S. m. (Littérature ancienne et moderne) j'appelle de ce nom tout ce qui servait chez les anciens à faire des calculs sans écriture, comme petites pierres, noyaux, coquillages, et autres choses de ce genre.

L'on a donné dans le recueil de l'acad. des Belles-Lettres, l'extrait d'un mémoire instructif dont je vais profiter, sur l'origine et l'usage des jetons. Ils sont peut-être aussi anciens que l'Arithmétique même, pourvu qu'on ne les prenne pas pour ces pièces de métal fabriquées en guise de monnaie, qui sont aujourd'hui si communes. De petites pierres, des coquillages, des noyaux, suffisaient au calcul journalier de gens qui méprisaient ou qui ne connaissaient pas l'or et l'argent. C'est ainsi qu'en usent encore aujourd'hui la plupart des nations sauvages ; et la manière de se servir de ces coquillages ou de ces petites pierres, est au fond trop simple et trop naturelle pour n'être pas de la première antiquité.

Les Egyptiens, ces grands maîtres des arts et des sciences, employaient cette sorte de calcul pour soulager leur mémoire. Hérodote nous dit, qu'outre la manière de compter avec des caractères, ils se servaient aussi de petites pierres d'une même couleur, comme faisaient les Grecs ; avec cette différence que ceux-ci plaçaient et leurs jetons et leurs chiffres, de la gauche à la droite, et ceux-là de la droite à la gauche. Chez les Grecs, ces petites pierres qui étaient plates, polies et arrondies, s'appelaient ; et l'art de s'en servir dans les calculs, . Ils avaient encore l'usage de l', en latin abacus. Voyez ABAQUE.

Ces petites pierres que je dis avoir été nommées par les Grecs, furent appelées calculi par les Romains. Ce qui porte à croire que ceux-ci s'en servirent longtemps, c'est que le mot lapillus est quelquefois synonyme à celui de calculus.

Lorsque le luxe s'introduisit à Rome, on commença à employer des jetons d'ivoire ; c'est pourquoi Juvenal dit sat. XIe Ve 131.

Adeò nulla uncia nobis

Est eboris nec Tessalae, nec calculus ex hâc

Materiâ

Il est vrai qu'il ne reste aujourd'hui dans les cabinets des curieux, aucune pièce qu'on puisse soupçonner d'avoir servi de jetons ; mais cent expressions qui tenaient lieu de proverbes, prouvent que chez les Romains, la manière de compter avec des jetons était très ordinaire : de-là ces mots ponere calculos, pour désigner une suite de raisons ; hic calculus accedat, pour signifier une nouvelle preuve ajoutée à plusieurs autres ; calculum detrahere, lorsqu'il s'agissait de la suppression de quelques articles ; voluptatum calculos subducère, calculer, considérer par déduction la valeur des voluptés ; et mille autres qui faisaient allusion à l'addition ou à la soustraction des jetons dans les comptes.

C'était la première Arithmétique qu'on apprenait aux enfants, de quelque condition qu'ils fussent. Capitolin parlant de la jeunesse de Pertinax, dit, puer calculo imbutus. Tertullien appelle ceux qui apprenaient cet art aux enfants, primi numerorum arenarii ; les Jurisconsultes les nommaient calculones, lorsqu'ils étaient ou esclaves, ou nouvellement affranchis ; et lorsqu'ils étaient d'une condition plus relevée, on leur donnait le nom de calculatores ou numerarii. Ordinairement il y avait un de ces maîtres pour chaque maison considérable, et le titre de sa charge était a calculis, a rationibus.

On se servait de ces sortes de jetons faits avec de petites pierres blanches ou noires, soit pour les scrutins, soit pour spécifier les jours heureux ou malheureux. De-là vient ces phrases, signare, notare aliquid albo nigrove lapillo, seu calculo, calculum album adjicère errori alterius, approuver l'erreur d'une personne.

Mais les jetons, outre la couleur, avaient d'autres marques de valeur, comme des caractères ou des chiffres peints, imprimés, gravés ; tels étaient ceux dont la pratique avait été établie par les lois pour la liberté des suffrages, dans les assemblées du peuple et du sénat. Ces mêmes jetons servaient aussi dans les calculs, puisque l'expression omnium calculis, pour désigner l'unanimité des suffrages, est tirée du premier emploi de ces sortes de jetons, dont la matière était de bois mince, poli, et frotté de cire de la même couleur, comme Cicéron nous l'apprend.

On en voit la forme dans quelques médailles de la famille Cassia ; et la manière dont on les jetait dans les urnes pour le scrutin, est exprimée dans celles de la famille Licinia. Les lettres gravées sur ces jetons, étaient V. R. uti rogas, et A. antiquo. Les premières marquaient l'approbation de la loi, et la dernière signifiait qu'on la rejetait. Enfin, les juges qui devaient opiner dans les causes capitales, en avaient de marqués à la lettre A pour l'absolution, absolvo ; à la lettre C. pour la condamnation, condemno ; et à celles-ci N. L. non liquet, pour un plus amplement informé.

Il y avait encore une autre espèce de bulletins, qu'on peut ranger au nombre des jetons. C'étaient ceux dont on se servait dans les jeux publics, et par lesquels on décidait du rang auquel les athletes devaient combattre. Si par exemple ils étaient vingt, on jetait dans une urne d'argent vingt de ces pièces, dont chaque dixaine était marquée de numéros depuis 1 jusqu'à 10 ; chacun de ceux qui tiraient était obligé de combattre contre celui qui avait le même numéro. Ces derniers jetons étaient nommés calculi athletici.

