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Catégorie parente: Physique particulière
Catégorie : Chirurgie
S. f. terme de Chirurgie, déplacement d'un ou de plusieurs os de l'endroit où ils sont naturellement joints. Les luxations sont en général de deux espèces par rapport à leurs causes ; les unes viennent de causes externes, comme chutes, coups, sauts, extensions, etc. les autres viennent de causes internes, comme d'un relâchement des ligaments, de la paralysie des muscles, du gonflement des têtes des os, d'une fluxion d'humeurs qui s'est faite tout-à-coup dans l'articulation, et qui en a abreuvé les capsules ligamenteuses ou d'humeurs qui s'y sont accumulées peu-à-peu : tel est l'épanchement de la synovie, qui chasse la tête de l'os de sa cavité.

La luxation n'arrive proprement qu'aux os qui ont un mouvement manifeste, comme sont tous ceux dont la jonction est par diarthrose : ceux qui sont articulés par synarthrose, n'ayant qu'un mouvement fort obscur, sont plus sujets à être cassés qu'à se luxer : les os joints par charnière ou gynglime se luxent plus difficilement que ceux dont la jonction est faite par une seule tête et une seule cavité ; et ils sont plus sujets à la luxation incomplete qu'à la complete .

On entend par luxation complete celle où la tête d'un os est réellement hors de la cavité de celui qui la recevait. On reconnait cette luxation par une tumeur ou éminence que forme la tête de l'os déboité dans un endroit qui n'est pas destiné à la loger ; et par un enfoncement que l'on sent dans l'endroit d'où l'os est sorti. Ces signes sont quelquefois difficiles à apercevoir, surtout à la cuisse, lorsqu'il y a gonflement. La luxation complete est aussi accompagnée d'une grande douleur, d'une abolition du mouvement et d'un raccourcissement du membre, si la luxation est en-haut ; car le membre est plus long dans la luxation qui se fait em-bas.

La luxation incomplete ou partiale, appelée aussi subluxation, est un arrangement des os dans leur contiguité, mais qui se touchent encore par quelque surface. Dans la luxation incomplete , outre la douleur et l'impuissance du membre, qui sont des signes communs et équivoques de luxation, l'on remarque 1°. que le lieu de l'articulation est plus éminent qu'il ne doit être ; 2°. que le membre ne change presque pas de figure, ni de longueur ; et 3°. que la partie n'est pas plus disposée à se mouvoir d'un côté que de l'autre, à cause que les muscles sont presque également tendus, parce que l'éloignement de l'os n'est pas assez grand pour changer considérablement la distance de leurs attaches ; ce qui n'est point de même dans la luxation complete . L'entorse est une espèce de luxation incomplete . Voyez ENTORSE.

Une luxation est simple, lorsqu'elle n'est accompagnée d'aucun accident ; et compliquée, lorsqu'elle se trouve avec plaie, inflammation, fracture, etc.

Le pronostic des luxations est relatif à leur espèce, à leur cause, et aux accidents qui les compliquent.

La luxation exige la réduction le plus tôt qu'il est possible. Il y a des complications qui s'y opposent. Une fracture, une grande tension, une contorsion profonde ne permettent quelquefois pas de réduire une luxation. Si l'os du bras, par exemple, était fracturé dans sa partie moyenne supérieure, et luxé dans l'épaule, les extensions convenables pour réduire la luxation ne seraient pas sans inconvénient, et il faudrait absolument abandonner la luxation, à moins que la tête de l'os ne pressât fortement les gros vaisseaux ; ce qui mettrait le malade en danger, et déterminerait à tout tenter plutôt que de différer la réduction.

Lorsqu'elle est possible, il faut faire les extensions et les contre-extensions convenables, qui s'exécutent par le secours des mains seulement, ou avec des lacs et des machines. Voyez EXTENSION, LACS, MACHINE pour les luxations.

Quand les extensions sont suffisantes, il faut conduire la tête de l'os dans sa cavité naturelle, en faisant lâcher doucement ceux qui tirent, afin que l'os se replace. Il n'est pas toujours nécessaire de pousser l'os : les muscles et les ligaments qui n'ont pas été trop forcés, le retirent avec action ; il est même quelquefois dangereux d'abandonner l'os à toute la force des muscles : on court risque, 1°. s'il y a un rebord cartilagineux, de le renverser en lâchant tout-à-coup, ce qui pourrait causer une ankylose, du-moins le mouvement du membre deviendrait-il fort difficile. 2°. Quand même la vitesse du retour de l'os ne romprait pas le rebord cartilagineux, la tête de l'os ferait une contusion plus ou moins forte aux cartilages qui encroutent la tête et la cavité. Il est donc nécessaire de conduire l'os doucement dans sa cavité, au moins jusqu'à ce qu'on soit assuré qu'il en prend bien la route.

Il faut observer que cette route n'est pas toujours le plus court chemin que puisse prendre l'os pour rentrer, mais celui par lequel il est indiqué qu'il est sorti de sa cavité. On est obligé de suivre ce chemin, quand même il ne serait pas le plus court ; tant parce qu'il est déjà frayé par la tête de l'os luxé, que parce qu'il conduit à l'ouverture qui a été faite à la poche ligamenteuse par la sortie de l'os. Il n'est pas bien prouvé que ce dogme soit aussi important dans la pratique qu'il est spécieux dans la théorie : on dit fort bien que si l'on ne suit pas le chemin frayé, on en fait un autre avec peine pour l'opérateur, et douleur pour le malade ; que la tête de l'os arrivant à sa cavité, ne trouve point d'ouverture à la capsule ligamenteuse ; qu'elle la renverse avec elle dans la cavité, ce qui empêche l'exacte réduction, et cause des douleurs, des gonflements, inflammations, dépôts et autres accidents funestes. J'ai Ve tous ces accidents dans la pratique, et ils ne venaient pas de cette cause ; j'ai réduit beaucoup de luxations ; je n'ai jamais aperçu qu'on put distinguer cette route précise de l'os ; on le réduit toujours, ou plutôt il se réduit par la seule route qui peut lui permettre de rentrer, lorsque, par des mouvements ou méthodiques, ou empyriques, on a levé les obstacles qui s'opposaient au remplacement. Nous parlerons de ces cas au mot machine pour la réduction des luxations.

On connait que la réduction est faite lorsque dans l'opération on entend un certain bruit qui annonce le retour de la tête dans sa cavité, et que la bonne conformation, l'usage et le mouvement de l'articulation sont rétablis.

On applique ensuite l'appareil contentif de l'os moins que des topiques nécessaires pour remédier à la tension des parties, et les consoler de l'effort qu'elles ont souffert. Les bandages sont surtout nécessaires dans les luxations de cause interne, principalement à celles qui sont produites par la relaxation des ligaments ou la paralysie des muscles : dans ces cas le seul poids du membre met la tête de l'os hors de la cavité.

Après l'application de l'appareil, on met le membre en situation convenable. Le malade doit être couché dans les luxations du tronc et des extrémités inférieures ; il n'est pas nécessaire qu'il le soit dans les luxations de la mâchoire inférieure, ou des extrémités supérieures. Il faut ensuite que le chirurgien s'applique à corriger les accidents, suivant les diverses indications qu'ils prescrivent.

La nature différente des luxations, par rapport à la nature des parties, à la façon dont elles ont été lésées, aux causes du désordre, aux symptômes et accidents qu'il produit, exige des attentions diversifiées et des procédés particuliers qu'il faut voir dans les livres de l'art. Ambraise Paré parmi les anciens, et M. Petit parmi les modernes, dans son traité des maladies des os, sont les plus grands maîtres qu'on puisse consulter sur cette matière. (Y)

Machine pour la réunion des tendons extenseurs des doigts et du poignet. Chirurgie, Pl. XX. fig. 6. Cette machine est composée de deux parties, une fixe, et l'autre mobile, unies ensemble par une charnière.

La partie fixe est une gouttière de dix pans de long, de cinq pouces de large, et de deux pouces de profondeur.

A l'extérieure on voit trois pièces soudées ; au milieu et à l'extrémité antérieure sont des espèces d'anses carrées, par où passent des liens qui assujettissent cette gouttière à l'avant-bras. Entre ces deux anneaux il y a une crémaillere à quatre crants, dont l'usage est de loger le bec d'un crochet attaché à la pièce mobile.

Cette seconde partie de la machine est une espèce de semelle, cave intérieurement, convexe à l'extérieur, haute d'environ sept pouces, sur quatre pouces et demi de diamètre.

Elle a sur les côtés deux petites fentes, qui servent à passer une bande qui tient la main appliquée sur la palette ; et à ses parties latérales et inférieures, on voit l'attache des crochets.

Pour se servir de cette machine, on la garnit d'un petit lit de paille d'avoine, couvert de quelques compresses, et d'un bandage à dix-huit chefs ; on met l'avant-bras sur ces préparatifs, la main étendue ; on panse la plaie, et on soutient la main au degré d'extension convenable, par la pièce mobîle qu'on fixe au degré d'élévation qu'on juge à propos.

