S. f. (Métaphysique) c'est la cause cachée des événements imprévus, relatifs au bien ou au mal des êtres sensibles.

L'évenement fatal est imprévu ; ainsi on n'attribue point à la fatalité les phénomènes réguliers de la nature, lors même que les causes en sont cachées, la mort qui suit une maladie chronique et inconnue.

L'évenement fatal tient à des causes cachées, ou est considéré dans ses rapports avec celles d'entre ses causes qui nous sont inconnues. Si dans la disposition d'une bataille je vois un homme placé vis-à-vis de la bouche d'un canon prêt à tirer, sa situation étant donnée, et l'action du canon étant prévue, je ne regarderai plus sa mort comme fatale par rapport à ces deux causes que je connais ; mais je retrouverai la fatalité dans cette multitude de causes éloignées, cachées et compliquées, qui ont fait qu'entre une infinité d'autres parties de l'espace qu'il pouvait occuper également, il occupât précisément celle qui est dans la direction du canon.

Enfin un événement, quoiqu'imprévu et tenant à des causes cachées, n'est appelé fatal que lorsqu'il a quelqu'influence sur le bien ou le mal des êtres sensibles : car si je parie ma vie ou ma fortune que je n'amenerai pas six fois de suite le même point de dés, et que je l'amene, on s'en prendra à la fatalité ; mais si en remuant des dés sans dessein et sans intérêt, la même chose m'arrive, on attribuera ce phénomène au hasard.

Mais remontons à l'origine du mot fatalité, pour fixer plus surement nos idées sur l'usage qu'on en fait.

Fatalité vient de fatum, latin. Fatum a été fait de fari, et il a signifié d'abord, d'après son origine, le decret par lequel la cause première a déterminé l'existence des événements relatifs au bien ou au mal des êtres sensibles ; car quoique ce decret ait dû déterminer également l'existence de tous les effets, les hommes rapportant tout à eux, ne l'ont considéré que du côté par lequel il les intéressait.

A ce decret on a substitué ensuite dans la signification du mot fatum une idée plus générale : les causes cachées des événements ; et comme on a pensé que ces causes étaient liées et enchainées les unes aux autres, on a entendu par le mot de fatum, la liaison et l'enchainement de ces causes. En ce sens le mot fatum a répondu exactement à l' des Grecs, que Chrysippe définit dans Aulugelle, l. VI. l'ordre et l'enchainement naturel des choses, .

Le mot fatum a subi encore quelques changements dans sa signification en passant dans notre langue, et en formant fatalité ; car nous avons employé particulièrement le mot fatalité pour désigner les événements fâcheux ; au lieu que dans son origine il a signifié indifféremment la cause des événements heureux et malheureux : il a même gardé cette double signification dans le langage philosophique, et nous la lui conserverons. Quoique l'abus des termes généraux ait enfanté mille erreurs, ils sont toujours précieux, parce qu'on ne peut pas sans leur secours s'élever aux abstractions de la Métaphysique.

Destin et destinée sont synonymes de fatalité, pris dans le sens général que nous venons de lui donner. Ils le sont aussi dans leur origine, puisqu'ils viennent de destinatum, ce qui est arrêté, déterminé, destiné. Voyez DESTIN, DESTINEE.

On ne peut pas employer l'un pour l'autre, les mots de hasard et de fatalité ; on peut s'en convaincre par l'exemple que nous avons donné plus haut de l'emploi du mot hasard, et par les remarques suivantes.

Dans l'usage qu'on fait du mot hasard, il arrive souvent, et même en Philosophie, qu'on semble vouloir exclure d'un événement l'action d'une cause déterminée ; au lieu qu'en employant le mot de fatalité, on a ces causes en vue ; quoiqu'on les regarde comme cachées : or comme il n'y a point d'évenement qui n'ait des causes déterminées, il suit de-là que le mot de hasard est souvent employé dans un sens faux.

On entend aussi par une action faite par le hasard, une action faite sans dessein formé ; et on voit encore que cette signification n'a rien de commun avec celle de fatalité, puisque ce hasard est aveugle, au lieu que la fatalité a un but auquel elle conduit les êtres qui sont sous son empire.

De plus, on imagine que les événements qu'on attribue au hasard, pouvaient arriver tout autrement, ou ne point arriver du-tout ; au lieu qu'on se représente ceux que la fatalité amene, comme infaillibles ou même nécessaires.

Les anciens ont aussi distingué le hasard de la fatalité, à-peu-près de la même manière ; leur casus est très-différent de leur fatum, et répondait aux mêmes idées que le mot hasard parmi nous.

La fortune n'est autre chose que la fatalité, entant qu'elle amène la possession ou la privation des richesses et des honneurs : d'où l'on peut voir que fortune dans notre langue est moins général que fatalité ou destin, puisque ces derniers mots désignent tous les événements qui sont relatifs aux êtres sensibles ; au lieu que celui-là ne s'applique qu'aux événements qui amènent la possession ou la privation des richesses et des honneurs. C'est pourquoi si un homme perd la vie par un événement imprévu, on attribue cet événement au destin, à la fatalité ; s'il perd ses biens, on accuse la fortune. Voyez FORTUNE.

La fortune est bonne ou mauvaise, le destin est favorable ou contraire, on est heureux ou malheureux. La fatalité est la dernière raison qu'on apporte des faveurs ou des rigueurs de la fortune, du bonheur ou du malheur.

Pour remonter aux idées les plus générales, nous allons donc traiter de la fatalité ; et d'après la notion que nous en avons donnée, nous examinerons les questions suivantes.

1°. Y a-t-il une cause qui détermine l'existence de l'évenement fatal, et quelle est cette cause ?

2°. La liaison de cette cause avec l'évenement fatal est-elle nécessaire ?

3°. Cette liaison est-elle infaillible ? peut-elle être rompue ? l'évenement fatal peut-il ne point arriver ?

4°. En supposant cette infaillibilité de l'évenement, les êtres actifs et libres peuvent-ils la faire entrer pour quelque chose dans les motifs de leurs déterminations ?

PREMIERE QUESTION.

Y a-t-il une cause de l'évenement fatal, et quelle est cette cause ?

Pour résoudre cette question, il est nécessaire de remonter à des principes généraux.

Tout fait a une raison suffisante de son actualité. La raison suffisante d'un fait, est la raison suffisante de l'action de sa cause sur lui ; mais la raison suffisante de l'action de cette cause est elle-même un effet qui a sa raison suffisante, et cette dernière raison suppose et explique encore l'action d'une seconde cause, et ainsi de suite en remontant, etc.