Si nous passons maintenant aux véritables jetons, ainsi nommés proprement dans notre langue, lesquels sont d'or, d'argent, ou de quelqu'autre métal, c'est je crois en France que nous en trouverons l'origine, encore n'y remonte-t-elle pas au-delà du xiv. siècle. On n'oserait en fixer l'époque au règne de Charles VII. quoique ce soit le nom de ce prince avec les armes de France qui se voit sur le plus ancien jeton d'argent du cabinet du roi.

Les noms qu'on leur donna d'abord, et qu'ils portent sur une de leurs faces, sont ceux de gettoirs, jetouers, getteurs, giets, gets, et giétons, et depuis plus d'un siècle et demi, celui de jetons. Or il parait que tous ces noms, ou pour parler plus juste, ce nom, varié seulement par les changements arrivés dans la langue et dans l'orthographe, devait son étymologie à l'action de compter, ou de jeter, à jactu, comme le pense Ménage.

Les jetons les plus anciens de cette dernière espèce, que Saumaise a latinisé en les nommant jacti, ou jaclones, n'offraient dans leurs inscriptions que le sujet pour lequel ils avaient été faits, savoir pour les comptes, pour les finances. On lit sur quelques-uns de ceux qui ont été frappés sous le règne de Charles VIII, entendez bien et loyaument aux comptes ; sous Anne de Bretagne, gardez-vous de mès-compter ; sous Louis XII, calculi ad numerandum reg. jussu Lud. XII ; et sous quelques rois suivants, qui bien jettera, son compte trouvera.

L'usage des jetons pour calculer était si fort établi, que nos rois en faisaient fabriquer des bourses pour être distribuées aux officiers de leur maison qui étaient chargés des états des comptes, et aux personnes qui avaient le maniement des deniers publics.

La nature de ces comptes s'exprimait ainsi dans les légendes ; pour l'écurie de la royne, sous Anne de Bretagne ; pour l'extraordinaire de la guerre, sous François I ; pro pluteo domini Delphini, sous François II. Quelquefois ces légendes portaient le nom des cours à l'usage desquelles ces jetons étaient destinés : pour les gens des comptes de Bretagne, gettoirs aux gens de finances ; pro camerâ computorum Bressiae. Quelquefois enfin, on y lit le nom des officiers même à qui on les destinait. Ainsi nous en avons sur lesquels se trouvent ceux de Raoul de Refuge, maître des comptes de Charles VII ; de Jean de Saint-Amadour, maître d'hôtel de Louis XII ; de Thomas Boyer, général des finances sous Charles VIII ; de Jean Testu, conseiller et argentier de François I ; et d'Antoine de Corbie, contrôleur sous Henri II.

Les villes, les compagnies et les seigneurs en firent aussi fabriquer à leur nom, et à l'usage de leurs officiers. Les jetons se multiplièrent par ce moyen, et leur usage devint si nécessaire pour faire toutes sortes de comptes, qu'il n'y a guère plus d'un siècle qu'on employait encore dans la dot d'une fille à marier, la science qu'elle avait dans cette sorte de calcul.

Les états voisins de la France goutèrent bientôt la fabrique des jetons de métal ; il en parut peu de temps après en Lorraine, dans les pays-bas, en Allemagne, et ailleurs, avec des légendes françaises, pour les gens des comptes de Bar, de Bruxelles, etc.

Dans le dernier siècle, on s'est appliqué à les perfectionner, et finalement on en a tourné l'usage à marquer les comptes du jeu. On y a mis au revers du portrait du prince, des devises de toutes espèces. Les rois de France en reçoivent d'or pour leurs étrennes ; on en donne dans ce royaume aux cours supérieures et à différentes personnes qualifiées par leur naissance ou par leurs charges. Enfin le monarque en gratifie les gens de lettres dans les académies, dont il est le protecteur.

Voilà l'histoire complete des jetons, depuis que de petites pierres employées aux calculs, ils se sont métamorphosés en pièces d'or ou d'argent, de même forme que la monnaie courante ; mais de quelque nature qu'ils soient, ils peuvent également servir aux mêmes usages ; sur quoi Charron dit avec esprit, que les rois font de leurs sujets comme des jetons, et les font valoir ce qu'ils veulent, selon l'endroit où ils les placent. (D.J.)

JETTON, est un petit instrument de cuivre ou de fer mince, à l'usage des Fondeurs de caractères d'Imprimerie, et fait partie d'un autre instrument aussi de fer ou de cuivre, appelé justification. L'un et l'autre servent à s'assurer si les lettres sont bien en ligne, c'est-à-dire de niveau les unes avec les autres, en posant le jeton horizontalement sur l'oeil des lettres ; le jeton qui a un de ses côtés bien dressé et bien droit en forme de règle, se pose aussi perpendiculairement sur plusieurs lettres qui sont dans la justification. Si ce jeton touche également toutes ces lettres, c'est une marque qu'elles sont égales en hauteur, et bien par conséquent. Le contraire se fait sentir lorsque ce jeton pose sur les unes et non sur les autres ; on s'assure également de la justesse du corps avec le même instrument. Voyez JUSTIFICATION, Planche et figures.

JETTONS, REJETTONS, (Jardinage) Voyez TAILLES.