Machine pour la réunion du tendon d'achille, inventée par M. Petit. Voyez Pl. XXXII. et XXXIII. Une espèce de genouillere de cuir fort, et couverte d'un cuir plus pliant, sert de point d'appui à la force mouvante. La jambe étant pliée, on place dans le pli du jarret, le milieu de cette espèce de genouillere. De deux branches qui la composent, la plus large garnie en dedans de chamois, comme d'un coussin, entoure le bas de la cuisse, au-dessus du genou. Elle y est assujettie par deux appendices d'un cuir pliant, qui, comme deux courroies, achevent le tour de la cuisse, et vont passer par deux boucles, au moyen desquelles on serre autant qu'il faut, et l'on assujettit cette partie du bandage. L'autre branche qui est un peu plus étroite, entoure la jambe au-dessus du mollet ; elle est matelassée à la partie qui porte sur les muscles gémeaux. Deux courroies et deux boucles la serrent et l'assujettissent comme la première. Par cette disposition les boucles et les courroies ne peuvent blesser la peau, et les gros vaisseaux sont à l'abri de la compression. Au milieu de la branche qui entoure la cuisse, est pour ainsi dire enchâssée et cousue une plaque de cuivre, sur le plan de laquelle s'élèvent perpendiculairement deux montants, à-travers lesquels passe un treuil qui se meut sur son axe, au moyen d'une clé ou cheville carrée qui sert de manivelle. Sur le treuil est attachée et s'emploie une courroie, laquelle est cousue par son autre bout au talon d'une pantoufle, qui reçoit le pied du blessé. La direction de cette courroie depuis le talon jusqu'au jarret, est donnée et conservée par un passant de cuir, cousu sur le milieu de la petite branche de la genouillere, vis-à-vis du treuil sur lequel elle est employée. Pl. XXXII. fig. 1. genouillere ; fig. 2. la pantoufle et sa courroie ; fig. 3. le treuil ; fig. 4. la manivelle. La Pl. XXXIII. fig. 1. montre la machine en situation.

A mesure que par la cheville carrée qui passe dans l'axe du treuil, on le tourne dans le sens qu'il convient, on oblige le pied de s'étendre, et l'on approche les deux bouts du tendon. Mais lorsqu'ils seront au point d'attouchement nécessaire, le treuil, et par conséquent la courroie doivent être retenus et fixés en ce lieu. Cela se fait par une roue à crochet et un mentonnet à ressort, qui engrene dans les dents de cette roue ; par ce moyen on peut étendre ou relâcher plus ou moins la courroie, et fixer le pied au degré d'extension convenable. Une boucle au lieu du treuil, simplifierait beaucoup la construction de cette machine ; mais elle en serait moins parfaite dans l'usage.

Cette invention est des plus utiles et des plus ingénieuses. Ce bandage ne fait aucune compression sur les parties qui en reçoivent l'utilité ; le degré d'extension est immuable, non-seulement le pied est étendu, mais la jambe est contenue en même temps dans le degré de flexion, qui relâche les muscles gémeaux, et facilite le rapprochement du bout supérieur du tendon : ces muscles sont comprimés et gênés au point qu'on n'a rien à craindre de tressaillements involontaires durant le sommeil, enfin ce bandage laisse la jambe et le talon à découvert, de manière qu'on peut observer ce qui se passe, aussi souvent qu'on le veut, et appliquer les médicaments nécessaires, sans être obligé de toucher à ce bandage, avantage dont on sent tout le prix dans le cas de plaies. Rien n'était si dangereux que des plaies du tendon d'achille, et elles rentrent dans la classe des plus simples et des plus faciles à guérir, depuis l'heureuse découverte de cette machine, fruit du génie d'un des plus grands chirurgiens que la France ait eu.

Machine pour réduire les luxations, inventée par M. Petit, et décrite dans son traité des maladies des os. Elle est composée de deux parties (voyez la fig. 2. Pl. XXXIV) ; l'une fait le corps, et l'autre les branches.

Le corps est composé de deux jumelles de bois de chêne, droites et parallèles entr'elles, de deux pieds onze pouces de longueur, et de deux pouces de largeur, sur dix-huit lignes d'épaisseur.

Ces jumelles sont éloignées l'une de l'autre de seize lignes ; il y a deux traverses qui les entretiennent, et y sont jointes par tenons, mortaises et chevilles.

A chaque jumelle, du côté qu'elles se regardent, on a pratiqué une rainure ou coulisse dans le milieu de leur épaisseur, pour loger de part et d'autre des languettes d'une moufle de bois.

Il y a deux mouffles, l'une est dormante, et a un tenon qui entre dans une mortaise pratiquée dans l'épaisseur de la traverse inférieure, où elle est retenue fixement par une cheville de fer, qui passant dans la traverse, en pénètre la mortaise, et le tenon de la moufle. L'autre moufle est mobile, et a deux languettes qui entrent dans les coulisses des deux jumelles, et qui lui donnent la liberté d'aller et de venir. A sa tête se trouve un trou, par lequel passe une corde en anse, qui sert à attacher par le milieu un lacs de soie, d'une aune de longueur, et d'une tresse ou d'un tissu triple. Les bouts de ce lacs sont noués d'un même nœud d'espace en espace, de façon que les nœuds sont à la distance de deux pouces les uns des autres. Celui qui est à l'extrémité sert de bouton, et les espaces qu'ils laissent entr'eux font des boutonnières, dans lesquelles on engage le premier nœud. On forme ainsi avec ce lacs une anse plus ou moins grande, dans laquelle on arrête celle d'un lacs qui, comme on le dira, s'attache au membre que l'on veut remettre.

La chape des deux mouffles est de bois carré, et chacune d'elles a six poulies en deux rangées. Les trois de la première rangée ont un pouce de diamètre ; celles de la seconde ont dix lignes, et toutes ont trois lignes d'épaisseur. Un cordon de soie ou de lin d'une ligne et demie de diamètre, et de 27 ou 28 pieds de longueur, est arrêté d'un bout à la chape de la moufle dormante, au-dessous de la rangée des petites poulies, passe ensuite avec ordre par toutes les petites poulies tant de l'une que de l'autre moufle, et enfin est arrêté par son autre bout à l'anneau d'un piton qui traverse le treuil. Voyez la méthode d'arranger les cordes au mot MOUFLE.

Le treuil est de bois tourné en bobine, porté par deux moutons de bois joints aux jumelles par deux tenons. Ce treuil a une roue dentelée en rochet, qui mesure les degrés d'extension.

Les branches de cette machine sont aussi composées de deux jumelles ; mais elles ne sont ni droites, ni parallèles entr'elles. Par-devant elles sont ceintrées en arc. Leur longueur est de deux pieds trois pouces, y compris les tenons carrés de quatre pouces neuf lignes de longueur, sur huit lignes de diamètre. Ces tenons sortent de chaque côté du bout de la partie la plus forte ; ce qui sert de base aux branches. Chaque tenon entre dans le bout supérieur de chaque jumelle du corps de la machine, lequel bout est garni par un collet de fer qui le recouvre en entier, excepté le côté par où les jumelles se regardent.

Les extrémités des jumelles des branches sont mousses et arrondies pour se loger facilement dans deux gaines qui sont aux extrémités d'une espèce de lacs nommé arcboutant. Ib. Pl. XXXIII. fig. 3.

Il est composé d'un morceau de coutil, de la longueur d'un pied, de trois pouces de largeur, fendu en boutonnière par le milieu suivant sa longueur. Cette fente ou boutonnière a neuf pouces ; et le surplus du coutil qui n'est point fendu, borne également les deux extrémités, au-dessous de chacune desquelles est pratiquée une poche ou gaine, qui sert à loger les extrémités des branches de la machine. Toute cette pièce de coutil est revêtue de chamois, pour ne point blesser le corps, ni le membre qui doit passer par la fente ou boutonnière.

La pièce ou le lacs qui doit servir à tirer le membre luxé (fig. 4.), est composé d'un morceau de chamois doublé et cousu, ayant quatorze pouces de long, et deux et demi de large. Sur le milieu, dans sa longueur, est un cordon de soie à double tresse, de la longueur de trois quarts d'aune, large de dix lignes, passé dans les deux anses d'un lacs de tire-botte, revêtu de chamois. Le cordon de soie est cousu à la pièce de chamois, sur le milieu et près des extrémités, de manière que cette couture n'empêche point qu'on éloigne ou qu'on rapproche l'une de l'autre, les anses du lacs de tire-botte revêtu de chamois, afin qu'il puisse convenir aux différentes grosseurs des membres auxquels on l'attache. Ce lacs qui a dix-huit pouces de longueur et un de large, fait une anse de neuf pouces ; la pièce de chamois fait le tour du membre, et forme une compresse circulaire, afin que les lacs ne puissent blesser. Le cordon de soie fait deux tours sur le chamois, et on le lie d'un simple nœud ou d'une rose.

Pour se servir de cette machine, on la place toute montée au-dessous du membre. Quand on a posé l'arc-boutant et le lacs, on engage les bouts des branches dans les deux poches ou gaines de l'arcboutant. On passe le lacs de la moufle mobîle dans l'anse du lacs qui est attaché au membre, et on arrête ce lacs en passant le nœud de son extrémité dans l'une de ses boutonnières : on met alors à l'essieu du treuil la manivelle, et on tourne autant qu'il est nécessaire pour allonger et réduire le membre démis.

Cette machine peut être appliquée pour faire les extensions dans certaines fractures, en pressant différemment les lacs.

Pour se servir de cette machine aux luxations de la cuisse, M. Petit a ajouté deux espèces de croissants aux branches (voyez fig. 5.), dont l'un appuie sur l'os des iles, et l'autre sur la partie moyenne de la cuisse. On prend une serviette dont on noue ensemble deux angles, pour en former une anse dans laquelle on passe la cuisse jusque dans l'aine, on en attache l'anse au cordon de la moufle mobile, et on tourne la manivelle : par-là on fait trois efforts différents. Le croissant supérieur arcboute contre l'os de la hanche ; l'inférieur pousse le bas de la cuisse en-dedans, la serviette tire le haut du fémur en-dehors, et par le concours de ces trois mouvements, sans qu'il soit nécessaire de faire d'autres extensions : on ne parle ici que de la luxation de la cuisse em-bas et en-dedans.