Un fait quelconque tient donc à une cause prochaine et à des causes éloignées, et ces causes prochaines et éloignées tiennent les unes aux autres.

Nous ne connaissons guère que les causes les plus prochaines des faits, des événements, parce que la multitude des causes éloignées, et la manière secrète dont elles agissent, ne nous permettent pas de saisir leur action ; mais par le principe de la raison suffisante nous savons qu'elles tiennent toutes à une cause générale, c'est-à-dire à la force qui fait dépendre dans la nature un événement d'un autre événement, et qui unit les événements actuels et futurs aux événements passés : en sorte que l'état actuel d'un être quelconque dépend de son état antécedent, et qu'il n'y a point de fait isolé, et qui ne tienne, je ne dis pas à quelqu'autre fait, mais à tous les autres faits.

Ce principe, c'est-à-dire l'existence d'une force qui lie tous les faits et qui enchaine toutes les causes, ne saurait être contesté pour ce qui regarde l'ordre physique où nous voyons chaque phénomène naître des phénomènes antérieurs, et en amener d'autres à sa suite. Mais en supposant l'existence d'un ordre moral qui entre dans le système de l'Univers, la même loi de continuité d'action doit s'y observer que dans le monde physique : dans l'un et dans l'autre toute cause doit être mise en mouvement pour agir, et toute modification en amener une autre.

Il y a plus : ce monde moral et intelligible, et le monde matériel et physique, ne peuvent pas être deux régions à part, sans commerce et sans communication, puisqu'ils entrent tous les deux dans la composition d'un même système. Les actions physiques ameneront donc d'abord des modifications, des sensations, etc. dans les êtres intelligens ; et ces modifications, ces sensations, etc. des actions de ces mêmes êtres ; et réciproquement les actions des êtres intelligens ameneront à leur suite des mouvements physiques.

Cette communication, ce commerce du monde sensible et du monde intellectuel, est une vérité reconnue par la plus grande partie des Philosophes. Leibnitz seulement, en admettant l'enchainement des causes physiques avec les causes physiques, et des causes intelligentes avec les causes de même espèce, a pensé qu'il n'y avait aucune liaison, aucun enchainement des causes physiques avec les causes intelligentes ou morales, mais seulement une harmonie préétablie entre tous les mouvements qui s'exécutent dans l'ordre physique, et les modifications et actions qui ont lieu dans le monde intelligent ; idée trop ingénieuse, trop recherchée pour être vraie, à laquelle on ne peut pas peut-être opposer de démonstration rigoureuse, mais qui est tellement combattue par le sentiment intérieur, qu'on ne peut pas la défendre sérieusement ; et je croirais assez que c'est de cette partie de son bel ouvrage de la Théodicée, qu'il dit dans sa lettre à M. Pfaff, insérée dans les actes des Savants, mois de Mars 1728 : neque Philosophorum est rem seriò semper agère, qui in fingendis hypothesibus, uti bene mones, ingenii sui vires experiuntur. On pourra voir au mot HARMONIE l'exposition de cette opinion, et les raisons par lesquelles on la combat ; mais nous la supposerons ici réfutée, et nous dirons que l'enchainement des causes embrasse non-seulement les mouvements qui s'exécutent dans le monde physique, mais encore les actions des êtres intelligens ; et en effet nous voyons la plus grande partie des événements tenir à ces deux espèces de causes réunies. Un avare ébranle une muraille en voulant se pendre ; un trésor tombe, notre homme l'emporte ; le maître du trésor arrive, et se pend : ne voit-on pas que les causes physiques et les causes morales sont ici mêlées et déterminées les unes par les autres ?

Je ne regarde point le système des causes occasionnelles comme interceptant la communication des deux ordres, et comme rompant l'enchainement des causes physiques avec les causes morales, parce que dans cette opinion le pouvoir de Dieu lie ces deux espèces de causes, comme le pourrait faire l'influence physique ; et les actions des êtres intelligens y amènent toujours les mouvements physiques, et réciproquement.

Mais quoi qu'il en soit de la communication des deux ordres, du moins dans chaque ordre en particulier les causes sont liées, et cela nous suffit pour avancer ce principe général, que la force qui lie les causes particulières les unes aux autres, et qui enchaine tous les faits, est la cause générale des événements, et par conséquent de l'évenement fatal. C'est cela même que le peuple et les philosophes ont connu sous le nom de fatalité.

D'après ce que nous avons prouvé, on conçoit que ce principe de l'enchainement des causes doit être commun à tous les systèmes des Philosophes ; car que l'univers soit ou non l'ouvrage d'une cause intelligente ; qu'il soit composé en partie d'êtres intelligens et libres, ou que tout y soit matière, les états divers des êtres y dépendront toujours de l'enchainement des causes : avec cette différence que l'athée et le matérialiste sont obligés, 1°. de se jeter dans les absurdités du progrès à l'infini, ne pouvant pas expliquer l'origine du mouvement et de l'action dans la suite des causes. 2°. Ils sont contraints de regarder la fatalité comme entrainant après elle une nécessité irrésistible, parce que dans leur opinion les causes sont enchainées par les lois d'un rigide mécanisme. Telle a été l'opinion d'une grande partie des Philosophes ; car sans compter la plupart des Stoïciens, Cicéron, au livre de Fato, attribue ce sentiment à Démocrite, Empédocle, Héraclide et Aristote.

Mais ces conséquences absurdes ne suivent du principe de l'enchainement des causes, que dans le système de l'athée et du matérialiste ; et le théiste en admettant cette notion de la fatalité, trouve le principe du mouvement et de l'action dans une première cause, et ne donne point atteinte à la liberté ; comme nous le prouverons en répondant à la deuxième question.

D'autres preuves plus fortes encore, s'il est possible, établissent la réalité de cet enchainement des causes, et la justesse de la notion que nous avons donnée de la fatalité.

Le philosophe chrétien doit établir et défendre contre les difficultés des incrédules, la puissance, la prescience, la providence, et tous les attributs moraux de l'Etre suprême. Or il ne peut pas combattre ses adversaires avec quelque succès, sans avoir recours à ce même principe. C'est ce que nous allons faire voir en peu de mots, et sans sortir des bornes de cet article.

