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Catégorie : Philosophie
S. f. (Philosophie) est un terme dont on fait différents usages. Il y a dans Aristote un chapitre entier sur les différents sens que les Grecs donnaient au mot ; nature ; et parmi les Latins, ses différents sens sont en si grand nombre, qu'un auteur en compte jusqu'à 14 ou 15. M. Boyle, dans un traité exprès qu'il a fait sur les sens vulgairement attribués au mot nature, en compte huit principaux.

Nature signifie quelquefois le système du monde, la machine de l'univers, ou l'assemblage de toutes les choses créées. Voyez SYSTEME.

C'est dans ce sens que nous disons l'auteur de la nature, que nous appelons le soleil l'oeil de la nature, à cause qu'il éclaire l'univers, et le père de la nature, parce qu'il rend la terre fertîle en l'échauffant : de même nous disons du phénix ou de la chimère, qu'il n'y en a point dans la nature.

M. Boyle veut qu'au lieu d'employer le mot de nature en ce sens, on se serve, pour éviter l'ambiguité ou l'abus qu'on peut faire de ce terme, du mot de monde ou d'univers.

Nature s'applique dans un sens moins étendu à chacune des différentes choses créées ou non créées, spirituelles et corporelles. Voyez ETRE.

C'est dans ce sens que nous disons la nature humaine, entendant par-là généralement tous les hommes qui ont une âme spirituelle et raisonnable. Nous disons aussi nature des anges, nature divine. C'est dans ce même sens que les Théologiens disent natura naturants, et natura naturata ; ils appellent Dieu natura naturants, comme ayant donné l'être et la nature à toutes choses, pour le distinguer des créatures, qu'ils appellent natura naturata, parce qu'elles ont reçu leur nature des mains d'un autre.

Nature, dans un sens encore plus limité, se dit de l'essence d'une chose, ou de ce que les philosophes de l'école appellent sa quiddité, c'est-à-dire l'attribut qui fait qu'une chose est telle ou telle. Voyez ESSENCE.

C'est dans ce sens que les Cartésiens disent que la nature de l'âme est de penser, et que la nature de la matière consiste dans l'étendue. Voyez AME, MATIERE, ETENDUE. M. Boyle veut qu'on se serve du mot essence au lieu de nature. Voyez ESSENCE.

Nature est plus particulièrement en usage pour signifier l'ordre et le cours naturel des choses, la suite des causes secondes, ou les lois du mouvement que Dieu a établies. Voyez CAUSES et MOUVEMENT.

C'est dans ce sens qu'on dit que les Physiciens étudient la nature.

Saint Thomas définit la nature une sorte d'art divin communiqué aux êtres créés, pour les porter à la fin à laquelle ils sont destinés. La nature prise dans ce sens n'est autre chose que l'enchainement des causes et des effets, ou l'ordre que Dieu a établi dans toutes les parties du monde créé.

C'est aussi dans ce sens qu'on dit que les miracles sont au-dessus du pouvoir de la nature ; que l'art force ou surpasse la nature par le moyen des machines, lorsqu'il produit par ce moyen des effets qui surpassent ceux que nous voyons dans le cours ordinaire des choses. Voyez ART, MIRACLE.

Nature se dit aussi de la réunion des puissances ou facultés d'un corps, surtout d'un corps vivant.

C'est dans ce sens que les Médecins disent que la nature est forte, faible ou usée, ou que dans certaines maladies la nature abandonnée à elle-même en opère la guérison.

Nature se prend encore en un sens moins étendu, pour signifier l'action de la providence, le principe de toutes choses, c'est-à-dire cette puissance ou être spirituel qui agit et opère sur tous les corps pour leur donner certaines propriétés ou y produire certains effets. Voyez PROVIDENCE.

La nature prise dans ce sens, qui est celui que M. Boyle adopte par préférence, n'est autre chose que Dieu même, agissant suivant certaines lois qu'il a établies. Voyez DIEU.

