homme toutes les fois qu'il s'enyvrait, restait dans cet état durant trois jours, (Miscell. nat. curiosor. ann. 11. observ. 70.) Il peut arriver que ce degré d'yvresse soit suivi du troisième, le plus grave de tous, et celui qui exige les secours du médecin.

Je fais consister ce troisième degré dans l'apparition des accidents graves et moins ordinaires, tels que la folie, les convulsions, l'apoplexie, etc. qui succedent aux symptômes que nous venons de détailler, ou qui suivent immédiatement l'usage des corps enyvrants. Lorsque l'yvresse est à ce point, le danger est grand ; il est cependant moins pressant et moins certain que si ces symptômes devaient leur naissance à toute autre cause ; pour prononcer plus surement sur la grandeur du péril que courent les personnes yvres, dans ces circonstances il faut attendre que le vin soit cuvé, comme l'on dit, s'il est la cause de l'yvresse, parce que si les accidents persistent avec la même force, il y a tout à craindre pour les jours du malade. Hippocrate a remarqué que si une personne yvre devenait tout-à-coup muette ou apoplectique, elle mourait dans les convulsions, à-moins que la fièvre ne survint, ou qu'elle ne reprit la parole dans le temps que l'yvresse a coutume de cesser. Aphor. 5. lib. V.

Antoine de Pozzis raconte qu'un fameux buveur fut pendant une yvresse tourmenté de vives douleurs de tête excitées par le déchirement de la dure-mère, et qui ne cessèrent que lorsque les os du crane se furent écartés les uns des autres : cet écartement qui était d'un pouce, avait lieu à la suture coronale ; depuis cet instant cet homme eut l'avantage de pouvoir boire très-copieusement sans s'incommoder et d'enyvrer tous ceux qui voulaient disputer avec lui. Il ne manque pas d'exemples de personnes qui ont accéléré leur mort par l'excès du vin, mais c'est moins par l'yvresse que par l'yvrognerie, c'est-à-dire que leur mort a été moins la suite des symptômes passagers qui caractérisent l'yvresse, que l'effet de l'altération lente et durable que fait sur la machine l'excès des liqueurs fermentées réitéré souvent, l'yvrognerie ou l'yvresse habituelle. Lorsque les personnes yvres meurent, c'est pour l'ordinaire promptement et dans quelque affection soporeuse ; les yvrognes voient la mort s'avancer à pas lents, précédée par des gouttes-roses, des tremblements, des paralysies, et déterminée le plus souvent par des hydropisies du bas-ventre ou de la poitrine.

Dans la description de l'yvresse que nous venons de donner, nous nous sommes uniquement attachés à celle qui se présente le plus fréquemment, peut-être même la seule véritable, qui est l'effet du vin et des liqueurs spiritueuses, et qu'on a plus spécialement désignée sous le nom de témulence, dérivé de temetum, ancien mot latin banni aujourd'hui de l'usage, qui signifiait vin. On voit cependant assez souvent produits par d'autres causes des symptômes assez analogues à ceux que nous avons exposés, et au concours desquels on a donné le nom générique d'yvresse. Parmi ces causes on range d'abord toutes les substances narcotiques veneneuses, parce qu'avant de produire leur effet immédiat, qui est l'assoupissement plus ou moins fort, l'apoplexie ou le troisième degré d'yvresse ; elles excitent, quand leur action est lente, l'espèce de gaieté, le délire et ensuite la stupeur qui caractérisent les autres degrés d'yvresse : ce qu'elles font aussi quand elles sont prises à petite dose ou par des personnes habituées ; dans cette classe sont renfermés les solanum, les stramonium, la mandragore, la belladona, la ciguè, les noix folles, nuces insanas, dont parle Clusius, la noix myristique, suivant Lobelius, les feuilles de chanvre, fort usitées chez les Egyptiens sous le nom d'assis, le suc des pavots ou l'opium, avec lequel les Turcs s'enyvrent fréquemment, et dont ils composent, suivant Mathiole et Sennert, leur maslach, liqueur très-enyvrante ; quand ils vont au combat, ils se servent aussi de l'opium pour s'étourdir et s'animer ; ils n'en prennent que ce qu'il faut pour produire le commencement du premier degré d'yvresse. Les semences d'yvraie, dont le nom fort analogue à celui d'yvresse, parait ou l'avoir formé ou en avoir été formé, sont aussi très-propres à enyvrer ; ceux qui mangent du pain dans lequel elles entrent en certaine quantité, ne tardent pas à s'en apercevoir par des maux de cœur, des douleurs de tête, des vertiges, le délire, en un mot l'yvresse qui succede aussitôt ; quelquefois les convulsions surviennent ; le vomissement et le sommeil terminent ordinairement ces accidents. Schenckius dit avoir Ve excité par l'usage de ces grains une nyctalogie ; Jacques Wagner, outre plusieurs exemples d'yvresse produites par la même cause, rapporte une histoire qui fait voir que les faits les plus absurdes ne manquent jamais d'être attestés par quelque autorité : " dans une maison de campagne, un cheval ayant mangé une grande quantité d'yvraie, tomba comme mort, et ayant été réputé tel, il fut porté dehors où il fut écorché ; après que l'yvresse fut dissipée, le cheval se réveille et revient tranquillement dans l'écurie, au grand étonnement de ceux qui furent les témoins de cet événement singulier ". On en trouve le détail manuscrit fait sur le champ avec autenticité dans la bibliothèque publique d'une ville voisine, Tigurum. Je doute fort que ce témoignage suffise pour forcer la croyance des lecteurs peu faciles.

