S. m. (Métaphysique et Histoire naturelle) c'est un mot par lequel on veut exprimer le principe qui dirige les bêtes dans leurs actions ; mais de quelle nature est ce principe ? Quelle est l'étendue de l'instinct ? Aristote et les Péripatéticiens donnaient aux bêtes une âme sensitive, mais bornée à la sensation et à la mémoire, sans aucun pouvoir de réfléchir sur ses actes, de les comparer, etc. D'autres ont été beaucoup plus loin. Lactance dit qu'excepté la religion, il n'est rien en quoi les bêtes ne participent aux avantages de l'espèce humaine.

D'un autre côté tout le monde connait la fameuse hypothèse de M. Descartes, que ni sa grande réputation, ni celle de quelques-uns de ses sectateurs n'ont pu soutenir. Les bêtes de la même espèce ont dans leurs opérations une uniformité qui en a imposé à ces philosophes, et leur a fait naître l'idée d'automatisme ; mais cette uniformité n'est qu'apparente, et l'habitude de voir la fait disparaitre aux yeux exercés. Pour un chasseur attentif il n'est point deux renards dont l'industrie se ressemble entièrement, ni deux loups dont la gloutonnerie soit la même.

Depuis M. Descartes, plusieurs Théologiens ont cru la religion intéressée au maintien de cette opinion du mécanisme des bêtes. Ils n'ont point senti que la bête, quoique pourvue de facultés qui lui sont communes avec l'homme, pouvait en être encore à une distance infinie. Aussi l'homme lui-même est-il très-distant de l'ange, quoiqu'il partage avec lui une liberté et une immortalité qui l'approchent du trone de Dieu.

L'anatomie comparée nous montre dans les bêtes des organes semblables aux nôtres, et disposés pour les mêmes fonctions relatives à l'oeconomie animale. Le détail de leurs actions nous fait clairement apercevoir qu'elles sont douées de la faculté de sentir, c'est-à-dire, qu'elles éprouvent ce que nous éprouvons lorsque nos organes sont réunis par l'action des objets extérieurs. Douter si les bêtes ont cette faculté, c'est mettre en doute si nos semblables en sont pourvus, puisque nous n'en sommes assurés que par les mêmes signes. Celui qui voudra méconnaître la douleur à des cris, qui se refusera aux marques sensibles de la joie, de l'impatience, du désir, ne mérite pas qu'on lui réponde. Non-seulement il est certain que les bêtes sentent ; il l'est encore qu'elles se ressouviennent. Sans la mémoire les coups de fouet ne rendraient point nos chiens sages, et toute éducation des animaux serait impossible. L'exercice de la mémoire les met dans le cas de comparer une sensation passée avec une sensation présente. Toute comparaison entre deux objets produit nécessairement un jugement ; les bêtes jugent donc. La douleur des coups de fouet retracée par la mémoire, balance dans un chien couchant le plaisir de courre un lièvre qui part. De la comparaison qu'il fait entre ces deux sensations nait le jugement qui détermine son action. Souvent il est entrainé par le sentiment vif du plaisir ; mais l'action répétée des coups rendant plus profond le souvenir de la douleur, le plaisir perd à la comparaison ; alors il réfléchit sur ce qui s'est passé, et la réflexion grave dans sa mémoire une idée de relation entre un lièvre et des coups de fouet. Cette idée devient si dominante qu'enfin la vue d'un lièvre lui fait serrer la queue, et regagner promptement son maître. L'habitude de porter les mêmes jugements les rend si prompts, et leur donne l'air si naturel, qu'elle fait méconnaître la réflexion qui les a réduits en principes : c'est l'expérience aidée de la réflexion, qui fait qu'une belette juge surement de la proportion entre la grosseur de son corps, et l'ouverture par laquelle elle veut passer. Cette idée une fois établie devient habituelle par la répétition des actes qu'elle produit, et elle épargne à l'animal toutes les tentatives inutiles ; mais les bêtes ne doivent pas seulement à la réflexion de simples idées de relation ; elles tiennent encore d'elle des idées indicatives plus compliquées, sans lesquelles elles tomberaient dans mille erreurs funestes pour elles. Un vieux loup est attiré par l'odeur d'un appât ; mais lorsqu'il veut en approcher, son nez lui apprend qu'un homme a marché dans les environs. L'idée non de la présence, mais du passage d'un homme, lui indique un péril et des embuches. Il hésite donc, il tourne pendant plusieurs nuits, l'appétit le ramène aux environs de cet appât dont l'éloigne la crainte du péril indiqué. Si le chasseur n'a pas pris toutes les précautions usitées pour dérober à ce loup le sentiment du piège, si la moindre odeur de fer vient frapper son nez, rien ne rassurera jamais cet animal devenu inquiet par l'expérience.