Il faut voir tous les détails dans l'auteur pour se mettre au fait des particularités dans lesquelles nous ne pouvons entrer. On trouve une machine destinée aux mêmes usages dans la chirurgie de Platner, mais si l'on fait bien attention aux règles posées par les meilleurs auteurs, et fondées en raison et en expérience, pour la réduction des luxations, on sentira combien peu l'on doit attendre de secours de toutes ces machines. La réduction des luxations dépend de plusieurs mouvements combinés. Chaque espèce de déplacement exige que le membre soit situé différemment, pour que les muscles qui sont accidentellement dans une tension contre nature, ne soient pas exposés à de nouvelles violences par l'effet des extensions nécessaires ; on risque de déchirer les muscles, et de les arracher dans une opération mal dirigée. Il faut surement plus de lumières et d'adresse que de forces, pour faire à propos tout ce qu'il convient, suivant la situation de la tête de l'os qui peut être portée en-haut, em-bas, en-devant, en-arrière, en-dedans, en-dehors ; ce qui fait que les membres sont tantôt plus longs, tantôt plus courts, suivant l'espèce de luxation. Comment donc pourrait-on réussir avec un instrument qui n'agit, et ne peut agir que suivant une seule et unique direction ? dès qu'il est constant qu'il faut combiner les mouvements pour relâcher à propos certains muscles, en étendre d'autres avec des efforts variés en différents sens, à mesure que la tête de l'os se rapproche de sa cavité, pour y être replacée. C'est ce qui est exposé dans un plus grand détail, dans le discours préliminaire de la dernière édition du traité des maladies des os de feu M. Petit, en 1758. Voyez AMBI.

Machines pour arrêter les hémorrhagies, voyez TOURNIQUET.

Machine pour redresser les enfants bossus, Pl. VI. fig. 2. voyez RACHITIS.

Machines pour les hernies de l'ombilic, Pl. VI. fig. 3. et Pl. XXIX. voyez EXOMPHALE.

Machine pour les fractures compliquées de la jambe ; voyez BOITE. (Y)

LUXE, c'est l'usage qu'on fait des richesses et de l'industrie pour se procurer une existence agréable.

Le luxe a pour cause première ce mécontentement de notre état ; ce désir d'être mieux, qui est et doit être dans tous les hommes. Il est en eux la cause de leurs passions, de leurs vertus et de leurs vices. Ce désir doit nécessairement leur faire aimer et rechercher les richesses ; le désir de s'enrichir entre donc et doit entrer dans le nombre des ressorts de tout gouvernement qui n'est pas fondé sur l'égalité et la communauté des biens ; or l'objet principal de ce désir doit être le luxe ; il y a donc du luxe dans tous les états, dans toutes les sociétés : le sauvage a son hamac qu'il achète pour des peaux de bêtes ; l'européen a son canapé, son lit ; nos femmes mettent du rouge et des diamants ; les femmes de la Floride mettent du bleu et des boules de verre.

Le luxe a été de tout temps le sujet des déclamations des Moralistes, qui l'ont censuré avec plus de morosité que de lumière, et il est depuis quelque temps l'objet des éloges de quelques politiques qui en ont parlé plus en marchands ou en commis qu'en philosophes et en hommes d'état.

Ils ont dit que le luxe contribuait à la population.

L'Italie, selon Tite-Live, dans le temps du plus haut degré de la grandeur et du luxe de la république romaine, était de plus de moitié moins peuplée que lorsqu'elle était divisée en petites républiques presque sans luxe et sans industrie.

Ils ont dit que le luxe enrichissait les états.

Il y a peu d'états où il y ait un plus grand luxe qu'en Portugal ; et le Portugal, avec les ressources de son sol, de sa situation, et de ses colonies, est moins riche que la Hollande qui n'a pas les mêmes avantages, et dans les mœurs de laquelle règnent encore la frugalité et la simplicité.

Ils ont dit que le luxe facilitait la circulation des monnaies.

La France est aujourd'hui une des nations où règne le plus grand luxe, et on s'y plaint avec raison du défaut de circulation dans les monnaies qui passent des provinces dans la capitale, sans refluer également de la capitale dans les provinces.

Ils ont dit que le luxe adoucissait les mœurs, et qu'il répandait les vertus privées.

Il y a beaucoup de luxe au Japon, et les mœurs y sont toujours atroces. Il y avait plus de vertus privées dans Rome et dans Athènes, plus de bienfaisance et d'humanité dans le temps de leur pauvreté que dans le temps de leur luxe.

Ils ont dit que le luxe était favorable aux progrès des connaissances et des beaux arts.

Quels progrès les beaux arts et les connaissances ont-ils fait chez les Sibarites, chez les Lydiens, et chez les Tonquinais ?

Ils ont dit que le luxe augmentait également la puissance des nations et le bonheur des citoyens.

Les Perses sous Cyrus avaient peu de luxe, et ils subjuguèrent les riches et industrieux Assyriens. Devenus riches, et celui des peuples où le luxe regnait le plus, les Perses furent subjugués par les Macédoniens, peuple pauvre. Ce sont des sauvages qui ont renversé ou usurpé les empires des Romains, des califes de l'Inde et de la Chine. Quant au bonheur du citoyen, si le luxe donne un plus grand nombre de commodités et de plaisirs, vous verrez, en parcourant l'Europe et l'Asie, que ce n'est pas du-moins au plus grand nombre des citoyens.

Les censeurs du luxe sont également contredits par les faits.

Ils disent qu'il n'y a jamais de luxe sans une extrême inégalité dans les richesses, c'est-à-dire, sans que le peuple soit dans la misere, et un petit nombre d'hommes dans l'opulence ; mais cette disproportion ne se trouve pas toujours dans les pays du plus grand luxe, elle se trouve en Pologne et dans d'autres pays qui ont moins de luxe que Berne et Geneve, où le peuple est dans l'abondance.

Ils disent que le luxe fait sacrifier les arts utiles aux agréables, et qu'il ruine les campagnes en rassemblant les hommes dans les villes.

La Lombardie et la Flandre sont remplies de luxe et de belles villes ; cependant les laboureurs y sont riches, les campagnes y sont cultivées et peuplées. Il y a peu de luxe en Espagne, et l'agriculture y est négligée ; la plupart des arts utiles y sont encore ignorés.

Ils disent que le luxe contribue à la dépopulation.

Depuis un siècle le luxe et la population de l'Angleterre sont augmentés dans la même proportion ; elle a de plus peuplé des colonies immenses.

Ils disent que le luxe amollit le courage.

Sous les ordres de Luxembourg, de Villars et du comte de Saxe, les Français, le peuple du plus grand luxe connu, se sont montrés le plus courageux. Sous Sylla, sous César, sous Lucullus, le luxe prodigieux des romains porté dans leurs armées, n'avait rien ôté à leur courage.

Ils disent que le luxe éteint les sentiments d'honneur et d'amour de la patrie.

Pour prouver le contraire, je citerai l'esprit d'honneur et le luxe des français dans les belles années de Louis XIV. et ce qu'ils sont depuis ; je citerai le fanatisme de patrie, l'enthousiasme de vertu, l'amour de la gloire qui caractérisent dans ce moment la nation anglaise.

Je ne prétends pas rassembler ici tout le bien et le mal qu'on a dit du luxe, je me borne à dire le principal, soit des éloges, soit des censures, et à montrer que l'histoire contredit les unes et les autres.

Les philosophes les plus modérés qui ont écrit contre le luxe, ont prétendu qu'il n'était funeste aux états que par son excès, et ils ont placé cet excès dans le plus grand nombre de ses objets et de ses moyens, c'est-à-dire dans le nombre et la perfection des arts, à ce moment des plus grands progrès de l'industrie, qui donne aux nations l'habitude de jouir d'une multitude de commodités et de plaisirs, et qui les leur rend nécessaires. Enfin, ces philosophes n'ont Ve les dangers du luxe que chez les nations les plus riches et les plus éclairées ; mais il n'a pas été difficîle aux philosophes, qui avaient plus de logique et d'humeur que ces hommes modérés, de leur prouver que le luxe avait été vicieux chez des nations pauvres et presque barbares ; et de conséquence en conséquence, pour faire éviter à l'homme les inconvénients du luxe, on a voulu le replacer dans les bois et dans un certain état primitif qui n'a jamais été et ne peut être.

Les apologistes du luxe n'ont jusqu'à présent rien répondu de bon à ceux qui, en suivant le fil des événements, les progrès et la décadence des empires, ont Ve le luxe s'élever par degrés avec les nations, les mœurs se corrompre, et les empires s'affoiblir, décliner et tomber.

On a les exemples des Egyptiens, des Perses, des Grecs, des Romains, des Arabes, des Chinois, etc. dont le luxe a augmenté en même temps que ces peuples ont augmenté de grandeur, et qui depuis le moment de leur plus grand luxe n'ont cessé de perdre de leurs vertus et de leur puissance. Ces exemples ont plus de force pour prouver les dangers du luxe que les raisons de ses apologistes pour le justifier ; aussi l'opinion la plus générale aujourd'hui est-elle que pour tirer les nations de leur faiblesse et de leur obscurité, et pour leur donner une force, une consistance, une richesse qui les élèvent sur les autres nations, il faut qu'il y ait du luxe, il faut que ce luxe aille toujours en croissant pour avancer les arts, l'industrie, le commerce, et pour amener les nations à ce point de maturité suivi nécessairement de leur vieillesse, et enfin de leur destruction. Cette opinion est assez générale, et même M. Hume ne s'en éloigne pas.

Comment aucun des philosophes et des politiques, qui ont pris le luxe pour objet de leurs spéculations, ne s'est-il pas dit : dans les commencements des nations, on est et on doit être plus attaché aux principes du gouvernement ; dans les sociétés naissantes, toutes les lais, tous les règlements, sont chers aux membres de cette société, si elle s'est établie librement ; et si elle ne s'est pas établie librement, toutes les lais, tous les règlements sont appuyés de la force du législateur, dont les vues n'ont point encore varié, et dont les moyens ne sont diminués ni en force ni en nombre ; enfin l'intérêt personnel de chaque citoyen, cet intérêt qui combat presque partout l'intérêt général, et qui tend sans cesse à s'en séparer, a moins eu le temps et les moyens de le combattre avec avantage, il est plus confondu avec lui, et par conséquent dans les sociétés naissantes, il doit y avoir plus que dans les anciennes sociétés un esprit patriotique, des mœurs et des vertus.