Le lait, suivant quelques auteurs, mérite aussi d'être regardé comme une des causes d'yvresse ; il produit fréquemment cet effet chez les Scythes et les Tartares, après qu'ils lui ont fait subir quelques préparations ; les principales sont, au rapport des historiens, la fermentation et la distillation ; quoique nous ignorions la manière d'exciter dans le lait la fermentation spiritueuse, la nature muqueuse du lait et son passage à l'acide nous la font concevoir très-possible ; et peut-être pourrions-nous l'obtenir si nous pouvions prendre le lait dans l'instant où la fermentation acéteuse commence, et si nous savions rendre cette fermentation plus lente ; le breuvage qui résulte de ce lait fermenté, est, suivant Luc, dans sa relation des Tartares, appelé par les habitants chyme ou poza. Prosper Alpin prétend que la liqueur à laquelle on donne ce nom, est faite avec la farine d'yvraie, les semences de chanvre et l'eau. Il n'est pas aussi facîle d'imaginer comment le lait peut par la distillation fournir une liqueur enyvrante et par conséquent spiritueuse. Quoique Sennert croie en trouver la raison dans la nature du beurre, qui étant gras et huileux, doit, suivant lui, donner des huiles peu différentes des esprits ; l'état de perfection où est aujourd'hui la chimie, ne permet pas de recevoir de pareilles explications ; il est plus naturel de penser que le fait examiné par des yeux peu chymistes, se trouve faux ou considérablement altéré, du-moins il est permis d'en douter jusqu'à ce qu'il ait été vérifié par des observateurs éclairés.

Nous porterons le même jugement sur la faculté enyvrante que quelques auteurs ont attribuée à certaines eaux ; telle est surtout celle du fleuve Lincerte dont les effets passent pour être semblables à ceux du vin. Ovide dit que

Hunc quicumque parùm moderato gutture traxit,

Haud aliter titubat ac si mera vina bibisset.

Metam. lib. XV.

Sénéque rapporte la même chose, quaest. natur. lib. III. cap. xx. Ce fait vrai ou faux est encore attesté par Pline, histor. natur. lib. II. cap. 103. Cependant malgré ces autorités, il ne laisse pas d'être regardé comme très-incertain. Le témoignage d'un poète menteur de profession, d'un philosophe peu observateur et d'un naturaliste pris souvent en défaut, ne paraissent pas assez décisifs aux personnes difficiles.

Bacon de Verulam assure que les poissons jetés du Pont-Euxin dans de l'eau douce, y sont d'abord comme enivrés, hist. natur. et art. Il a pris cette inquiétude, cette agitation qu'ils éprouvent en passant dans une eau si différente, pour une véritable yvresse ; mais c'est abuser des termes que de confondre ces effets.

