S. m. (Médecine) médecine-pratique uniquement fondée sur l'expérience. Rien ne parait plus sensé qu'une telle médecine : mais ne nous laissons pas tromper par l'abus du mot ; démontrons-en l'ambiguité avec M. Quesnai, qui l'a si bien dévoilée dans son ouvrage sur l'oeconomie animale.

On confond volontiers et avec un plaisir secret, dans la pratique ordinaire de la Médecine, trois sortes d'exercices sous le beau nom d'expérience ; savoir, 1°. l'exercice qui se borne à la pratique dominante dans chaque nation ; 2°. l'exercice habituel d'un vieux praticien, qui privé de lumières, s'est fixé à une routine que l'empirisme ou ses opinions lui ont suggérée, ou qu'il s'est formé en suivant aveuglément les autres praticiens ; 3°. enfin l'exercice des médecins instruits par une théorie lumineuse, et attentifs à observer exactement les différentes causes, les différents caractères, les différents états, les différents accidents des maladies, et les effets des remèdes qu'ils prescrivent dans tous ces cas. C'est de cette confusion que naissent toutes les fausses idées du public sur l'expérience des praticiens.

On rapporte à l'expérience, comme nous venons de le remarquer, l'exercice des médecins livrés aux pratiques qui dominent dans chaque nation : ce sont ces médecins mêmes qui croient s'être assurés par leur expérience, que la pratique de leur pays est préférable à celle de tous les autres : mais si cet exercice était une veritable expérience, il faudrait que ceux qui se sont livrés depuis plus d'un siècle à différentes pratiques dans chaque pays, eussent acquis des connaissances décisives, qui les eussent déterminés à abandonner, comme ils ont fait, la pratique générale et uniforme, que leurs maîtres suivaient dans les siècles précédents ; cependant nous ne voyons pas dans leurs écrits, que l'expérience leur ait fourni de telles découvertes sur un grand nombre de maladies ; serait-ce donc les anciens médecins de chaque pays qui n'auraient acquis aucune expérience dans la pratique qu'ils suivaient ? ou serait-ce les modernes qui abandonnant les règles des anciens, auraient suivi différentes pratiques sans être fondés sur l'expérience ?

On pensera peut-être que ces différentes méthodes de traiter les mêmes maladies en différents pays, sont le fruit des progrés de la théorie de la Médecine ; mais si cette théorie avait introduit et réglé les différentes méthodes de chaque pays, elle concilierait aussi les esprits, tous les médecins des différents pays reconnaitraient les avantages de ces diverses pratiques : cependant ils sont tous bien éloignés de cette idée, ils croient dans chaque pays que leur pratique est la seule qu'on puisse suivre avec sûreté, et rejettent toutes les autres comme des pratiques pernicieuses, établies par la prévention. Or les Médecins mêmes, en se condamnant ainsi réciproquement, ne prouvent-ils pas qu'il serait ridicule de confondre l'expérience avec l'exercice de ce nombreux cortège de praticiens, assujettis à l'usage, livrés à la prévention, et incapables de parvenir par des observations exactes, aux différentes modifications qui pourraient perfectionner la pratique dans les différents pays.

Si l'exercice de tant de médecins attachés à ces différentes pratiques, présente une idée si opposée à celle qu'on doit avoir d'une expérience instructive, ne sera-t-il pas plus facîle encore de distinguer de cette expérience le long exercice d'un praticien continuellement occupé à visiter des malades à la hâte, qui se règle sur les événements, ou se fixe à la méthode la plus accréditée dans le public, qui toujours distrait par le nombre des malades, par la diversité des maladies, par les importunités des assistants, par les soins qu'il donne à sa réputation, ne peut qu'entrevoir confusément les malades et les maladies ? Un médecin privé de connaissances, toujours dissipé par tant d'objets différents, a-t-il le temps, la tranquillité, la capacité nécessaire pour observer et pour découvrir la liaison qu'il y a entre les effets des maladies, et leurs causes ?

Fixé à un empirisme habituel, il l'exerce avec une facilité, que les malades attribuent à son expérience ; il les entretient dans cette opinion par des raisonnements conformes à leurs préjugés, et par le récit de ses succès : il parvient même à les persuader, que la capacité d'un praticien dépend d'un long exercice, et que le savoir ne peut former qu'un médecin spéculatif, ou pour parler leur langage, un médecin de cabinet.

Cependant ces empiriques ignorants et présomptueux se livrent aux opinions de la multitude, et n'aperçoivent les objets qu'à-travers leurs préjugés. C'est à des gens de cet ordre que M. de Voltaire répondit plaisamment, quand ils voulurent le traiter avant qu'il vint à Genève : " Messieurs, je n'ai pas assez de santé pour risquer avec vous le peu qui me reste ". Mais il n'a pas hésité de confier ce reste de santé entre les mains de l'Esculape du pays, homme rare, né pour le bonheur des autres, joignant l'étude perpétuelle et la plus profonde théorie, aux observations d'une savante pratique, et ne connaissant d'expérience que celle de tous les lieux et de tous les siècles.