Et d'abord, pour ce qui regarde la puissance de Dieu, je dis que le decret par lequel il a donné l'existence au monde, a sans-doute déterminé l'existence de tous les événements qui entrent dans le système du monde, dès l'instant où ce decret a été porté. Or j'avance que ce decret n'a pu déterminer l'existence des événements qui devaient suivre dans les différents points de la durée, qu'au moyen de l'enchainement des causes, qu'au moyen de ce que ces événements devaient être amenés à l'existence par la suite des événements intermédiaires entr'eux, et le decret émané de Dieu dès le commencement : de sorte que Dieu connaissant la liaison qui était entre les premiers effets auxquels il donnait l'existence, et les effets postérieurs qui devaient en suivre, a déterminé l'existence de ceux-ci, en ordonnant l'existence de ceux-là. Système simple, et auquel on ne peut se refuser sans être réduit à dire, que Dieu détermine dans chaque instant de la durée l'existence des événements qui y répondent, et cela par des volontés particulières, des actes répétés, etc. opinions cent fois renversées, et dont on trouvera la réfutation aux mots PROVIDENCE, PREMOTION, etc.

En second lieu, la providence entraîne, comme la création, l'enchainement des causes. En effet la providence ne peut être autre chose que la disposition, l'ordre préétabli, la coordination des causes entr'elles, on n'en peut pas avoir d'autre notion, sans s'écarter de la vérité. Ce n'est qu'au moyen de cette coordination et de cet ordre général, qu'on peut venir à-bout de justifier la providence des maux particuliers qui se trouvent dans le système. Si l'on suppose une fois les phénomènes isolés et sans liaison, et Dieu déterminant l'existence de chacun d'eux en particulier, je défie qu'on concilie l'existence d'un seul Dieu, bon, juste, saint, avec les maux physiques et moraux qui sont dans le monde. Aussi personne n'a tenté de justifier la providence, que d'après ce grand principe de la liaison des causes. Malebranche, Léibnitz, etc. ont tous suivi cette route ; et avant eux les philosophes anciens, qui se sont faits les apologistes de la Providence. Aulugelle nous a conservé à ce sujet l'opinion de Chrysippe, cet homme qui adoucit la férocité des opinions du portique : Existimat autem non fuisse hoc principale naturae consilium, ut faceret homines morbis obnoxios : numquam enim hoc convenisse naturae autori parentique rerum omnium bonarum, sed cum multa atque magna gigneret, pareretque aptissima et utilissima, alia quoque simul agnata sunt incommoda, iis ipsis, quae faciebat, cohaerentia.

Mais, dira-t-on, cet enchainement des causes ne justifie point Dieu des défauts particuliers du système, par exemple du mal que souffre dans l'Univers un être sensible. Qu'avais-je à faire, peut dire un homme malheureux, d'être placé dans cet ordre de causes ? Dieu n'avait qu'à me laisser dans l'état de possible, et mettre un autre homme à ma place : ces causes sont fort bien arrangées, si l'on veut ; mais je suis fort mal. Et que me sert tout l'ordre de l'Univers, si je n'y entre que pour être malheureux.

Cette difficulté devient encore plus forte lorsqu'on la fait à un théologien, et qu'on suppose les mystères de la grâce, de la prédestination, et les peines d'une autre vie.

Mais je remarque d'abord que cette objection attaque au moins aussi fortement celui qui regarde tous les faits, tous les événements comme isolés et sans liaison avec le système entier, que celui qui s'efforce de justifier la providence par l'enchainement des causes : ainsi cette difficulté ne nous est pas particulière.

Secondement, quand cet homme malheureux dit, qu'il voudrait bien n'être pas entré dans le système de l'Univers ; c'est comme s'il disait, qu'il voudrait bien que l'Univers entier fût resté dans le néant ; car si lui seul, et non pas un autre, pouvait occuper la place qu'il remplit dans le système actuel, et si le système actuel exigeait nécessairement qu'il y occupât cette même place dont il est mécontent, il désire que le système entier n'ait pas lieu, en désirant de n'y point entrer. Or je puis lui dire : Pour vous Dieu devait-il s'abstenir de donner l'existence au système actuel, dans lequel il y a d'ailleurs tant de bonnes choses, tant d'êtres heureux ? oseriez-vous assurer que sa justice et sa bonté exigeaient cela de lui ? Si vous l'osiez, la nature entière qui jouit du bien de l'existence s'éleverait contre vous, et mérite bien plus que vous d'être écoutée.

On voit bien que cette liaison étroite d'un être quelconque avec le système entier de l'Univers, qui fait que l'un ne peut pas exister sans l'autre, nous sert ici de principe pour resoudre la difficulté proposée : or cette liaison est une conséquence immédiate et nécessaire du système de l'enchainement des causes ; puisque dans cette doctrine, un être quelconque avec ses états divers, tient tellement à tout le système des choses, que l'existence du monde entraîne et exige son existence et ses états divers, et réciproquement.

On sait qu'avec les principes de l'Origénisme on résout facilement cette objection ; parce que dans cette opinion tous les hommes devant être heureux après un temps déterminé de peines et de malheurs, il n'y en a point qui ne doive se louer de son existence, et remercier l'auteur de la nature de l'avoir placé dans l'Univers. Cependant pour donner une réponse tout à fait satisfaisante, il faut toujours que l'Origéniste lui-même explique pourquoi les hommes sont malheureux, même pendant une petite partie de la durée.

Pour cela il est nécessaire, et dans son système et dans toute philosophie, de dire que cette objection prend sa source dans l'ignorance où nous sommes des raisons pour lesquelles Dieu a créé le monde ; que nous savons certainement que ces raisons, quelles qu'elles soient, tiennent au système entier, qu'elles ont empêché que les choses ne fussent autrement ; et que si nous les connaissions, la providence serait justifiée. Réponse qui, comme on le voit, est toujours d'après le principe de l'enchainement des causes.

En troisième lieu, la prescience de l'Etre suprême suppose cet enchainement des causes ; car Dieu ne peut prévoir les événements futurs, tant libres que nécessaires, que dans la suite des causes qui doivent les amener ; parce que l'infaillibilité de la prescience de Dieu ne peut avoir d'autre fondement que l'infaillibilité de l'influence des causes sur les événements. Nous ne pourrions pas entrer dans quelques détails à ce sujet, sans sortir des bornes de cet article : c'est pourquoi nous renvoyons les lecteurs au mot PRESCIENCE, où nous traiterons cette question.