Ces idées acquises successivement par la sensation et la réflexion, et représentées dans leur ordre par l'imagination et par la mémoire, forment le système des connaissances de l'animal, et la chaîne de ses habitudes ; mais c'est l'attention qui grave dans sa mémoire tous les faits qui concourent à l'instruire ; et l'attention est le produit de la vivacité des besoins. Il doit s'ensuivre que parmi les animaux ceux qui ont des besoins plus vifs ont plus de connaissances acquises que les autres. En effet on aperçoit au premier coup d'oeil que la vivacité des besoins est la mesure de l'intelligence dont chaque espèce est douée, et que les circonstances qui peuvent rendre pour chaque individu les besoins plus ou moins pressants, étendent plus ou moins le système de ses connaissances.

La nature fournit aux frugivores une nourriture qu'ils se procurent facilement, sans industrie et sans réflexion : ils savent où est l'herbe qu'ils ont à brouter, et sous quel chêne ils trouveront du gland. Leur connaissance se borne à cet égard à la mémoire d'un seul fait : aussi leur conduite, quant à cet objet, paroit-elle stupide et voisine de l'automatisme ; mais il n'en est pas ainsi des carnaciers : forcés de chercher une proie qui se dérobe à eux, leurs facultés éveillées par le besoin sont dans un exercice continuel ; tous les moyens par lesquels leur proie leur est souvent échappée, se représentent fréquemment à leur mémoire. De la réflexion qu'ils sont forcés de faire sur ces faits, naissent des idées de ruses et de précautions qui se gravent encore dans la mémoire, s'y établissent en principes, et que la répétition rend habituelles. La variété et l'invention de ces idées étonnent souvent ceux auxquels ces objets sont le plus familiers. Un loup qui chasse sait par expérience que le vent apporte à son odorat les émanations du corps des animaux qu'il recherche : il Ve donc toujours le nez au vent ; il apprend de plus à juger par le sentiment du même organe, si la bête est éloignée ou prochaine, si elle est reposée ou fuyante. D'après cette connaissance il règle sa marche ; il Ve à pas de loup pour la surprendre, ou redouble de vitesse pour l'atteindre ; il rencontre sur la route des mulots, des grenouilles, et d'autres petits animaux dont il s'est mille fois nourri. Mais quoique déjà pressé par la faim il néglige cette nourriture présente et facile, parce qu'il sait qu'il trouvera dans la chair d'un cerf ou d'un daim un repas plus ample et plus exquis. Dans tous les temps ordinaires ce loup épuisera toutes les ressources qu'on peut attendre de la vigueur et de la ruse d'un animal solitaire : mais lorsque l'amour met en société le mâle et la femelle, ils ont respectivement, quant à l'objet de la chasse, des idées qui dérivent de la facilité que l'union procure. Ces loups connaissent par des expériences répétées où vivent ordinairement les bêtes fauves, et la route qu'elles tiennent lorsqu'elles sont chassées. Ils savent aussi combien est utîle un relais pour hâter la défaite d'une bête déjà fatiguée. Ces faits étant connus, ils concluent de l'ordinaire au probable, et en conséquence ils partagent leurs fonctions. Le mâle se met en quête, et la femelle comme plus faible attend au détroit la bête haletante qu'elle est chargée de relancer. On s'assure aisément de toutes ces démarches, lorsqu'elles sont écrites sur la terre molle ou sur la neige, et on peut y lire l'histoire des pensées de l'animal.

