S. m. (Arts, Raisonnement, Philosophie, Métaphysique) modus et usus loquendi, manière dont les hommes se communiquent leurs pensées, par une suite de paroles, de gestes et d'expressions adaptées à leur génie, leurs mœurs et leurs climats.

Dès que l'homme se sentit entrainé par gout, par besoin et par plaisir à l'union de ses semblables, il lui était nécessaire de développer son âme à un autre, et lui en communiquer les situations. Après avoir essayé plusieurs sortes d'expressions, il s'en tint à la plus naturelle, la plus utîle et la plus étendue, celle de l'organe de la voix. Il était aisé d'en faire usage en toute occasion, à chaque instant, et sans autre peine que celle de se donner des mouvements de respiration, si doux à l'existence.

A juger des choses par leur nature, dit M. Warburthon, on n'hésiterait pas d'adopter l'opinion de Diodore de Sicile, et autres anciens philosophes, qui pensaient que les premiers hommes ont vécu pendant un temps dans les bois et les cavernes à la manière des bêtes, n'articulant comme elles que des sons confus et indéterminés, jusqu'à ce que s'étant reunis pour leurs besoins réciproques, ils soient arrivés par degrés et à la longue, à former des sons plus distincts et plus variés par le moyen de signes ou de marques arbitraires, dont ils convinrent, afin que celui qui parlait put exprimer les idées qu'il désirait communiquer aux autres.

Cette origine du langage est si naturelle, qu'un père de l'Eglise, Grégoire de Nicée, et Richard Simon, prêtre de l'Oratoire, ont travaillé tous les deux à la confirmer ; mais la révélation devait les instruire que Dieu lui-même enseigna le langage aux hommes, et ce n'est qu'en qualité de philosophe que l'auteur des Connaissances humaines a ingénieusement exposé comment le langage a pu se former par des moyens naturels.

D'ailleurs, quoique Dieu ait enseigné le langage, il ne serait pas raisonnable de supposer que ce langage se soit étendu au-delà des nécessités actuelles de l'homme, et que cet homme n'ait pas eu par lui-même la capacité de l'étendre, de l'enrichir, et de le perfectionner. L'expérience journalière nous apprend le contraire. Ainsi le premier langage des peuples, comme le prouvent les monuments de l'antiquité, était nécessairement fort stérîle et fort borné : en sorte que les hommes se trouvaient perpétuellement dans l'embarras, à chaque nouvelle idée et à chaque cas un peu extraordinaire, de se faire entendre les uns aux autres.

La nature les porta donc à prévenir ces sortes d'inconvéniens, en ajoutant aux paroles des significatifs. En conséquence la conversation dans les premiers siècles du monde fut soutenue par un discours entremêlé de gestes, d'images et d'actions. L'usage et la coutume, ainsi qu'il est arrivé dans la plupart des autres choses de la vie, changèrent ensuite en ornements ce qui était dû à la nécessité ; mais la pratique subsista encore longtemps après que la nécessité eut cessé.

C'est ce qui arriva singulièrement parmi les Orientaux, dont le caractère s'accommodait naturellement d'une forme de conversation qui exerçait si bien leur vivacité par le mouvement, et la contentait si fort, par une représentation perpétuelle d'images sensibles.

L'Ecriture-sainte nous fournit des exemples sans nombre de cette sorte de conversation. Quand le faux prophète agite ses cornes de feu pour marquer la déroute entière des Syriens, ch. IIIe des Rais, 22. 11 : quand Jérémie cache sa ceinture de lin dans le trou d'une pierre, près l'Euphrate, ch. xiij : quand il brise un vaisseau de terre à la vue du peuple, ch. XIe : quand il met à son col des liens et des joncs, ch. xxviij : quand Ezéchiel dessine le siège de Jérusalem sur de la brique, ch. jv : quand il pese dans une balance les cheveux de sa tête et le poil de sa barbe, ch. v : quand il emporte les meubles de sa maison, ch. xij : quand il joint ensemble deux bâtons pour Juda et pour Israèl, ch. xxxviij ; par toutes ces actions les prophetes conversaient en signes avec le peuple, qui les entendait à merveille.

Il ne faut pas traiter d'absurde et de fanatique ce langage d'action des prophetes, car ils parlaient à un peuple grossier qui n'en connaissait point d'autre. Chez toutes les nations du monde le langage des sons articulés n'a prévalu qu'autant qu'il est devenu plus intelligible pour elles.

Les commencements de ce langage de sons articulés ont toujours été informes ; et quand le temps les a polis et qu'ils ont reçu leur perfection, on n'entend plus les bégaiements de leur premier âge. Sous le règne de Numa, et pendant plus de 500 ans après lui, on ne parlait à Rome ni grec ni latin ; c'était un jargon composé de mots grecs et de mots barbares : par exemple, ils disaient pa pour parte, et pro pour populo. Aussi Polybe remarque en quelqu'endroit que dans le temps qu'il travaillait à l'histoire, il eut beaucoup de peine à trouver dans Rome un ou deux citoyens qui, quoique très savants dans les annales de leur pays, fussent en état de lui expliquer quelques traités que les Romains avaient fait avec les Carthaginois ; et qu'ils avaient écrits par conséquent en la langue qu'on parlait alors. Ce furent les sciences et les beaux arts qui enrichirent et perfectionnèrent la langue romaine. Elle devint, par l'étendue de leur empire, la langue dominante, quoique fort inférieure à celle des Grecs.