Nous concluons que la puissance de Dieu, sa providence, sa prescience, et tous ses attributs moraux, exigent qu'on reconnaisse entre les causes secondes, cette liaison et cet enchainement, que nous disons être la cause des événements, et par conséquent de tout événement fatal.

Je ne vois que deux sortes de personnes qui combattent cet enchainement des causes ; les défenseurs du hasard d'Epicure, et les philosophes qui soutiennent dans la volonté l'indifférence d'équilibre.

Les premiers ont prétendu qu'il y avait des effets sans cause, et nous voyons dans Cicéron, de fato, que les Epicuriens pressés d'expliquer d'où venait cette déclinaison des atomes, en quoi ils faisaient consister la liberté, disaient qu'elle survenait par hasard, casu, et que c'était cette déclinaison qui affranchissait les actes de la volonté de la loi du fatum.

On peut s'en convaincre par ces vers de Lucrèce, liv. II. vers. 251. et suiv.

Denique si semper motus connectitur omnis,

Et vetère exoritur semper novus ordine certo ;

Nec declinando faciunt primordia motus

Principium quoddam, quod fati foedera rumpat,

Ex infinito ne causam causa sequatur :

Libera per terras unde haec animantibus extat,

Unde est haec, inquam, fatis avolsa voluntas

Per quam progredimur quò ducit quemque voluptas ?

Il n'est pas nécessaire de nous arrêter ici à réfuter de pareilles chimères ; il suffira de rapporter ici ces paroles d'Abbadie (Vérité de la Relig. tom. I. c. v.) : " Le hasard n'est, à proprement parler, que notre ignorance, laquelle fait qu'une chose qui a en soi des causes déterminées de son existence, ne nous parait pas en avoir, et que nous ne saurions dire pourquoi elle est de cette manière, plutôt que d'une autre ".

Les déterminations de la volonté ne peuvent pas être exceptées de cette loi ; et les attribuer au hasard avec les Epicuriens, c'est dire une absurdité.

Or les défenseurs de l'indifférence d'équilibre, en voulant les soustraire à l'enchainement des causes, se sont rapprochés de cette opinion des Epicuriens, puisqu'ils prétendent qu'il n'y a point de causes des déterminations de la volonté.

Ils disent donc que dans l'exercice de la liberté, tout est parfaitement égal de part et d'autre, sans qu'il y ait plus d'inclination vers un côté, sans qu'il y ait de raison déterminante de causes qui nous inclinent à prendre un parti préférablement à l'autre : d'où il suit que les actions libres des êtres intelligens doivent être tirées de cet enchainement des causes que nous avons supposées.

Mais cette opinion est insoutenable. On trouvera à l'article LIBERTE, les principales raisons par lesquelles les Philosophes et les Théologiens combattent cette indifférence d'équilibre. D'après leur autorité, et plus encore d'après la force de leurs raisons, nous nous croyons en droit de conclure avec Léibnitz, qu'il y a toujours une raison prévalente qui porte la volonté à son choix, et qu'il suffit que cette raison incline sans nécessiter ; mais qu'il n'y a jamais d'indifférence d'équilibre, c'est-à-dire où tout soit parfaitement égal de part et d'autre. Dieu, dit-il encore, pourrait toujours rendre raison du parti que l'homme a pris, en assignant une cause ou une raison inclinante qui l'a porté véritablement à le prendre ; quoique cette raison serait souvent bien composée et inconcevable à nous-mêmes, parce que l'enchainement des causes liées les unes avec les autres, Ve plus loin.

Les actes libres des êtres intelligens ayant eux-mêmes des raisons suffisantes de leur existence, ne rompent donc point la chaîne immense des causes ; et si un événement quelconque est amené à l'existence par les actions combinées des êtres, tant libres que nécessaires, cet événement est fatal ; puisqu'on trouve la raison suffisante de cet événement dans l'ordre et l'enchainement des causes, et que la fatalité qu'un philosophe ne peut se dispenser d'admettre, n'est autre chose que cet ordre et cet enchainement, en tant qu'il a été préétabli par l'Etre suprême.

Je dis la fatalité qu'un philosophe ne peut se dispenser d'admettre : en effet il y en a de deux sortes ; la fatalité des athées établie sur les ruines de la liberté ; et la fatalité chrétienne, fatum christianum, comme l'appelle Léibnitz, c'est-à-dire l'ordre des événements établi par la providence.

Assez communément on entend les mots fatalisme, fataliste, fatalité. Dans le premier de ces sens, on ne peut lui donner la deuxième signification qu'en Philosophie, en regardant tous ces mots comme des genres qui renferment sous eux, comme espèces, le fatalisme nécessitant, et celui qui laisse subsister la liberté, la fatalité des athées, et la fatalité chrétienne. Il appartient aux Philosophes, je ne dis pas de former, mais de corriger et de fixer le langage. Qu'on prenne garde que fatalité, selon la force de ce mot, ne signifie que la cause de l'évenement fatal : or comme on est obligé de reconnaître qu'un événement fatal a des causes, tout le monde en ce sens général est donc fataliste.

Mais si la cause de l'évenement fatal n'est, selon vous, que l'action d'un rigide mécanisme, votre fatalité est nécessitante, votre fatalisme est affreux : que si cette cause n'est que l'action puissante et douce de l'Etre suprême, qui a fait entrer tous les événements dans l'ordre et dans les vues de sa providence, nous ne condamnerons point l'expression dont vous vous servez. C'est précisément ce que dit saint Augustin, au liv. V. de la cité de Dieu, chap. VIIIe " Ceux, dit-il, qui appellent du nom de fatalité, l'enchainement des causes qui amènent l'existence de tout ce qui se fait, ne peuvent être ni repris, ni combattus dans l'usage qu'ils font de ce mot ; puisque cet ordre et cet enchainement est, selon eux, l'ouvrage de la volonté et de la puissance de l'Etre suprême qui connait tous les événements avant qu'ils arrivent, et qui les fait tous entrer dans l'ordre général ". Qui omnium connexionem seriemque causarum, qua fit omne quod fit, fati nomine appelant, non multùm cum eis de verbi controversiâ laborandum atque certandum est ; quandò quidem ipsum causarum ordinem et quamdam connexionem Dei summi tribuunt voluntati et potestati, qui optimè et veracissimè creditur, et cuncta scire antequam fiant, et nihil inordinatum relinquere.