L'action de ces différentes causes n'étant ni bien décidée, ni même suffisamment constatée, et les principes par lesquels elles agissent, étant peu ou mal connus, nous ne nous y arrêterons pas davantage ; nous entrerons dans un détail plus circonstancié au sujet des liqueurs fermentées qui sont les causes d'yvresse les plus fréquentes et les plus exactement déterminées ; nous allons examiner en premier lieu, dans quelle partie réside la faculté d'enyvrer : 2°. quelle est la façon d'agir sur le corps pour produire cet effet.

On appelle en général liqueurs fermentées celles qui sont le produit de la fermentation spiritueuse : elles contiennent un esprit ardent inflammable, un sel acide, et souvent une partie extractive qui les colore, que Beccher appelle la substance moyenne ; quoique tous les végétaux qui contiennent une certaine quantité de corps doux, sucrés ou muqueux, soient susceptibles de cette fermentation, on n'y expose dans ces pays pour l'usage, que les raisins qui donnent le vin, les poires et les pommes qui fournissent le poiré et le cidre, et les grains dont on fait la bière. Voyez tous ces articles. Dans les Indes, au défaut de ces fruits, on fait fermenter les sucs des bouleaux, des acacia, des palmiers ; les Maldives font du pain et du vin avec le palmier sagoutier ; et les Tartares, si nous en croyons nos voyageurs, tirent du lait une liqueur spiritueuse ; on n'observe dans toutes ces liqueurs préparées avec ces diverses substances, aucune différence essentielle ; elles contiennent les mêmes principes plus ou moins purs et combinés dans des proportions inégales ; les médecins ne sont pas d'accord sur le principe qui contient la cause matérielle de l'yvresse ; les uns prétendent que c'est l'esprit ou la partie sulphureuse ; les autres soutiennent que c'est l'acide ; ils se réunissent tous à regarder la partie extractive colorante comme inutîle ; on pourrait cependant leur objecter que la bière dans laquelle on a mis une plus grande quantité de houblon qui fait l'office de substance moyenne, et qui retarde la formation du spiritueux, est beaucoup plus enyvrante que les autres. Pour répondre à ce fait qui parait concluant, ils seraient obligés de soutenir que la stupeur, l'engourdissement, l'espèce de délire et les autres symptômes excités par ces sortes de bière, ne sont pas une véritable yvresse, mais une maladie particulière fort analogue à l'effet des plantes soporiferes ; il est vrai que l'eau-de-vie, l'esprit-de-vin, les vins blancs, etc. n'enyvrent pas moins quoique privés de cette partie.

Tachenius et Beckius, partisans de la pathologie acide, n'ont pas cru devoir excepter l'yvresse d'une règle à laquelle ils soumettaient toutes les autres maladies ; ils ont reconnu dans le vin une partie acide, et ils lui ont attribué la faculté d'enyvrer avec d'autant plus de fondement, disent-ils, que les plantes qui contiennent de l'alkali, sont, suivant eux, le secours le plus efficace pour dissiper l'yvresse. Ils ajoutent que la gaieté excitée au commencement de l'yvresse, ne saurait s'expliquer plus naturellement que par l'effervescence qui se fait entre les parties acides du vin et les substances alkalines des esprits animaux, et que le sommeil qui succede enfin, et qui est déterminé par une plus grande quantité de liqueurs fermentées, est une suite de l'excès de l'acide sur les alkalis, qui en détruit la force et l'activité.

