S. f. (Métaphysique) On appelle prescience toute connaissance de l'avenir. De peur que notre liberté ne fût en péril, si Dieu prévoyait nos déterminations futures, Ciceron lui ravissait sa prescience ; et pour faire les hommes libres, comme dit S. Augustin, il les faisait sacriléges. Les Sociniens, dont le grand principe est de ne rien croire que ce qui est d'une évidence parfaite, ce qui est fondé sur les notions purement naturelles, ont adopté ce sentiment. S'il était une fois bien déterminé que toutes les créatures n'ont aucune force ni aucune activité ; qu'il n'y a que Dieu seul qui puisse agir en elles et par elles ; que si un esprit a la perception d'un objet, c'est Dieu qui la lui donne ; que si ce même esprit a une volonté ou un amour invincible pour le bien, c'est Dieu qui le produit ; que s'il reçoit des sensations, c'est Dieu qui les modifie de telle ou de telle manière ; enfin s'il ne se trouvait dans le monde que des causes occasionnelles et point de physiques : par ce système on prouverait invinciblement la prescience de Dieu. En effet, s'il exécute tout ce qu'il y a de réel dans la nature, il le comprend d'une façon éminente, il possède lui seul toute réalité : et pourrait-il agir sans connaître les suites de son action ? Mais ce rapport nécessaire qui se rencontre entre les opérations de Dieu, et la connaissance qu'il a de leurs suites à l'infini, donne, ce me semble, une atteinte mortelle à notre liberté ; car celui qui ne pense et ne veut, pour ainsi dire, que de la seconde main, agit sans choix, et ne peut s'empêcher d'agir. Ou Dieu forme les volitions de l'homme, et en ce cas l'homme n'est pas libre : ou Dieu ne peut connaître dans une volonté étrangère une détermination qu'il n'a point faite ; en ce cas-là l'homme est libre, mais la prescience de Dieu se détruit des deux côtés. Difficulté insurmontable ! mais dont triomphe cependant avec éclat la raison aidée de la foi : je dis, la raison aidée de la foi. Jugez si abandonnée à elle seule elle pourrait résoudre les difficultés qui attaquent la prescience de Dieu dans le système de la liberté humaine. En voici une des principales. La nature de la prescience de Dieu nous étant inconnue en elle-même, ce n'est que par la prescience que nous connaissons dans les hommes que nous pouvons juger de la première. Les Astronomes prévoyent par conséquent les éclipses qui sont dans cet ordre-là. Cette prescience est différente ; 1°. en ce que Dieu connait dans les mouvements célestes l'ordre qu'il y a mis lui-même, et que les Astronomes ne sont pas les auteurs de l'ordre qu'ils y connaissent ; 2°. en ce que la prescience de Dieu est tout à fait exacte, et que celle des Astronomes ne l'est pas, parce que les lignes des mouvements célestes ne sont pas si régulières qu'ils le supposent, et que leurs observations ne peuvent être de la première justesse ; on n'en peut trouver d'autres convenances, ni d'autres différences. Pour rendre la prescience des Astronomes sur les éclipses égale à celle de Dieu, il ne faudrait que remplir ces différences. La première ne fait rien d'elle même à la chose ; et il n'importe pas d'avoir établi un ordre pour en prévoir les suites. Il suffit de connaître cet ordre aussi parfaitement que si on l'avait établi ; et quoiqu'on ne puisse pas en être l'auteur sans le connaître, on peut le connaître sans en être l'auteur. En effet, si la prescience ne se trouvait qu'où se trouve la puissance, il n'y aurait aucune prescience dans les Astronomes sur les mouvements célestes, puisqu'ils n'y ont aucune puissance. Ainsi Dieu n'a pas la prescience en qualité d'auteur de toutes les choses ; mais il l'a en qualité d'être qui connait l'ordre qui est en toutes choses. Il ne reste donc qu'à remplir la deuxième différence qui est entre la prescience de Dieu et celle des Astronomes. Il ne faut pour cela que supposer les Astronomes parfaitement instruits de la régularité des mouvements célestes, et d'avoir des observations de la dernière justesse ; il n'y a nulle absurdité à cette supposition : ce serait donc avec cette condition qu'on pourrait assurer sans témérité que la prescience des Astronomes sur les éclipses serait précisément égale à celle de Dieu, en qualité de simple prescience ; donc que la prescience de Dieu sur les éclipses ne s'étendrait pas à des choses où celle des Astronomes pouvait s'étendre. Or il est certain que quelque habiles que fussent les Astronomes, ils ne pourraient pas prévoir les éclipses, si le soleil ou la lune pouvaient quelquefois se détourner de leur cours indépendamment de quelque cause que ce soit et de toute règle ; donc Dieu ne pourrait pas non plus prévoir les éclipses ; et ce défaut de prescience en Dieu ne viendrait non plus que d'où viendraient les défauts de prescience dans les Astronomes. Ce défaut ne viendrait pas de ce qu'ils ne seraient pas les auteurs des mouvements célestes, puisque cela est indifférent à la prescience, ni de ce qu'ils ne connaitraient pas assez