Nous terminerons l'examen de la première question par ce passage, qui renferme l'apologie complete des principes que nous avons établis ; et en supposant démontrée l'existence de cette fatalité improprement dite, prise pour l'ordre des causes établi par la providence, nous passerons à la deuxième question.

DEUXIEME QUESTION.

L'enchainement des causes qui amènent l'évenement fatal, rend-il nécessaire l'évenement fatal ?

On sent assez que la difficulté en cette matière vient de ce que, selon la remarque que nous avons faite plus haut, il y a des causes libres parmi celles qui amènent l'évenement fatal : et si ces causes sont enchainées, ou entr'elles dans un même ordre, ou avec les causes physiques ; dès-là même ne sont-elles pas nécessitées, et l'évenement fatal n'est-il pas nécessaire ? Si c'est l'enchainement des causes qui me fait passer dans une rue où je dois être écrasé par la chute d'une maison, pendant que j'avais d'autres chemins à prendre, ma détermination à passer dans cette malheureuse rue, a donc été elle-même une suite de l'enchainement des causes, puisqu'elle entre parmi celles de l'évenement fatal. Mais si cela est, cette détermination est-elle libre, et l'évenement fatal n'est-il pas nécessaire ?

Nous avons Ve plus haut, que parmi les philosophes qui ont traité cette question, et qui ont reconnu cet enchainement des causes, la plupart ont regardé la fatalité comme entrainant après elle une nécessité absolue ; et nous avons remarqué que c'était une suite naturelle de cette opinion dans tout système d'athéisme et de matérialisme. Mais Cicéron nous apprend que Chrysippe en admettant la fatalité prise pour l'enchainement des causes, rejetait pourtant la nécessité.

Or Carnéades, cet homme à qui Cicéron accorde l'art de tout réfuter, argumentait ainsi contre Chrysippe. Si omnia antecedentibus causis fiunt, omnia naturali colligatione contextè consertèque fiunt : quod si ita est, omnia necessitas efficit : id si verum est, nihil est in nostrâ potestate : est autem aliquod in nostrâ potestate : non igitur fato fiunt quaecumque fiunt. " Si tous les événements sont les suites de causes antérieures, tout arrive par une liaison naturelle et très-étroite : si cela est, tout est nécessaire, et rien n'est en notre pouvoir ". Cic. de fato.

Voilà l'état de la question bien établi, et la difficulté qu'il faut résoudre. Voyons la réponse de Chrysippe. Selon Cicéron, ce philosophe voulant éviter la nécessité, et retenir l'opinion que rien ne se fait que par l'enchainement des causes, distinguait différents genres de causes ; les unes parfaites et principales, les autres voisines et auxiliaires ; aliae perfectae et principales, aliae adjuvantes et proximae. Il prétendait qu'il n'y a que l'action des causes parfaites et principales, distinguées de la volonté, qui puisse entraîner la ruine de la liberté ; et il soutenait que l'action de la volonté, qu'il appelait assensio, n'a pas de causes parfaites et principales distinguées de la volonté elle-même. Il ajoutait que les impressions des objets extérieurs, sans lesquelles cet assentiment ne peut pas se faire (necesse est enim assensionem viso commoveri) ; que ces impressions, dis-je, ne sont que des causes voisines et auxiliaires, d'après lesquelles la volonté se meut par ses propres forces, mais toujours conséquemment à l'impression reçue, extrinsecùs pulsa suâpte Ve ac naturâ movebitur ; ce qu'il expliquait par la comparaison d'un cylindre, qui recevant une impulsion d'une cause étrangère, ne tient que de sa nature le mouvement déterminé de rotation, de volubilité, qui suit cette impulsion.

Cette réponse n'est pas sans difficulté ; elle est établie sur de fausses notions des sensations et des opérations de l'âme ; la comparaison du cylindre n'est pas exacte. Cependant elle a quelque chose de vrai, c'est que l'action des causes qui amènent le consentement de la volonté, ne s'exerçant pas immédiatement sur ce consentement, mais sur la volonté, l'activité de l'âme et son influence libre sur le consentement qu'elle forme, ne sont lésées en aucune manière.

C'est du moins la réponse de S. Augustin, de civit. Dei, lib. V. cap. IXe qui, après avoir rapporté cette même difficulté de Carneades contre Chrysippe, la résout à-peu-près de la même manière : ordinem causarum, dit-il, non negamus, non est autem consequents ut si certus est or do causarum, ideò nihil sit in nostrae voluntatis arbitrio, ipsae quippe voluntates in causarum ordine sunt. Voilà le principe de Chrysippe : la volonté elle-même entre dans l'ordre des causes, selon saint Augustin ; et comme elle produit immédiatement son action ? quoiqu'elle y soit portée par des causes étrangères, elle n'en est pas moins libre, parce que ces causes étrangères l'inclinent sans la nécessiter.

Mais reprenons nous-mêmes la difficulté ; elle se réduit à ceci : si la volonté est mue à donner son consentement par quelque cause que ce sait, étrangère à elle et liée avec sa détermination, elle n'est pas libre : si elle n'est pas libre, toutes les causes qui amènent l'évenement fatal sont donc nécessaires, et l'évenement fatal est nécessaire. Je répons,

En premier lieu, lorsqu'on regarde cette liaison des causes avec la détermination de la volonté comme destructive de la liberté, on doit prétendre que toute liaison d'une cause avec son effet est nécessaire, puisqu'on soutient que la cause qui influe sur le consentement de la volonté, par cela seul qu'elle influe sur ce consentement, le rend nécessaire : or cela est insoutenable, et les réflexions suivantes vont nous en convaincre.

Dieu peut faire un système de causes libres. Qu'est-ce qu'un système quelconque ? la suite et l'enchainement des actions qui doivent s'exercer dans ce système. Dieu ne peut-il pas enchainer les actions des causes libres entr'elles, de sorte que la première amène la seconde, et que la seconde suppose la première ; que la première et la seconde amènent la troisième, et que la troisième suppose la première et la seconde, et ainsi de suite ? Ces causes, dès-là qu'elles seront coordonnées entr'elles de sorte que les modifications et les actions de l'une amènent les modifications et les actions de l'autre, seront-elles nécessitées ? non sans-doute. Un père tendrement aimé menace, exhorte, prie un fils bien-né : ses menaces, ses exhortations, ses prières faites dans des circonstances favorables, produiront infailliblement leur effet, et seront causes des déterminations de la volonté de ce fils ; voilà l'influence d'une cause libre sur une cause libre ; voilà des causes dont les actions sont liées ensemble, et qui n'en sont pas moins libres.