Il n'est pas besoin d'arguments pour réfuter l'aitiologie de la gaieté et du sommeil établie sur le fondement que l'acide est la cause de l'yvresse. Cette explication ridicule tombe d'elle-même ; et pour en sapper les fondements, il suffira de remarquer que les vins enyvrent d'autant plus qu'ils sont plus spiritueux, et par conséquent moins acides ; tels sont les vins d'Espagne, d'Italie et des provinces méridionales de France, que les vins les plus tartareux ou acides, comme ceux de Bourgogne et du Rhin, sont les moins enyvrants : que les vins faibles qui ne contiennent presque point de tartre, comme les vins blancs, enyvrent plus promptement que les vins plus forts et en même temps plus tartareux : que l'eau-de-vie et l'esprit-de-vin, qu'on a même fait passer sur les alkalis fixes, et qui se trouvent et par la distillation et par cette opération dépouillés de tout acide surabondant à sa mixtion, enyvrent à très-petite dose et très-rapidement ; on pourrait opposer à ce qu'ils disent sur la vertu des plantes alkalines contre l'yvresse, 1°. que ces plantes dont il faut retrancher les vulnéraires, et qu'il faut restreindre aux cruciferes, agissent principalement en poussant par les urines : 2°. que les remèdes employés le plus fréquemment et avec le succès le plus constant sont les acides, et en particulier le tartre. M. Rouelle m'a assuré avoir fait des expériences particulières sur ce sel avec excès d'acide, l'avoir donné fréquemment à des personnes yvres, et avoir toujours observé que l'yvresse se dissipait très-promptement, quelquefois même dans moins de demi-heure.

Toutes ces considérations si décisives contre les prétentions de ceux qui plaçaient dans l'acide du vin sa faculté enyvrante, ont fait conclure à nos chimiatres modernes que cette vertu résidait dans la partie spiritueuse, dans l'esprit ardent inflammable, produit essentiel et caractéristique de la première espèce de fermentation. Ce sentiment est conforme à toutes les expériences et observations qu'on a faites sur cette matière, il se plie avec beaucoup de facilité à tous les phénomènes chymiques et pratiques ; mais l'esprit de vin ne serait-il pas aidé dans cet effet par les autres parties, par l'eau même qui entre dans la composition des liqueurs fermentées ? Cette idée parait tirer quelque vraisemblance de l'observation de Vigénaire ; cet auteur assure (tractat. de aq. et fil.) qu'une quantité donnée d'esprit-de-vin, une once enyvre moins que la quantité de vin qui aurait pu fournir cette once d'esprit. En supposant le fait bien observé, on peut y répondre, 1°. qu'on n'a fait cette expérience que sur des allemands plus accoutumés à l'esprit-de-vin, et par-là même disposés à être, suivant la remarque d'Hippocrate, moins affectés par son action ; 2°. qu'il se dissipe beaucoup de parties spiritueuses dans la distillation de l'esprit-de-vin, qui souvent enyvrent les ouvriers peu circonspects ; 3°. que dans les rectifications il s'en évapore, et s'en décompose toujours quelque partie ; 4°. enfin que l'yvresse qui est produite par une certaine quantité de vin, suppose toujours une distention et une gêne dans l'estomac, qui peut en imposer pour l'yvresse, ou en rendre les effets plus sensibles.

La partie spiritueuse des liqueurs fermentées étant reconnue pour cause de l'yvresse, quelques chymistes, entr'autres van Helmont et Beccher ont poussé leurs recherches plus loin ; convaincus que cette partie n'était pas simple, qu'elle était composée d'autres parties, ils ont tâché de déterminer quelle était proprement celle qui enyvrait, et ils se sont accordés à reconnaître cette vertu dans la partie qu'ils appellent sulphureuse, et qui n'est autre chose que ce que Stahl et les chymistes qui ont adopté ses principes, désignent sous le nom d'huîle très-atténuée, à laquelle l'esprit-de-vin doit son inflammabilité ; ce sentiment est très-probable, et parait d'autant plus fondé que l'éther, qui n'est vraisemblablement que cette huile, a la faculté d'enyvrer dans un degré éminent ; il y a cependant lieu de penser que les autres parties de l'esprit-de-vin concourent à restreindre cet effet dans les bornes de l'yvresse ; du-reste le rapport qu'on admet entre ce soufre du vin, et le soufre qu'on dit retirer des substances narcotiques, ne parait pas trop exact, et l'explication des phénomènes de l'yvresse fondée sur ces principes, n'est point du tout satisfaisante.