Aussi les vrais médecins ne se prévalent-ils jamais d'une routine habituelle ; ils croiraient déshonorer la Médecine, et se dégrader eux-mêmes, s'ils insinuaient dans le public que la capacité des Médecins s'acquiert comme celle des artisans, qui n'ont besoin que des sens et de l'habitude pour se perfectionner dans leurs métiers. En effet les praticiens qui ont une juste idée de la Médecine, et qui méritent leur réputation, ne se sont livrés au public qu'après avoir acquis un grand fonds de savoir ; et malgré un exercice presque continuel, ils ménagent chaque jour une partie de leur temps, pour entretenir et augmenter leurs connaissances par l'étude, et ils ne se décident dans la pratique que par les lumières d'une théorie solide.

Ainsi tous ceux qui ont réduit l'expérience à l'empirisme particulier de chaque praticien, c'est-à-dire à quelques connaissances insuffisantes, obscures, équivoques, séduisantes, dangereuses, n'ont pas compris que la véritable expérience, la seule digne de ce nom, est l'expérience générale qui résulte des découvertes physiques, chimiques, anatomiques, et des observations particulières des Médecins de tous les temps et de tous les pays ; que cette expérience est renfermée dans la théorie, et que par conséquent l'expérience approfondie, et la théorie expérimentale ou la vraie théorie, ne sont pas deux choses differentes. Ce n'est donc point par l'exercice seul de la Médecine qu'on acquiert cette théorie, ou cette expérience lumineuse qui forme les vrais médecins.

On dira peut-être qu'un grand exercice de la Médecine procure du moins aux Médecins une habitude qui les rend plus expéditifs dans la pratique : mais ne doit-on pas comprendre que cette facilité ne les rend que plus redoutables, lorsqu'ils ne sont pas suffisamment instruits ? et ne doit-on pas s'apercevoir aussi que la vraie habitude qu'on peut désirer d'un médecin, est la science théorique, puisque ce n'est que par le savoir qu'il peut se conduire facilement et surement dans la pratique.

Il est vrai que moins un praticien se livre à la routine, et que plus il est instruit, plus il connait toutes les méprises dans lesquelles on peut tomber, plus aussi il hésite, plus il réfléchit, plus il délibere, parce qu'il aperçoit les difficultés : mais c'est toujours pour la sûreté des malades qu'il est si attentif et si circonspect dans ses jugements. Ce sont les connaissances mêmes, et non le défaut d'experience ou d'habitude, qui retiennent un médecin prudent, et qui l'obligent, dans les cas douteux, à démêler, à examiner, à balancer, avant que de se décider.

Si le public voyait de près les Médecins, lorsqu'ils sont eux-mêmes attaqués de quelque maladie inquiétante, il ne retrouverait plus en eux cet air de fermeté, ce ton décisif et imposant, si ordinaire à ceux qui traitent les malades par empirisme ; et il comprendrait alors combien l'assurance et la précipitation sont déplacées, dans l'exercice d'un art si difficîle et si dangereux.

Enfin, et nous ne saurions trop le répéter, ce n'est point la routine, quelque longue qu'elle puisse être, qui peut former un médecin clinique à la bonne méthode curative des maladies ; la routine ne sert qu'à multiplier ses fautes, son impéritie, et son aveuglement. Je sai bien que le public grossier établit follement sa confiance dans l'empirisme d'un vieux médecin, et que c'est la routine greffée sur l'âge, qui lui donne le crédit et la réputation. Aveugle et funeste préjugé. Le praticien le plus consommé sera fort ignorant, s'il a négligé (comme c'est la coutume) de s'approprier par une lecture perpétuelle des livres de son art, l'expérience des autres praticiens.

J'avoue qu'un médecin qui est simplement savant, qui n'a pas acquis l'habitude, et qui n'a pas observé par lui-même, est un médecin incomplet : mais il est beaucoup moins imparfait que le premier, car les lumières de la Médecine naissent presque toutes d'une expérience dû. aux observations d'une multitude d'hommes, et qui ne peut s'acquerir que par l'étude. Jamais un médecin ne réussira sans cette étude, et sans la profonde théorie de l'art qui doit lui servir de boussole, quoi qu'en disent les ignorants, qui ne font tort qu'à eux-mêmes en méprisant les connaissances, parce qu'elles sont au-dessus de leur portée. C'est par cette profonde théorie que Boerhaave a fixé les principes de la science médicinale, qui, à proprement parler, n'en avait point avant lui, et qu'il a élevé par son génie et par ses travaux à ce haut degré de lumière, qui lui a mérité le titre de réformateur de l'art.

En un mot, on n'est habîle dans la pratique, qu'autant qu'on a les lumières nécessaires pour déterminer la nature de la maladie qu'on traite, pour s'assurer de sa cause, pour en prévoir les effets, pour démêler les complications, pour apercevoir les dérangements intérieurs des solides, pour reconnaître le vice des liquides, pour découvrir la source des accidents, pour saisir les vraies indications, et les distinguer des apparences qui peuvent jeter dans des méprises et dans des fautes très-graves. Or c'est uniquement par une science lumineuse qu'on peut saisir, pénétrer, discerner tous ces objets renfermés dans l'intérieur du corps, et réellement inaccessibles à l'empirisme. Voyez THEORIE, PRATIQUE, PRATICIEN, et tout sera dit sur cette importante matière Article de M. le Chevalier DE JAUCOURT.