Le renard, beaucoup plus faible que le loup, est contraint de multiplier beaucoup plus les ressources pour obtenir sa nourriture. Il a tant de moyens à prendre, tant de dangers à éviter, que sa mémoire est nécessairement chargée d'un nombre de faits qui donne à son instinct une grande étendue. Il ne peut pas abattre ces grands animaux dont un seul le nourrirait pendant plusieurs jours. Il n'est pas non plus pourvu d'une vitesse qui puisse suppléer au défaut de vigueur : ses moyens naturels sont donc la ruse, la patience et l'adresse. Il a toujours, comme le loup, son odorat pour boussole. Le rapport fidèle de ce sens bien exercé l'instruit de l'approche de ce qu'il cherche, et de la présence de ce qu'il doit éviter. Peu fait pour chasser à force ouverte, il s'approche ordinairement en silence ou d'une perdrix qu'il évente, ou bien du lieu par lequel il sait que doit rentrer un liévre ou un lapin. La terre molle reçoit à peine la trace légère de ses pas. Partagé entre la crainte d'être surpris, et la nécessité de surprendre lui-même, sa marche toujours précautionnée et souvent suspendue décele son inquiétude, ses désirs et ses moyens. Dans les pays giboyeux où les plaines et les bois ne laissent pas manquer de proie, il fuit les lieux habités. Il ne s'approche de la demeure des hommes que quand il est pressé par le besoin, mais alors la connaissance du danger lui fait doubler ses précautions ordinaires. A la faveur de la nuit il se glisse le long des haies et des buissons. S'il sait que les poules sont bonnes, il se rappelle en même temps que les piéges et les chiens sont dangereux. Ces deux souvenirs guident sa marche, et la suspendent ou l'accélèrent selon le degré de vivacité que donnent à l'un d'eux les circonstances qui surviennent. Lorsque la nuit commence, et que sa longueur offre des ressources à la prévoyance du renard, le jappement éloigné d'un chien arrêtera sur le champ sa course. Tous les dangers qu'il a courus en différents temps se représentent à lui ; mais à l'approche du jour cette frayeur extrême cede à la vivacité de l'appétit : l'animal alors devient courageux par nécessité. Il se hâte même de s'exposer, parce qu'il sait qu'un danger plus grand le menace au retour de la lumière.

On voit que les actions les plus ordinaires des bêtes, leurs démarches de tous les jours supposent la mémoire, la réflexion sur ce qui s'est passé, la comparaison entre un objet présent qui les attire et des périls indiqués qui les éloignent, la distinction entre des circonstances qui se ressemblent à quelques égards, et qui différent à d'autres, le jugement et le choix entre tous ces rapports. Qu'est-ce donc que l'instinct ? Des effets, si multipliés dans les animaux, de la recherche du plaisir et de la crainte de la douleur ; les conséquences et les inductions tirées par eux des faits qui se sont placés dans leur mémoire ; les actions qui en résultent ; ce système de connaissances auxquelles l'expérience ajoute, et que chaque jour la réflexion rend habituelles, tout cela ne peut pas se rapporter à l'instinct, ou bien ce mot devient synonyme avec celui d'intelligence.

Ce sont les besoins vifs, qui comme nous l'avons dit, gravent dans la mémoire des bêtes des sensations fortes et intéressantes dont la chaîne forme l'ensemble de leurs connaissances. C'est par cette raison que les animaux carnaciers sont beaucoup plus industrieux que les frugivores, quant à la recherche de la nourriture ; mais chassez souvent ces mêmes frugivores, vous les verrez acquérir, relativement à leur défense, la connaissance d'un nombre de faits, et l'habitude d'une foule d'inductions qui les égalent aux carnaciers. De tous les animaux qui vivent d'herbes, celui qui parait le plus stupide est peut-être le liévre. La nature lui a donné des yeux faibles et un odorat obtus ; si ce n'est l'ouie qu'il a excellente, il parait n'être pourvu d'aucun instrument d'industrie. D'ailleurs il n'a que la fuite pour moyen de défense : mais aussi semble-t-il épuiser tout ce que la fuite peut comporter d'intentions et de variétés. Je ne parle pas d'un liévre que des lévriers forcent par l'avantage d'une vitesse supérieure, mais de celui qui est attaqué par des chiens courants. Un vieux liévre ainsi chassé commence par proportionner sa fuite à la vitesse de la poursuite. Il sait, par expérience, qu'une fuite rapide ne le mettrait pas hors de danger, que la chasse peut être longue, et que ses forces ménagées le serviront plus longtemps. Il a remarqué que la poursuite des chiens est plus ardente, et moins interrompue dans les bois fourrés où le contact de tout son corps leur donne un sentiment plus vif de son passage, que sur la terre où ses pieds ne font que poser ; ainsi il évite les bois, et suit presque toujours les chemins ; (ce même liévre lorsqu'il est poursuivi à vue par un lévrier, s'y dérobe en cherchant les bois). Il ne peut pas douter qu'il ne soit suivi par les chiens courants sans être Ve : il entend distinctement que la poursuite s'attache avec scrupule à toutes les traces de ses pas ? Que fait-il ? après avoir parcouru un long espace en ligne droite, il revient exactement sur ces mêmes voies. Après cette ruse, il se jette de côté, fait plusieurs sauts consécutifs, et par-là dérobe, au moins pour un temps, aux chiens le sentiment de la route qu'il a prise. Souvent il Ve faire partir du gîte un autre liévre dont il prend la place. Il déroute ainsi les chasseurs et les chiens par mille moyens qu'il serait trop long de détailler. Ces moyens lui sont communs avec d'autres animaux, qui, plus habiles que lui d'ailleurs, n'ont pas plus d'expérience à cet égard. Les jeunes animaux ont beaucoup moins de ces ruses. C'est à la science des faits que les vieux doivent les inductions justes et promptes qui amènent ces actes multipliés.

