adj. (Littérature) terme consacré à la poésie épique, par lequel on entend certaines fictions hardies, mais cependant vraisemblables, qui étant hors du cercle des idées communes, étonnent l'esprit. Telle est l'intervention des divinités du Paganisme dans les poèmes d'Homère et de Virgile. Tels sont les êtres métaphysiques personnifiés dans les écrits des modernes, comme la Discorde, l'Amour, le Fanatisme, etc. C'est ce qu'on appelle autrement machines. Voyez MACHINES.

Nous avons dit sous ce mot que même dans le merveilleux, le vraisemblable a ses bornes, et que le merveilleux des anciens ne conviendrait peut-être pas dans un poème moderne. Nous n'examinerons ni l'un ni l'autre de ces points.

1°. Il y a dans le merveilleux une certaine discrétion à garder, et des convenances à observer ; car ce merveilleux varie selon les temps, ce qui paraissait tel aux Grecs et aux Romains ne l'est plus pour nous. Minerve et Junon, Mars et Venus, qui jouent de si grands rôles dans l'Iliade et dans l'Enéide, ne seraient aujourd'hui dans un poème épique que des noms sans réalité, auxquels le lecteur n'attacherait aucune idée distincte, parce qu'il est né dans une religion toute contraire, ou élevé dans des principes tout différents. " L'Iliade est pleine de dieux et de combats, dit M. de Voltaire dans son essai sur la poésie épique ; ces sujets plaisent naturellement aux hommes : ils aiment ce qui leur parait terrible, ils sont comme les enfants qui écoutent avidement ces contes de sorciers qui les effraient. Il y a des fables pour tout âge ; il n'y a point de nation qui n'ait eu les siennes ". Voilà sans doute une des causes du plaisir que cause le merveilleux ; mais pour le faire adopter, tout dépend du choix, de l'usage et de l'application que le poète fera des idées reçues dans son siècle et dans sa nation, pour imaginer ces fictions qui frappent, qui étonnent et qui plaisent ; ce qui suppose également que ce merveilleux ne doit point choquer la vraisemblance. Des exemples vont éclaircir ceci ; qu'Homère dans l'Iliade fasse parler des chevaux, qu'il attribue à des trépiés, et à des statues d'or la vertu de se mouvoir, et de se rendre toutes seules à l'assemblée des dieux ; que dans Virgile des monstres hideux et dégoutants viennent corrompre les mets de la troupe d'Enée ; que dans Milton les anges rebelles s'amusent à bâtir un palais imaginaire dans le moment qu'ils doivent être uniquement occupés de leur vengeance ; que le Tasse imagine un perroquet chantant des chansons de sa propre composition : tous ces traits ne sont pas assez nobles pour l'épopée, ou forment du sublime extravagant. Mais que Mars blessé jette un cri pareil à celui d'une armée ; que Jupiter par le mouvement de ses sourcils ébranle l'Olympe ; que Neptune et les Tritons dégagent eux-mêmes les vaisseaux d'Enée ensablés dans les syrtes ; ce merveilleux parait plus sage et transporte les lecteurs. De-là s'ensuit que pour juger de la convenance du merveilleux, il faut se transporter en esprit dans le temps où les Poètes ont écrit, épouser pour un moment les idées, les mœurs, les sentiments des peuples pour lesquels ils ont écrit. Le merveilleux d'Homère et de Virgile considéré de ce point de vue, sera toujours admirable : si l'on s'en écarte il devient faux et absurde ; ce sont des beautés que l'on peut nommer beautés locales. Il en est d'autres qui sont de tous les pays et de tous les temps. Ainsi dans la Lusiade, lorsque la flotte portugaise commandée par Vasco de Gama, est prête à doubler le cap de Bonne-Espérance, appelé alors le Promontoire des Tempêtes, on aperçoit tout-à-coup un personnage formidable qui s'élève du fond de la mer ; sa tête touche aux nues ; les tempêtes, les vents, les tonnerres sont autour de lui ; ses bras s'étendent sur la surface des eaux. Ce monstre ou ce dieu est le gardien de cet océan, dont aucun vaisseau n'avait encore fendu les flots. Il menace la flotte, il se plaint de l'audace des Portugais qui viennent lui disputer l'empire de ces mers ; il leur annonce toutes les calamités qu'ils doivent essuyer dans leur entreprise. Il était difficîle d'en mieux allégorier la difficulté, et cela est grand en tout temps et en tout pays sans doute. M. de Voltaire, de qui nous empruntons cette remarque, nous fournira lui-même un exemple de ces fictions grandes et nobles qui doivent plaire à toutes les nations et dans tous les siècles. Dans le septième chant de son poème, saint Louis transporte Henri IV. en esprit au ciel et aux enfers, enfin il l'introduit dans le palais des destins, et lui fait voir sa postérité et les grands hommes que la France doit produire. Il lui trace les caractères de ces héros d'une manière courte, vraie, et très-intéressante pour notre nation. Virgile avait fait la même chose, et c'est ce qui prouve qu'il y a une sorte de merveilleux capable de faire par-tout et en tout temps les mêmes impressions. Or à cet égard il y a une sorte de goût universel, que le poète doit connaître et consulter. Les fictions et les allégories, qui sont les parties du système merveilleux, ne sauraient plaire à des lecteurs éclairés, qu'autant qu'elles sont prises dans la nature, soutenues avec vraisemblance et justesse, enfin conformes aux idées reçues ; car si, selon M. Despréaux, il est des occasions où

Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable,

à combien plus forte raison, une fiction pourra-t-elle ne pas l'être, à moins qu'elle ne soit imaginée et conduite avec tant d'art, que le lecteur sans se défier de l'illusion qu'on lui fait, s'y livre au contraire avec plaisir et facilite l'impression qu'il en reçoit ? Quoique Milton soit tombé à cet égard dans des fautes grossières et inexcusables, il finit néanmoins son poème par une fiction admirable. L'ange qui vient par l'ordre de Dieu pour chasser Adam du Paradis terrestre, conduit cet infortuné sur une haute montagne : là l'avenir se peint aux yeux d'Adam ; le premier objet qui frappe sa vue, est un homme d'une douceur qui le touche, sur lequel fond un autre homme féroce qui le massacre. Adam comprend alors ce que c'est que la mort. Il s'informe qui sont ces personnes, l'ange lui répond que ce sont ses fils. C'est ainsi que l'ange met en action sous les yeux mêmes d'Adam, toutes les suites de son crime et les malheurs de sa postérité, dont le simple récit n'aurait pu être que très-froid.

Quant aux êtres personnifiés, quoique Boileau semble dire qu'on peut les employer tous indifféremment dans l'épopée,

Là pour nous enchanter tout est mis en usage,

Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage.

il n'est pas moins certain qu'il y a dans cette seconde branche du merveilleux, une certaine discrétion à garder et des convenances à observer comme dans la première. Toutes les idées abstraites ne sont pas propres à cette métamorphose. Le péché par exemple, qui n'est qu'un être moral, fait un personnage un peu forcé entre la mort et le diable dans un épisode de Milton, admirable pour la justesse, et toutefois dégoutant pour les peintures de détail. Une règle qu'on pourrait proposer sur cet article, ce serait de ne jamais entrelacer des êtres réels avec des êtres moraux ou métaphysiques ; parce que de deux choses l'une, ou l'allégorie domine et fait prendre les êtres physiques pour des personnages imaginaires, ou elle se dément et devient un composé bizarre de figures et de réalités qui se détruisent mutuellement. En effet, si dans Milton la mort et le péché préposés à la garde des enfers et peints comme des monstres, faisaient une scène avec quelqu'être supposé de leur espèce, la faute paraitrait moins, ou peut-être n'y en aurait-il pas, mais, on les fait parler, agir, se préparer au combat vis-à-vis de satan, que dans tout le cours du poème, on regarde et avec fondement, comme un être physique et réel. L'esprit du lecteur ne bouleverse pas si aisément les idées reçues, et ne se prête point au changement que le poète imagine et veut introduire dans la nature des choses qu'il lui présente, surtout lorsqu'il aperçoit entr'elles un contraste marqué : à quoi il faut ajouter qu'il en est de certaines passions comme de certaines fables, toutes ne sont pas propres à être allégoriées ; il n'y a peut-être que les grandes passions, celles dont les mouvements sont très-vifs et les effets bien marqués, qui puissent jouer un personnage avec succès.