Ce qui parait s'accorder assez avec l'opinion où étaient plusieurs anciens, que la nature était le dieu de l'univers, le qui présidait à tout et gouvernait tout, quoique d'autres regardassent cet être prétendu comme imaginaire, n'entendant autre chose par le mot de nature que les qualités ou vertus que Dieu a données à ses créatures, et que les Poètes et les Orateurs personnifient.

Le P. Malebranche prétend que tout ce qu'on dit dans les écoles sur la nature, est capable de nous conduire à l'idolâtrie, attendu que par ces mots les anciens payens entendaient quelque chose qui sans être Dieu agissait continuellement dans l'univers. Ainsi l'idole nature devait être selon eux un principe actuel qui était en concurrence avec Dieu, la cause seconde et immédiate de tous les changements qui arrivent à la matière. Ce qui parait rentrer dans le sentiment de ceux qui admettaient l'anima mundi, regardant la nature comme un substitut de la divinité, une cause collatérale, une espèce d'être moyen entre Dieu et les créatures.

Aristote définit la nature, principium et causa motus et ejus in quo est primo per se et non per accidents ; définition si obscure, que malgré toutes les gloses de ses commentateurs, aucun d'eux n'a pu parvenir à la rendre intelligible.

Ce principe, que les Péripatéticiens appelaient nature, agissait, selon eux, nécessairement, et était par conséquent destitué de connaissance ou de liberté. Voyez FATALITE.

Les Stoïciens concevaient aussi la nature comme un certain esprit ou vertu répandue dans l'univers, qui donnait à chaque chose son mouvement ; de sorte que tout était forcé par l'ordre invariable d'une nature aveugle et par une nécessité inévitable.

Quand on parle de l'action de la nature, on n'entend plus autre chose que l'action des corps les uns sur les autres, conforme aux lois du mouvement établies par le Créateur.

C'est en cela que consiste tout le sens de ce mot, qui n'est qu'une façon abrégée d'exprimer l'action des corps, et qu'on exprimerait peut-être mieux par le mot de mécanisme des corps.

Il y en a, selon l'observation de M. Boyle, qui n'entendent par le mot de nature que la loi que chaque chose a reçue du Créateur, et suivant laquelle elle agit dans toutes les occasions ; mais ce sens attaché au mot nature, est impropre et figuré.

Le même auteur propose une définition du mot de nature plus juste et plus exacte, selon lui, que toutes les autres, et en vertu de laquelle on peut entendre facilement tous les axiomes et expressions qui ont rapport à ce mot. Pour cela il distingue entre nature particulière et nature générale.

Il définit la nature générale l'assemblage des corps qui constituent l'état présent du monde, considéré comme un principe par la vertu duquel ils agissent et reçoivent l'action selon les lois du mouvement établies par l'auteur de toutes choses.

La nature particulière d'un être subordonné ou individuel, n'est que la nature générale appliquée à quelque portion distincte de l'univers : c'est un assemblage des propriétés mécaniques (comme grandeur, figure, ordre, situation et mouvement local) convenables et suffisantes pour constituer l'espèce et la dénomination d'une chose ou d'un corps particulier, le concours de tous les êtres étant consideré comme le principe du mouvement, du repos, etc.

NATURE, lois de la, sont des axiomes ou règles générales de mouvement et de repos qu'observent les corps naturels dans l'action qu'ils exercent les uns sur les autres, et dans tous les changements qui arrivent à leur état naturel.

Quoique les lois de la nature soient proprement les mêmes que celles du mouvement, on y a cependant mis quelques différences. En effet, on trouve des auteurs qui donnent le nom de lois du mouvement aux lois particulières du mouvement, et qui appellent lois de la nature les lois plus générales et plus étendues, qui sont comme les axiomes d'où les autres sont déduites.

De ces dernières lois M. Newton en établit trois.