Mais si les hommes nés pour vivre en société trouvèrent à la fin l'art de se communiquer leurs pensées avec précision, avec finesse, avec énergie, ils ne surent pas moins les cacher ou les déguiser par de fausses expressions, ils abusèrent du langage.

L'expression vocale peut être encore considérée dans la variété et dans la succession de ses mouvements : voilà l'art musical. Cette expression peut recevoir une nouvelle force par la convention générale des idées : voilà le discours, la poésie et l'art oratoire.

La voix n'étant qu'une expression sensible et étendue, doit avoir pour principe essentiel l'imitation des mouvements, des agitations et des transports de ce qu'elle veut exprimer. Ainsi, lorsqu'on fixait certaines inflexions de la voix à certains objets, on devait se rendre attentifs aux sons qui avaient le plus de rapport à ce qu'on voulait peindre. S'il y avait un idiome dans lequel ce rapport fût rigoureusement observé, ce serait une langue universelle.

Mais la différence des climats, des mœurs et des tempéraments fait que tous les habitants de la terre ne sont point également sensibles ni également affectés. L'esprit pénétrant et actif des Orientaux, leur naturel bouillant, qui se plaisait dans de vives émotions, durent les porter à inventer des idiomes dont les sons forts et harmonieux fussent de vives images des objets qu'ils exprimaient. De-là ce grand usage des métaphores et de figures hardies, ces peintures animées de la nature, ces fortes inversions, ces comparaisons fréquentes, et ce sublime des grands écrivains de l'antiquité.

Les peuples du nord vivants sous un ciel très-froid, durent mettre beaucoup moins de feu dans leur langage ; ils avaient à exprimer le peu d'émotions de leur sensibilité ; la dureté de leurs affections et de leurs sentiments dut passer nécessairement dans l'expression qu'ils en rendaient. Un habitant du nord dut répandre dans sa langue toutes les glaces de son climat.

Un français placé au centre des deux extrémités, dut s'interdire les expressions trop figurées, les mouvements trop rapides, les images trop vives. Comme il ne lui appartenait pas de suivre la véhémence et le sublime des langues orientales, il a du se fixer à une clarté élégante, à une politesse étudiée, et à des mouvements froids et délicats, qui sont l'expression de son tempérament. Ce n'est pas que la langue française ne soit capable d'une certaine harmonie et de vives peintures, mais ces qualités n'établissent point de caractère général.

Non-seulement le langage de chaque nation, mais celui de chaque province, se ressent de l'influence du climat et des mœurs. Dans les contrées méridionales de la France, on parle un idiome auprès duquel le français est sans mouvement, sans action. Dans ces climats échauffés par un soleil ardent, souvent un même mot exprime l'objet et l'action ; point de ces froides gradations, qui lentement examinent, jugent et condamnent : l'esprit y parcourt avec rapidité des nuances successives, et par un seul et même regard, il voit le principe et la fin qu'il exprime par la détermination nécessaire.

Des hommes qui ne seraient capables que d'une froide exactitude de raisonnements et d'actions, y paraitraient des êtres engourdis, tandis qu'à ces mêmes hommes il paraitrait que les influences du soleil brulant ont dérangé les cerveaux de leurs compatriotes. Ce dont ces hommes transplantés ne pourraient suivre la rapidité, ils le jugeraient des inconséquences et des écarts. Entre ces deux extrémités, il y a des nuances graduées de force, de clarté et d'exactitude dans le langage, tout de même que dans les climats qui se suivent il y a des successions de chaud au froid.

Les mœurs introduisent encore ici de grandes variétés ; ceux qui habitent la campagne connaissent les travaux et les plaisirs champêtres : les figures de leurs discours sont des images de la nature ; voilà le genre pastoral. La politesse de la cour et de la ville inspire des comparaisons et des métaphores prises dans la délicate et voluptueuse métaphysique des sentiments ; voilà le langage des hommes polis.

Ces variétés observées dans un même siècle, se trouvent aussi dans la comparaison des divers temps. Les Romains, avec le même bras qui s'était appesanti sur la tête des rais, cultivaient laborieusement le champ fortuné de leurs pères. Parmi cette nation féroce, disons mieux guerrière, l'agriculture fut en honneur. Leur langage prit l'empreinte de leurs mœurs, et Virgile acheva un projet qui serait très-difficîle aux Français. Ce sage poète exprima en vers nobles et héroïques les instruments du labourage, la plantation de la vigne et les vendanges ; il n'imagina point que la politesse du siècle d'Auguste put ne pas applaudir à l'image d'une villageaise qui avec un rameau écume le mout qu'elle fait bouillir pour varier les productions de la nature.

Puisque du différent génie des peuples naissent les différents idiomes, on peut d'abord décider qu'il n'y en aura jamais d'universel. Pourrait-on donner à toutes les nations les mêmes mœurs, les mêmes sentiments, les mêmes idées de vertu et de vice, et le même plaisir dans les mêmes images, tandis que cette différence procede de celle des climats que ces nations habitent, de l'éducation qu'elles reçoivent, et de la forme de leur gouvernement ?

Cependant la connaissance des diverses langues, du moins celle des peuples savants, est le véhicule des sciences, parce qu'elle sert à démêler l'innombrable multitude des notions différentes que les hommes se sont formées : tant qu'on les ignore, on ressemble à ces chevaux aveugles dont le sort est de ne parcourir qu'un cercle fort étroit, en tournant sans-cesse la roue du même moulin. (D.J.)