Mais dira-t-on : que les causes intelligentes soient coordonnées et liées entr'elles, peut-être que cet enchainement ne sera pas incompatible avec leur liberté : mais si des causes physiques agissent sur des causes intelligentes, cette action n'emportera-t-elle pas une nécessité dans les causes intelligentes ? Or il parait que selon notre opinion ces deux espèces de causes sont liées les unes aux autres, de sorte que les actions des causes physiques entraînent les actions des êtres intelligens, et réciproquement.

Je répons 1°. que la nécessité, s'il en résultait quelqu'une de l'impulsion d'une cause physique sur une cause intelligente, s'ensuivrait de même de l'impulsion d'une cause intelligente et libre sur une cause intelligente, parce que l'action de la cause physique n'emporterait la nécessité qu'à raison de la manière d'agir, ou à raison de ce qu'elle serait étrangère à la volonté ; or la cause intelligente et libre qui influerait sur l'action d'une cause intelligente, serait également étrangère à celle-ci et agirait d'une manière aussi contraire à la liberté.

2°. Ceci n'a besoin que d'une petite explication. Si l'action de la cause physique que nous disons amener l'action d'une cause libre, telle que la volonté, s'exerçait immédiatement sur la détermination, sur le consentement de la volonté (à-peu-près comme les Théologiens savent que les Thomistes font agir leur promotion), nous convenons que la liberté serait en danger ; mais il n'en est pas ainsi, L'action des causes physiques amène dans l'être intelligent (sait par le moyen de l'influence physique, soit dans le système des causes occasionnelles) amene, dis-je, d'abord des modifications, des sensations, des mouvements indélibérés ; et à la suite de tels et tels mouvements, de telles et telles modifications reçues dans l'âme naissent infailliblement, mais non nécessairement, telles actions dont ces mouvements et ces modifications sont la cause ou la raison suffisante ; c'est cette cause ou raison suffisante qui unit le monde physique avec le monde intellectuel : or que les actions qui s'exercent dans l'ordre physique entraînent des modifications, des sensations, des mouvements dans les causes intelligentes, et que ces modifications, ces sensations, etc. amènent des actions de ces causes intelligentes, il n'y a rien là de contraire à l'activité et à la liberté de ces êtres intelligens.

Il suit de-là, que Dieu a pu coordonner et lier entr'elles les actions qui s'exercent dans un monde physique et celles des êtres intelligens et libres, sans nuire à la liberté de ces mêmes êtres ; que dans cette hypothèse, l'enchainement des causes établi par Dieu, amenant les actions des êtres intelligens, ne rend pas ces actions nécessaires ; que parmi les causes enchainées de l'évenement fatal, il y en a de libres, et par conséquent que l'évenement fatal n'est pas lui-même nécessaire.

En second lieu, pour soutenir que cette liaison des causes avec la détermination de la volonté est incompatible avec la liberté, il faut partir de ce principe, que toute liaison infaillible d'une cause avec son effet est nécessaire, et que tout enchainement de causes est incompatible avec la liberté : si omnia naturali colligatione fiunt, omnia necessitas efficit. Or cette prétention est absolument fausse, et voici les raisons qui la combattent : 1°. rien ne se fait sans raison suffisante, et un effet qui a une raison suffisante, n'est pas pour cela nécessaire, or un effet qui a une raison suffisante est par cela même infaillible ; car si un effet qui a une raison suffisante n'était pas infaillible, on pourrait supposer qu'étant donnée la raison suffisante d'un tel effet, il en est arrivé un autre. Or cette supposition est absurde ; car dans ce cas la raison qui fait qu'un effet est tel, pourrait faire qu'il est tout autre, ce qui est une contradiction dans les termes, le nouvel effet n'aurait point de raison suffisante, ou l'ancien n'en aurait pas eu s'il eut existé ; car comment pourrait-on dire que cette raison était pour l'effet qui n'a pas eu lieu une raison suffisante d'être tel, lorsque cette même raison étant posée l'effet a été tout autre ? La raison suffisante d'un effet quelconque, quoique liée infailliblement avec cet effet, ne rend donc pas cet effet nécessaire ; d'où il suit que toute liaison infaillible n'est pas pour cela nécessaire.

2°. Je demande au philosophe qui admet la providence et la prescience de Dieu, et qui me fait cette objection, si un événement dépendant d'une cause libre, que Dieu a prévu, qui est un moyen dans l'ordre de sa providence, et qui tient par conséquent à tout le système, si un tel événement, dis-je, peut ne point arriver : il est obligé de me répondre qu'un tel événement est absolument infaillible et ne peut pas ne point arriver ; or cette sorte de nécessité que l'évenement arrive, et qu'il est obligé de m'avouer selon lui-même, n'empêche pas l'évenement d'être libre. Cette espèce de nécessité n'est donc autre chose que ce que nous appelons infaillibilité, et on ne peut pas la confondre avec la nécessité métaphysique et destructive de la liberté.

3°. Si les bornes de cet article le permettaient, nous pourrions rapprocher de ces principes les doctrines les mieux établies par les Théologiens sur les matières de la grâce et de la prédestination, et faire voir combien ce que nous avançons ici y est conforme. On y voit par-tout la certitude de la prédestination, l'efficacité de la grâce, etc. liées infailliblement avec le salut, avec la bonne action, et ne blessant point les droits du libre arbitre. Ce sont précisément les mêmes principes que nous généralisons, en leur faisant embrasser tous les états de l'homme et de l'univers ; mais nous laissons aux lecteurs instruits en ces matières, le soin de s'en convaincre par quelques réflexions et d'après la lecture des articles GRACE, PREDESTINATION.

TROISIEME QUESTION.

L'évenement fatal est-il infaillible ?

Nous y répondons en disant que l'enchainement des causes détermine infailliblement l'existence de l'évenement fatal.

Et d'abord la même force qui établit dans la nature la suite et l'enchainement des causes qui amènent l'évenement, détermine aussi l'existence de l'évenement dans tel ou tel point de l'espace, et dans tel ou tel point de la durée ; or la force qui unit dans la nature une cause à une autre cause n'est jamais vaincue.