1°. Chaque corps persevère de lui-même dans son état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme, à moins qu'il ne soit forcé de le changer par l'action de quelque cause étrangère.

Ainsi les projectiles persévèrent dans leur mouvement jusqu'à ce qu'il soit éteint par la résistance de l'air et par la gravité ; de même une toupie dont les parties sont continuellement détournées de leur mouvement rectiligne par leur adhérence mutuelle, ne cesse de tourner autour d'elle-même qu'à cause de la résistance de l'air et du frottement du plan sur lequel elle se meut. De même encore les masses énormes des planètes et des cometes qui se meuvent dans un milieu non resistant, conservent longtemps leur mouvement sans altération. Voyez FORCE D'INERTIE, RESISTANCE et MILIEU.

2°. Le changement qui arrive dans le mouvement est toujours proportionnel à la force qui le produit, et se fait dans la direction suivant laquelle cette force agit.

Si une certaine force produit un certain mouvement, une force double produira un mouvement double, une force triple un mouvement triple, soit que ce mouvement soit imprimé tout à-la-fais, ou successivement et par degrés ; et comme la direction de ce mouvement doit toujours être celle de la force motrice, il s'ensuit que si avant l'action de cette force le corps avait un mouvement, il faut y ajouter le nouveau mouvement s'il le fait du même côté, ou l'en retrancher s'il le fait vers le côté opposé, ou l'y ajouter obliquement s'il lui est oblique, et chercher le mouvement composé de ces deux mouvements, eu égard à la direction de chacun. Voyez COMPOSITION DU MOUVEMENT.

3°. La réaction est toujours contraire et égale à l'action, c'est-à-dire que les actions de deux corps l'un sur l'autre sont mutuellement égales et de directions contraires.

Tout corps qui en presse ou en tire un autre, en est réciproquement pressé ou tiré. Si je presse une pierre avec mon doigt, mon doigt est également pressé par la pierre. Si un cheval tire un poids par le moyen d'une corde, le cheval est aussi tiré vers le poids ; car la corde étant également tendue partout, et faisant un effort égal des deux côtés pour se relâcher, tire également le cheval vers la pierre, et la pierre vers le cheval, et empêchera l'un d'avancer, autant qu'elle fait avancer l'autre.

De même si un corps qui en choque un autre en change le mouvement, il doit recevoir par le moyen de l'autre corps un changement égal dans son mouvement, à cause de l'égalité de pression.

Dans toutes ces actions des corps les changements sont égaux de part et d'autre, non pas dans la vitesse, mais dans le mouvement, tant que les corps sont supposés libres de tout empêchement. A l'égard des changements dans la vitesse, ils doivent être en raison inverse des masses, lorsque les changements dans les mouvements sont égaux. Voyez ACTION et REACTION.

Cette même loi a aussi lieu dans les attractions. Voyez ATTRACTION. Chambers. (O)

NATURE DE BALEINE, voyez BLANC DE BALEINE.

NATURE, (Mythologie) chez les Poètes la nature est tantôt mère, tantôt fille, et tantôt compagne de Jupiter. La nature était désignée par les symboles de la Diane d'Ephese.

NATURE, la, (Poésie) La nature en Poésie est, 1°. tout ce qui est actuellement existant dans l'univers ; 2°. c'est tout ce qui a existé avant nous, et que nous pouvons connaître par l'histoire des temps, des lieux et des hommes ; 3°. c'est tout ce qui peut exister, mais qui peut-être n'a jamais existé ni n'existera jamais. Nous comprenons dans l'Histoire la fable et toutes les inventions poétiques, auxquelles on accorde une existence de supposition qui vaut pour les Arts autant que la réalité historique. Ainsi il y a trois mondes où le génie poètique peut aller choisir et prendre ce qui lui convient pour former ses compositions : le monde réel, le monde historique, qui comprend le fabuleux, et le monde possible ; et ces trois mondes sont ce qu'on appelle la nature. (D.J.)