Les ruses, l'invention, l'industrie, étant une suite de la connaissance des faits gravés par le besoin dans la mémoire, les animaux doués de vigueur, ou pourvus de défenses doivent être moins industrieux que les autres. Aussi voyons-nous que le loup qui est un des plus robustes animaux de nos climats, est un des moins rusés lorsqu'il est chassé. Son nez qui le guide toujours, ne le rend précautionné que contre les surprises. Mais d'ailleurs il ne songe qu'à s'éloigner, et à se dérober au péril par l'avantage de sa force et de son haleine. Sa fuite n'est point compliquée comme celle des animaux timides. Il n'a point recours à ces feintes et à ces retours qui sont une ressource nécessaire pour la faiblesse et la lassitude. Le sanglier qui est armé de défenses, n'a point non plus recours à l'industrie. S'il se sent pressé dans sa fuite, il s'arrête pour combattre. Il s'indigne, et se fait redouter des chasseurs et des chiens qu'il menace et charge avec fureur. Pour se procurer une défense plus facile, et une vengeance plus assurée, il cherche les buissons épais et les halliers. Il s'y place de manière à ne pouvoir être abordé qu'en face. Alors l'oeil farouche et les soies hérissées, il intimide les hommes et les chiens, les blesse et s'ouvre un passage pour une retraite nouvelle.

La vivacité des besoins donne, comme on voit, plus ou moins d'étendue aux connaissances que les bêtes acquièrent. Leurs lumières s'augmentent en raison des obstacles qu'elles ont à surmonter. Cette faculté qui rend les bêtes capables d'être perfectionnées, rejette bien loin l'idée d'automatisme qui ne peut être née que de l'ignorance des faits. Qu'un chasseur arrive avec des piéges dans un pays où ils ne sont pas encore connus des animaux, il les prendra avec une extrême facilité, et les renards même lui paraitront imbéciles. Mais lorsque l'expérience les aura instruits, il sentira par les progrès de leurs connaissances le besoin qu'il a d'en acquérir de nouvelles. Il sera contraint de multiplier les ressources et de donner le change à ces animaux en leur présentant ses appâts sous mille formes. L'un se dévoyera des refuites ordinaires à ceux de son espèce, et fera voir au chasseur des marches qui lui sont inconnues. Un autre aura l'art de lui dérober légérement son appât en évitant le piège. Si l'un est assiégé dans un terrier, il y souffrira la faim plutôt que de franchir le pas dangereux ; il s'occupera à s'ouvrir une route nouvelle ; si le terrain trop ferme s'y oppose, sa patience lassera celle du chasseur qui croira s'être mépris. Ce n'est point une frayeur automate qui retient alors cet animal dans le terrier ; c'est une crainte savante et raisonnée : car s'il arrive par hazard qu'un lapin enfermé dans le même trou sorte et détende le piège, le renard vigilant prendra surement ce moment pour s'échapper et passera sans hésiter à côté du lapin pris et du piège détendu.