En second lieu, supposer que ce que la fatalité entraîne n'arrive pas, c'est supposer que l'être à qui l'évenement fatal était préparé n'est plus le même être, que ce monde n'est plus le même monde dont Dieu avait déterminé l'existence et prévu les mouvements. Car en supposant qu'il arrive un événement différent de l'évenement fatal, la multitude infinie des effets qui tenaient à l'évenement fatal demeure supprimée ; l'évenement différent entraîne d'autres suites que l'évenement fatal, ces suites en entraînent d'autres, et ce changement unique propagant son action dans tous les sens s'étend bien-tôt à tous les êtres, boulverse l'ordre, rompt la chaîne des causes, et change la face de l'Univers. Supposition dont on sent l'absurdité.

Par-là on peut juger de ce que veulent dire toutes ces propositions : ah, si j'eusse été là, si j'avais prévu, etc. j'aurais échappé au danger dont le destin me menaçait !

On peut dire : celui que le destin menace ne Ve point là, et ne prévait point, et nous parlons de celui-là même que le destin menaçait.

Mais ce qui trompe en ceci, c'est que les circonstances du temps et du lieu étant celles dont on fait abstraction avec le plus de facilité, on se dissimule qu'elles entrent elles-mêmes dans l'ordre des causes coordonnées, et on croit pouvoir attaquer la certitude de la futurition d'un événement fatal avec plus de succès en le considérant relativement à ces circonstances. On dit d'un homme assommé dans une rue par la chute d'une tuile, qu'il pouvait bien ne pas passer par-là ou y passer dans un autre temps, et on ne se permet pas de penser que la tuîle pouvait ne pas tomber dans ce temps-là avec un tel degré de force et avec une telle direction.

On ne prend pas garde qu'il était aussi coordonné (& je prents ce mot à la rigueur) que cet homme passât quand la tuîle tombait, qu'il était coordonné que la tuîle tombât quand cet homme passait. En effet, pourquoi imagine-t-on que cet homme pouvait bien ne pas passer ? c'est parce qu'on remarque que plusieurs déterminations libres de sa part ont concouru à lui faire prendre son chemin par là. Mais je vois aussi plusieurs causes libres parmi celles qui ont déterminé la tuîle à tomber, et à tomber dans un tel temps avec un tel degré de force, etc. comme la volonté des ouvriers qui l'ont faite et placée d'une certaine manière, la négligence du maître de la maison, etc. On pourrait donc imaginer avec autant de fondement que la tuîle pouvait ne pas tomber, qu'on imagine que l'homme assommé pouvait ne pas passer.

Mais la vérité est que l'un et l'autre événement était coordonné, infaillible, puisque l'un et l'autre étaient amenés par l'enchainement des causes, puisque l'un et l'autre tenaient au système de l'Univers, entraient dans les vues de la Providence, etc.

Au reste, et nous l'avons déjà remarqué, cette infaillibilité des événements, même alors qu'ils dépendent de l'action des causes intelligentes, n'entraîne point la ruine de leur liberté. On trouvera les preuves de cette vérité, qui est un principe en Théologie, aux articles GRACE, PREDESTINATION, et PRESCIENCE ; nous y renvoyons nos lecteurs.

QUATRIEME ET DERNIERE QUESTION.

La doctrine de la fat alité peut-elle entrer pour quelque chose dans les motifs des déterminations des êtres libres ?

Pour répondre à cette question, il suffira de réfuter le sophisme que les Philosophes appelle nt de la raison paresseuse.

On dit donc : si tout est réglé dès-à-présent ; si l'enchainement des causes emporte l'infaillibilité de tous les événements, les prières et les vœux adressés à l'Etre suprême, les conseils et les exhortations des hommes les uns envers les autres, les lois humaines, etc. tout cela ne peut servir de rien. On ajoute que les hommes doivent demeurer dans une inaction parfaite, dans tous les cas où ils auront quelque occasion d'agir : car, ou les choses pour lesquelles on adresserait des prières à Dieu, doivent être amenées par l'enchainement des causes ; et en ce cas, il est inutîle de les demander, elles arriveront certainement : ou elles ne sont pas du nombre des événements qui doivent suivre l'enchainement des causes ; et en ce cas, elles ne peuvent pas arriver, et il est encore inutîle de les demander.

On peut dire la même chose des conseils, des exhortations, et des lois : car si les actions auxquelles nous portent tous ces motifs moraux, sont de celles qui entrent dans la suite des événements préétablie par Dieu, on les fera certainement ; et si elles n'y entrent pas, tous ces motifs réunis ne les feront pas faire.

Enfin, que j'agisse ou que je n'agisse point, pour procurer la réussite d'une entreprise, pour parvenir à un but ; si j'y arrive, cet événement aura été amené par l'enchainement des causes, et mes mouvements n'y auront servi de rien ; si je n'y arrive pas, ce sera encore à l'enchainement des causes que je pourrai m'en prendre.

La réponse est facile. Les prières, les vœux, les conseils, les exhortations, les lais, les actions humaines, tout cela entre dans l'ordre des causes des événements. L'évenement n'est certain, que parce que les causes sont proportionnées ; de sorte qu'il sera toujours vrai de dire, que ce seront vos prières qui auront obtenu cet heureux succès, vos conseils qui auront fait prendre ce parti, vos mouvements qui auront fait réussir cette affaire ; puisque dans l'ordre de la providence, vos prières entrent parmi les causes de ce succès ; vos conseils, parmi les causes de la détermination à ce parti ; et vos actions, parmi les causes de la réussite de cette affaire.

En un mot, quoique tout l'avenir soit déterminé ; comme nous ignorons de quelle manière il est déterminé, et que nous savons certainement que cette détermination est conséquente à nos actions ; il est clair que dans la pratique, nous devons nous conduire comme s'il n'était pas déterminé.

J'ajoute qu'en se conduisant d'après les principes que nous réfutons, on prétendrait intervertir l'ordre des choses ; on voudrait mettre les actions après la préordination de Dieu, pendant qu'au contraire, cette préordination suppose nos actions dans l'ordre des possibles : donc tout ce raisonnement est d'après une fausse supposition.

D'ailleurs on voit assez que cette difficulté n'est pas particulière à l'opinion de l'enchainement des causes ; elle attaque la Providence en général, la prescience, la simple futurition des choses, quand on soutient qu'elle est dès-à-présent déterminée.