Mais aussi dans le commencement des nations, la raison, l'esprit, l'industrie, ont fait moins de progrès ; il y a moins de richesses, d'arts, de luxe, moins de manières de se procurer par le travail des autres une existence agréable ; il y a nécessairement de la pauvreté et de la simplicité.

Comme il est dans la nature des hommes et des choses que les gouvernements se corrompent avec le temps ; et aussi dans la nature des hommes et des choses qu'avec le temps les états s'enrichissent, les arts se perfectionnent et le luxe augmente.

N'a-t-on pas Ve comme cause et comme effet l'un de l'autre ce qui, sans être ni l'effet ni la cause l'un de l'autre, se rencontre ensemble et marche à peu-près d'un pas égal ?

L'intérêt personnel, sans qu'il soit tourné en amour des richesses et des plaisirs, enfin en ces passions qui amènent le luxe, n'a-t-il pas, tantôt dans les magistrats, tantôt dans le souverain ou dans le peuple fait faire des changements dans la constitution de l'état qui l'ont corrompu ? ou cet intérêt personnel, l'habitude, les préjugés, n'ont-ils pas empêché de faire des changements que les circonstances avaient rendu nécessaires ? N'y a-t-il pas enfin dans la constitution, dans l'administration, des fautes, des défauts qui, très-indépendamment du luxe, ont amené la corruption des gouvernements et la décadence des empires ?

Les anciens Perses vertueux et pauvres sous Cyrus, ont conquis l'Asie, en ont pris le luxe, et se sont corrompus. Mais se sont-ils corrompus pour avoir conquis l'Asie, ou pour avoir pris son luxe, n'est-ce pas l'étendue de leur domination qui a changé leurs mœurs ! N'était-il pas impossible que dans un empire de cette étendue il subsistât un bon ordre ou un ordre quelconque. La Perse ne devait-elle pas tomber dans l'abîme du despotisme ? or par-tout où l'on voit le despotisme, pourquoi chercher d'autres causes de corruption ?

Le despotisme est le pouvoir arbitraire d'un seul sur le grand nombre par le secours d'un petit nombre ; mais le despote ne peut parvenir au pouvoir arbitraire sans avoir corrompu ce petit nombre.

Athènes, dit-on, a perdu sa force et ses vertus après la guerre du Péloponnèse, époque de ses richesses et de son luxe. Je trouve une cause réelle de la décadence d'Athènes dans la puissance du peuple et l'avilissement du sénat ; quand je vois la puissance exécutrice et la puissance législative entre les mains d'une multitude aveugle, et que je vois en même temps l'aréopage sans pouvoir, je juge alors que la république d'Athènes ne pouvait conserver ni puissance ni bon ordre ; ce fut en abaissant l'aréopage, et non pas en édifiant les théâtres, que Périclès perdit Athènes. Quant aux mœurs de cette république, elle les conserva encore longtemps, et dans la guerre qui la détruisit elle manqua plus de prudence que de vertus, et moins de mœurs que de bon sens.

L'exemple de l'ancienne Rome, cité avec tant de confiance par les censeurs du luxe, ne m'embarrasserait pas davantage. Je verrais d'abord les vertus de Rome, la force et la simplicité de ses mœurs naître de son gouvernement et de sa situation : mais ce gouvernement devait donner aux romains de l'inquiétude et de la turbulence ; il leur rendait la guerre nécessaire, et la guerre entretenait en eux la force des mœurs et le fanatisme de la patrie. Je verrais que dans les temps que Carnéades vint à Rome, et qu'on y transportait les statues de Corinthe et d'Athènes, il y avait dans Rome deux partis, dont l'un devait subjuguer l'autre, dès que l'état n'aurait plus rien à craindre de l'étranger. Je verrais que le parti vainqueur, dans cet empire immense, devait nécessairement le conduire au despotisme ou à l'anarchie ; et que quand même on n'aurait jamais Ve dans Rome ni le luxe et les richesses d'Antiochus et de Carthage, ni les philosophes et les chef-d'œuvres de la Grèce, la république romaine n'étant constituée que pour s'agrandir sans cesse, elle serait tombée au moment de sa grandeur.

Il me semble que si pour me prouver les dangers du luxe, on me citait l'Asie plongée dans le luxe, la misere et les vices ; je demanderais qu'on me fit voir dans l'Asie, la Chine exceptée, une seule nation où le gouvernement s'occupât des mœurs et du bonheur du grand nombre de ses sujets.

Je ne serais pas plus embarrassé par ceux qui, pour prouver que le luxe corrompt les mœurs et affoiblit les courages, me montreraient l'Italie moderne qui vit dans le luxe, et qui en effet n'est pas guerrière. Je leur dirais que si l'on fait abstraction de l'esprit militaire qui n'entre pas dans le caractère des Italiens, ce caractère vaut bien celui des autres nations. Vous ne verrez nulle part plus d'humanité et de bienfaisance, nulle part la société n'a plus de charmes qu'en Italie, nulle part on ne cultive plus les vertus privées. Je dirais que l'Italie, soumise en partie à l'autorité d'un clergé qui ne prêche que la paix, et d'une république où l'objet du gouvernement est la tranquillité, ne peut absolument être guerrière. Je dirais même, qu'il ne lui servirait à rien de l'être ; que les hommes ni les nations n'ont que faiblement les vertus qui leur sont inutiles ; que n'étant pas unie sous un seul gouvernement ; enfin qu'étant située entre quatre grandes puissances, telles que le Turc, la maison d'Autriche, la France et l'Espagne, l'Italie ne pourrait, quelles que fussent ses mœurs, résister à aucune de ces puissances ; elle ne doit donc s'occuper que des lois civiles, de la police, des arts, et de tout ce qui peut rendre la vie tranquille et agréable. Je conclurais que ce n'est pas le luxe, mais sa situation et la nature de ses gouvernements qui empêchent l'Italie d'avoir des mœurs fortes et les vertus guerrières.

Après avoir Ve que le luxe pourrait bien n'avoir pas été la cause de la chute ou de la prospérité des empires et du caractère de certaines nations ; j'examinerais si le luxe ne doit pas être relatif à la situation des peuples, au genre de leurs productions, à la situation, et au genre de productions de leurs voisins.

Je dirais que les Hollandais, facteurs et colporteurs des nations, doivent conserver leur frugalité, sans laquelle ils ne pourraient fournir à bas prix le fret de leurs vaisseaux, et transporter les marchandises de l'univers.

Je dirais que si les Suisses tiraient de la France et de l'Italie beaucoup de vins, d'étoffes d'or et de soie, des tableaux, des statues et des pierres précieuses, ils ne tireraient pas de leur sol stérîle de quoi rendre en échange à l'étranger, et qu'un grand luxe ne peut leur être permis que quand leur industrie aura réparé chez eux la disette des productions du pays.

En supposant qu'en Espagne, en Portugal, en France, la terre fût mal cultivée, et que les manufactures de première ou seconde nécessité fussent négligées, ces nations seraient encore en état de soutenir un grand luxe.

Le Portugal, par ses mines du Brésil, ses vins et ses colonies d'Afrique et d'Asie, aura toujours de quoi fournir à l'étranger, et pourra figurer entre les nations riches.

L'Espagne, quelque peu de travail et de culture qu'il y ait dans sa métropole et ses colonies, aura toujours les productions des contrées fertiles qui composent sa domination dans les deux mondes ; et les riches mines du Mexique et du Potozi soutiendront chez elle le luxe de la cour et celui de la superstition.

La France, en laissant tomber son agriculture et ses manufactures de première ou seconde nécessité, aurait encore des branches de commerce abondantes en richesses ; le poivre de l'Inde, le sucre et le caffé de ses colonies, ses huiles et ses vins, lui fourniraient des échanges à donner à l'étranger, dont elle tirerait une partie de son luxe ; elle soutiendrait encore ce luxe par ses modes : cette nation longtemps admirée de l'Europe en est encore imitée aujourd'hui. Si jamais son luxe était excessif, rélativement au produit de ses terres et de ses manufactures de première ou seconde nécessité, ce luxe serait un remède à lui-même, il nourrirait une multitude d'ouvriers de mode, et retarderait la ruine de l'état.

De ces observations et de ces réflexions je conclurais, que le luxe est contraire ou favorable à la richesse des nations, selon qu'il consomme plus ou moins le produit de leur sol et de leur industrie, ou qu'il consomme le produit du sol et de l'industrie de l'étranger ; qu'il doit avoir un plus grand ou un plus petit nombre d'objets, selon que ces nations ont plus ou moins de richesses : le luxe est à cet égard pour les peuples ce qu'il est pour les particuliers, il faut que la multitude des jouissances soit proportionnée aux moyens de jouir.

Je verrais que cette envie de jouir dans ceux qui ont des richesses, et l'envie de s'enrichir dans ceux qui n'ont que le nécessaire, doivent exciter les arts et toute espèce d'industrie. Voilà le premier effet de l'instinct et des passions qui nous mènent au luxe et du luxe même ; ces nouveaux arts, cette augmentation d'industrie, donnent au peuple de nouveaux moyens de subsistance, et doivent par conséquent augmenter la population ; sans luxe il y a moins d'échanges et de commerce ; sans commerce les nations doivent être moins peuplées ; celle qui n'a dans son sein que des laboureurs, doit avoir moins d'hommes que celle qui entretient des laboureurs, des matelots, des ouvriers en étoffes. La Sicîle qui n'a que peu de luxe est un des pays les plus fertiles de la terre, elle est sous un gouvernement modéré, et cependant elle n'est ni riche ni peuplée.