Parmi les différentes idées que la nécessité fait acquérir aux animaux, on ne doit pas oublier celle des nombres. Les bêtes comptent ; cela est certain, et quoique jusqu'à présent leur arithmétique paraisse assez bornée, peut-être pourrait-on lui donner plus d'étendue. Dans les pays où l'on conserve avec soin le gibier, on fait la guerre aux pies, parce qu'elles enlévent les œufs et détruisent l'espérance de la ponte. On remarque donc assidument les nids de ces oiseaux destructeurs ; et pour anéantir d'un coup la famille carnassière, on tâche de tuer la mère pendant qu'elle couve. Entre ces mères il en est d'inquietes qui désertent leur nid dès qu'on en approche. Alors on est contraint de faire un affût bien couvert au pied de l'arbre sur lequel est ce nid, et un homme se place dans l'affût pour attendre le retour de la couveuse ; mais il attend en vain, si la pie qu'il veut surprendre a quelques fois été manquée en pareil cas. Elle sait que la foudre Ve sortir de cet antre où elle a Ve entrer un homme. Pendant que la tendresse maternelle lui tient la vue attachée sur son nid, la frayeur l'en éloigne jusqu'à ce que la nuit puisse la dérober au chasseur. Pour tromper cet oiseau inquiet, on s'est avisé d'envoyer à l'affût deux hommes, dont l'un s'y plaçait et l'autre passait ; mais la pie compte et se tient toujours éloignée. Le lendemain trois y vont, et elle voit encore que deux seulement se retirent. Enfin il est nécessaire que cinq ou six hommes en allant à l'affût mettent son calcul en défaut. La pie qui croit que cette collection d'hommes n'a fait que passer ne tarde pas à revenir. Ce phénomène renouvellé toutes les fois qu'il est tenté, doit être mis au rang des phénomènes les plus ordinaires de la sagacité des animaux.

Puisque les animaux gardent la mémoire des faits qu'ils ont eu intérêt de remarquer : puisque les conséquences qu'ils en ont tirées s'établissent en principes par la réflexion, et servent à diriger leurs actions, ils sont perfectibles ; mais nous ne pouvons pas savoir jusqu'à quel degré. Nous sommes même presque étrangers au genre de perfection dont les bêtes sont susceptibles. Jamais avec un odorat tel que le nôtre nous ne pouvons atteindre à la diversité des rapports et des idées que donne au loup et au chien, leur nez subtil et toujours exercé. Ils doivent à la finesse de ce sens la connaissance de quelques propriétés de plusieurs corps, et des idées de relation entre ces propriétés et l'état actuel de leur machine. Ces idées et ces rapports échappent à la stupidité de nos organes. Pourquoi donc les bêtes ne se perfectionnent-elles point ? Pourquoi ne remarquons-nous pas un progrès sensible dans les espèces ? Si Dieu n'a pas donné aux intelligences célestes de sonder toute la profondeur de la nature de l'homme, si elles n'embrassent pas d'un coup-d'oeil cet assemblage bizarre d'ignorance et de talents, d'orgueil et de bassesse, elles peuvent dire aussi : Pourquoi donc cette espèce humaine, avec tant de moyens de perfectibilité, est-elle si peu avancée dans les connaissances les plus essentielles ? Pourquoi plus de la moitié des hommes est elle abrutie par les superstitions ? Pourquoi ceux même à qui l'être suprême s'est manifesté par la voix de son fils, sont-ils occupés à se déchirer entr'eux, au lieu de s'aider l'un l'autre à jouir en paix des fruits de la terre et de la rosée du ciel ?

Il est certain que les bêtes peuvent faire des progrès ; mais mille obstacles particuliers s'y opposent, et d'ailleurs il est apparemment un terme qu'elles ne franchiront jamais.

La mémoire ne conserve les traces des sensations et des jugements qui en sont la suite, qu'autant que celles-ci ont eu le degré de force qui produit l'attention vive. Or les bêtes vêtues par la nature, ne sont guère excitées à l'attention que par les besoins de l'appétit et de l'amour. Elles n'ont pas de ces besoins de convention qui naissent de l'oisiveté et de l'ennui. La nécessité d'être émus se fait sentir à nous dans l'état ordinaire de veille, et elle produit cette curiosité inquiete qui est la mère des connaissances. Les bêtes ne l'éprouvent point. Si quelques espèces sont plus sujettes à l'ennui que les autres, la fouine, par exemple, que la souplesse et l'agilité caractérisent, ce ne peut pas être pour elles une situation ordinaire, parce que la nécessité de chercher à vivre tient presque toujours leur inquiétude en exercice. Lorsque la chasse est heureuse, et que leur faim est assouvie de bonne heure, elles se livrent par le besoin d'être émues, à une grande profusion de meurtres inutiles ; mais la manière d'être la plus familière à tous ces êtres sentants, est un demi-sommeil pendant lequel l'exercice spontanée de l'imagination ne présente que des tableaux vagues qui ne laissent pas de traces profondes dans la mémoire.