Cette opinion de la fatalité, appliquée à la conduite de la vie, est ce qu'on appelle le destin à la turque, fatum mahumetanum ; parce qu'on prétend que les Turcs, et parmi eux principalement les soldats, se conduisent d'après ce principe.

Nous voyons aussi parmi nous beaucoup de gens qui portent au jeu cette opinion, et qui comptent sur leur bonheur ou sur le malheur de leur adversaire ; qui craignent de jouer lorsqu'ils sont, disent-ils, en malheur, et qui ne hasardent pas de grosses sommes contre ceux qu'ils voient en bonheur. Cependant je crois qu'on ne doit point estimer au jeu, et faire entrer en ligne de compte, le bonheur et le malheur. Les seules règles qu'on puisse suivre à cet egard, s'il y en a quelqu'une, sont celles que prescrit le calcul, et l'analyse des hasards : or ces règles n'autorisent point du tout la conduite des joueurs fatalistes.

Car, ou il faut avoir égard aux coups passés pour estimer le coup prochain, ou il faut considérer le coup prochain, indépendamment des coups déjà joués (ces deux opinions ont leurs partisans). Dans le premier cas, l'analyse des hasards me conduit à penser que si les coups précédents m'ont été favorables, le coup prochain me sera contraire ; que si j'ai gagné tant de coups, il y a tant à parier que je perdrai celui que je vas jouer, et vice versâ. Je ne pourrai donc jamais dire : je suis en malheur, et je ne risquerai pas ce coup-là ; car je ne pourrais le dire que d'après les coups passés qui m'ont été contraires ; mais ces coups passés doivent plutôt me faire espérer que le coup suivant me sera favorable.

Dans le second cas, c'est-à-dire si on regarde le coup prochain comme tout à fait isolé des coups précédents, on n'a point de raison d'estimer que le coup prochain sera favorable plutôt que contraire, ou contraire plutôt que favorable ; ainsi on ne peut pas régler sa conduite au jeu, d'après l'opinion du destin, du bonheur, ou du malheur.

Ce que nous disons ici du jeu, doit s'appliquer aussi à toutes les affaires de la vie ; car quoique le bon ou le mauvais succès dans les entreprises, dépende souvent d'une infinité de circonstances qu'on ne peut pas soumettre aux lois du calcul, et qui semblent ne suivre que celles de la fatalité, il est pourtant déraisonnable de régler la moindre de ses démarches, et de fonder la plus faible espérance ou la crainte la plus légère, sur cette opinion du bonheur et du malheur.

Les préjugés opposent à ces principes, qu'il y a des temps malheureux où on ne peut rien entreprendre qui réussisse ; des gens malheureux à qui on ne peut rien confier, et réciproquement des temps heureux et des personnes heureuses.

Mais que veulent dire ces expressions qu'on fait valoir contre ce que nous soutenons ici ? elles ne signifient rien autre chose, sinon qu'il y a des gens à qui ces circonstances cachées et imprévues qu'on ne peut ni détourner ni faire naître, ont été jusqu'à présent contraires ou favorables ; mais qui nous répondra qu'elles seront encore favorables dans une affaire qu'il est question d'entreprendre, ou sur quel fondement pensons-nous qu'elles seront contraires ? le passé peut-il nous être en ceci garant de l'avenir ? De quel droit suppose-t-on quelque similitude dans des circonstances qui par l'hypothèse sont cachées et imprévues ?

C'est pourquoi, afin de donner un exemple de ceci, le mot qu'on prête au cardinal Mazarin choisissant un général, est-il heureux ? me parait peu juste, puisque les succès passés de ce général n'étant pas dû. à son habileté (par la supposition), ne pouvaient pas répondre de ses succès futurs ; et il fallait toujours demander, est-il habîle ? J'aimerais encore mieux la maxime opposée du cardinal de Richelieu, qu'imprudent et malheureux sont synonymes, (quoiqu'elle ne me semble pas tout à fait exacte) ; puisqu'on peut absolument se persuader que parmi les causes du mauvais succès d'un événement passé, il est toujours entré quelques fautes de la part de celui qu'on appelle malheureux ; fautes que des conjectures plus fines et une prudence plus consommée auraient pu faire éviter : au lieu qu'il est toujours impossible de prévoir, et déraisonnable de supposer qu'un homme sera heureux ou malheureux dans une affaire qu'il est question d'entreprendre.

Nous finirons cet article par une remarque : c'est qu'il y a peu de matière sur laquelle la Philosophie, tant ancienne que moderne, se soit autant exercée que sur celle-ci. Un auteur (Frider. Arpe, theatrum fati) compte jusqu'à cent soixante et tant d'écrivains qui ont traité ce sujet dans des ouvrages particuliers. La lecture de tous ces écrits ne pourrait pas donner des idées nettes sur le sujet que nous venons de traiter, et ne servirait peut-être qu'à mettre beaucoup de confusion dans l'esprit. Ce qui nous fournit une réflexion que nous soumettons au jugement des lecteurs, c'est qu'on ne lit point la bonne Métaphysique ; il faut la faire, c'est une nourriture qu'il faut digérer soi-même, si l'on veut qu'elle apporte la vie et la santé. Il me semble qu'une recherche métaphysique est un problème à résoudre : il faut avoir les données, mais on ne doit emprunter la solution de personne. Je me suis efforcé de suivre cette maxime ; et je crois que c'est faute de l'observer, que la Métaphysique a demeuré si longtemps sans faire de progrès. Celui qui observe la Nature et celui qui l'emploie, peuvent suivre les traces de ceux qui les ont précédés. Dans la route immense qu'ils ont à parcourir, ils doivent partir du point où les hommes ont été conduits par les expériences, et c'est à eux à en faire de nouvelles en supposant les anciennes ; mais malheur à la Philosophie, si le métaphysicien copie le métaphysicien, parce qu'alors il suppose une opinion, et une opinion n'est pas un fait. Cependant les erreurs se perpétuent, et la vérité demeure cachée, jusqu'à ce qu'enfin par le secours de l'expérience les principes mêmes de la Métaphysique étant devenus autant de faits, puissent être regardés comme appartenant à la véritable Physique, suivant la belle prophétie du chevalier Bacon : de Metaphysicâ ne sis sollicitus, nulla enim est post veram Physicam inventam. Epist. ad redempt. Baranzau.

Il y a une fatalité, dont nous n'avons point parlé ; attachée au cours des astres. Voyez ASTROLOGIE JUDICIAIRE, NETHLIAQUESQUES. (h)