Après avoir Ve que les passions qui inspirent le luxe, et le luxe même, peuvent être avantageux à la population et à la richesse des états, je ne vois pas encore comment ce luxe et ces passions doivent être contraires aux mœurs. Je ne puis cependant me dissimuler que dans quelques parties de l'univers, il y a des nations qui ont le plus grand commerce et le plus grand luxe, et qui perdent tous les jours quelque chose de leur population et de leurs mœurs.

S'il y avait des gouvernements établis sur l'égalité parfaite, sur l'uniformité de mœurs, de manières, et d'état entre tous les citoyens, tels qu'ont été à peu-près les gouvernements de Sparte, de Crète, et de quelques peuples qu'on nomme Sauvages, il est certain que le désir de s'enrichir n'y pourrait être innocent. Quiconque y désirerait de rendre sa fortune meilleure que celle de ses concitoyens, aurait déjà cessé d'aimer les lois de son pays et n'aurait plus la vertu dans le cœur.

Mais dans nos gouvernements modernes, où la constitution de l'état et des lois civiles encouragent et assurent les propriétés : dans nos grands états où il faut des richesses pour maintenir leur grandeur, leur puissance, il semble que quiconque travaille à s'enrichir soit un homme utîle à l'état, et que quiconque étant riche veut jouir soit un homme raisonnable ; comment donc concevoir que des citoyens, en cherchant à s'enrichir et à jouir de leurs richesses, ruinent quelquefois l'état et perdent les mœurs ?

Il faut pour résoudre cette difficulté se rappeler les objets principaux des gouvernements.

Ils doivent assurer les propriétés de chaque citoyen ; mais comme ils doivent avoir pour but la conservation du tout, les avantages du plus grand nombre, en maintenant, en excitant même dans les citoyens l'amour de la propriété, le désir d'augmenter ses propriétés et celui d'en jouir ; ils doivent y entretenir, y exciter l'esprit de communauté, l'esprit patriotique ; ils doivent avoir attention à la manière dont les citoyens veulent s'enrichir et à celle dont ils peuvent jouir ; il faut que les moyens de s'enrichir contribuent à la richesse de l'état, et que la manière de jouir soit encore utîle à l'état ; chaque propriété doit servir à la communauté ; le bien-être d'aucun ordre de citoyens ne doit être sacrifié au bien-être de l'autre ; enfin le luxe et les passions qui mènent au luxe doivent être subordonnées à l'esprit de communauté, aux biens de la communauté.

Les passions qui mènent au luxe ne sont pas les seules nécessaires dans les citoyens ; elles doivent s'allier à d'autres, à l'ambition, à l'amour de la gloire, à l'honneur.

Il faut que toutes ces passions soient subordonnées à l'esprit de communauté ; lui seul les maintient dans l'ordre, sans lui elles porteraient à de fréquentes injustices et feraient des ravages.

Il faut qu'aucune de ces passions ne détruise les autres, et que toutes se balancent ; si le luxe avait éteint ces passions, il deviendrait vicieux et funeste, et alors il ne se rapporterait plus à l'esprit de communauté : mais il reste subordonné à cet esprit, à moins que l'administration ne l'en ait rendu indépendant, à moins que dans une nation où il y a des richesses, de l'industrie et du luxe, l'administration n'ait éteint l'esprit de communauté.

Enfin par-tout où je verrai le luxe vicieux, partout où je verrai le désir des richesses et leur usage contraire aux mœurs et au bien de l'état, je dirai que l'esprit de communauté, cette base nécessaire sur laquelle doivent agir tous les ressorts de la société s'est anéanti par les fautes du gouvernement, je dirai que le luxe utîle sous une bonne administration, ne devient dangereux que par l'ignorance ou la mauvaise volonté des administrateurs, et j'examinerai le luxe dans les nations où l'ordre est en vigueur, et dans celles où il s'est affoibli.

Je vois d'abord l'agriculture abandonnée en Italie sous les premiers empereurs, et toutes les provinces de ce centre de l'empire romain couvertes de parcs, de maisons de campagne, de bois plantés, de grands chemins, et je me dis qu'avant la perte de la liberté et le renversement de la constitution de l'état, les principaux sénateurs, dévorés de l'amour de la patrie, et occupés du soin d'en augmenter la force et la population, n'auraient point acheté le patrimoine de l'agriculteur pour en faire un objet de luxe, et n'auraient point converti leurs fermes utiles en maisons de plaisance : je suis même assuré que si les campagnes d'Italie n'avaient pas été partagées plusieurs fois entre les soldats des partis de Sylla, de César et d'Auguste qui négligeaient de les cultiver, l'Italie même sous les empereurs, aurait conservé plus longtemps son agriculture.

Je porte mes yeux sur des royaumes où règne le plus grand luxe, et où les campagnes deviennent des déserts ; mais avant d'attribuer ce malheur au luxe des villes, je me demande quelle a été la conduite des administrateurs de ces royaumes ; et je vois de cette conduite naître la dépopulation attribuée au luxe, j'en vois naître les abus du luxe même.

Si dans ces pays on a surchargé d'impôts et de corvées les habitants de la campagne ; si l'abus d'une autorité légitime les a tenus souvent dans l'inquiétude et dans l'avilissement ; si des monopoles ont arrêté le débit de leurs denrées ; si on a fait ces fautes et d'autres dont je ne veux point parler, une partie des habitants des campagnes a dû les abandonner pour chercher la subsistance dans les villes ; ces malheureux y ont trouvé le luxe, et en se consacrant à son service, ils ont pu vivre dans leur patrie. Le luxe en occupant dans les villes les habitants de la campagne n'a fait que retarder la dépopulation de l'état, je dis retarder et non empêcher, parce que les mariages sont rares dans des campagnes misérables, et plus rares encore parmi l'espèce d'hommes qui se réfugient de la campagne dans les villes : ils arrivent pour apprendre à travailler aux arts de luxe, et il leur faut un temps considerable avant qu'ils se soient mis en état d'assurer par leur travail la subsistance d'une famille, ils laissent passer les moments où la nature sollicite fortement à l'union des deux sexes, et le libertinage vient encore les détourner d'une union légitime. Ceux qui prennent le parti de se donner un maître sont toujours dans une situation incertaine, ils n'ont ni le temps ni la volonté de se marier ; mais si quelqu'un d'eux fait un établissement, il en a l'obligation au luxe et à la prodigalité de l'homme opulent.

L'oppression des campagnes suffit pour avoir établi l'extrême inégalité des richesses dont on attribue l'origine au luxe, quoique lui seul au contraire puisse rétablir une sorte d'équilibre entre les fortunes : le paysan opprimé cesse d'être le propriétaire, il vend le champ de ses pères au maître qu'il s'est donné, et tous les biens de l'état passent insensiblement dans un plus petit nombre de mains.

Dans un pays où le gouvernement tombe dans de si grandes erreurs, il ne faut pas de luxe pour éteindre l'amour de la patrie ou la faire haïr au citoyen malheureux, on apprend aux autres qu'elle est indifférente pour ceux qui la conduisent, et c'est assez pour que personne ne l'aime plus avec passion.

Il y a des pays où le gouvernement a pris encore d'autres moyens pour augmenter l'inégalité des richesses, et dans lesquels on a donné ; on a continué des privilèges exclusifs aux entrepreneurs de plusieurs manufactures, à quelques citoyens pour faire valoir des colonies, et à quelques compagnies pour faire seuls un riche commerce. Dans d'autres pays, à ces fautes on a ajouté celle de rendre lucratives à l'excès les charges de finance qu'il fallait honorer.

On a par tous ces moyens donné naissance à des fortunes odieuses et rapides : si les hommes favorisés qui les ont faites n'avaient pas habité la capitale avant d'être riches, ils y seraient venus depuis comme au centre du pouvoir et des plaisirs, il ne leur reste à désirer que du crédit et des jouissances, et c'est dans la capitale qu'ils viennent les chercher : il faut voir ce que doit produire la réunion de tant d'hommes opulents dans le même lieu.

Les hommes dans la société se comparent continuellement les uns aux autres, ils tentent sans cesse à établir dans leur propre opinion, et ensuite dans celle des autres, l'idée de leur supériorité : cette rivalité devient plus vive entre les hommes qui ont un mérite du même genre ; or il n'y a qu'un gouvernement qui ait rendu, comme celui de Sparte, les richesses inutiles, où les hommes puissent ne pas se faire un mérite de leurs richesses ; dès qu'ils s'en font un mérite, ils doivent faire des efforts pour paraitre riches ; il doit donc s'introduire dans toutes les conditions une dépense excessive pour la fortune de chaque particulier, et un luxe qu'on appelle de bienséance : sans un immense superflu chaque condition se croit misérable.

Il faut observer que dans presque toute l'Europe l'émulation de paraitre riche, et la considération pour les richesses ont dû s'introduire indépendamment des causes si naturelles dont je viens de parler ; dans le temps de barbarie où le commerce était ignoré, et où des manufactures grossières n'enrichissaient pas les fabriquans, il n'y avait de richesses que les fonds de terre, les seuls hommes opulents étaient les grands propriétaires ; or ces grands propriétaires étaient des seigneurs de fiefs. Les lois des fiefs, le droit de posséder seuls certains biens maintenaient les richesses entre les mains des nobles ; mais les progrès du commerce, de l'industrie et du luxe ayant créé, pour ainsi dire, un nouveau genre de richesses qui furent le partage du roturier, le peuple accoutumé à respecter l'opulence dans ses supérieurs, la respecta dans ses égaux : ceux-ci crurent s'égaler aux grands en imitant leur faste ; les grands crurent voir tomber l'hiérarchie qui les élevait au-dessus du peuple, ils augmentèrent leur dépense pour conserver leurs distinctions, c'est alors que le luxe de bienséance devint onéreux pour tous les états et dangereux pour les mœurs. Cette situation des hommes fit dégénérer l'envie de s'enrichir en excessive cupidité ; elle devint dans quelques pays la passion dominante, et fit taire les passions nobles qui ne devaient point la détruire mais lui commander.