NATURE, (Critique sacrée) Les mots de nature et naturellement se trouvent souvent employés dans l'Ecriture, ainsi que dans les auteurs grecs et latins, par opposition à la voie de l'instruction, qui nous fait connaître certaines choses. C'est ainsi que saint Paul parlant d'une coutume établie de son temps, dit : " La nature elle-même ne nous enseigne-t-elle pas que si un homme porte des cheveux longs cela lui est honteux, au lieu qu'une longue chevelure est honorable à une femme, etc. ". C'est qu'il suffit de voir des choses qui se pratiquent tous les jours, pour les regarder enfin comme des choses naturelles. A plus forte raison peut-on dire que les gentils, qui étaient privés de la révélation, connaissaient d'eux-mêmes sans ce secours les préceptes de morale que les lumières naturelles de la raison leur faisaient découvrir, et qui étaient les mêmes que ceux que la loi de Moïse enseignait aux Juifs ; de sorte que quand un payen agissait selon ces préceptes, il faisait naturellement ce que la loi de Moïse prescrivait : il montrait par-là que l'œuvre de la loi (terme qui signifie les commandements moraux de la loi) était écrite dans son cœur et dans son esprit, c'est-à-dire qu'il pouvait aisément s'en former des idées. (D.J.)

NATURE BELLE, LA, (beaux Arts) la belle nature est la nature embellie, perfectionnée par les beaux arts pour l'usage et pour l'agrément. Développons cette vérité avec le secours de l'auteur des Principes de littérature.

Les hommes ennuyés d'une jouissance trop uniforme des objets que leur offrait la nature toute simple, et se trouvant d'ailleurs dans une situation propre à recevoir le plaisir, ils eurent recours à leur génie pour se procurer un nouvel ordre d'idées et de sentiments, qui réveillât leur esprit, et ranimât leur gout. Mais que pouvait faire ce génie borné dans sa fécondité et dans ses vues, qu'il ne pouvait porter plus loin que la nature, et ayant d'un autre côté à travailler pour des hommes, dont les facultés étaient resserrées dans les mêmes bornes ? Tous ses efforts dû.ent nécessairement se réduire à faire un choix des plus belles parties de la nature, pour en former un tout exquis, qui fût plus parfait que la nature elle-même, sans cependant cesser d'être naturel. Voilà le principe sur lequel a dû nécessairement se dresser le plan des arts, et que les grands artistes ont suivi dans tous les siècles. Chaisissant les objets et les traits, ils nous les ont présentés avec toute la perfection dont ils sont susceptibles. Ils n'ont point imité la nature telle qu'elle est en elle-même ; mais telle qu'elle peut être, et qu'on peut la concevoir par l'esprit. Ainsi puisque l'objet de l'imitation des arts est la belle nature, représentée avec toutes ses perfections, voyons donc comment se fait cette imitation.

On peut diviser la nature par rapport aux arts en deux parties : l'une dont on jouit par les yeux, et l'autre par la voie des oreilles ; car les autres sens sont absolument stériles pour les beaux arts. La première partie est l'objet de la peinture qui représente en relief, et enfin celui de l'art du geste, qui est une branche des deux autres arts que je viens de nommer, et qui n'en diffère, dans ce qu'il embrasse, que parce que le sujet auquel on attache les gestes dans la danse est naturel et vivant, au lieu que la toîle du peintre et le marbre du sculpteur ne le sont point.

La seconde partie est l'objet de la musique, considérée seule et comme un chant ; en second lieu, de la poésie qui emploie la parole, mais la parole mesurée et calculée dans tous les tons.