2°. L'intervention des dieux étant une des grandes machines du merveilleux, les poètes épiques n'ont pas manqué d'en faire usage, avec cette différence que les anciens n'ont fait agir dans leurs poésies que les divinités connues dans leur temps et dans leur pays, dont le culte était au-moins assez généralement établi dans le paganisme, et non des divinités inconnues ou étrangères, ou qu'ils auraient regardé comme faussement honorées de ce titre : au-lieu que les modernes persuadés de l'absurdité du paganisme, n'ont pas laissé que d'en associer les dieux dans leurs poèmes, au vrai Dieu. Homère et Virgile ont admis Jupiter, Mars et Vénus, etc. Mais ils n'ont fait aucune mention d'Orus, d'Isis, et d'Osiris, dont le culte n'était point établi dans la Grèce ni dans Rome, quoique leurs noms n'y fussent pas inconnus. N'est-il pas étonnant après cela de voir le Camouents faire rencontrer en même temps dans son poème Jesus-Christ et Vénus, Bacchus et la Vierge Marie ? saint Didier, dans son poème de Clovis, ressusciter tous les noms des divinités du paganisme, leur faire exciter des tempêtes, et former mille autres obstacles à la conversion de ce prince ? Le Tasse a eu de même l'inadvertance de donner aux diables, qui jouent un grand rôle dans la Jérusalem délivrée, les noms de Pluton et d'Alecton. " Il est étrange, dit à ce sujet M. de Voltaire dans son Essai sur la poésie épique, que la plupart des poètes modernes soient tombés dans cette faute. On dirait que nos diables et notre enfer chrétien auraient quelque chose de bas et de ridicule, qui demanderait d'être ennobli par l'idée de l'enfer payen. Il est vrai que Pluton, Proserpine, Rhadamante, Tisiphone, sont des noms plus agréables que Belzebut et Astaroth : nous rions du mot de diable, nous respectons celui de furie ".

On peut encore alleguer en faveur de ces auteurs, qu'accoutumés à voir ces noms dans les anciens poètes, ils ont insensiblement et sans y faire trop d'attention, contracté l'habitude de les employer comme des termes connus dans la fable, et plus harmonieux pour la versification que d'autres qu'on y pourrait substituer. Raison frivole, car les poètes payens attachaient aux noms de leurs divinités quelque idée de puissance, de grandeur, de bonté relative aux besoins des hommes : or un poète chrétien n'y pourrait attacher les mêmes idées sans impiété, il faut donc conclure que dans sa bouche le nom de Mars, d'Apollon, de Neptune ne signifient rien de réel et d'effectif. Or qu'y a-t-il de plus indigne d'un homme sensé que d'employer ainsi de vains sons, et souvent de les mêler à des termes par lesquels il exprime les objets les plus respectables de la religion ? Personne n'a donné dans cet excès aussi ridiculement que Sannazar, qui dans son poème de partu Virginis, laisse l'empire des enfers à Pluton, auquel il associe les Furies, les Gorgones et Cerbere, etc. Il compare les îles de Crète et de Delos, célèbres dans la fable, l'une par la naissance de Jupiter, l'autre par celle d'Apollon et de Diane, avec Bethléem, et il invoque Apollon et les Muses dans un poème destiné à célébrer la naissance de Jesus-Christ.

La décadence de la Mythologie entraîne nécessairement l'exclusion de cette sorte de merveilleux dans les poèmes modernes. Mais à son défaut, demande-t-on, n'est-il pas permis d'y introduire les anges, les saints, les démons, d'y mêler même certaines traditions ou fabuleuses ou suspectes, mais pourtant communément reçues ?

Il est vrai que tout le poème de Milton est plein de démons et d'anges ; mais aussi son sujet est unique, et il parait difficîle d'assortir à d'autres le même merveilleux. " Les Italiens, dit M. de Voltaire, s'accommodent assez des saints, et les Anglais ont donné beaucoup de réputation au diable ; mais des idées qui seraient sublimes pour eux ne nous paraitraient qu'extravagantes. On se moquerait également, ajoute-t-il, d'un auteur qui emploierait les dieux du paganisme, et de celui qui se servirait de nos saints. Vénus et Junon doivent rester dans les anciens poèmes grecs et latins. Sainte Génevieve, saint Denis, saint Roch, et saint Christophe, ne doivent se trouver ailleurs que dans notre légende ".

