(Invention ancienne et moderne) représentations publiques imaginées pour amuser, pour plaire, pour toucher, pour émouvoir, pour tenir l'âme occupée, agitée, et quelquefois déchirée. Tous les spectacles inventés par les hommes, offrent aux yeux du corps ou de l'esprit, des choses réelles ou feintes ; et voici comme M. le Batteux, dont j'emprunte tant de choses, envisage ce genre de plaisir.

L'homme, dit-il, est né spectateur ; l'appareil de tout l'univers que le Créateur semble étaler pour être Ve et admiré, nous le dit assez clairement. Aussi de tous nos sens, n'y en a-t-il point de plus vif, ni qui nous enrichisse d'idées, plus que celui de la vue ; mais plus ce sens est actif, plus il a besoin de changer d'objets : aussitôt qu'il a transmis à l'esprit l'image de ceux qui l'ont frappé, son activité le porte à en chercher de nouveaux, et s'il en trouve, il ne manque point de les saisir avidement. C'est de-là que sont venus les spectacles établis chez presque toutes les nations. Il en faut aux hommes de quelque espèce que ce soit : et s'il est vrai que la nature dans ses effets, la société dans ses événements, ne leur en fournissent de piquans que de loin à loin, ils auront grande obligation à quiconque aura le talent d'en créer pour eux, ne fût-ce que des fantômes et des ressemblances, sans nulle réalité.

Les grimaces, les prestiges d'un charlatan monté sur des tréteaux, quelque animal peu connu, ou instruit à quelque manège extraordinaire, attirent tout un peuple, l'attachent, le retiennent, comme malgré lui ; et cela dans tout pays. La nature étant la même par-tout, et dans tous les hommes, savants et ignorants, grands et petits, peuple et non peuple, il n'était pas possible qu'avec le temps les spectacles de l'art n'eussent pas lieu dans la société humaine ; mais de quelle espèce devaient-ils être, pour faire la plus grande impression de plaisir ?

On peut présenter les effets de la nature, une rivière débordée, des rochers escarpés, des plaines, des forêts, des villes, des combats d'animaux ; mais ces objets qui ont peu de rapport avec notre être, qui ne nous menacent d'aucun mal, ni ne nous promettent aucun bien, sont de pure curiosité ; ils ne frappent que la première fais, et parce qu'ils sont nouveaux : s'ils plaisent une seconde fais, ce n'est que par l'art heureusement exécuté.

Il faut donc nous donner quelque objet plus intéressant qui nous touche de plus près ; quel sera cet objet ? nous-mêmes. Qu'on nous fasse voir dans d'autres hommes, ce que nous sommes, c'est de quoi nous intéresser, nous attacher, nous remuer vivement.

L'homme étant composé d'un corps et d'une âme, il y a deux sortes de spectacles qui peuvent l'intéresser. Les nations qui ont cultivé le corps plus que l'esprit, ont donné la préférence aux spectacles où la force du corps et la souplesse des membres se montraient. Celles qui ont cultivé l'esprit plus que le corps, ont préféré les spectacles où on voit les ressources du génie et les ressorts des passions. Il y en a qui ont cultivé l'un et l'autre également, et les spectacles des deux espèces, ont été également en honneur chez eux.

Mais il y a cette différence entre ces deux sortes de spectacles, que dans ceux qui ont rapport au corps, il peut y avoir réalité, c'est-à-dire que les choses peuvent s'y passer sans feintes et tout de bon, comme dans les spectacles des gladiateurs, où il s'agissait pour eux de la vie. Il peut se faire aussi que ce ne soit qu'une imitation de la réalité, comme dans ces batailles navales où les Romains flatteurs représentaient la victoire d'Actium. Ainsi dans ces sortes de spectacles, l'action peut être ou réelle, ou seulement imitée.

Dans les spectacles où l'âme fait ses preuves, il n'est pas possible qu'il y ait autre chose qu'imitation, parce que le dessein seul d'être Ve contredit la réalité des passions : un homme qui ne se met en colere, que pour paraitre fâché, n'a que l'image de la colere ; ainsi toute passion, dès qu'elle n'est que pour le spectacle, est nécessairement passion imitée, feinte, contrefaite : et comme les opérations de l'esprit sont intimément liées avec celles du cœur, en pareil cas, elles sont de même que celles du cœur, feintes et artificielles.

D'où il suit deux choses : la première que les spectacles où on voit la force du corps et la souplesse, ne demandent presque point d'art, puisque le jeu en est franc, sérieux, et réel ; et qu'au contraire ceux où l'on voit l'action de l'âme, demandent un art infini, puisque tout y est mensonge, et qu'on veut le faire passer pour vérité.

La seconde conséquence est que les spectacles du corps doivent faire une impression plus vive, plus forte ; les secousses qu'ils donnent à l'âme, doivent la rendre ferme, dure, quelquefois cruelle. Les spectacles de l'âme au-contraire, font une impression plus douce, propre à humaniser, à attendrir le cœur plutôt qu'à l'endurcir. Un homme égorgé dans l'arene, accoutume le spectateur à voir le sang avec plaisir. Hippolyte déchiré derrière la scène, l'accoutume à pleurer sur le sort des malheureux. Le premier spectacle convient à un peuple guerrier, c'est-à-dire destructeur ; l'autre est vraiment un art de la paix, puisqu'il lie entr'eux les citoyens par la compassion et l'humanité.