Ainsi la peinture imite la belle nature par les couleurs ; la sculpture, par les reliefs ; la danse, par les mouvements et par les attitudes du corps. La musique l'imite par les sons inarticulés, et la poésie enfin par la parole mesurée. Voilà les caractères distinctifs des arts principaux : et s'il arrive quelquefois que ces arts se mêlent et se confondent, comme par exemple dans la poésie ; si la danse fournit des gestes aux acteurs sur le théâtre ; si la musique donne le ton de la voix dans la déclamation, si le pinceau décore le lieu de la scène, ce sont des services qu'ils se rendent mutuellement, en vertu de leur fin commune, et de leur alliance réciproque ; mais c'est sans préjudice à leurs droits particuliers et naturels. Une tragédie sans gestes, sans musique, sans décoration est toujours un poème. C'est une imitation exprimée par le discours mesuré. Une musique sans paroles est toujours musique : elle exprime la plainte et la joie indépendamment des mots qui l'aident, à la vérité, mais qui ne lui apportent ni ne lui ôtent rien de sa nature ni de son essence. Son expression essentielle est le son, de même que celle de la peinture est la couleur, et celle de la danse le mouvement du corps.

Mais il faut remarquer ici que comme les arts doivent choisir les desseins de la nature, et les perfectionner, ils doivent chercher aussi à perfectionner les expressions qu'ils empruntent de la nature. Ils ne doivent point employer toutes sortes de couleurs, ni toutes sortes de sons : il faut en faire un juste choix, et un mélange exquis ; il faut les allier, les proportionner, les nuancer, les mettre en harmonie. Les couleurs et les sons ont entr'eux des sympathies et des répugnances. La nature a droit de les unir, suivant ses volontés ; mais l'art doit le faire selon les règles. Il faut non-seulement qu'il ne blesse point le gout, mais qu'il le flatte, et le flatte autant qu'il peut être flatté. De cette manière on peut définir la peinture, la sculpture, la danse une imitation de la belle nature, exprimée par les couleurs, par le relief, par les attitudes ; et la musique et la poésie, l'imitation de la belle nature, exprimée par les sons ou par le discours mesuré.

Les arts dont nous venons de parler ont eu leur commencement, leur progrès et leurs révolutions dans le monde. Il y eut un temps où les hommes occupés du seul soin de soutenir ou de défendre leur vie, n'étaient que laboureurs ou soldats : sans lais, sans paix, sans mœurs, leurs sociétés n'étaient que des conjurations. Ce ne fut point dans ces temps de trouble et de ténèbres qu'on vit éclore les beaux arts ; on sent bien par leur caractère qu'ils sont les enfants de l'abondance et de la paix.

Quand on fut las de s'entre-nuire, et qu'ayant appris par une funeste expérience, qu'il n'y avait que la vertu et la justice qui pussent rendre heureux le genre humain, on eut commencé à jouir de la protection des lais, le premier mouvement du cœur fut pour la joie. On se livra aux plaisirs qui vont à la suite de l'innocence. Le chant et la danse furent les premières expressions du sentiment ; et ensuite le loisir, le besoin, l'occasion, le hasard donnèrent l'idée des autres arts, et en ouvrirent le chemin.

Lorsque les hommes furent un peu dégrossis par la société, et qu'ils eurent commencé à sentir qu'ils valaient mieux par l'esprit que par le corps, il se trouva sans - doute quelque homme merveilleux, qui, inspiré par un génie extraordinaire, jeta les yeux sur la nature.

Après l'avoir bien contemplée, il se considéra lui-même. Il reconnut qu'il avait un goût né pour les rapports qu'il avait observés ; qu'il en était touché agréablement. Il comprit que l'ordre, la variété, la proportion tracée avec tant d'éclat dans les ouvrages de la nature, ne devaient pas seulement nous élever à la connaissance d'une intelligence suprême, mais qu'elles pouvaient encore être regardées comme des leçons de conduite, et tournées au profit de la société humaine.