Quand l'extrême cupidité remue tous les cœurs, les enthousiasmes vertueux disparaissent, cette extrême cupidité ne Ve point sans l'esprit de propriété le plus excessif, l'âme s'éteint alors, car elle s'éteint quand elle se concentre.

Le gouvernement embarrassé ne peut plus récompenser que par des sommes immenses ceux qu'il récompensait par de légères marques d'honneur.

Les impôts multipliés se multiplient encore, et pesent sur les fonds de terre et sur l'industrie nécessaire, qu'il est plus aisé de taxer que le luxe, soit que par ses continuelles vicissitudes il échappe au gouvernement, soit que les hommes les plus riches aient le crédit de s'affranchir des impôts, il est moralement impossible qu'ils n'aient pas plus de crédit qu'ils ne devraient en avoir ; plus leurs fortunes sont fondées sur des abus et ont été excessives et rapides, plus ils ont besoin de crédit et de moyens d'en obtenir. Ils cherchent et réussissent à corrompre ceux qui sont faits pour les réprimer.

Dans une république, ils tentent les magistrats, les administrateurs : dans une monarchie, ils présentent des plaisirs et des riches à cette noblesse, dépositaire de l'esprit national et des mœurs, comme les corps de magistrature sont les dépositaires des lais.

Un des effets du crédit des hommes riches quand les richesses sont inégalement partagées, un effet de l'usage fastueux des richesses, un effet du besoin qu'on a des hommes riches, de l'autorité qu'ils prennent, des agréments de leur société, c'est la confusion des rangs dont j'ai déjà dit un mot ; alors se perdent le ton, la décence, les distinctions de chaque état, qui servent plus qu'on ne pense à conserver l'esprit de chaque état ; quand on ne tient plus aux marques de son rang, on n'est plus attaché à l'ordre général ; c'est quand on ne veut pas remplir les devoirs de son état, qu'on néglige un extérieur, un ton, des manières qui rappelleraient l'idée de ces devoirs aux autres et à soi-même. D'ailleurs on ne conduit le peuple ni par des raisonnements, ni par des définitions ; il faut imposer à ses sens, et lui annoncer par des marques distinctives son souverain, les grands, les magistrats, les ministres de la religion ; il faut que leur extérieur annonce la puissance, la bonté, la gravité, la sainteté, ce qu'est ou ce que doit être un homme d'une certaine classe, le citoyen revêtu d'une certaine dignité : par conséquent l'emploi des richesses qui donnerait au magistrat l'équipage d'un jeune seigneur, l'attirail de la mollesse et la parure affectée au guerrier, l'air de la dissipation au prêtre, le cortege de la grandeur au simple citoyen, affoiblirait nécessairement dans le peuple l'impression que doit faire sur lui la présence des hommes destinés à le conduire, et avec les bienséances de chaque état, on verrait s'effacer jusqu'à la moindre trace de l'ordre général, rien ne pourrait rappeler les riches à des devoirs, et tout les avertirait de jouir.

Il est moralement nécessaire que l'usage des richesses soit contraire au bon ordre et aux mœurs. Quand les richesses sont acquises sans travail ou par des abus, les nouveaux riches se donnent promptement la jouissance d'une fortune rapide, et d'abord s'accoutument à l'inaction et au besoin des dissipations frivoles : odieux à la plupart de leurs concitoyens, auxquels ils ont été injustement préférés, aux fortunes desquels ils ont été des obstacles, ils ne cherchent point à obtenir d'eux ce qu'ils ne pourraient en espérer, l'estime et la bienveillance ; ce sont surtout les fortunes des monopoleurs, des administrateurs et receveurs des fonds publics qui sont les plus odieuses, et par conséquent celles dont on est le plus tenté d'abuser. Après avoir sacrifié la vertu et la réputation de probité aux désirs de s'enrichir, on ne s'avise guère de faire de ses richesses un usage vertueux, on cherche à couvrir sous le faste et les décorations du luxe, l'origine de sa famille et celle de sa fortune, on cherche à perdre dans les plaisirs le souvenir de ce qu'on a fait et de ce qu'on a été.

Sous les premiers empereurs, des hommes d'une autre classe que ceux dont je viens de parler, étaient rassemblés dans Rome où ils venaient apporter les dépouilles des provinces assujetties ; les patriciens se succedaient dans les gouvernements de ces provinces, beaucoup même ne les habitaient pas, et se contentaient d'y faire quelques voyages ; le questeur pillait pour lui et pour le proconsul que les empereurs aimaient à retenir dans Rome, surtout s'il était d'une famille puissante ; là le patricien n'avait à espérer ni crédit ni part au gouvernement qui était entre les mains des affranchis, il se livrait donc à la mollesse et aux plaisirs ; on ne trouvait plus rien de la force et de la fierté de l'ancienne Rome, dans des sénateurs qui achetaient la sécurité par l'avilissement ; ce n'était pas le luxe qui les avait avilis, c'était la tyrannie ; comme la passion des spectacles n'aurait pas fait monter sur le théâtre les sénateurs et les empereurs, si l'oubli parfait de tout ordre, de toute décence et de toute dignité n'avait précédé et amené cette passion.

S'il y avait des gouvernements où le législateur aurait trop fixé les grands dans la capitale ; s'ils avaient des charges, des commandements, etc. qui ne leur donneraient rien à faire ; s'ils n'étaient pas obligés de mériter par de grands services leurs places et leurs honneurs ; si on n'excitait pas en eux l'émulation du travail et des vertus ; si enfin on leur laissait oublier ce qu'ils doivent à la patrie, contens des avantages de leurs richesses et de leur rang, ils en abuseraient dans l'oisiveté.

Dans plusieurs pays de l'Europe, il y a une sorte de propriété qui ne demande au propriétaire ni soins économiques, ni entretien, je veux parler des dettes nationales, et cette sorte de biens est encore très-propre à augmenter, dans les grandes villes, les désordres qui sont les effets nécessaires d'une extrême opulence unie à l'oisiveté.

De ces abus, de ces fautes, de cet état des choses dans les nations, voyez quel caractère le luxe doit prendre, et quels doivent être les caractères des différents ordres d'une nation.

Chez les habitants de la campagne, il n'y a nulle élévation dans les sentiments, il y a peu de ce courage qui tient à l'estime de soi-même, au sentiment de ses forces ; leurs corps ne sont point robustes, ils n'ont nul amour pour la patrie, qui n'est pour eux que le théâtre de leur avilissement et de leurs larmes : chez les artisans des villes il y a la même bassesse d'ame, ils sont trop près de ceux qui les méprisent pour s'estimer eux-mêmes ; leurs corps énervés par les travaux sédentaires, sont peu propres à soutenir les fatigues. Les lois qui dans un gouvernement bien réglé font la sécurité de tous, dans un gouvernement où le grand nombre gémit sous l'oppression, ne sont pour ce grand nombre qu'une barrière qui lui ôte l'espérance d'un meilleur état ; il doit désirer une plus grande licence plutôt que le rétablissement de l'ordre : voilà le peuple, voici les autres classes.

Celle de l'état intermédiaire, entre le peuple et les grands, composée des principaux artisans du luxe, des hommes de finance et de commerce, et de presque tous ceux qui occupent les secondes places de la société, travaille sans cesse pour passer d'une fortune médiocre à une plus grande ; l'intrigue et la friponnerie sont souvent ses moyens : lorsque l'habitude des sentiments honnêtes ne retient plus dans de justes bornes la cupidité et l'amour effréné de ce qu'on appelle plaisirs, lorsque le bon ordre et l'exemple n'impriment pas le respect et l'amour de l'honnêteté, le second ordre de l'état réunit ordinairement les vices du premier et du dernier.

Pour les grands, riches sans fonctions, décorés sans occupations, ils n'ont pour mobîle que la fuite de l'ennui, qui ne donnant pas même des gouts, fait passer l'âme d'objets en objets, qui l'amusent sans la remplir et sans l'occuper ; on a dans cet état non des enthousiasmes, mais des enjouements pour tout ce qui promet un plaisir : dans ce torrent de modes, de fantaisies, d'amusements, dont aucun ne dure, et dont l'un détruit l'autre, l'âme perd jusqu'à la force de jouir, et devient aussi incapable de sentir le grand et le beau que de le produire : c'est alors qu'il n'est plus question de savoir lequel est le plus estimable de Corbulon ou de Thraséas, mais si on donnera la préférence à Pilade ou à Batylle, c'est alors qu'on abandonne la Médée d'Ovide, le Thieste de Varus, et les pièces de Térence pour les farces de Labérius ; les talents politiques et militaires tombent peu à peu, ainsi que la philosophie, l'éloquence, et tous les arts d'imitation : des hommes frivoles qui ne font que jouir, ont épuisé le beau et cherchent l'extraordinaire ; alors il entre de l'incertain, du recherché, du puérîle dans les idées de la perfection ; de petites âmes qu'étonnent et humilient le grand et le fort, leur préfèrent le petit, le bouffon, le ridicule, l'affecté ; les talents qui sont le plus encouragés sont ceux qui flattent les vices et le mauvais gout, et ils perpétuent ce désordre général que n'a point amené le luxe, mais qui a corrompu le luxe et les mœurs.

Le luxe desordonné se détruit lui-même, il épuise ses sources, il tarit ses canaux.