Après avoir déterminé quelle est dans les liqueurs fermentées la partie strictement enyvrante, il nous reste à examiner la manière dont elle agit sur le corps pour produire ses effets ; mais dans cet examen nous sommes privés du témoignage des sens, et par conséquent du secours de l'expérience et de l'observation, et réduits à n'avoir pour guide que l'imagination, et pour flambeau que le raisonnement ; ainsi nous ne pouvons pas espérer de parvenir à quelque chose de bien certain et de bien constaté. Toutes les théories qu'on a essayé de nous donner de cette action, prouvent encore mieux combien il est difficîle d'atteindre même le vraisemblable ; parmi les médecins qui se sont occupés de ces recherches, les uns ont avec Tachenius et Beckius, supposé qu'il y avait des esprits animaux, et que ces esprits animaux étaient, comme nous l'avons déjà dit, d'une nature alkaline, que la partie du vin qui enyvrait, était acide, et qu'il se faisait une effervescence entre ces substances opposées ; les autres qui ont avec Beccher et van Helmont, placé la vertu enyvrante dans ce soufre du vin, ont exprimé son action par la viscosité et la ténacité des parties du soufre qui arrosait, embourbait et enchainait pour-ainsi-dire les esprits animaux, et les rendait incapables d'exercer leurs fonctions. Ceux-ci ont cru que les vapeurs du vin montaient de l'estomac à la tête, comme elles montent du fond d'un alambic dans le chapiteau, qu'elles affectaient le principe des nerfs, et en engourdissaient les esprits ; ceux-là plus instruits ont pensé que toute l'action des corps enyvrants avait lieu dans l'estomac, et que les nerfs de ce viscère transmettaient au cerveau l'impression qu'ils recevaient par une suite de la correspondance mutuelle de toutes les parties du corps, et de la sympathie plus particulière qu'il y a entre la tête et l'estomac ; ils ont en conséquence voulu qu'on regardât l'yvresse comme une espèce d'indigestion qui était suivie et terminée par une purgation ; cette aitiologie est la seule qui soit dans quelques points conforme à l'observation, et qui satisfasse à une partie des phénomènes ; nous remarquerons cependant qu'elle ne saurait être généralement adoptée : nous ne nous arrêterons pas aux autres, qui plus ou moins éloignées de la vraisemblance, ne valent pas la peine d'être réfutées. Lorsque l'yvresse est excitée par une grande quantité de liqueurs, il n'est pas douteux qu'il n'y ait alors une véritable indigestion ; mais peut-on soupçonner cette cause, lorsque l'yvresse sera occasionnée par un seul verre de vin spiritueux, d'eau-de-vie, ou d'esprit-de-vin ? je conviendrai encore que dans ce cas là les causes d'yvresse ont fait leur principal effet sur l'estomac, et n'ont affecté que sympathiquement le cerveau ; mais cette façon d'agir ne pourra avoir lieu, si l'on prend le vin en lavement, et que l'yvresse survienne, comme l'a observé Borellus, cap. j. observ. 56 ; encore moins pourra-t-on la faire valoir pour les yvresses qu'excite l'odeur des liqueurs fermentées. Le système ingénieux de Mead sur l'action des narcotiques, qui est le fondement de celui-ci, tombe par le même argument, qui est sans réplique ; on voit des personnes s'endormir en passant dans des endroits où il y a beaucoup de plantes soporiferes : en respirant l'odeur de l'opium, et par conséquent sans éprouver ce chatouillement délicieux dans l'estomac, qui fixant l'attention de l'âme, et l'affectant aussi agréablement qu'elle se croit transportée en paradis, l'empêche de veiller à l'état des organes, et à l'exercice de leurs fonctions. Je suis très-porté à croire que les corps enyvrants, comme les narcotiques, agissent sur les nerfs, que pris intérieurement ils portent leurs effets immédiats sur ceux du ventricule ; mais comment agissent-ils ? c'est ce qu'il ne nous est pas encore possible de décider ; l'état de nos connaissances actuelles suffit pour nous faire apercevoir le faux et le ridicule des opinions ; mais il ne nous permet pas d'y substituer la vérité : consolons-nous du peu de succès de ces recherches théoriques, en faisant attention qu'uniquement propres à exciter, et à flatter notre curiosité, elles n'apporteraient aucune utilité réelle dans la pratique.