Ce fut alors, à proprement parler, que les arts sortirent de la nature. Jusques-là tous leurs éléments y avaient été confondus et dispersés, comme dans une sorte de cahos. On ne les avait guère connus que par soupçon, ou même par une sorte d'instinct. On commença alors à démêler quelques principes : on fit quelques tentatives, qui aboutirent à des ébauches. C'était beaucoup : il n'était pas aisé de trouver ce dont on n'avait pas une idée certaine, même en le cherchant. Qui aurait cru que l'ombre du corps, environné d'un simple trait, put devenir un tableau d'Apelle ; que quelques accens inarticulés pussent donner naissance à la musique, telle que nous la connaissons aujourd'hui ? Le trajet est immense. Combien nos pères ne firent-ils point de courses inutiles, ou mêmes opposées à leur terme ! Combien d'effets malheureux, de recherches vaines, d'épreuves sans succès ! Nous jouissons de leurs travaux ; et pour toute reconnaissance, ils ont nos mépris.

Les arts en naissant, étaient comme sont les hommes : ils avaient besoin d'être formés de nouveau par une sorte d'éducation ; ils sortaient de la barbarie. C'était une imitation, il est vrai ; mais une imitation grossière, et de la nature grossière elle-même. Tout l'art consistait à peindre ce qu'on voyait, et ce qu'on sentait ; on ne savait pas choisir. La confusion régnait dans le dessein, la disproportion et l'uniformité dans les parties, l'excès, la bizarrerie, la grossiereté dans les ornements. C'était des matériaux plutôt qu'un édifice : cependant on imitait.

Les Grecs, doués d'un génie heureux, saisirent enfin avec netteté les traits essentiels et capitaux de la belle nature, et comprirent clairement qu'il ne suffisait pas d'imiter les choses, qu'il fallait encore les choisir. Jusqu'à eux les ouvrages de l'art n'avaient guère été remarquables, que par l'énormité de la masse ou de l'entreprise. C'étaient les ouvrages des Titants. Mais les Grecs plus éclairés, sentirent qu'il était plus beau de charmer l'esprit, que d'étonner ou d'éblouir les yeux. Ils jugèrent que l'unité, la variété, la proportion, devaient être le fondement de tous les arts ; et sur ce fond si beau, si juste, si conforme aux lois du goût et du sentiment, on vit chez eux la toîle prendre le relief et les couleurs de la nature ; l'ivoire et le marbre s'animer sous le ciseau. La musique, la poésie, l'éloquence, l'architecture enfantèrent aussitôt des miracles ; et comme l'idée de la perfection, commune à toutes les arts, se fixa dans ce beau siècle, on eut presqu'à la fois dans tous les genres des chefs-d'œuvre, qui depuis servirent de modèles à toutes les nations polies. Ce fut le premier triomphe des arts. Arrêtons-nous à cette époque, puisqu'il faut nécessairement puiser dans les monuments antiques de la Grèce, le goût épuré et les modèles admirables de la belle nature, qu'on ne rencontre point dans les objets qui s'offrent à nos yeux.

La prééminence des Grecs, en fait de beauté et de perfection, n'étant pas douteuse, on sent avec quelle facilité leurs maîtres de l'art purent parvenir à l'expression vraie de la belle nature. C'était chez eux qu'elle se prétait sans cesse à l'examen curieux de l'artiste dans les jeux publics, dans les gymnases, et même sur le théâtre. Tant d'occasions fréquentes d'observer firent naître aux artistes grecs l'idée d'aller plus loin. Ils commencèrent à se former certaines notions générales de la beauté, non seulement des parties du corps ; mais encore des proportions entre les parties du corps. Ces beautés devaient s'élever au-dessus de celles que produit la nature. Les originaux se trouvaient dans une nature idéale, c'est-à-dire, dans leur propre conception.