bien les mouvements, puisqu'on suppose qu'ils les connaitraient aussi-bien qu'il serait possible : mais le défaut de prescience en eux viendrait uniquement de ce que l'ordre établi dans les mouvements célestes ne serait pas nécessaire et invariable. Donc de cette même cause viendrait en Dieu le défaut de prescience ; donc Dieu, bien qu'infiniment puissant et infiniment intelligent, ne peut jamais prévoir ce qui ne dépend pas d'un ordre nécessaire et invariable. Donc Dieu ne prévait point du-tout les actions des causes qu'on appelle libres. Donc il n'y a point de causes libres ; ou Dieu ne prévait point leurs actions. En effet, il est aisé de concevoir que Dieu prévait infailliblement tout ce qui regarde l'ordre physique de l'univers, parce que cet ordre est nécessaire et sujet à des règles invariables qu'il a établies. Voilà le principe de sa prescience. Mais sur quel principe pourrait-il prévoir les actions d'une cause que rien ne pourrait déterminer nécessairement ? Le second principe de prescience qui devrait être différent de l'autre, est absolument inconcevable ; et puisque nous en avons un qui est aisé à concevoir, il est plus naturel et plus conforme à l'idée de la simplicité de Dieu de croire que ce principe est le seul sur lequel toute sa prescience est fondée. Il n'est point de la grandeur de Dieu de prévoir des choses qu'il aurait faites lui-même de nature à ne pouvoir être prévues : en niant sa prescience, on ne limite pas plus sa science, qu'on limiterait sa toute-puissance, en disant qu'elle ne peut s'étendre jusqu'aux choses impossibles.

Cette difficulté fondée sur l'accord de la prescience avec la liberté, a de tout temps exercé les Philosophes et les Théologiens. Mais avant d'essayer une réponse, il faut supposer ces deux principes incontestables ; 1°. que l'homme est libre, voyez l'article de la LIBERTE, 2°. que Dieu prévait toutes les actions libres des hommes. Dieu a autant de témoins de sa prescience infaillible qu'il a de prophetes. L'établissement des différentes monarchies, aussi-bien que les tristes ruines sur lesquelles d'autres monarchies se sont élevées, la fécondité prodigieuse du peuple d'Israèl, et sa dispersion par toute la terre, sans avoir aucun asîle fixe et permanent ; la conversion des gentils et la propagation de l'évangîle : toutes ces choses prédites et accomplies exactement dans les temps marqués par la providence, sont des témoignages éclatants de cette vérité, que les nuages de l'incrédulité ne pourront jamais obscurcir. D'ailleurs si les actions libres se dérobaient à la connaissance de Dieu, il apprendrait par les événements une infinité de choses qu'il aurait sans cela ignorées : dès-là son intelligence ne serait pas parfaite, puisqu'elle emprunterait ses connaissances du dehors. Ce qui est emprunté marque la dépendance de celui qui emprunte : emprunter est la preuve qu'on n'a pas tout en soi. La dépendance, le défaut, ou le besoin répugnant à l'infini, l'infini possède donc en lui-même et sans emprunt les connaissances des actions libres des hommes ; s'il ne les connaissait que par l'évenement, il dépendrait de lui pour le plus de ses perfections ; et dès-lors il ne serait plus l'infini absolu pour l'intelligence. Il n'y a personne qui ne voie qu'il vaut beaucoup mieux connaître les choses que de les ignorer. N'est-ce pas une chose absurde que de supposer un Dieu dont les vues sont extrêmement bornées et limitées par rapport au gouvernement du monde ? car tel est le dieu de Socin. Sa providence ne peut former aucun plan, aucun système. Comme on suppose qu'il ménage et respecte la liberté humaine, il doit être fort embarrassé pour amener au point qu'il désire, et pour faire entrer dans ses desseins tant de volontés bizarres et capricieuses. On peut même supposer qu'il en est plusieurs qui ne s'ajusteront pas aux arrangements de sa providence.

La comparaison que fait l'objection entre la prescience divine et la prescience des Astronomes, que Dieu aurait parfaitement instruits des règles invariables des mouvements célestes, et qui feraient des observations de la dernière justesse, est défectueuse. On peut bien supposer que les Astronomes ne pourraient pas prévoir les éclipses, si le soleil ou la lune pouvaient quelquefois se détourner de leur cours, indépendamment de quelque cause que ce sait, et de toute règle. La raison en est que ces Astronomes, quelque bien instruits qu'on les suppose sur l'ordre des mouvements célestes, n'auraient toujours qu'une science finie dont la lumière ne les éclairerait que dans l'hypothèse que le soleil et la lune suivraient constamment leur cours. Or dans cette hypothèse on suppose que ces deux astres s'en détourneraient quelquefois ; par conséquent leur prescience par rapport aux éclipses serait quelquefois en défaut : mais il n'en est pas de même d'une intelligence infinie, qui sait tout s'assujettir, et ramener à des principes fixes et surs, les choses les plus mobiles et les plus inconstantes.