" Quant aux anciennes traditions, il pense que nous permettrions à un auteur français qui prendrait Clovis pour son héros, de parler de la sainte ampoule qu'un pigeon apporta du ciel dans la ville de Rheims pour oindre le Roi, et qui se conserve encore avec foi dans cette ville ; et qu'un Anglais qui chanterait le roi Arthur aurait la liberté de parler de l'enchanteur Merlin.... Après tout, ajoute-t-il, quelque excusable qu'on fût de mettre en œuvre de pareilles histoires, je pense qu'il vaudrait mieux les rejeter entièrement : un seul lecteur sensé que ces faits rebutent, méritant plus d'être ménagé qu'un vulgaire ignorant qui les croit ".

Ces idées, comme on voit, réduisent à très-peu de choses les privilèges des poètes modernes par rapport au merveilleux, et ne leur laissent plus, pour ainsi dire, que la liberté de ces fictions où l'on personnifie des êtres : aussi est-ce la route que M. de Voltaire a suivi dans sa Henriade, où il introduit à la vérité saint Louis comme le père et le protecteur des Bourbons, mais rarement et de loin-à-loin ; du-reste ce sont la Discorde, la Politique, le Fanatisme, l'Amour, etc. personnifiés qui agissent, interviennent, forment les obstacles, et c'est peut-être ce qui a donné lieu à quelques critiques, de dire que la Henriade était dénuée de fictions, et ressemblait plus à une histoire qu'à un poème épique.

Le dernier commentateur de Boileau remarque, que la poésie est un art d'illusion qui nous présente des choses imaginées comme réelles : quiconque, ajoute-t-il, voudra réflechir sur sa propre expérience, se convaincra sans peine que ces choses imaginées ne peuvent faire sur nous l'impression de la réalité, et que l'illusion ne peut être complete qu'autant que la poésie se renferme dans la créance commune et dans les opinions nationales : c'est ce qu'Homère a pensé ; c'est pour cela qu'il a tiré du fond de la créance et des opinions répandues chez les Grecs, tout le merveilleux, tout le surnaturel, toutes les machines de ses poèmes. L'auteur du livre de Job, écrivant pour les Hébreux, prend ses machines dans le fond de leur créance : les Arabes ; les Turcs, les Persans en usent de même dans leurs ouvrages de fiction, ils empruntent leurs machines de la créance mahométane et des opinions communes aux différents peuples du levant. En conséquence on ne saurait douter qu'il ne fallut puiser le merveilleux de nos poèmes dans le fond même de notre religion, s'il n'était pas incontestable que,

De la foi d'un chrétien les mystères terribles

D'ornements égayés ne sont point susceptibles.

Boileau, Art poèt.

C'est la réflexion que le Tasse et tous ses imitateurs n'avaient pas faite. Et dans une autre remarque il dit que les merveilles que Dieu a faites dans tous les temps conviennent très-bien à la poésie la plus élevée, et cite en preuve les cantiques de l'Ecriture sainte et les pseaumes. Pour les fictions vraisemblables, ajoute-t-il, qu'on imaginerait à l'imitation des merveilles que la religion nous offre à croire, je doute que nous autres François nous en accommodions jamais : peut-être même n'aurons-nous jamais de poème épique capable d'enlever tous nos suffrages, à-moins qu'on ne se borne à faire agir les différentes passions humaines. Quelque chose que l'on dise, le merveilleux n'est point fait pour nous, et nous n'en voudrons jamais que dans des sujets tirés de l'Ecriture-sainte, encore ne sera-ce qu'à condition qu'on ne nous donnera point d'autres merveilles que celles qu'elle décrit. En vain se fonderait-t-on dans les sujets profanes sur le merveilleux admis dans nos opera : qu'on le dépouille de tout ce qui l'accompagne, j'ose répondre qu'il ne nous amusera pas une minute.

Ce n'est donc plus dans la poésie moderne qu'il faut chercher le merveilleux, il y serait déplacé, et celui seul qu'on y peut admettre réduit aux passions humaines personnifiées, est plutôt une allégorie qu'un merveilleux proprement dit. Princip. sur la lecture des Poètes, tom. II. Voltaire, Essai sur la poésie épique, œuvres de M. Boileau Despréaux, nouvelle édit. par Mr. de Saint-Marc, tom. II.