Il n'est pas besoin de grands efforts pour comprendre que les Grecs durent naturellement s'élever de l'expression du beau naturel, à l'expression du beau idéal, qui Ve au-delà du premier, et dont les traits, suivant un ancien interprete de Platon, sont rendus d'après les tableaux qui n'existent que dans l'esprit. C'est ainsi que Raphaël a peint sa Galatée. Comme les beautés parfaites, dit-il dans une lettre au Comte Balthasar Castiglione, sont si rares parmi les femmes, j'exécute une certaine idée conçue dans mon imagination.

Ces formes idéales, supérieures aux matérielles, fournirent aux Grecs les principes selon lesquels ils représentaient les dieux et les hommes. Quand ils voulaient rendre la ressemblance des personnes, ils s'attachaient toujours à les embellir en même temps ; ce qui suppose nécessairement en eux l'intention de représenter une nature plus parfaite qu'elle ne l'est ordinairement. Tel a été constamment le faire de Polygnote.

Lorsque les auteurs nous disent donc que quelques anciens artistes ont suivi la méthode de Praxitele, qui prit Cratine, sa maîtresse, pour modèle de la Vénus de Gnide, ou que Lais a été pour plus d'un peintre l'original des Graces, il ne faut pas croire que ces mêmes artistes se soient écartés pour cela des principes généraux, qu'ils respectaient comme leurs lois suprêmes. La beauté qui frappait les sens, présentait à l'artiste la belle nature ; mais c'était la beauté idéale qui lui fournissait les traits grands et nobles : il prenait dans la première la partie humaine, et dans la dernière la partie divine, qui devait entrer dans son ouvrage.

Je n'ignore pas que les artistes sont partagés sur la préférence que l'on doit donner à l'étude des monuments de l'antiquité, ou à celle de la nature. Le cavalier Bernin a été du nombre de ceux qui disputent aux Grecs l'avantage d'une plus belle nature, ainsi que celui de la beauté idéale de leurs figures. Il pensait de plus, que la nature savait donner à toutes ses parties la beauté convenable, et que l'art ne consistait qu'à la saisir. Il s'est même vanté de s'être enfin affranchi du préjugé qu'il avait d'abord sucé à l'égard des beautés de la Vénus de Médicis. Après une application longue et pénible, il avait, disait-il, trouvé en différentes occasions les mêmes beautés dans la simple nature. Que la chose soit ou non, toujours s'ensuit-il, de son propre aveu, que c'est cette même Vénus qui lui apprit à découvrir dans la nature des beautés, que jusqu'alors il n'avait aperçues que dans cette fameuse statue.

On peut croire aussi avec quelque fondement, que sans elle il n'aurait peut-être jamais cherché ces beautés dans la nature. Concluons de-là que la beauté des statues grecques est plus facîle à saisir que celle de la nature même, en ce que la première beauté est moins commune, et plus frappante que la dernière.

Une seconde vérité découle de celle qu'on vient d'établir ; c'est que, pour parvenir à la connaissance de la beauté parfaite, l'étude de la nature est au moins une route plus longue et plus pénible que l'étude des antiques. Le Bernini, qui de préférence recommandait aux jeunes artistes d'imiter toujours ce que la nature avait de plus beau, ne leur indiquait donc pas la voie la plus abrégée pour arriver à la perfection.

Ou l'imitation de la nature se borne à un seul objet, ou elle rassemble dans un seul ouvrage ce que l'artiste a observé en plusieurs individus. La première façon d'imiter produit des copies ressemblantes des portraits. La dernière élève l'esprit de l'artiste jusqu'au beau général, et aux notions idéales de la beauté. C'est cette dernière route qu'ont choisi les Grecs qui avaient sur nous l'avantage de pouvoir se procurer ces notions, et par la contemplation des plus beaux corps, et par les fréquentes occasions d'observer les beautés de la nature. Ces beautés, comme on l'a dit ailleurs, se montraient à eux tous les jours, animées de l'expression la plus vraie, tandis qu'elles s'offrent rarement à nous, et plus rarement encore de la manière dont l'artiste désirerait qu'elles se présentassent.