Parmi nous, ces hommes grossiers qui sont occupés pendant tout le jour à pourvoir aux besoins de première nécessité, ne restent-ils pas dans un état de stupidité presque égal à celui des bêtes ? Il en est tel qui n'a jamais eu un nombre d'idées pareil à celui qui forme le système des connaissances d'un renard.

Il faut que le loisir, la société et le langage, servent la perfectibilité, sans quoi cette disposition reste stérile. Or, premièrement le loisir manque aux bêtes, comme nous vous l'avons dit. Occupées sans-cesse à pourvoir à leurs besoins, et à se défendre contre d'autres animaux ou contre l'homme, elles ne peuvent conserver d'idées acquises que relativement à ces objets. Secondement la plupart vivent isolées et n'ont qu'une société passagère fondée sur l'amour et sur l'éducation de la famille. Celles qui sont attroupées d'une manière plus durable sont rassemblées uniquement par le sentiment de la crainte. Il n'y a que les espèces timides qui soient dans ce cas, et la crainte qui approche ces individus les uns des autres parait être le seul sentiment qui les occupe. Tel est l'espèce du cerf dans laquelle les biches ne s'isolent gueres que pour mettre bas, et les cerfs pour refaire leurs têtes.

Dans les espèces mieux armées et plus courageuses, comme sont les sangliers, les femelles, comme plus faibles, restent attroupées avec les jeunes mâles. Mais dès que ceux-ci ont atteint l'âge de trois ans, et qu'ils sont pourvus de défenses qui les rassurent, ils quittent la troupe ; la sécurité les mène à la solitude ; il n'y a donc pas de société proprement dite entre les bêtes. Le sentiment seul de la crainte, et l'intérêt de la défense réciproque ne peuvent pas porter fort loin leurs connaissances. Elles ne sont pas organisées de manière à multiplier les moyens, ni à rien ajouter à ces armes toujours prêtes qu'elles doivent à la nature. Et peut-on savoir jusqu'où l'usage des mains porterait les singes s'ils avaient le loisir comme la faculté d'inventer, et si la frayeur continuelle que les hommes leur inspirent ne les retenaient dans l'abrutissement ?

A l'égard du langage, il parait que celui des bêtes est fort borné. Cela doit être, Ve leur manière de vivre, puisqu'il y a des sauvages qui ont des arcs et des flèches, et dont cependant la langue n'a pas trois cent mots. Mais quelque borné que soit le langage des bêtes, il existe : on peut assurer même qu'il est beaucoup plus étendu qu'on ne le suppose communément dans des êtres qui ont un museau allongé ou un bec.

Le langage suppose une suite d'idées et la faculté d'articuler. Quoique parmi les hommes qui articulent des mots, la plupart n'aient point cette suite d'idées, il faut qu'elle ait existé dans l'entendement des premiers qui ont joint ces mots ensemble. Nous avons Ve que les bêtes ont, en fait d'idées suivies, tout ce qui est nécessaire pour arranger des mots. Celles de leurs habitudes qui nous paraissent le plus naturelles, ne peuvent s'être formées, comme nous l'avons prouvé, que par des inductions liées ensemble par la réflexion, et qui supposent toutes les opérations de l'intelligence ; mais nous ne remarquons point d'articulation sensible dans leurs cris. Cette apparente uniformité nous fait croire que réellement elles n'articulent point. Il est certain cependant que les bêtes de chaque espèce distinguent très-bien entr'elles ces sons qui nous paraissent confus. Il ne leur arrive pas de s'y méprendre, ni de confondre le cri de la frayeur avec le gémissement de l'amour. Il n'est pas seulement nécessaire qu'elles expriment ces situations tranchées, il faut encore qu'elles en caractérisent les différentes nuances. Le parler d'une mère qui annonce à sa famille qu'il faut se cacher, se dérober à la vue de l'ennemi, ne peut pas être le même que celui qui indique qu'il faut précipiter la fuite. Les circonstances déterminent la nécessité d'une action différente : il faut que la différence soit exprimée dans le langage qui commande l'action. Les expressions sévères, et cependant flatteuses de l'amour, qui soumettent le mâle à la réserve sans lui ôter l'espérance, ne sont pas les mêmes que celles qui lui annoncent qu'il peut tout permettre à ses désirs, et que le moment de jouir est arrivé.