En reprenant la voie de l'observation, nous avons deux questions intéressantes à resoudre par son secours ; savoir, dans quelles occasions l'yvresse exige l'attention du médecin, et par quels remèdes on peut en prévenir ou en dissiper les mauvais effets ; 1°. l'yvresse dans le premier, et le plus souvent dans le second degré, se termine naturellement sans le secours de l'art ; les symptômes qui la caractérisent alors, quoiqu'effrayans au premier aspect, n'ont rien de dangereux ; il est même des cas où le trouble excité pour lors dans la machine est avantageux ; par exemple, dans des petits accès de mélancolie, dans l'inertie de l'estomac, la paresse des intestins, la distension des hypochondres, pourvu qu'il n'y ait point de maladie considérable, dans quelques affections chroniques, et enfin lorsque sans être malade, la santé parait languir, il est bon de la reveiller un peu, et une légère yvresse produit admirablement bien cet effet : les médecins les plus éclairés sont toujours convenus qu'il fallait, de temps-en-temps, ranimer, et remonter, pour ainsi dire, la machine par quelque excès ; on s'est aussi quelquefois très-bien trouvé de faire enyvrer des personnes qui ne pouvaient pas dormir, et auxquelles on n'avait pu faire revenir le sommeil par aucun des secours qui passent pour les plus appropriés ; le troisième degré d'yvresse est toujours un état fâcheux accompagné d'un danger pressant, les accidents qui le constituent indiquent des remèdes prompts et efficaces ; cependant, comme nous l'avons déjà marqué, quoiqu'ils soient très-grands, il y a beaucoup plus d'espérance de guérison, que s'ils étaient produits par une autre cause : ce n'est gueres que dans ce cas qu'on emprunte contre l'yvresse le secours de la médecine ; dans les autres, on laisse aux personnes yvres le soin de cuver leur vin, et de se défaire eux-mêmes par le sommeil et quelques évacuations naturelles, de leur yvresse, on pourrait cependant en faciliter la cessation.

2°. Les remèdes que la médecine fournit, peuvent, suivant quelques auteurs, remplir deux indications, ou d'empêcher l'yvresse, ou de la guérir ; le meilleur moyen pour l'empêcher, serait sans doute de s'en tenir à un usage très-modéré des liqueurs fermentées ; mais les buveurs peu satisfaits de cet expédient, voudraient avoir le plaisir de boire du vin, sans risquer d'en ressentir les mauvais effets, l'on a en conséquence imaginé des remèdes qui pussent châtrer sa vertu enyvrante, qui pris avant de boire des liqueurs fermentées, pussent détourner leur action ; et l'on a cru parvenir à ce but en faisant prendre les huileux qui défendissent l'estomac des impressions du vin, et qui la chassassent doucement du ventre, ou des diurétiques qui le déterminassent promptement par les urines ; l'on a célebré sur tout les vertus de l'huîle d'olives : Nicolas Pison prétend qu'après en avoir pris, on pourrait boire, sans s'enyvrer, un tonneau de vin. Dominicus Leoni-Lucencis recommande pour cet effet les olives confites avec du sel ; plusieurs auteurs vantent l'efficacité du chou mangé au commencement du repas ; Craton voulait qu'on le mangeât crud, il y en a qui attribuent la même propriété aux petites raves et radis, qu'on sert dans ces pays en hors-d'œuvre ; le lait a aussi été ordonné dans la même vue, et enfin les pilules de Glasius, qu'on a appelées pilules contre l'yvresse, passent pour avoir très-bien réussi dans ce cas. Plater assure s'être toujours préservé de l'yvresse, quoiqu'il but beaucoup de liqueurs fermentées, ayant seulement attention de ne pas boire dans les repas qui durent longtemps, jusqu'à ce qu'il eut beaucoup mangé pendant une ou deux heures. Observ. l. I. p. 41.

Si on peut parvenir à empêcher l'yvresse, et à détourner les hommes par les secours moraux de s'exposer aux causes qui l'excitent ; quelques auteurs promettent d'inspirer du dégoût pour le vin, en y mêlant quelques remèdes (Faschius a fait le recueil de ceux dont on vante l'efficacité dans ce cas, ampelograph. sect. VIe cap. 11.) de ce nombre sont les renettes et l'anguille étouffées dans le vin, les œufs de chouette, les pleurs de la vigne, les raisins de mer, etc. d'autres ont ajouté le brochet, les rougets, les tortues, les lézards étouffés dans le vin, la fiente de lion, les semences de chou, etc. infusées dans la même liqueur ; il est peu nécessaire d'avertir combien tous ces remèdes sont fautifs et ridicules.