Les hommes aisifs qui veulent passer sans intervalle d'un objet de luxe à l'autre, vont chercher les productions et l'industrie de toutes les parties du monde : les ouvrages de leurs nations passent de mode chez eux, et les artisans y sont découragés : l'Egypte, les côtes d'Afrique, la Grèce, la Syrie, l'Espagne, servaient au luxe des Romains sous les premiers empereurs, et ne lui suffisaient pas.

Le goût d'une dépense excessive répandu dans toutes les classes des citoyens, porte les ouvriers à exiger un prix excessif de leurs ouvrages. Indépendamment de ce goût de dépense, ils sont forcés à hausser le prix de la main-d'œuvre, parce qu'ils habitent les grandes villes, des villes opulentes, où les denrées nécessaires ne sont jamais à bon marché : bien-tôt des nations plus pauvres et dont les mœurs sont plus simples, font les mêmes choses ; et les débitant à un prix plus bas, elles les débitent de préférence. L'industrie de la nation même, l'industrie du luxe diminue, sa puissance s'affoiblit, ses villes se dépeuplent, ses richesses passent à l'étranger, et d'ordinaire il lui reste de la mollesse, de la langueur, et de l'habitude à l'esclavage.

Après avoir Ve quel est le caractère d'une nation où règnent certains abus dans le gouvernement ; après avoir Ve que les vices de cette nation sont moins les effets du luxe que de ces abus, voyons ce que doit être l'esprit national d'un peuple qui rassemble chez lui tous les objets possibles du plus grand luxe, mais qui sait maintenir dans l'ordre un gouvernement sage et vigoureux, également attentif à conserver les véritables richesses de l'état et les mœurs.

Ces richesses et ces mœurs sont le fruit de l'aisance du grand nombre, et surtout de l'attention extrême de la part du gouvernement à diriger toutes ses opérations pour le bien général, sans acceptions ni de classes ni de particuliers, et de se parer sans cesse aux yeux du public de ces intentions vertueuses.

Partout ce grand nombre est ou doit être composé des habitants de la campagne, des cultivateurs ; pour qu'ils soient dans l'aisance, il faut qu'ils soient laborieux ; pour qu'ils soient laborieux, il faut qu'ils aient l'espérance que leur travail leur procurera un état agréable ; il faut aussi qu'ils en aient le désir. Les peuples tombés dans le découragement, se contentent volontiers du simple nécessaire, ainsi que les habitants de ces contrées fertiles où la nature donne tout, et où tout languit, si le législateur ne sait point introduire la vanité et à la suite un peu de luxe. Il faut qu'il y ait dans les villages, dans les plus petits bourgs, des manufactures d'ustensiles, d'étoffes, etc. nécessaires à l'entretien et même à la parure grossière des habitants de la campagne : ces manufactures y augmenteront encore l'aisance et la population. C'était le projet du grand Colbert, qu'on a trop accusé d'avoir voulu faire des François une nation seulement commerçante.

Lorsque les habitants de la campagne sont bien traités, insensiblement le nombre des propriétaires s'augmente parmi eux : on y voit diminuer l'extrême distance et la vîle dépendance du pauvre au riche ; de-là ce peuple a des sentiments élevés, du courage, de la force d'ame, des corps robustes, l'amour de la patrie, du respect, de l'attachement pour des magistrats, pour un prince, un ordre, des lois auxquelles il doit son bien-être et son repos : il tremble moins devant son seigneur, mais il craint sa conscience, la perte de ses biens, de son honneur et de sa tranquillité. Il vendra chérement son travail aux riches, et on ne verra pas le fils de l'honorable laboureur quitter si facilement le noble métier de ses pères pour aller se souiller des livrées et du mépris de l'homme opulent.

Si l'on n'a point accordé les privilèges exclusifs dont j'ai parlé, si le système des finances n'entasse point les richesses, si le gouvernement ne favorise pas la corruption des grands, il y aura moins d'hommes opulents fixés dans la capitale, et ceux qui s'y fixeront n'y seront pas aisifs ; il y aura peu de grandes fortunes, et aucune de rapide : les moyens de s'enrichir, partagés entre un plus grand nombre de citoyens, auront naturellement divisé les richesses ; l'extrême pauvreté et l'extrême richesse seront également rares.

Lorsque les hommes accoutumés au travail sont parvenus lentement et par degrés à une grande fortune, ils conservent le goût du travail, peu de plaisirs les délasse, parce qu'ils jouissent du travail même, et qu'ils ont pris longtemps, dans les occupations assidues et l'économie d'une fortune modérée, l'amour de l'ordre et la modération dans les plaisirs.

Lorsque les hommes sont parvenus à la fortune par des moyens honnêtes, ils conservent leur honnêteté, ils conservent ce respect pour soi-même qui ne permet pas qu'on se livre à mille fantaisies désordonnées ; lorsqu'un homme par l'acquisition de ses richesses a servi ses concitoyens, en apportant de nouveaux fonds à l'état, ou en faisant fleurir un genre d'industrie utile, il sait que sa fortune est moins enviée qu'honorée ; et comptant sur l'estime et la bienveillance de ses concitoyens, il veut conserver l'une et l'autre.

Il y aura, dans le peuple des villes et un peu dans celui des campagnes, une certaine recherche de commodités et même un luxe de bienséance, mais qui tiendra toujours à l'utîle ; et l'amour de ce luxe ne dégénérera jamais en une folle émulation.

Il y régnera dans la seconde classe des citoyens un esprit d'ordre et cette aptitude à la discussion que prennent naturellement les hommes qui s'occupent de leurs affaires : cette classe de citoyens cherchera du solide dans ses amusements même : fière, parce que de mauvaises mœurs ne l'auront point avilie ; jalouse des grands qui ne l'auront pas corrompue, elle veillera sur leur conduite, elle sera flattée de les éclairer, et ce sera d'elle que partiront des lumières qui tomberont sur le peuple et remonteront vers les grands.

Ceux-ci auront des devoirs ; ce sera dans les armées et sur la frontière qu'apprendront la guerre ceux qui se consacreront à ce métier, qui est leur état ; ceux qui se destineront à quelques parties du gouvernement, s'en instruiront longtemps avec assiduité, avec application ; et si des récompenses pécuniaires ne sont jamais entassées sur ceux même qui auront rendu les plus grands services ; si les grandes places, les gouvernements, les commandements ne sont jamais donnés à la naissance sans les services ; s'ils ne sont jamais sans fonctions, les grands ne perdront pas dans un luxe aisif et frivole leur sentiment et la faculté de s'éclairer : moins tourmentés par l'ennui, ils n'épuiseront ni leur imagination ni celle de leur flatteur, à la recherche des plaisirs puérils et de modes fantastiques ; ils n'étaleront pas un faste excessif, parce qu'ils auront des prérogatives réelles et un mérite véritable dont le public leur tiendra compte. Moins rassemblés, et voyant à côté d'eux moins d'hommes opulents, ils ne porteront point à l'excès leur luxe de bienséance : témoins de l'intérêt que le gouvernement prend au maintien de l'ordre et au bien de l'état, ils seront attachés à l'un et à l'autre ; ils inspireront l'amour de la patrie et tous les sentiments d'un honneur vertueux et sévère ; ils seront attachés à la décence des mœurs, ils auront le maintien et le ton de leur état.

Alors ni la misere ni le besoin d'une dépense excessive n'empêchent point les mariages, et la population augmente ; on se soutient, ainsi que le luxe et les richesses de la nation : ce luxe est de représentation, de commodité et de fantaisie : il rassemble dans ces différents genres tous les arts simplement utiles et tous les beaux arts ; mais retenu dans de justes bornes par l'esprit de communauté, par l'application aux devoirs, et par des occupations qui ne laissent personne dans le besoin continu des plaisirs, il est divisé, ainsi que les richesses ; et toutes les manières de jouir, tous les objets les plus opposés ne sont point rassemblés chez le même citoyen. Alors les différentes branches de luxe, ses différents objets se placent selon la différence des états : le militaire aura de belles armes et des chevaux de prix ; il aura de la recherche dans l'équipement de la troupe qui lui sera confiée : le magistrat conservera dans son luxe la gravité de son état ; son luxe aura de la dignité, de la modération : le négociant, l'homme de finance auront de la recherche dans les commodités : tous les états sentiront le prix des beaux arts, et en jouiront ; mais alors ces beaux arts ramènent encore l'esprit des citoyens aux sentiments patriotiques et aux véritables vertus : ils ne sont pas seulement pour eux des objets de dissipation, ils leur présentent des leçons et des modèles. Des hommes riches dont l'âme est élevée, élèvent l'âme des artistes ; ils ne leur demandent pas une Galatée maniérée, de petits Daphnis, une Madeleine, un Jérôme ; mais ils leur proposent de représenter Saint-Hilaire blessé dangereusement, qui montre à son fils le grand Turenne perdu pour la patrie.

Tel fut l'emploi des beaux arts dans la Grèce avant que les gouvernements s'y fussent corrompus : c'est ce qu'ils sont encore souvent en Europe chez les nations éclairées qui ne se sont pas écartées des principes de leur constitution. La France fait faire un tombeau par Pigalle au général qui vient de la couvrir de gloire : ses temples sont remplis de monuments érigés en faveur des citoyens qui l'ont honorée, et ses peintres ont souvent sanctifié leurs pinceaux par les portraits des hommes vertueux. L'Angleterre a fait bâtir le château de Bleinheim à la gloire du duc de Marlboroug : ses poètes et ses orateurs célebrent continuellement leurs concitoyens illustres, déjà si récompensés par le cri de la nation, et par les honneurs que leur rend le gouvernement. Quelle force, quels sentiments patriotiques, quelle élévation, quel amour de l'honnêteté, de l'ordre et de l'humanité, n'inspirent pas les poésies des Corneille, des Adisson, des Pope, des Voltaire ! Si quelque poète chante quelquefois la mollesse et la volupté, ses vers deviennent les expressions dont se sert un peuple heureux dans les moments d'une ivresse passagère qui sujets n'ôte rien à ses occupations et à ses devoirs.