Il est vrai que le langage d'action est très-familier aux bêtes ; il est même suffisant pour qu'elles se communiquent réciproquement la plupart de leurs émotions : elles ne font donc pas un grand usage de leur langue ; leur éducation s'accomplit ainsi que la nôtre en grande partie par l'imitation. Tous les sentiments isolés qui affectent les uns, peuvent être reconnus par les autres aux mouvements extérieurs qui les caractérisent ; mais quoique ce langage d'action serve à exprimer beaucoup, il ne peut pas suffire à tout. Dès que l'instruction est un peu compliquée, l'usage des mots devient nécessaire pour la transmettre. Or il est certain que les jeunes renards, en sortant du terrier, sont plus précautionnés dans les pays où l'on tend des piéges, que ne le sont les vieux dans ceux où l'on ne cherche point à les détruire : cette science des précautions qui suppose tant de vues fines et d'inductions éloignées, ne peut pas être acquise dans le terrier par le langage d'action ; et sans les mots l'éducation d'un renard ne peut pas se consommer : par quel mécanisme des animaux qui chassent ensemble s'accordent-ils pour s'attendre, se retrouver, s'aider ? Ces opérations ne se feraient pas sans des conventions dont le détail ne peut s'exécuter qu'au moyen d'une langue articulée. La monotonie nous trompe, faute d'habitude et de réflexion. Lorsque nous entendons des hommes parler ensemble une langue qui nous est étrangère, nous ne sommes point frappés d'une articulation sensible, nous croyons entendre la répétition continuelle des mêmes sons. Le langage des bêtes, quelque varié qu'il puisse être, doit nous paraitre encore mille fois plus monotone, parce qu'il nous est infiniment plus étranger ; mais quel que soit ce langage des bêtes, il ne peut pas aider beaucoup la perfectibilité dont elles sont douées. La tradition ne sert presque point aux progrès des connaissances. Sans l'écriture, qui appartient à l'homme seul, chaque individu concentré dans sa propre expérience, serait forcé de recommencer la carrière que son devancier aurait parcourue, et l'histoire des connaissances d'un homme serait presque celle de la science de l'humanité.

On peut donc présumer que les bêtes ne feront jamais de grands progrès, quoique relativement à certains arts elles puissent en avoir fait. L'architecture des castors pourrait être embellie ; la forme des nids d'hirondelles pourrait avoir acquis de l'élégance sans que nous nous en aperçussions ; mais en général les obstacles qui s'opposent aux progrès des espèces sont fort difficiles à vaincre, et ses individus n'empruntent point non plus de la force d'une passion dominante cette activité soutenue qui fait qu'un homme s'élève par le génie fort au-dessus de ses égaux. Les bêtes ont cependant des passions naturelles, et d'autres qu'on peut appeler factices ou de réflexion ; celles du premier genre sont l'impression de la faim, les désirs ardents de l'amour, la tendresse, maternelle ; les autres sont la crainte de la disette, ou l'avarice et la jalousie qui conduit à la vengeance.

L'avarice est une conséquence de la faim précédemment sentie : la réflexion sur ce besoin produit une prévoyance commune à tous les animaux qui sont sujets à manquer. Les carnassiers cachent et enterrent les restes de leur proie pour les retrouver au besoin. Parmi les frugivores, ceux qui sont organisés de manière à emporter les grains qui leur servent de nourriture, font des provisions auxquelles ils ne touchent que dans le cas de nécessité ; tels sont les rats de campagne, les mulots, etc. mais l'avarice n'est pas une passion féconde en moyens ; son exercice se borne à l'amas et à l'épargne.