Lorsque l'yvresse est bien décidée, et qu'il s'agit de la dissiper, il n'y a point de remède plus assuré et plus prompt que les acides ; ils sont, dit Plater, l'antidote spécifique de l'yvresse ; dans cette classe se trouvent compris les vinaigres, l'oxicrat, les sucs de citron, de grenade, d'épine-vinette, le lait acide, les eaux minérales acidules, et surtout le tartre du vin ; je suis très-persuadé que ces remèdes qui guérissent en très-peu de temps l'yvresse, en pourraient être, pris avant de boire, des préservatifs efficaces ; si l'yvresse est parvenue au troisième degré, et si les accidents sont graves, il faut faire vomir tout-de-suite, soit par l'émétique, soit en irritant le gosier ; la nature excitant souvent d'elle-même le vomissement nous montre cette voie, que le raisonnement le plus simple aurait indiqué. Langius conseille de ne pas laisser dormir les personnes yvres avant de les avoir fait vomir. On peut aussi employer dans les cas d'yvresse avec apoplexie, les différentes espèces d'irritants, les lavements forts, purgatifs, les sternutatoires, les odeurs fortes, les frictions, etc. Henri de Heers dit avoir reveillé d'une yvresse en lui tirant les poils de la moustache, un homme qui était depuis quatre jours dans une espèce d'apoplexie, et qu'enfin après avoir éprouvé inutilement toutes sortes de remèdes on allait le trépaner. Les passions d'ame vives et subites, telles que la joie, la crainte, la frayeur, sont très-propres à calmer sur le champ le délire de l'yvresse ; on peut voir plusieurs exemples qui le prouvent, rapportés par Salomon Reiselius, miscell. natur. curios. ann. IIe observ. 117. Cet auteur dit, qu'étant à Ottenville, un homme yvre étant tombé dans un fumier, et craignant de paraitre dans cet état devant son épouse, descendit dans un fleuve pour se laver ; il fut si vivement saisi par la fraicheur subite de l'eau, qu'il rentra tout-de-suite dans son bon sens. Un autre éprouva aussi dans l'instant le même effet ; à-peine toucha-t-il l'eau d'un fleuve où il était descendu, que soit la fraicheur de l'eau, soit la crainte qu'il eut de se noyer, l'yvresse fut entièrement dissipée : un troisième, dont parle le même auteur, ayant blessé en badinant un de ses amis, fut si effrayé de voir couler son sang avec abondance, qu'il recouvra sur le champ l'usage de la raison. (m)

YVRESSE, (Critique sacrée) ce mot ne se prend pas toujours dans l'Ecriture pour une yvresse réelle ; très-souvent il ne désigne que boire jusqu'à la gaieté dans un repas d'amis ; ainsi, quand il est dit dans la Genèse, xliij. 34. que les frères de Joseph s'enyvrèrent avec lui la seconde fois qu'ils le virent en Egypte ; ces paroles ne doivent point offrir à l'imagination une yvresse réelle ; celles-ci, qui inebriat ipse quoque inebriabitur, Prov. XIe 25. celui qui fait boire, boira semblablement, sont des paroles proverbiales, qui signifient que l'homme libéral sera librement récompensé. De même ce passage du Deuter. xxix. 19. absumet ebrius sitientem, la personne qui a bu, l'emporta sur celle qui a soif ; est une manière de proverbe dont se sert Moïse, pour dire que le fort accablera le faible. Quand saint Paul dit aux Corinth. XIe 21. dans vos repas l'un a faim, et l'autre est yvre, , cela signifie tout-au-plus, bait largement ; c'est le sens du verbe , ou plutôt il faut traduire est rassasié ; car enyvrer dans le style des Hébreux, est combler de biens. Ecclésiastes. j. 24. (D.J.)