L'éloquence reçoit des sentiments d'un peuple bien gouverné ; par sa force et ses charmes elle rallumerait les sentiments patriotiques dans les moments où ils seraient prêts à s'éteindre. La Philosophie, qui s'occupe de la nature de l'homme, de la politique et des mœurs, s'empresse à répandre des lumières utiles sur toutes les parties de l'administration, à éclairer sur les principaux devoirs, à montrer aux sociétés leurs fondements solides, que l'erreur seule pourrait ébranler. Ranimons encore en nous l'amour de la patrie, de l'ordre, des lois ; et les beaux arts cesseront de se profaner, en se dévouant à la superstition et au libertinage ; ils choisiront des utiles aux mœurs, et ils les traiteront avec force et avec noblesse.

L'emploi des richesses dicté par l'esprit patriotique, ne se borne pas au vil intérêt personnel et à de fausses et de puériles jouissances : le luxe alors ne s'oppose pas aux devoirs de père, d'époux, d'ami et d'homme. Le spectacle de deux jeunes gens pauvres qu'un homme riche vient d'unir par le mariage, quand il les voit contens sur la porte de leur chaumière, lui fait un plaisir plus sensible, plus pur et plus durable, que le spectacle du grouppe de Salmacis et d'Hermaphrodite placé dans ses jardins. Je ne crois pas que dans un état bien administré et où par conséquent règne l'amour de la patrie, les plus beaux magots de la Chine rendent aussi heureux leurs possesseurs que le serait le citoyen qui aurait volontairement contribué de ses trésors à la réparation d'un chemin public.

L'excès du luxe n'est pas dans la multitude de ses objets et de ses moyens ; le luxe est rarement excessif en Angleterre, quoiqu'il y ait chez cette nation tous les genres de plaisirs que l'industrie peut ajouter à la nature, et beaucoup de riches particuliers qui se procurent ces plaisirs. Il ne l'est devenu en France que depuis que les malheurs de la guerre de 1700 ont mis du désordre dans les finances et ont été la cause de quelques abus. Il y avait plus de luxe dans les belles années du siècle de Louis XIV. qu'en 1720, et en 1720 ce luxe avait plus d'excès.

Le luxe est excessif dans toutes les occasions où les particuliers sacrifient à leur faste, à leur commodité, à leur fantaisie, leurs devoirs ou les intérêts de la nation ; et les particuliers ne sont conduits à cet excès que par quelques défauts dans la constitution de l'état, ou par quelques fautes dans l'administration. Il n'importe à cet égard que les nations soient riches ou pauvres, éclairées ou barbares, quand on n'entretiendra point chez elles l'amour de la patrie et les passions utiles ; les mœurs y seront dépravées, et le luxe y prendra le caractère des mœurs : il y aura dans le peuple faiblesse, paresse, langueur, découragement. L'empire de Maroc n'est ni policé, ni éclairé, ni riche ; et quelques fanatiques stipendiés par l'empereur, en opprimant le peuple en son nom et pour eux, ont fait de ce peuple un vil troupeau d'esclaves. Sous les règnes faibles et pleins d'abus de Philippe III. Philippe IV. et Charles II. les Espagnols étaient ignorants et pauvres, sans force de mœurs, comme sans industrie ; ils n'avaient conservé de vertus que celles que la religion doit donner, et il y avait jusque dans leurs armées un luxe sans goût et une extrême misere. Dans les pays où règne un luxe grossier, sans art et sans lumières, les traitements injustes et durs que le plus faible essuie partout du plus fort, sont plus atroces. On sait quelles ont été les horreurs du gouvernement féodal, et quel fut dans ce temps le luxe des seigneurs. Aux bords de l'Orénoque les mères sont remplies de joie quand elles peuvent en secret noyer ou empoisonner leurs jeunes filles, pour les dérober aux travaux auxquels les condamnent la paresse féroce et le luxe sauvage de leurs époux.

Un petit émir, un nabab, et leurs principaux officiers, écrasent le peuple pour entretenir des serrails nombreux : un petit souverain d'Allemagne ruine l'agriculture par la quantité de gibier qu'il entretient dans ses états. Une femme sauvage vend ses enfants pour acheter quelques ornements et de l'eau-de-vie. Chez les peuples policés, une mère tient ce qu'on appelle un grand état, et laisse ses enfants sans patrimoine. En Europe, un jeune seigneur oublie les devoirs de son état, et se livre à nos gouts polis et à nos arts. En Afrique, un jeune prince negre passe les jours à semer des roseaux et à danser. Voilà ce qu'est le luxe dans des pays où les mœurs s'altèrent ; mais il prend le caractère des nations, il ne le fait pas, tantôt efféminé comme elles, et tantôt cruel et barbare. Je crois que pour les peuples il vaut encore mieux obéir à des épicuriens frivoles qu'à des sauvages guerriers, et nourrir le luxe des fripons voluptueux et éclairés que celui des voleurs héroïques et ignorants.

Puisque le désir de s'enrichir et celui de jouir de ses richesses sont dans la nature humaine dès qu'elle est en société ; puisque ces désirs soutiennent, enrichissent, vivifient toutes les grandes sociétés ; puisque le luxe est un bien, et que par lui-même il ne fait aucun mal, il ne faut donc ni comme philosophe ni comme souverain attaquer le luxe en lui-même.

Le souverain corrigera les abus qu'on peut en faire et l'excès où il peut être parvenu, quand il réformera dans l'administration ou dans la constitution les fautes ou les défauts qui ont amené cet excès ou ces abus.

Dans un pays où les richesses se seraient entassées en masse dans une capitale, et ne se partageraient qu'entre un petit nombre de citoyens chez lesquels régnerait sans doute le plus grand luxe, ce serait une grande absurdité de mettre tout-à-coup les hommes opulents dans la nécessité de diminuer leur luxe ; ce serait fermer les canaux par où les richesses peuvent revenir du riche au pauvre ; et vous réduiriez au désespoir une multitude innombrable de citoyens que le luxe fait vivre ; ou bien ces citoyens, étant des artisans moins attachés à leur patrie qu'à l'agriculture, ils passeraient en foule chez l'étranger.

Avec un commerce aussi étendu, une industrie aussi universelle, une multitude d'arts perfectionnés, n'espérez pas aujourd'hui ramener l'Europe à l'ancienne simplicité ; ce serait la ramener à la faiblesse et à la barbarie. Je prouverai ailleurs combien le luxe ajoute au bonheur de l'humanité ; je me flatte qu'il résulte de cet article que le luxe contribue à la grandeur et à la force des états, et qu'il faut l'encourager, l'éclairer et le diriger.

Il n'y a qu'une espèce de lois somptuaires qui ne soit pas absurde, c'est une loi qui chargerait d'impôts une branche de luxe qu'on tirerait de l'étranger, ou une branche de luxe qui favoriserait trop un genre d'industrie aux dépends de plusieurs autres ; il y a même des temps où cette loi pourrait être dangereuse.

Toute autre loi somptuaire ne peut être d'aucune utilité ; avec des richesses trop inégales, de l'oisiveté dans les riches, et l'extinction de l'esprit patriotique, le luxe passera sans cesse d'un abus à un autre : si vous lui ôtez un de ses moyens, il le remplacera par un autre également contraire au bien général.

Des princes qui ne voyaient pas les véritables causes du changement dans les mœurs, s'en sont pris tantôt à un objet de luxe, tantôt à l'autre : commodités, fantaisies, beaux-arts, philosophie, tout a été proscrit tour-à-tour par les empereurs romains et grecs ; aucun n'a voulu voir que le luxe ne faisait pas les mœurs, mais qu'il en prenait le caractère et celui du gouvernement.

La première opération à faire pour remettre le luxe dans l'ordre et pour rétablir l'équilibre des richesses, c'est le soulagement des campagnes. Un prince de nos jours a fait, selon moi, une très-grande faute en défendant aux laboureurs de son pays de s'établir dans les villes ; ce n'est qu'en leur rendant leur état agréable qu'il est permis de le leur rendre nécessaire, et alors on peut sans conséquence charger de quelques impôts le superflu des artisans du luxe qui reflueront dans les campagnes.

Ce ne doit être que peu-à-peu et seulement en forçant les hommes en place à s'occuper des devoirs qui les appellent dans les provinces, que vous devez diminuer le nombre des habitants de la capitale.

S'il faut séparer les riches, il faut diviser les richesses ; mais je ne propose point des lois agraires, un nouveau partage des biens, des moyens violents ; qu'il n'y ait plus de privilèges exclusifs pour certaines manufactures et certains genres de commerce ; que la finance soit moins lucrative ; que les charges, les bénéfices soient moins entassés sur les mêmes têtes ; que l'oisiveté soit punie par la honte ou par la privation des emplois ; et sans attaquer le luxe en lui-même, sans même trop gêner les riches, vous verrez insensiblement les richesses se diviser et augmenter, le luxe augmenter et se diviser comme elles, et tout rentrera dans l'ordre. Je sens que la plupart des vérités renfermées dans cet article, devraient être traitées avec plus d'étendue ; mais j'ai resserré tout, parce que je fais un article et non pas un livre : je prie les lecteurs de se dépouiller également des préjugés de Sparte et de ceux de Sybaris ; et dans l'application qu'ils pourraient faire à leur siècle ou à leur nation de quelques traits répandus dans cet ouvrage, je les prie de vouloir bien, ainsi que moi, voir leur nation et leur siècle, sans des préventions trop ou trop peu favorables, et sans enthousiasme, comme sans humeur.