La nature ne produira pas facilement parmi nous un corps aussi parfait que celui d'Antinous. Jamais, de même, quand il s'agira d'une belle divinité, l'esprit humain ne pourra concevoir rien au-dessus des proportions plus qu'humaines de l'Apollon du Vatican. Tout ce que la nature, l'art et le génie ont été capables de produire, s'y trouvent réunis. N'est-il pas naturel de croire que l'imitation de tels morceaux doit abréger l'étude de l'art. Dans l'un, on trouve le précis de ce qui est dispersé dans toute la nature ; dans l'autre, on voit jusqu'où une sage hardiesse peut élever la plus belle nature au-dessus d'elle-même. Lorsque ces morceaux offrent le plus grand point de perfection auquel on puisse atteindre, en représentant des beautés divines et humaines, comment croire qu'un artiste qui imitera ces morceaux, n'apprendra point à penser et à dessiner avec noblesse et fermeté, sans crainte de tomber dans l'erreur ?

Un artiste qui laissera guider son esprit et sa main par la règle que les Grecs ont adoptée pour la beauté, se trouvera sur le chemin qui le conduira directement à l'imitation de la nature. Les notions de l'ensemble et de la perfection, rassemblées dans la nature des anciens, épureront en lui et lui rendront plus sensibles les perfections éparses de la nature que nous voyons devant nous. En découvrant les beautés de cette dernière, il saura les combiner avec le beau parfait ; et par le moyen des formes sublimes, toujours présentées à son esprit, il deviendra pour lui-même une règle sure.

Que les artistes surtout se rappellent sans cesse que l'expression la plus vraie de la belle nature n'est pas la seule chose que les connaisseurs et les imitateurs des ouvrages des Grecs admirent dans ces divins originaux ; mais que ce qui en fait le caractère distinctif, est l'expression d'un mieux possible, d'un beau idéal, en-deçà duquel reste toujours la plus belle nature.

Ce principe lumineux peut s'étendre à tous les arts, surtout à la poésie, à la musique, à l'architecture, etc. mais en même temps il faut bien se mettre dans l'esprit, que le beau physique est le fondement, la base et la source du beau intellectuel, et que ce n'est que d'après la belle nature que nous voyons, que nous pouvons créer, comme les Grecs, une seconde nature, plus belle sans doute, mais analogue à la première ; en un mot, le beau idéal ne doit être que le beau réel perfectionné.

Rome devint disciple d'Athènes. Elle admira les merveilles de la Grèce : elle tâcha de les imiter : bientôt elle se fit autant estimer par ses ouvrages de gout, qu'elle s'était fait craindre par ses armes. Tous les peuples lui applaudirent ; et cette approbation prouva que les Grecs qui avaient été imités par les Romains, étaient en effet les plus excellents modèles.

On sait les révolutions qui suivirent. L'Europe fut inondée de barbares ; et par une conséquence nécessaire, les sciences et les arts furent enveloppés dans le malheur des temps, jusqu'à ce qu'exilés de Constantinople, ils vinrent encore se réfugier en Italie. On y réveilla les manes d'Horace, de Virgile et de Ciceron : on alla fouiller jusque dans les tombeaux qui avaient servi à la sculpture et à la peinture. On vit reparaitre l'antiquité avec les grâces de la jeunesse. Les artistes s'empressèrent à l'imiter ; l'admiration publique multiplia les talents ; l'émulation les anima, et les beaux arts reparurent avec splendeur. Ils vont se corrompre et se perdre. On charge déjà la belle nature, on l'ajuste, on la farde ; on la pare de colifichets, qui la font méconnaître. Ces raffinements opposés à la grossiereté sont plus difficiles à détruire que la grossiereté même. C'est par eux que le goût s'émousse, et que commence la décadence. (D.J.)



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