Les derniers spectacles sont sans-doute les plus dignes de nous, quoique les autres soient une passion qui remue l'âme et la tient occupée. Tels étaient chez les anciens le spectacle des gladiateurs, les jeux olympiques, circenses et funèbres ; et chez les modernes, les combats à outrance, et les joutes à fer émoulu qui ont cessé. La plupart des peuples polis ne goutent plus que les spectacles mensongers qui ont rapport à l'âme, les opéras, les comédies, les tragédies, les pantomimes. Mais une chose certaine, c'est que dans toute espèce de spectacles, on veut être ému, touché, agité ou par le plaisir de l'épanouissement du cœur, ou par son déchirement, espèce de plaisir ; quand les acteurs nous laissent immobiles, on a regret à la tranquillité qu'on emporte, et on est indigné de ce qu'ils n'ont pas pu troubler notre repos.

C'est le même attrait d'émotion qui fait aimer les inquiétudes et les alarmes que causent les périls où l'on voit d'autres hommes exposés, sans avoir part à leurs dangers. Il est touchant, dit Lucrèce, de nat. rer. lib. II. de considérer du rivage un vaisseau luttant contre les vagues qui le veulent engloutir, comme de regarder une bataille d'une hauteur d'où l'on voit en sûreté la mêlée.

Suave mari magno turbantibus aequora ventis

E terrâ alterius magnum spectare laborem ;

Suave etiam belli certamina magna tueri

Per campos instructa tui sine parte pericli.

Personne n'ignore la dépense excessive des Grecs et des Romains en fait de spectacles, et surtout de ceux qui tendaient à exciter l'attrait de l'émotion. La représentation des trois tragédies de Sophocle couta plus aux Athéniens que la guerre du Péloponnèse. On sait les dépenses immenses des Romains pour élever des théâtres, des amphithéâtres et des cirques, même dans les villes des provinces. Quelques-uns de ces bâtiments qui subsistent encore dans leur entier, sont les monuments les plus précieux de l'architecture antique. On admire même des ruines de ceux qui sont tombés. L'histoire romaine est encore remplie des faits qui prouvent la passion démesurée du peuple pour les spectacles, et que les princes et les particuliers faisaient des frais immenses pour la contenter. Je ne parlerai cependant ici que du payement des acteurs. Aesopus, célèbre comédien tragique et le contemporain de Cicéron, laissa en mourant à ce fils, dont Horace et Pline font mention comme d'un fameux dissipateur, une succession de cinq millions qu'il avait amassés à jouer la comédie. Le comédien Roscius, l'ami de Cicéron, avait par an plus de cent mille francs de gages. Il faut même qu'on eut augmenté les appointements depuis l'état que Pline en avait Ve dressé, puisque Macrobé dit que ce comédien touchait des deniers publics près de neuf cent francs par jour, et que cette somme était pour lui seul : il n'en partageait rien avec sa troupe.

Voilà comment la république romaine payait les gens de théâtre. L'histoire dit que Jules César donna vingt mille écus à Laberius, pour engager ce poète à jouer lui-même dans une pièce qu'il avait composée. Nous trouverions bien d'autres profusions sous les autres empereurs. Enfin Marc-Aurele, qui souvent est désigné par la dénomination d'Antonin le philosophe, ordonna que les acteurs qui joueraient dans les spectacles que certains magistrats étaient tenus de donner au peuple, ne pourraient point exiger plus de cinq pièces d'or par représentation, et que celui qui en faisait les frais ne pourrait pas leur donner plus du double. Ces pièces d'or étaient à-peu-près de la valeur de nos louis, de trente au marc, et qui ont cours pour vingt-quatre francs. Tite-Live finit sa dissertation sur l'origine et le progrès des représentations théâtrales à Rome, par dire qu'un divertissement, dont les commencements avaient été peu de chose, était dégénéré en des spectacles si somptueux, que les royaumes les plus riches auraient eu peine à en soutenir la dépense.

Quant aux beaux arts qui préparent les lieux de la scène des spectacles, c'était une chose magnifique chez les Romains. L'architecture, après avoir formé ces lieux, les embellissait par le secours de la peinture et de la sculpture. Comme les dieux habitent dans l'olympe, les rois dans des palais, le citoyen dans sa maison, et que le berger est assis à l'ombre des bois, c'est aux arts qu'il appartient de représenter toutes ces choses avec goût dans les endroits destinés aux spectacles. Ovide ne pouvait rendre le palais du soleil trop brillant, ni Milton le jardin d'Eden trop délicieux : mais si cette magnificence est au-dessus des forces des rais, il faut avouer d'un autre côté que nos décorations sont fort mesquines, et que nos lieux de spectacles, dont les entrées ressemblent à celles des prisons, offrent une perspective des plus ignobles. (D.J.)