La jalousie est fille de l'amour : dans les espèces dont les mâles se mêlent indifféremment avec toutes les femelles, elle n'est excitée que par la disette de celles-ci : le besoin de jouir se faisant vivement sentir à tous dans le même temps, il en résulte une rivalité réciproque et générale. Cette passion aveugle fait souvent manquer son objet à ceux qu'elle tourmente. Pendant que la fureur tient les vieux cerfs attachés au combat, un daguet s'approche des biches en tremblant, jouit et s'échappe. La jalousie est plus profonde et plus raisonnée dans les espèces qui s'accouplent : quels que soient les motifs sur lesquels est fondé ce choix mutuel des deux individus, il est certain qu'il se fait, et que l'idée de propriété réciproque s'établit : dès-lors la moralité est introduite dans l'amour ; les femelles même deviennent susceptibles de jalousie : cette union commencée par l'attrait, et soutenue par le plaisir, est encore resserrée par la communauté des soins qu'exige l'éducation de la famille ; mais cet objet étant rempli, l'union cesse. Le printemps, en inspirant à ces animaux de nouvelles ardeurs, leur donne des gouts nouveaux : je n'oserais cependant pas décider si les tourterelles méritent ou non la réputation de constance qu'elles ont acquise ; mais si elles sont constantes, au moins est-il sur qu'elles ne sont pas fidèles. J'en ai Ve plusieurs fois faire deux heureux de suite sur une même branche : peut-être leur constance ne peut-elle être assurée qu'autant qu'elles se permettent l'infidélité.

Quoi qu'il en sait, on peut dire qu'en général l'amour n'est chez les bêtes qu'un besoin passager : cette passion, avec tous ses détails, ne les occupe guère qu'un quart de l'année, ainsi elle ne peut pas élever les individus à des progrès bien sensibles. Le temps du désintéressement doit amener l'oubli de toutes les idées que l'irritation des désirs avait fait naître. On remarque seulement que l'expérience instruit les mères sur les choses relatives au bien de leur famille ; elles profitent dans un âge plus avancé des fautes de la jeunesse et de l'imprudence. Une perdrix de trois ou quatre ans choisit pour faire son nid une place bien plus avantageuse que ne fait une jeune ; elle se place sur un lieu un peu élevé, pour n'avoir point d'inondation à craindre : elle a soin qu'il soit environné d'épines et de ronces qui en rendent l'accès difficile. Lorsqu'elle quitte son nid pour aller manger, elle ne manque pas de dérober ses œufs, en les couvrant avec des feuilles.

Si la tendresse maternelle laisse des traces profondes dans la mémoire des bêtes, c'est que son exercice dure assez longtemps, et que d'ailleurs c'est une des passions qui affectent le plus fortement ces êtres sensibles. Elle produit en eux une activité inquiete et soutenue, une assiduité pénible, et lorsque la famille est menacée, une défense courageuse qui ressemble à un abandon total de soi-même. Je dis ressembler ; car on ne s'abandonne point entièrement, et dans le moment extrême le moi se fait toujours sentir. Une preuve de cette vérité, c'est que dans les différentes espèces la témérité apparente de la mère est toujours proportionnée aux moyens qu'elle a d'échapper au danger qu'elle parait braver. La louve et la laie deviennent terribles, lorsqu'elles ont leurs petits à défendre : la biche vient aussi chercher le péril ; mais sa faiblesse trahit bien-tôt son courage ; et malgré sa tendre inquiétude, elle est forcée de fuir. La perdrix et la canne sauvage qui ont une ressource assurée dans la rapidité de leurs ailes, paraissent s'exposer beaucoup plus pour la défense de leurs petits que la poule faisande : le vol pesant de celle-ci la rendrait victime d'un attachement trop courageux.

Cet amour qui parait si généreux, produit une jalousie qui Ve jusqu'à la cruauté dans les espèces où il est au plus haut degré. La perdrix poursuit et tue impitoyablement tous les petits de son espèce qui ne sont pas de sa famille. Au contraire la poule faisande, qui abandonne plus aisément les petits qu'elle a couvés, est douée d'une sensibilité générale pour ceux de son espèce ; tous ceux qui manquent de mère, ont droit de la suivre.

Qu'est-ce donc, encore une fais, que l'instinct ? Nous voyons que les bêtes sentent, comparent, jugent, réfléchissent, choisissent, et sont guidées dans toutes leurs démarches par un sentiment d'amour de soi que l'expérience rend plus ou moins éclairé. C'est avec ces facultés qu'elles exécutent les intentions de la nature, qu'elles servent à l'ornement de l'univers, et qu'elles accomplissent la volonté, inconnue pour nous, que le Créateur eut en les formant.

INSTINCT, (Maréchallerie et Manège) c'est un grand point dans le manège que de connaître l'instinct, c'est-à-dire le naturel du cheval. Cette connaissance s'acquiert plutôt en le faisant d'abord travailler dans un endroit où il est retenu, comme autour d'un pilier, qu'en l'abandonnant à lui même avec un cavalier sous lui, et elle épargne à un écuyer beaucoup de temps et de peine.